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La théorie de la communisation et la question du fascisme

Nous avions publié ce texte en novembre 2012  mais dans sa version originale anglaise avec une présentation.  

Voici la version française parue sur le site « Agitations »

La théorie de la communisation et la question du fascisme

Texte original extrait du n°12 de la revue anglophone Datacide

Cherry Angioma, 20 octobre 2012

Cela fait maintenant plus de 5 ans que la crise financière a débuté et que l’austérité et l’insécurité progressent sans répit. Ni la vieille gauche des partis et des syndicats ni les mouvements sociaux plus récents davantage portés sur l’action directe ne semblent à même d’y proposer une solution. A la recherche de nouveaux chemins pour analyser la crise et offrir la possibilité d’une vie au-delà du capitalisme, le concept de « communisation » est devenu un enjeu théorique de plus en plus débattu.

Le mot lui-même date de la naissance même du socialisme ouvrier. Le théoricien utopiste anglais Goodwin Barmby, qui fut la première personne à employer le terme « communism » en langue anglaise, écrivit dès 1841 un texte intitulé « The Outlines of Communism, Associality and Communisation ». Selon lui, l’humanité devait parcourir quatre âges : « Paradisation, Barbarization, Civilization and Communisation ». Pendant ce temps, sa femme et collaboratrice Catherine Barmby anticipa les débats actuels sur la question du genre en devenant une des pionnières du féminisme matérialiste, avançant la communisation comme une solution apportée contre la subordination des femmes.

L’utilisation du mot par les Barmby afin de décrire le processus menant à la construction d’une société communiste n’était pas si éloigné de son usage actuel, mais a acquis une définition plus spécifique dans les années 1970, lorsque des théoriciens de l’ultra-gauche française commencèrent à l’employer pour critiquer les conceptions traditionnelles de la révolution.

Le communisme a souvent été considéré par les marxistes et les anarchistes comme un futur état de la société qui serait achevé dans un avenir lointain après que le travail révolutionnaire eût été définitivement accompli.

A l’inverse, pour les partisan.e.s de la communisation, le capitalisme peut uniquement être aboli par la création immédiate de rapports sociaux communistes entre les individu.e.s, comme la distribution gratuite des biens et la création de « formes de vie solidaires, sans argent, sans profit, sans Etat. Le processus va prendre du temps à être achevé, mais va commencer au début de la révolution, qui ne créera pas les conditions requises pour réaliser le communisme : elle va créer le communisme. » (Gilles Dauvé & Karl Nesic, « Communisation », 2011).

Aujourd’hui cette vaste notion de communisation est utilisée de plusieurs manières différentes, mais il y a sans l’ombre d’un doute deux positions principales qui s’opposent dans le débat – quoiqu’il existe de nombreuses nuances.

Il y a une conception de la communisation que nous pourrions qualifier de « volontariste », forgée par des théoricien.ne.s influencé.e.s par la revue Tiqqun et les publications attribuées au Comité Invisible telles que L’Appel (2004) ou L’Insurrection qui vient (2007). Elle est volontariste car elle met l’accent sur les individu.e.s qui « choisissent » un camp et fuient la société capitaliste – L’Appel parle de « désertion » et de « sécession » – afin de créer des réseaux, des espaces comme des communes caractérisées par un ensemble « d’actes de communisation, de mise en commun de tel ou tel espace, tel ou tel engin, tel ou tel savoir. ».

Cette théorie a été critiquée par les autres tenant.e.s de la théorie de la communisation en raison de l’erreur qui consiste à tenter d’ébaucher une société alternative à l’intérieur-même de la totalité capitaliste. Ce que nous qualifierions d’inflexion « structuraliste » de la communisation est principalement liée au journal français Théorie Communiste (TC).

Plus récemment, ses idées ont été discutées et approfondies au cours de débats avec des groupes théoriquement proches comme le journal anglais Endnotes et la revue suédoise Riff Raff. Ces collectifs ont ensuite collaboré pour produire la revue SIC – international journal of communisation, dont le premier numéro est paru en 2011.

Nous appelons cette approche théorique « structuraliste » car l’accent est porté sur la possibilité d’émergence de la communisation à partir des contradictions structurelles d’une phase particulière du capitalisme. Iels parlent de « la production historique de la révolution » et de « la communisation comme produit historique de la contradiction capital-travail » (Woland, « The historical production of the revolution of the current period », 2010).

