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Il Lato Cattivo : “Photos à travers la vitre “(première partie)

En septembre dernier nous avons publié l’introduction du texte des camarades de « Il Lato Cattivo ».

En raison de nos modestes forces de traduction, nous continuons la traduction de ce long texte de 18 pages sous la forme d’épisode apériodique.

Merci à Amparo pour la traduction et Robert pour la relecture

Introduction

Au cours des quatre rencontres consacrées à la présentation du deuxième numéro de « Il Lato Cattivo », nous avons tenté d’esquisser les contenus de la revue, ainsi que son orientation générale sous-jacente, de la façon la plus synthétique et adéquate à l’exposition orale. La forme même de la rencontre publique imposait un travail d’écrémage sur les matériaux de départ ; il en est ressorti un digest sûrement schématique et assez appauvri : pour dire tout ce qu’on aurait voulu dire, il nous aurait fallu une journée entière ; et pour le dire de la façon la plus satisfaisante, il aurait fallu de nouveau avoir recours à la parole écrite – qui a certainement beaucoup de défauts, mais permet une marge de réflexion et une recherche de la bonne formule que la parole parlée ne concède pas. L’exercice s’est révélé tout de même stimulant. Il en a été ainsi pour ceux qui se sont préparés et ont exposé, et – on l’espère – également pour ceux qui ont eu la patience d’écouter. Quoi qu’il en soit, le brouillon initial a été ultérieurement retravaillé en tenant compte, d’une part, des évolutions les plus récentes intervenues à différents niveaux et, d’autre part, des interventions faites par certains camarades au cours des rencontres – questions et remarques qui nous ont parues justifier des éclaircissements et des précisions ultérieures, ou tout simplement la reformulation écrite des réponses déjà fournies à l’occasion des présentations. Ce qui suit est donc un petit condensé des rencontres de novembre 2016 (Turin et Milan) et mars 2017 (Rome et Viterbe), de ce qui y a été dit et des réactions suscitées. Nous espérons qu’il s’avère utile, aussi bien pour ce ceux qui étaient là que pour ceux n’y étaient pas.

Enfoncer les clous

Il Lato Cattivo (« Le mauvais côté ») est une revue éditée par un petit noyau d’individus qui s’est formé entre les années 2010 et 2011, sur la vague de la crise et de la révolte grecque de décembre 2008, et sur l’idée de fond que ces deux événements (en particulier) auraient redonné un sens au mot « révolution », et ainsi réactivé le lien effectivement complexe et non automatique, mais tout de même existant, entre crise et communisme. Aujourd’hui ce petit noyau, réduit à moindres termes, se partage entre Bologne et la région parisienne. Au cours de ces six années, deux numéros de la revue ont été publiés sur papier ; sa cadence de publication est donc décidément irrégulière. Outre la revue, nous avons également un blog dans lequel nous publions des matériels anciens et nouveaux qui nous semblent susceptibles d’intégrer, d’enrichir, ou de confirmer les contenus de la revue ; dans le même esprit nous publions et diffusons d’autres matériels papier. Sans s’étendre sur ces aspects un peu formels, il suffit de dire que ces activités, pour un petit noyau comme le nôtre, impliquent – si l’on tient compte du nécessaire travail de documentation sur les évolutions économiques et sociales actuelles, de traduction de textes provenant de l’étranger, de consultation d’archives diverses et variées etc. – un engagement et une dépense de temps considérables. Engagement et temps qui seraient depuis longtemps épuisés s’ils avaient comme objectif des résultats immédiats. Tout cela pour dire que nous travaillons sur le long terme.

Notre revue porte comme sous-titre Éléments de théorie du communisme. Il est donc opportun de clarifier ce que nous entendons par « communisme » et par « théorie ». Quelques mots clefs suffiront :

