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«la Couleur de la justice» traduit en français.

Best-seller aux Etats-Unis, «la Couleur de la justice» vient d’être traduit en français et publié par les Éditions Syllepse . Le livre démontre qu’avec l’incarcération de masse, les Etats-Unis n’ont pas mis fin à la ségrégation raciale, ils l’ont remodelée.

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« Il y a plus d’adultes africains-américains sous main de justice aujourd’hui – en prison, en mise à l’épreuve ou en liberté conditionnelle – qu’il n’y en avait réduits en esclavage en 1850. L’incarcération en masse des personnes de couleur est, pour une grande part, la raison pour laquelle un enfant noir qui naît aujourd’hui a moins de chances d’être élevé par ses deux parents qu’un enfant noir né à l’époque de l’esclavage. »

Dans ce livre devenu un classique des luttes contre la prison et le système judiciaire aux États-Unis, ­Michelle Alexander revient dans des pages ­fulgurantes sur les mutations de la domination ­raciale et de l’enfermement.
De l’esclavage aux innombrables prisons actuelles, en passant par la ségrégation de l’ère « Jim Crow », ce livre explore la façon dont en quelques décennies, avec la « guerre contre la drogue », les Noirs et les Latinos ont commencé à être enfermés en masse, jusqu’à dépasser aujourd’hui deux millions de prisonniers.

Du quadrillage policier aux ­cellules, en passant par le profilage racial et une machine judiciaire implacable, l’auteure dévoile tous les ­mécanismes de cette nouvelle ségrégation qui a créé une nouvelle « sous-caste raciale », une « race des prisonniers ».

EXTRAIT DE “Libération” d’hier

Michelle Alexander n’aurait peut-être jamais écrit ce livre si, un jour, elle n’avait été interpellée par un tract collé sur une cabine téléphonique qui disait: «La guerre contre la drogue est le nouveau Jim Crow.» Jim Crow ? C’est le nom donné aux Etats-Unis aux lois qui, après l’abolition de l’esclavage et jusqu’en 1964, instauraient la ségrégation raciale dans les Etats du Sud. Lorsqu’elle voit cette pancarte, Alexander ne comprend pas. Comment peut-on comparer la hausse spectaculaire de l’emprisonnement des Noirs à cause de la lutte contre la drogue et la ségrégation raciale ? Mais ce que l’état des sciences sociales et des idéologies instituées lui faisait alors percevoir comme un énoncé un peu fou d’un groupe militant lui apparaît maintenant comme une évidence : oui, aujourd’hui, aux Etats-Unis, l’incarcération de masse et la guerre contre la drogue forment un système de contrôle racialisé qui fonctionne d’une façon semblable à la ségrégation.

La Couleur de la justice (1) est un grand ouvrage sur la vérité et sur les conditions d’accès à la vérité. Des logiques cachées agissent dans le monde, qui produisent à notre insu ce qui se livre à nous sous le nom de «la réalité». Penser, dès lors, c’est rompre avec les perceptions spontanées pour reconstituer la rationalité objective de ce que l’expérience éprouve sous la forme de faits désordonnés. Au fond, on pourrait dire qu’Alexander cherche à donner une signification nouvelle à un fait connu : les Noirs sont surexposés à l’appareil répressif d’Etat. En 2006, 1 homme noir sur 14 est en prison – contre 1 pour 106 pour les Blancs. Il y a plus de Noirs en prison qu’il y avait d’esclaves en 1850.

Les explications traditionnelles de cette réalité invoquent les «biais raciaux» du système pénal, la «criminalité accrue» des Africains-Américains, ou encore la prévalence des «logiques économiques» (punir les pauvres). Selon Alexander, ces narrations sont fausses. Elles ne réinscrivent pas la prison dans la séquence adéquate. Pour comprendre ce qui se passe, il faut opérer une conversion de notre regard et lier la question pénale non pas à l’histoire du droit, des disciplines ou du néolibéralisme, mais à celle de l’oppression raciale.

Les grands livres sont affirmatifs. Michelle Alexander pose une ligne et la déploie : depuis la fondation des Etats-Unis, les Africains-Américains n’ont cessé d’être les victimes d’un système de castes raciales qui ne cesse de se reproduire en se transformant. Il y a eu l’esclavage. Il y a eu la ségrégation. Depuis 1964, la ségrégation est illégale. Hé bien, le système des castes raciales n’en a pas été aboli pour autant. Il a été reconstitué à travers la guerre contre la drogue et l’incarcération de masse.

Le coup de force du livre consiste à resignifier la réalité de ce qui est appelé, depuis 1982, la «guerre à la drogue». Celle-ci n’est pas une guerre à la drogue. C’est une guerre contre les Noirs et l’égalité raciale. Les statistiques montrent que les Noirs et les Blancs ont des pratiques comparables de consommation ou de trafic de drogue. La guerre contre la drogue vise pourtant, de façon extravagante, les Noirs. Dans certains Etats, les hommes africains-américains sont incarcérés pour ces délits vingt à cinquante fois plus que les Blancs.

