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Tunisie : le temps des colères sociales

Grèves, sit-in, occupations d’usines… deux mois après la chute du régime Ben Ali, les revendications se multiplient en Tunisie. Et certains redoutent que le « chaos » ne fasse fuir les investisseurs.

Hervé Bauchet est prêt à lâcher les chiens. Ce chef d’entreprise a acheté quatre pitbulls pour « sécuriser l’entreprise et les gens qui y travaillent ». Il dirige Cablitec Tunisie, une société française spécialisée dans les câbles pour l’industrie automobile. Depuis le 14 janvier et la chute de l’ancien président Ben Ali, le site, installé dans la zone industrielle de Sousse, à deux heures de Tunis, connaît des débrayages à répétition. Les grévistes réclament la réintégration d’une salariée – par ailleurs représentante du personnel -licenciée en novembre. Pour « insultes, crachats et coups donnés à un autre salarié », affirme la direction. « L’UGTT (Union générale tunisienne du travail, la grande centrale syndicale du pays, NDLR) ressort des vieux dossiers pour obtenir ce qu’elle ne pouvait pas avoir avant la révolution, soutient Hervé Bauchet. Elle empêche ceux qui veulent travailler d’entrer dans l’entreprise en les intimidant et en les menaçant. Le 14 février, des salariés ont même été frappés. Nous avons sollicité l’arbitrage du gouvernorat de Sousse, puis de l’inspection du travail. » En vain. « Des grévistes m’ont dit “dégage” et on a inscrit ce slogan sur ma voiture », poursuit, amer, le patron de Cablitec Tunisie. Résultat : le 22 février, la direction commerciale du groupe, basée à Sissonne (Aisne), a suspendu la fabrication du site. « On se donne deux à trois mois avant une éventuelle fermeture », précise le dirigeant. « Pendant des années, la Tunisie a connu l’immobilisme, explique son adjoint, Tarique Essardaoui, un Tunisien. Tout cela s’est accumulé et aujourd’hui, ça explose. Ils essaient d’obtenir ce qu’ils veulent en se disant que c’est maintenant ou jamais. C’est la période des opportunistes. »

Et Cablitec est loin d’être un cas isolé… « Le chaos menace en Tunisie, s’inquiète Charles Saint-Prot, directeur de l’Observatoire d’études géopolitiques. Des soviets se mettent en place dans les usines. Cette pagaille risque de faire perdre de précieux points de croissance que le pays aura du mal à rattraper. Certains investisseurs, qui comptaient investir en Tunisie, se tournent d’ailleurs déjà vers le Maroc. »
Hausses de salaires

A une centaine de kilomètres de Sousse, près de Zaghouan, dans le centre du pays, Jean-Marc Mercier dirige Bonna Tunisie, filiale d’une entreprise française de BTP. Il sort d’un mois de conflit avec ses salariés. « Pendant la révolution, les ouvriers ont gardé l’usine, raconte-t-il. Une semaine après, ils réclamaient 30 % d’augmentation de salaire. Quelques jours plus tard, d’anciens membres du RCD (le parti unique de Ben Ali, NDLR), des membres de l’UGTT et d’anciens employés se sont postés à l’extérieur de l’usine en disant : “personne n’entre !” Les gars de l’UGTT de l’usine étaient débordés par des membres de leur propre syndicat venus d’ailleurs pour faire de la surenchère. Il y a même eu des jets de pierres entre les deux camps. » La situation s’est dénouée grâce à l’intervention de l’inspection du travail et au prix d’une augmentation du salaire de base de 10 %.

Autre exemple, Asteel Flash Tunisie, la filiale d’une entreprise française de sous-traitance spécialisée dans les cartes électroniques et implantée depuis seulement le 1er janvier dans le pays. « J’ai tout de suite accepté une augmentation des salaires de 10 % pour ne pas laisser pourrir le mouvement », explique Alain Eusebi, son directeur général adjoint.

Si les entreprises françaises sont nombreuses à avoir ainsi dû concéder des hausses de salaire courant janvier, l’explosion sociale touche également les entreprises tunisiennes. Dans le centre du pays, la Compagnie des Phosphates de Gafsa (CPG) ne peut plus exporter le phosphate qu’elle exploite. « Des tentes posées sur les voies de chemin de fer bloquent toute activité, explique Mahmoud Maaref, directeur central financier de CPG. L’entreprise perd chaque jour 2 millions de dinars [environ 1 million d’euros] et le groupe chimique qui lui est rattaché, 5 millions de dinars », déplore-t-il. Depuis plusieurs semaines, une cinquantaine de chômeurs de la région de Gafsa font un sit-in devant le siège de la CPG à Tunis, dans le centre de la capitale. « Ils réclament 17.000 embauches pour les 17.000 familles qu’ils ont identifiées comme manquant de ressources dans leur bassin minier, poursuit Mahmoud Maaref. A leurs yeux, ces emplois leur sont dus : ils considèrent que la révolution qui a renversé Ben Ali a démarré avec les émeutes sociales de Gafsa en janvier 2008 et qu’elle a donc abouti grâce à eux. »