Au cœur de cette contradiction réside le fait que le capitalisme est de moins en moins en mesure de garantir la reproduction sociale comme il le faisait sans difficultés dans le passé à travers le salaire. Alors que le rapport salarial reposait bien entendu sur l’exploitation, dans la seconde moitié du XXe siècle, un nombre croissant d’individu.e.s dans plusieurs endroits du monde purent se reproduire socialement grâce à leur salaire. Celui-ci n’était plus seulement un moyen de subsistance, mais devint pour beaucoup une amélioration matérielle des conditions de vie que les classes dominantes n’avaient jusque-là jamais atteintes au cours de l’histoire.

Par exemple en Europe et en Amérique, un ouvrier automobile dans les années 70 pouvait s’acheter ou louer une maison, une voiture, des appareils domestiques (une télévision, une machine à laver…) et même s’offrir des vacances au soleil.

De plus, au salaire direct s’ajoutait un « salaire social » composé de pensions, d’une sécurité sociale, d’allocations chômages et ainsi de suite.

En réponse à la crise du taux de profit dans les années 70, le capitalisme a dû se restructurer. La vieille notion d’un « travail pour la vie », préservé par la sécurité de l’emploi, fut jetée à la poubelle. Pour beaucoup de prolétaires, l’accès à un salaire décent devint sporadique et précaire. Un nombre croissant de personnes sont considérées comme excédentaires par rapport aux besoins du capitalisme, qui poursuit une utopie irréalisable : la création de richesse sans l’intervention du prolétariat (alors que le travail est seul créateur de valeur).

Parallèlement, la protection sociale assurée par l’Etat-Providence s’érode de plus en plus. Pour TC et d’autres, la possibilité d’une rupture révolutionnaire émerge de l’extension de cette contradiction parvenue à un point culminant : dans l’optique de survivre, les travailleurs qui dépendent du salaire qui leur est versé en échange de leur force de travail vont devoir, inévitablement, rentrer en conflit avec le capitalisme.

La possibilité d’un moment de crise dans lequel l’argent n’a plus cours est réelle et, comme en Argentine en 2001, interrogerait immédiatement la manière de produire et distribuer autrement ce qui est nécessaire à la vie. En considérant le communisme non plus comme un état futur idéal mais comme une activité pratique immédiate, la notion de communisation peut nous aider à réfléchir à ce qu’il pourrait advenir en pareil scénario.

Les précisions sur la manière exacte dont les êtres humains répondront mutuellement à leurs besoins par-delà l’horizon du Marché font rarement l’objet d’une réflexion théorique, qui pourrait pourtant être particulièrement constructive.

Le problème avec une grande partie de la théorie de la communisation est qu’elle semble souvent affirmer que sous la pression des évènements, le processus communisateur est inévitable même si son succès n’est pas garanti. Bruno Astarian déclare ainsi « Quand la crise capitaliste éclate, le prolétariat est contraint de se soulever pour tenter de trouver une autre forme sociale qui assure de nouveau sa socialisation et sa reproduction immédiate. » (« Activité de Crise et Communisation », 2010).

Toutefois, pour le moment, il est difficile de trouver des exemples illustrant la communisation dans les faits, si l’on exclut les émeutes spontanées qui peuvent avoir lieu dans des contextes isolés ou l’occupation d’espaces publics sur le court terme.

Comme l’observe Benjamin Noys, le vieux mouvement est très certainement en crise, mais « l’émergence d’un « vrai mouvement » alternatif est, c’est le moins qu’on puisse dire, difficilement détectable » (« The Fabric of Struggles », in Communisation and its Discontents : Contestation, Critique and Contemporary Struggles, 2011).

La communisation est évidemment une hypothèse plausible, mais il est évident qu’il existe d’autres possibilités imprévisibles qui pourraient surgir dans la chaleur de la crise, comme une montée d’un populisme nationaliste, un fondamentalisme religieux et / ou racial, qui intègrent des éléments d’un « anticapitalisme » tronqué et réactionnaire.