  • Classisme. Notre conviction est que la société actuelle – le mode de production capitaliste (MPC) – est essentiellement structurée par les fonctions, réciproquement dépendantes, de capital d’une part et de travail salarié productif de plus-value (et donc de capital) de l’autre. Ces deux fonctions essentielles fondent l’existence de deux classes fondamentales, le prolétariat et la classe capitaliste, dont le conflit – pour autant qu’il puisse être larvé et quasiment imperceptible la plupart du temps – et néanmoins constant, et constitue en tant que tel la dynamique et la vie même du mode de production capitaliste. Ce type de conflit que nous définissons, sans aucun pathos particulier, comme « lutte de classe », n’a en soi rien de spécial: c’est simplement la pression que chacune des classes fondamentales exerce sur l’autre pour une plus large appropriation du produit social, et donc – dans le MPC – c’est une lutte autour de la position du curseur qui sépare la masse des salaires de celle des profits. Au même titre, cette lutte est la dynamique de tous les modes de production ayant existé jusqu’à aujourd’hui, et qui fournit la clef de compréhension de leur succession historique. L’exploitation d’une classe par l’autre est la contradiction[1] qui meut l’histoire, et c’est pour cela qu’il est juste d’affirmer – reprenant l’incipit du Manifeste du Parti Communiste – que l’histoire de toute société ayant existé jusqu’à aujourd’hui est l’histoire des luttes de classes. Cette contradiction qu’est l’exploitation – notion qui n’a pour nous aucune nuance morale – s’est reformulée et restructurée à plusieurs reprises au cours des derniers 20 000 ans environ ; elle confère à ce segment de l’histoire humaine le caractère d’un processus orienté, qui progresse dans le sens d’une exploitation du travail toujours plus efficace et systématique. Néanmoins, cette contradiction parvient – dans sa version capitaliste – à son stade ultime, à l’intérieur duquel elle devient théoriquement compréhensible et pratiquement dépassable. Affirmer ceci, signifie que l’exploitation pourra encore se perpétuer, être reformulée et se restructurer à l’intérieur du mode de production capitaliste, aujourd’hui archi-dominant à l’échelle mondiale, mais ne pourra accéder à aucune forme différente, supérieure et donc post-capitaliste[2]. C’est la raison pour laquelle, au contraire des modes de production antérieurs – par exemple le mode de production féodal, qui a généré de façon interne, à l’intérieur de ses propres entrailles, la structure essentielle du monde d’aujourd’hui – le mode de production capitaliste ne peut donner vie en son sein à aucun embryon d’un nouveau mode de production. C’est pourquoi son dépassement possible ne s’apparente à aucune transition d’un mode de production à un autre historiquement déjà connue, se présentant plutôt comme une rupture totale, sans précédents, un authentique changement de paradigme dans l’histoire humaine : génération par voie nécessairement violente et insurrectionnelle d’un monde sans classes ni États car privé de toute exploitation.

À ceux qui considèrent obsolète l’attachement aux coordonnées de l’analyse de classe, à la lutte des classes comme réalité structurante, à la capacité révolutionnaire du prolétariat comme perspective, nous n’avons pas grand-chose à répondre si ce n’est que : a) la majeure partie des manifestations sociales au sens large demeure liée à l’existence des classes (ce que la sociologie réformiste appelle « les inégalités »), y compris là où la détermination de classe se combine avec d’autres facteurs ; b) le partage entre profits et masse salariale totale (incluant toutes les formes du welfare) demeure, sous des formes certes diversifiées, une partie de bras de fer permanente, dont le résultat n’est jamais donné une fois pour toutes, et autour duquel tourne encore aujourd’hui un grand nombre de « conflits »; c) dans l’immense majorité des troubles, révoltes et insurrections qui ont secoué la société capitaliste au cours des deux derniers siècles, l’action du prolétariat a été, si ce n’est exclusive, pour le moins prépondérante, et décisive y compris là où les enjeux étaient bourgeois (libération nationale, république démocratique etc.). Au cours de son histoire, le MPC a vécu en mutation constante, sans toutefois muter en ce qui le définit fondamentalement : l’expansion mondiale du travail salarié le démontre, ainsi que la récursivité des crises. Notre présent est, pour l’essentiel, le résultat de cette histoire pluri-séculaire ; il serait donc pour le moins prématuré de le considérer comme s’étant émancipé des tendances qui l’ont généré.

  • Catastrophisme. Pour qu’une rupture révolutionnaire puisse advenir, une déstabilisation catastrophique de la dynamique économique qui régit et mène le monde dans lequel nous vivons reste nécessaire; et la rupture révolutionnaire elle-même ne pourra qu’être à son tour catastrophique, de portée immédiatement mondiale, et d’une ampleur telle qu’elle mettra en mouvement l’immense majorité des plus de 7 milliards d’habitants de la planète, sous des modalités multiples et des lignes de force divergentes et opposées. L’insistance sur la notion de catastrophe vise à mettre en évidence que la possibilité d’un dépassement radical de l’ordre sociétal en vigueur viendra avant tout d’un changement profond et accéléré des circonstances et des pratiques (de lutte en premier lieu). L’agent, « le support humain » de cette rupture, est la classe qui par sa position dans la société porte sur ses épaules, outre le poids de sa propre reproduction en tant que classe, le poids de la reproduction de la société dans sa totalité et de toutes les autres classes qui la composent. C’est dans et par une telle césure historique que la classe baptisée au XIX siècle du nom de prolétariat, contrairement à ce qu’elle fait dans les luttes de tous les jours, ne s’affirmera pas en tant que classe et ne généralisera pas sa condition : elle la niera immédiatement.
  • Rupture. Le rapport entre les luttes quotidiennes et le passage révolutionnaire est donc un rapport de véritable rupture, non de progression, et en tant que tel il n’est donc pas subordonné à une accumulation d’expériences ou à une quelconque pédagogie. Le caractère exceptionnel des circonstances qui seules peuvent « héberger » une rupture est tel qu’il rend impossible leur appréhension en période de reproduction « normale » de la société (y compris en phase de récession). S’il est vrai que l’histoire ne se répète jamais identique à elle-même, les crises insurrectionnelles les plus significatives ont souvent eu comme toile de fond de vastes conflits militaires : guerre franco-prussienne de 1870-1871, Première Guerre mondiale, etc..