Quand les institutions ne font pas ce qu’elles sont censées faire, c’est qu’elles font autre chose. C’est la grande leçon de la pensée critique. Fidèle à cette tradition, Alexander se demande quelle est la fonction de la guerre contre la drogue. Et elle répond : elle sert à catégoriser les Noirs comme criminels afin de les discriminer.

On oublie trop souvent que la discrimination n’est pas interdite aux Etats-Unis. Elle est légale pour les criminels. Dès que vous êtes étiquetés comme «délinquant», un ensemble de discriminations s’abattent sur vous, qui vous assignent à un statut infériorisé pour, parfois, toute votre vie : retrait du droit de vote, interdiction d’habiter dans certains quartiers, exclusion de l’accès au logement social, légalité de la discrimination à l’embauche, etc. «En tant que “criminel”, vous avez à peine plus de droits, et êtes sans doute moins respecté, qu’un homme noir vivant dans l’Alabama au plus fort du système Jim Crow», écrit Alexander. «Les Noirs sont plus nombreux à être privés du droit de vote qu’en 1870. Les jeunes hommes noirs aujourd’hui ont autant de chances de souffrir de discrimination à l’emploi, au logement, aux prestations sociales ou à la participation à un jury, qu’un homme noir à l’époque des lois Jim Crow.» Les Etats-Unis n’ont donc pas mis fin aux castes raciales. Ils les ont simplement remodelées.

Michelle Alexander montre à quel point il est important que la science sociale rompe avec les abdications de l’empirisme qui condamnent à passer à côté des forces opérantes. Mais surtout, elle nous incite à prendre conscience que nous ne savons jamais d’avance la nature véritable d’une institution. L’histoire et les significations nous échappent. C’est cette méconnaissance qui explique pourquoi, bien souvent, nos combats sont vains : nous nous trompons de cibles. A l’heure où la France est traversée par un débat sur les violences policières sur les jeunes Noirs et Arabes, ce livre doit nous inciter à nous méfier des récits trop évidents pour réfléchir le plus radicalement possible sur ce qui y est en jeu.

Auteur de : Juger : l’Etat pénal face à la sociologie, Fayard, 2016.
(1) Editions Syllepse.

Michelle Alexander, une voix afro-américaine

L’auteure de «la Couleur de la justice» incarne une nouvelle génération d’intellectuels.

 «Il y a plus d’adultes africains-américains sous main de justice aujourd’hui – en prison, en mise à l’épreuve ou en liberté conditionnelle – qu’il n’y en avait réduits en esclavage en 1850. Un enfant noir a moins de chance d’être élevé par ses deux parents qu’un enfant noir né à l’époque de l’esclavage.» Paru en 2010 aux Etats-Unis, l’essai de Michelle AlexanderThe New Jim Crow, en version originale, est rapidement devenu un best-seller. C’est une enquête choc, passionnante et terrifiante, documentée et très débattue à sa sortie, outre-Atlantique.

Son auteure est universitaire, avocate pour les droits civils. Comme le journaliste Ta-Nehisi Coates, elle fait partie d’une génération d’intellectuels afros-américains qui, plus radicaux que leurs aînés, ne croient plus à la belle histoire de l’Amérique postraciale (Libération du 14 février 2016). Le mouvement Black Lives Matter, qui a révélé l’étendue des violences policières à l’égard des Noirs, la tuerie de Charleston et l’élection de Trump semblent leur donner raison.

La thèse est brutale : le système judiciaire américain et l’incarcération de masse des Noirs-Américains sont les piliers d’une nouvelle ségrégation raciale, tout aussi cruelle que celle qui sévissait dans les Etats sudistes au début du XXe siècle. Le ton est parfois lapidaire («dans la guerre contre la drogue, l’ennemi est défini par la race»), mais l’argumentation précise et percutante. Mettre à jour les mécanismes qui amènent à enfermer les hommes noirs pauvres n’est pas nouveau. Mais dans son essai, paru la semaine dernière en France sous le titre la Couleur de la justice, Alexander va plus loin : après l’esclavage, après la ségrégation, un nouveau système de caste raciale s’est mis en place. Car la prison marque au fer rouge les individus bien après leur passage entre ses murs (suppression du droit de vote, des allocations, des bons alimentaires… parfois à vie). En se cantonnant, depuis des décennies, à la promotion de l’Affirmative Action dans les lieux de pouvoir des élites, les militants des droits civiques sont passés à côté d’un système ségrégationniste.

Son livre est devenu le manifeste des militants pour la réforme du système pénal américain, qui avaient ces dernières années, avant la victoire de Trump, marqué des points. «Le système est particulièrement biaisé par l’argent et la race», avait reconnu Barack Obama en 2015. Tandis que des Etats républicains comme le Texas, ont fait baisser le nombre de détenus dans leurs prisons avant tout pour des raisons de budget. Si les Etats-Unis n’affrontent pas crûment le rôle de la race dans leur société, les prisons pourront bien se vider, «inévitablement, un nouveau système de contrôle social racialisé émergera», écrit Alexander. Sonia Faure.

 

 

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