La dernière décennie a vu naître de nombreuses insurrections, mais également une montée de la réaction dans les rues. Par exemple, en Grèce, le parti néonazi Aube Dorée gagne en puissance et a concentré une force suffisante pour pouvoir mener de véritables ratonnades à l’encontre de migrant.e.s. En Libye, les Africain.e.s subsaharien.ne.s sont persécuté.e.s par le régime. L’Etat indien de l’Assam (où les musulman.e.s sont pris.es pour cibles) et le Bangladesh (où les bouddhistes sont pris.es pour cibles) sont le théâtre de pogroms.

La critique de Marcel Stoetzler adressée à l’ouvrage de John Holloway Changer le Monde sans prendre le pouvoir pourrait également être appliquée au courant de la communisation : « Il y a des crises et des fissures du capitalisme qui ne sont pas du tout, et qui ne pourraient même pas potentiellement devenir, communistes : il y a des formes réactionnaires, non émancipatrices d’anticapitalisme, et comme celles-ci furent des facteurs décisifs dans l’histoire catastrophique que connut le siècle dernier, la réflexion les concernant doit être bien plus qu’une simple critique après-coup, elle doit être centrale dans la théorie » (« On the Possibility that the revolution will end capitalism might fail to usher in communism », Journal of Classical Sociology, 2012). De même que Holloway et de nombreux marxistes autonomes, les communisateurs souffriraient-ils d’une absence de théorie du fascisme ?

Quant aux auteurs de L’Appel, leur exagération rhétorique de l’étendue des horreurs actuelles donne l’impression que les choses pourraient difficilement être pires. Puisque nous vivons déjà dans « la catastrophe », « le désastre », « le désert », « la guerre civile mondiale », un fascisme présumé n’en serait pas si différent.

Evidemment, la guerre, la terreur et la répression sont déjà là, mais il y a un fossé entre ce que nous vivons actuellement et un génocide généralisé. Ils ont ainsi tendance à ne pas établir de distinction entre la banalité et la barbarie : parmi les horreurs qu’ils décrivent il y a « la prolétarisation continue, massive, programmée des populations comme dans la banlieue californienne, là où la détresse consiste justement dans le fait que nul ne semble plus l’éprouver » (pas besoin de réfléchir par vous-mêmes, l’avant-garde révolutionnaire peut « sentir » la détresse à votre place…).

Chez eux comme chez beaucoup de post-situationnistes, la différence qualitative entre l’ennui de la société marchande et Buchenwald est inexistante.

D’autres théoricien.ne.s de la communisation réfléchissent davantage aux possibles mutations de la société capitaliste. Dans le premier numéro de SIC, B.L. considère que « La révolution elle-même pousse à des développements imprévisibles, de la résurrection de l’esclavage à l’autogestion » (« Le pas suspendu de la communisation », 2011). On peut supposer que le fascisme figure parmi ces possibilités, mais généralement le danger principal avancé par les théoriciens de la communisation est une sorte de démocratie radicale autogestionnaire qui réintroduirait le capitalisme par la porte de derrière.

L’ultra-gauche et le fascisme

Malheureusement, l’ultra-gauche « historique » ne propose pas beaucoup d’outils théoriques adéquats pour comprendre le fascisme et les mouvements qui s’en rapprochent.

Par « ultra-gauche », nous entendons les divers courants qui sont issus des groupes qui ont rompu avec l’Internationale Communiste traditionnelle dans les années 1920, parmi lesquels le « communisme de conseils » et la « gauche communiste » en Allemagne, en Italie etc.

Dans les années 60 et 70, de nouveaux groupes ont émergé sur cette base dissidente et ont combiné leurs apports théoriques avec ceux de l’Internationale Situationniste, Socialisme ou Barbarie et d’autres. Nous sommes conscients que le terme « ultra-gauche » a rarement été utilisé par ces groupes pour se désigner eux-mêmes, et qu’il subsiste d’importantes différences entre eux. Néanmoins nous l’utiliserons comme un terme quelque peu fourre-tout afin de désigner une aile politique clairement distincte du trotskisme, du stalinisme et de l’anarchisme.

Jacques Camatte est l’un des rares théoriciens de l’ultra-gauche à reconnaître que « la gauche des années 20 et 30 n’a pas vraiment voulu prendre en compte et analyser les idées prônées par les nazis et leurs alliés, alors que beaucoup de ses militant.e.s allaient subir directement la répression nazie. De manière plus générale, il n’a été ébauché aucune tentative sérieuse d’appréhender la spécificité de ce phénomène et ce qui en résulterait. » (Echoes of the Past, 1980).