La rupture révolutionnaire à venir connaîtra des moments organisationnels et de coordination à tous les niveaux, du niveau « micro » au « macro », mais ce ne sera pas une question d’organisation ni de stratégie, et la rupture ne sera pas de nature politique, elle sera au contraire nettement anti-politique. C’est ce type de processus que nous appelons – dans la foulée de formulations théoriques qui nous sont proches – communisation ; un terme qui n’a rien à voir – il est justement leur exacte antithèse – avec ces visions théoriques qui pensent pouvoir isoler ou créer dans la société actuelle des « îlots » de communisme, ou encore avec ces visions qui réduisent le passage révolutionnaire à une simple abolition de la propriété privée, c’est-à-dire des rapports de distribution actuelle, par la socialisation des moyens de production et de consommation déjà existants.

Il est bon de préciser que l’ensemble de ces propositions est un résultat historique qui découle de  la vaste trajectoire du développement du capital et des luttes de classes qui l’ont façonné. Il ne s’agit pas de « vérités » qui auraient manquées aux révolutions ratées d’hier et grâce auxquelles l’histoire aurait pu être différente, mais du produit de l’histoire telle qu’elle s’est effectivement déroulée (nous y reviendrons).

Conformément à ces lignes directrices, la « théorie du communisme » définie de la sorte s’articule autour de trois axes qui se développent aussi bien parallèlement qu’en s’entrecroisant : a) la critique de l’économie politique telle qu’elle a été fondée par Marx et développée par une partie ultra-minoritaire de sa postérité ;  b) un analyse de phase sur la base de cette critique ; c) la projection théorique du dépassement communiste, qui n’est pas immuable mais sujette à de puissantes discontinuités historiques.

Le mode de production capitaliste, bien que ne mutant pas dans sa structure essentielle, a une histoire qui peut être sous-divisée en grandes périodes qui présentent des caractéristiques homogènes en termes de conditions de l’exploitation dans le procès de production immédiat, de formes de l’accumulation, de division internationale du travail, de gestion de la lutte de classe de la part de l’État, ainsi qu’en termes de pratiques de lutte spécifiques du prolétariat dans le cadre de ses luttes quotidiennes ainsi que dans des mouvements de plus ample portée ; et ce sont ces dernières qui, en définitive, fournissent le matériel dont il est possible de déduire les traits et le contenu révolutionnaire qui pourront se manifester à un moment donné. Les sédiments des cycles historiques de la lutte des classes se superposent les uns sur les autres comme des strates géo-archéologiques ; au-delà d’un certain seuil, ce processus impose à la théorie d’en saisir les discontinuités, qui sont aussi des discontinuités de la théorie. Parvenue à un certain degré de développement, c’est ce qui arrive à toute forme de connaissance de la nature et de l’histoire, qui perd alors son intuitive « ingénuité » et « fraîcheur ». C’est un fait normal, qui n’a rien d’inexplicable.

Les trois axes que nous venons de mentionner, constituent l’ossature de l’activité théorique telle que nous l’entendons, mais ne l’épuisent pas, puisque tout aspect de l’activité humaine – alimentation, sexualité, culture, art, rapport humain/nature et ainsi de suite – peut être pris comme objet par la théorie communiste, laquelle – comme le personnage de Méphistophélès dans Faust – affirme clairement que tout ce qui existe mérite de périr. Même au prix de l’isolement, et sans peur de tomber sous le coup de l’accusation d’utopisme : contrairement aux espoirs d’un Engels qui, lui, voyait l’histoire du communisme comme un voyage d’aller-simple de l’utopie à la science et qui mettait en parallèle les développements du christianisme et du communisme comme un passage radieux et progressif de l’underground de la secte au mainstream de la grande Ecclesia (à l’époque la social-démocratie allemande), après chaque grande défaite historique ce sont les catacombes et l’esprit sectaire qui sauvent. Vice versa, le devenir-institution a toujours été synonyme de sclérose.