Dans les années 20 et 30, beaucoup de militants de la gauche allemande, dont le KAPD (la scission conseilliste du KPD, le parti communiste allemand), s’en sont tenus à une théorie de la crise finale du capitalisme, qui croyait que le système économique était sur le point de s’effondrer et que cette chute précipiterait, fatalement, la révolution. Dans cette perspective, qui était aussi celle de l’URSS stalinienne, la lente montée du nazisme était perçue comme un phénomène éphémère qui serait bientôt balayée par l’affrontement entre les forces du travail et celles du capital.

Même le conseilliste Anton Pannekoek, qui fut un fervent critique de cette « théorie de la crise finale », sembla croire jusqu’en 1934 que les principaux obstacles qui empêchaient la révolution étaient les illusions gauchistes concernant la classe ouvrière : « C’est une contradiction apparente que la crise actuelle, bien plus profonde et dévastatrice que n’importe laquelle des précédentes, ne daigne pas montrer de signes annonçant l’avènement de la révolution prolétarienne. Mais la disparition de ses vieilles illusions est sa première tâche à accomplir : d’un côté, l’illusion de rendre le capitalisme supportable au moyen de réformes obtenues par le parlementarisme social-démocrate et le syndicalisme et, de l’autre côté, l’illusion que le capitalisme pourrait être renversé grâce à l’assaut dirigé par l’avant-garde d’un Parti Communiste » (La Théorie de l’écroulement du capitalisme, 1934).

Durant l’après-guerre, les révolutionnaires durent faire face aux classes dirigeantes européennes, américaines et soviétiques qui cherchaient à légitimer leur domination en rappelant constamment le prestige qui émanait de leur victoire contre le fascisme. Il y eut plusieurs stratégies possibles afin de combattre cette idéologie, comme souligner que ces régimes autoproclamés « antifascistes » ont en réalité accueilli avec joie l’accession d’Hitler au pouvoir quand ça les arrangeait, et ont autorisé nombre d’industriels, de policiers et de militaires nazis à conserver leurs postes une fois la guerre terminée.

Mais certains militants d’ultra-gauche sont allés plus loin et en sont arrivés à minimiser l’horreur qui fut celle de l’Holocauste, qu’ils relativisaient comme s’il s’agissait d’une entreprise capitaliste classique.

En 1960, le journal bordiguiste français Programme Communiste publia le tristement célèbre article « Auschwitz ou le Grand Alibi » qui insinuait que le génocide des Juifs n’était pas le résultat de l’abjection antisémite mais simplement une étape de l’éradication de la petite-bourgeoisie qui découlait de « l’avancée irrésistible de la concentration du capital ».

D’après eux ils furent assassinés « non parce que Juifs, mais parce que rejetés du processus de production ». Evidemment une telle assertion n’a dans les faits aucun fondement, des Juifs issus de toutes les classes sociales furent tués, et non pas seulement les « petits-bourgeois ». Mais cela contribua également à blanchir les meurtriers comme de simples agents du capital obéissant à la logique d’accumulation de ce dernier, peut-être même contre leur propre volonté : « Le capitalisme allemand s’est d’ailleurs mal résigné à l’assassinat pur et simple ».

Il est significatif que cet article fût republié sous la forme d’un pamphlet en 1970 par un groupe constitué autour de la librairie d’ultra-gauche parisienne La Vieille Taupe. Pour certains de ses membres, notamment Pierre Guillaume, ce fut le début d’un basculement vers le « négationnisme » – pour employer le terme français. Au début des années 1980, Guillaume en vint à prendre la défense de Robert Faurisson, un auteur français qui prétendait (et prétend toujours) que les chambres à gaz n’ont jamais existé. Il n’était pas un cas isolé. Le groupe d’ultra-gauche de Dominique Blanc Guerre Sociale imprima une affiche intitulée « Qui est le Juif ? » qui comparait le traitement réservé à Faurisson au sort des Juifs. Après la dissolution de ce milieu, Guillaume est devenu un éditeur éminent de littérature révisionniste.

Il est intéressant de noter que c’est dans ce milieu que la notion actuelle de communisation est d’abord apparue : « A notre connaissance, le premier texte où le mot communisation apparaît dans l’acception qui nous intéresse est Un Monde sans argent, rédigé par Dominique Blanc et publié en 1975-76 par l’Organisation des Jeunes Travailleurs Révolutionnaires […] Après que l’idée a circulé dans le petit milieu de « la Vieille Taupe » (1965-1972), D. Blanc – alors familier de la librairie – est le premier à l’avoir mise publiquement au centre de la perspective révolutionnaire. […] Depuis les évènements de mai 68, le libraire, Pierre Guillaume, ex-membre de Socialisme ou Barbarie et de Pouvoir Ouvrier, mais également un temps proche de Guy Debord (qui fut lui-même membre de Socialisme ou Barbarie de 1960 à 1961) a systématiquement affirmé l’idée de la révolution comme un processus communisant » (Gilles Dauvé et Karl Nesic, Communisation, 2011).

Nous n’essayons pas d’affirmer que la théorie de la communisation est infectée à la racine par ses liens avec Guillaume ou Blanc, ni que tou.te.s les individu.e.s qui composent ce milieu doivent être qualifié.e.s de négationnistes. Par exemple, Dauvé a indiqué sans ambiguïté que « L’Allemagne nazie a délibérément tué des millions de Juifs et un grand nombre d’entre eux dans les chambres à gaz. Il y a des faits historiques. » ; il a contribué à une critique détaillée des thèses de Faurisson dans le journal La Banquise en 1983 – « Le Roman de nos origines ».

C’est cependant une erreur grossière que de présenter cette affaire comme un simple cas de pathologie individuelle, comme Endnotes semble le faire dans sa présentation du courant de la communisation : « Pour des raisons connues de lui seul, Pierre Guillaume devint un défenseur acharné de Faurisson et a réussi à faire adhérer à ses idées plusieurs groupes autour de La Vieille Taupe et La Guerre Sociale, notamment Dominique Blanc » (« Bring out your Dead », Endnotes 1, 2008).

La force de l’ultra-gauche historique dans son ensemble a toujours été son refus implacable de soutenir le capitalisme sous toutes ses formes : pas de « soutien critique » pour les politiciens sociaux-démocrates, pas de défense des totalitarismes staliniens, pas d’appui des luttes de libération nationale sur le point de déboucher sur des régimes dictatoriaux. Elle soutint à juste titre que la misère, la guerre et l’exploitation continuaient sous le masque du « socialisme », tout comme le fascisme et l’impérialisme progressaient sous l’apparence de l’antifascisme et de la démocratie.

Il y a toutefois un danger permanent derrière cette position consistant à analyser toutes les formes de la domination capitaliste comme identiques, et à comprendre tout ce qu’il se passe sous le capitalisme comme étant tout simplement déterminé par la logique de l’accumulation du capital, sans prendre en compte les autres facteurs politico-historiques. Ce raisonnement peut tendanciellement alimenter une dérive vers les idées négationnistes qui nient commodément les horreurs spécifiques qu’a commis le national-socialisme et par conséquence alimente la thèse selon laquelle il n’y avait pas de vraie différence entre Hitler ou un autre politicien capitaliste.

Bien sûr, Hitler a gouverné dans l’intérêt du patronat allemand, écrasant l’opposition ouvrière et fournissant des esclaves à des entreprises telles que Daimler-Benz ou BMW. Mais la Shoah demeure un épisode unique et sans précédent d’extermination raciste industrialisée qui peut difficilement être expliquée par des déterminations uniquement économiques.

Crise et Réaction

Je doute qu’il y ait beaucoup de théoriciens de la communisation capables de nier que le capital n’hésiterait pas à générer des meurtres de masse voire des génocides afin d’éviter une potentielle révolution. La problématique n’est pas seulement de se demander comment l’Etat et le capital réagiraient sous la menace mais comment la dynamique de l’antagonisme de classe et la crise qui en découle pourraient provoquer une montée du fascisme.

S’il est vrai que l’incapacité croissante du capitalisme à garantir la reproduction sociale va nécessairement mener à des formes de soulèvements ayant pour objectif de maintenir des conditions de vie décentes, il n’y a cependant pas la moindre raison de penser que ces soulèvements s’inscriront d’eux-mêmes dans un mouvement internationaliste. Au contraire, l’histoire nous enseigne que ce genre de crises est plutôt propice à un repli identitaire, qu’il soit nationaliste, religieux, racial ou tribal, afin de protéger les acquis sociaux et matériels des « siens » – s’il le faut aux dépens des autres.