Il est légitime de se demander à quoi pourrait servir le type d’activité théorique décrite jusqu’à présent dans ses grands traits. Au risque de décevoir, il faut dire que la question de sa fonction, de son utilité, est destinée à rester une énigme. La théorie du communisme n’est pas un manuel pour « faire la révolution » ; elle ne fournit pas – ni à ses fauteurs, ni à ses lecteurs – une quelconque garantie sur la centralité que leur action pourrait avoir dans le cadre d’une éventuelle situation révolutionnaire à venir. De façon plus générale, cela vaut également pour les élaborations qui – tout en posant d’une façon plus ou moins adéquate la question du dépassement violent de l’ordre social existant – ne se référent pas théoriquement au communisme ; et aussi pour toutes les orientations et les parcours que l’on peut qualifier comme activistes, et qui font variablement référence aux luttes immédiates sur les lieux de travail ou à l’extérieur – que ce soit pour les « organiser », les « relancer », les « étendre » ou les « radicaliser ». La révolution n’est pas le monopole privé d’individus ou de groupes, on en acquiert aucun titre de propriété, ni grâce à de petites médailles d’expérience praticienne (« le salut par les œuvres »), ni grâce à un savoir haut de gamme en tant que tel (« le salut par la foi »). Nous devons accepter l’idée de n’avoir aucune garantie. Ceci ayant été posé, la théorie sert avant tout à ceux qui la portent: continuer, contre tous et tout, à penser la société actuelle comme un phénomène historique et transitoire, est déjà une manière de résister, pour imperceptible qu’elle soit, à la chape de plomb oppressive que cette même société fait peser sur chacun d’entre nous. Et dans la mesure où – pour des raisons difficilement explicables, mais qui ne se réduisent pas à une question psychologique ou de biographie personnelle – nous avons été amenés à nous poser le problème de la révolution et du communisme, autant le faire de la façon la plus systématique et rigoureuse possible. Ceci dit, on pourrait encore nous demander pourquoi nous nous adressons à d’autres, et qui sont ces « autres ». Quelles que soient les difficultés que l’on peut rencontrer dans sa lecture, Il Lato Cattivo ne s’adresse pas aux universitaires et se fiche au plus haut degré des académies. Dans une perspective ample dans le temps et dans l’espace, à l’intérieur de laquelle il faut d’abord reconnaître l’extrême petitesse de nos forces face à l’immensité du monde, la fonction immédiate de la revue et des autres canaux de diffusion que nous utilisons, est celle de permettre des rencontres – des rencontres avec des camarades d’affinité, proches et lointains, que nous ne pourrions que difficilement connaître autrement. À moyen terme, l’ambition serait de « plier », de « tordre », voire même de « fracturer » horizontalement toute la mouvance qui se définit anticapitaliste, dans le sens d’une séparation plus nette, plus profonde, entre capitalisme et communisme, entre révolution et contre-révolution. Tout moment de reprise révolutionnaire connaît ce type de « partage des eaux » où les fractures au niveau théorique ou idéologique sont productives, utiles comme « la fièvre qui libère l’organisme de la maladie », car elles expriment des tensions profondes dérivant de la crise de l’exploitation. En absence ou en attente de telles tensions, lorsque la contre-révolution domine, il est malgré tout possible de « limiter le déshonneur » : ne pas céder à l’idéologie dominante, rester lucides, participer aux luttes immédiates lorsque l’occasion se présente, développer une compréhension cohérente de la réalité, attirer l’attention des milieux les plus proches sur des questions pouvant polariser ou révéler des tensions opposées qui les traversent : pour ou contre l’alternativisme, les luttes de libération nationale (ou ce qu’il en reste), les nostalgies pré-capitalistes, la mémoire militante etc. ? En gardant toujours bien présent à l’esprit que, de la même façon que tout positionnement renvoie toujours plus ou moins directement à des activités, sa critique comporte également une orientation pratique, ne serait-ce qu’en négatif (ce qu’il ne faut pas faire).

[1]   Le concept de contradiction est utilisé ici dans un sens bien précis. Pour synthétiser, une contradiction de nature historique-sociale est un processus antagonique qui génère son propre développement de façon totalement immanente, auto-déterminée. Étant donné qu’aucun de ses pôles constitutifs ne peut s’autonomiser par rapport à l’autre, leur antagonisme ne peut se résoudre qu’en se reproduisant à un niveau supérieur, ou dans la suppression de sa raison d’être fondamentale. À notre avis, seul le rapport travail nécessaire/surtravail (l’exploitation de classe) se structure de cette façon.

[2]   Une société post-capitaliste hypothétique qui serait basée sur l’exploitation du travail devrait non seulement être plus productive par rapport au MPC, mais aussi augmenter la partie « surtravail » de la production sociale. Cela est impossible, car le MPC tend déjà à réduire la partie « travail nécessaire » à un minimum. Sur ces bases, un réaménagement quelconque du rapport travail nécessaire/surtravail ne peut que rester à l’intérieur du mode de production existant.

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