Nous pouvons dès aujourd’hui observer des traces de cette hypothèse dans les revendications sécuritaires et le soutien populaire que reçoivent, dans de nombreux pays, les contrôles renforcés sur l’immigration, tandis que dans la version ouvrière on prétend que c’est une mesure pour protéger les travailleurs « nationaux » de la « concurrence étrangère », même si le prix à payer pour cela est l’enfermement d’humains dans des centres de rétention et la noyade de milliers de migrant.e.s en haute mer qui tentaient d’échapper aux contrôles aux frontières.

Une sortie de crise possible est l’établissement d’une sorte « d’Etat de pillage » dans lequel le capitalisme jetterait une partie de la population en pâture à une autre pour assurer sa survie, désactivant pour un temps les lois de propriété privée pour laisser libre cours au vol des ressources des populations les plus marginalisées et discriminées. C’est sans doute de cette manière que les Nazis se sont assurés le soutien d’une large part d’Allemands issus de toutes les classes sociales. La thèse de Goetz Aly « Hitler’s People’s State : Robbery, Racial War and National Socialism » (2005) explique que nombre d’Allemands, dont des prolétaires, tirèrent un bénéfice matériel du pillage des Juifs et des autres minorités.

Il est intéressant de noter que cette thèse est soutenue par les communisateurs berlinois de The Friends of the Classless Society, qui affirment que « s’il est indéniable que l’Etat fasciste a tout d’abord servi à briser le mouvement ouvrier, il est également incontestable qu’il a conquis une large partie de la classe ouvrière. Comme les contremaîtres, privilégiés racialement, qui dirigeaient des millions d’esclaves, comme les soldats de l’armée allemande, comme les bénéficiaires de « l’aryanisation », une part considérable du prolétariat allemand a été incorporé à la communauté nationale » (« 28 Theses of Class Society », Kosmoprolet, 2007).

Enfin, le régime capitaliste national-socialiste a aussi su tirer profit d’un certain ressentiment « anticapitaliste », comme le fait remarquer Camatte :

« Le nazisme a offert une communauté, la Volksgemeinschaft, à tous les individus lésés et expropriés par le mouvement du capital en crise » (bien qu’il serait plus juste de dire qu’il a offert cette communauté à certaines populations uniquement !). Cette notion de « communauté comme Gemeinschaft, le rassemblement de personnes possédant une identité commune et certaines racines semblables, qui conduit nécessairement à l’exclusion et l’isolement des autres » ne se limite d’aucune façon à l’Allemagne des années 30.

Une autre possibilité de sortie de crise est la prolongation de pillages gérés et supervisés par l’Etat qui se muent en l’apparition récurrente d’émeutes insurrectionnelles localisées au caractère raciste. Même certains grands épisodes historiques du mouvement ouvrier qui sont encore aujourd’hui célébrés par les révolutionnaires étaient appuyés par un ressentiment raciste : durant la révolte des paysans anglais de 1831, les émeutiers s’en prenaient spécifiquement aux étrangers, et plus de 40 Flamands furent décapités. Lors des émeutes de Gordon en 1780, les attaques d’Irlandais étaient motivées par une haine des catholiques.

Si la plupart des mouvements révolutionnaires modernes évitent cela, les tueries ethniques des 25 dernières années, notamment en ex-Yougoslavie et au Rwanda, doivent nous rappeler la persistance de cette éventualité.

On pourrait même concevoir une communisation partielle selon des critères raciaux, dans laquelle une partie de la population établit des relations internes d’égalité et de partage des ressources, tout en excluant et persécutant l’autre partie définie comme « étrangère ».

Une telle conception du communisme est, entre autres, promulguée par les « anarcho-nationalistes », heureusement groupusculaires, qui appellent à créer des villages communautaires « racialement purs » pour remplacer l’Etat et le capitalisme.

Pour citer de nouveau Stoetzler, « Pourquoi n’y aurait-il pas un post-capitalisme raciste, hiérarchisé, antisémite, national-socialiste, qui émergerait du chaos ? De nos jours il y a déjà plus qu’assez de « fascistes de gauche », de « nationalistes autonomes » etc, dont le projet est exactement celui-ci, et qui pourraient bien le réaliser. Selon eux, Hitler a soldé la révolution nationale-socialiste aux « Juifs » et au « système ». Si nous sous-estimons leur capacité à vaincre parce qu’il serait soi-disant inscrit quelque part dans l’ADN de l’histoire mondiale que les choses ne pourront qu’aller mieux après l’effondrement du capitalisme, nous courons à notre perte… Des fascistes anticapitalistes pourraient très bien prendre l’ascendant sur les fascistes strictement capitalistes dans une situation de déséquilibre généralisé, et beaucoup de gens à la recherche d’un moyen de lutter contre le libéralisme (qu’ils approuvent ou non les idéologies antisémites, racistes et sexistes qu’ils promeuvent par ailleurs) pourraient leur accorder le bénéfice du doute, comme ce fut le cas auparavant (les fascistes aussi sont en mesure de tenir des soupes populaires) ».

Pour la majorité de l’ultra-gauche historique, cela n’était pas réellement envisageable, car le déterminisme « marxiste » avait chargé la classe ouvrière d’une destinée révolutionnaire et internationaliste. Le très discutable texte « Auschwitz ou le Grand Alibi » exprime cela très clairement :

« Il arrive parfois que les ouvriers eux-mêmes donnent dans le racisme. C’est lorsque menacés de chômage massif, ils tentent de le concentrer sur certains groupes : Italiens, Polonais ou autres « métèques », « bicots », nègres, etc… Mais dans le prolétariat ces poussées n’ont lieu qu’aux pires moments de démoralisation, et ne durent pas. Dès qu’il entre en lutte, le prolétariat voit clairement et concrète­ment où est son ennemi : il est une classe homogène qui a une perspective et une mission historiques ».

De nos jours, il est dur de se montrer aussi optimiste. La communisation qui aboutirait à une société sans classes n’est qu’une des possibilités, et ses défenseurs devraient réfléchir à la potentialité des autres issues à la crise. Le Manifeste du Parti Communiste (1848) parle d’une « guerre qui chaque fois finissait soit par une transformation révolutionnaire de la société tout entière soit par la ruine commune des classes en lutte ».

Rosa Luxembourg, après Engels, a évoqué le choix entre le socialisme et la barbarie. La « ruine » ou la « barbarie » à laquelle ils se référent n’est pas simplement une continuation du capitalisme tel que nous le connaissons, mais une rupture radicale engloutissant la société entière dans la guerre globale et la terreur.

Il est peut-être vrai qu’un racisme localisé ou un nationalisme « anticapitaliste » seraient incapables de créer une alternative durable au capitalisme. Astarian et bien d’autres parmi les communisateurs affirment que de telles incohérences [celles de « l’anticapitalisme » romantique fasciste, NdT] ne peuvent pas être résolues de la sorte et ne constituent que des diversions sur la route d’un avenir meilleur : « Lorsque les alternatives prolétariennes contre-révolutionnaires ont fait la preuve de leur inefficacité à sauver économiquement le prolétariat, la communisation fait le saut dans la non-économie » (« La Communisation comme Sortie de Crise », 2007). Mais le siècle dernier, si ce n’est l’essentiel de l’histoire de l’humanité, nous a montré qu’en période de crise cette route peut être bloquée par des violences désespérées envers des communautés marginalisées ou des spirales incessantes de massacres et de représailles – ou, dans le cas d’un groupe particulièrement discriminé, par des massacres perpétrés sans même la crainte de représailles en retour.

Lutter contre l’hypothèse fasciste ne signifie pas s’allier à une prétendue union sacrée « antifasciste » avec l’Etat, les médias ou des célébrités, mais signifie être conscient en permanence de la possibilité qu’un mouvement insurrectionnel en apparence radical puisse s’engager dans une direction désastreuse.

Cela signifie également combattre toute manifestation de fascisme autour de nous, que ce soit les discours anti-immigration dans nos lieux de travail ou l’appel tendanciellement antisémite à « sauver l’économie réelle » de la « finance cosmopolite ».

Se réfugier dans une vision utopiste où la communisation ou le statu quo sont les seules issues possibles et réalisables, c’est refuser d’admettre la pluralité des options historiques futures qui s’ouvrent à la chute du capitalisme, et, en définitive, cela revient à nier l’importance du facteur humain et toutes ses potentialités imprévisibles, qu’elles soient positives ou négatives.

 

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