Non loin du siège de la CPG, les salariés de Tunisie Telecom attendent, eux, d’être reçus par le secrétariat d’Etat aux Télécommunications. Ils demandent… le départ de 63 personnes recrutées en 2007. « Elles doivent dégager, commente le secrétaire général de la Fédération UGTT des télécoms, Mongi Ben Mbaret. Ce sont les yeux et les bras de l’ancien régime. » « Ces 63 personnes perçoivent l’équivalent du tiers des salaires des 8.500 salariés de l’entreprise !, tonne une salariée, Ahlem Ghorbel. Le PDG s’était engagé à ce qu’elles quittent l’entreprise, avant de se rétracter. On demande l’application de cette décision. On n’a plus confiance. »
Titulariser les précaires

A quelques mètres des barbelés entourant encore le ministère de l’Intérieur, sur l’avenue Bourguiba, la tour de l’hôtel Africa abrite des salariés qui s’estiment peu soutenus par les autorités dans le combat contre leur patron, qu’ils accusent d’être un proche de l’ancien président Ben Ali. L’hôtel a dû fermer le 10 février mais les salariés continuent d’occuper les lieux. Ils demandent « la titularisation de 60 personnes » en contrats précaires depuis parfois huit ans et plus. « On n’a jamais demandé d’augmentation de salaire. Notre seule revendication, c’est la titularisation, explique Chokri Mammami, chef de rang au room service. On n’a rien dit pendant cinquante ans. C’est maintenant l’occasion ou jamais de parler. » L’Africa n’est pas un cas isolé. « Une grande partie des hôtels sont touchés par des tensions sociales liées au travail précaire, explique Kamel Saad, secrétaire général de l’UGTT en charge du tourisme. Nous voudrions réussir à la fois la révolution et la saison touristique. Alors, il faut que les patrons nous aident. »
La carte de l’apaisement

Les revendications sociales seront bientôt portées au niveau national, puisqu’une grande négociation entre patronat et syndicats doit démarrer ce mois-ci. Elle portera notamment sur les augmentations de salaire. Et ceux qui ont déjà concédé de telles hausses s’attendent à devoir remettre la main au portefeuille. Mais le patronat, représenté par l’Union tunisienne de l’industrie, du commerce et de l’artisanat (Utica), aimerait différer la négociation en avril, « quand la situation sociale sera plus stable ».

Aujourd’hui, dans les deux camps, certains jouent l’apaisement. « Les revendications salariales sont négligeables lorsqu’elles sont converties en euros », note ainsi Mohamed Ben Sedrine, le coordinateur général de l’Utica. Il a provisoirement remplacé Hédi Djilani, personnage très proche des familles Ben Ali et Trabelsi, qui a démissionné le 19 janvier. De son côté, l’UGTT ne veut pas être accusée d’affaiblir l’économie tunisienne : « Nous sommes des gens responsables. Les augmentations de salaire ? C’est très important, mais ce n’est pas si urgent, assure Mohamed Boukhari, secrétaire général adjoint de la Fédération UGTT de la STEG, l’entreprise d’électricité et de gaz du pays. Il y a d’abord des gens qui ont besoin d’un travail. »

L’explosion sociale en cours ne surprend pas un diplomate français : « Le modèle tunisien, c’était des gens très bien formés, très mal payés, avec prière de la fermer. Alors, forcément, quand tout ça explose, ils revendiquent ! » Et certains s’inquiètent : « Jusqu’ici, la Tunisie attirait les investisseurs grâce à des salaires bas et à une grande stabilité sociale et syndicale, confie un proche des milieux d’affaires français… Or tout cela vole en éclats ! Une fenêtre s’est ouverte, le syndicat UGTT et les salariés se sont engouffrés dans la brèche et on a vu des demandes extravagantes d’augmentation de plus de 200 dinars pour des salaires de 250 dinars. »

« Les demandes de hausse de salaire, qui touchent l’ensemble de l’économie, vont de 30 à 50 %, et nombre d’entre elles sont légitimes ; la révolution a montré qu’on peut rendre possible l’impensable », relativisait Elyès Jouini, le ministre en charge des Réformes économiques et sociales, avant de démissionner le 1er mars.

Au-delà des préoccupations salariales, la vraie crainte, partout très présente, est que les caciques de Ben Ali ne gardent la mainmise sur l’économie, voire qu’ils reprennent du service politique à l’occasion des prochaines élections, annoncées pour juillet. A la veille du « vendredi de rage » qui a conduit le chef du gouvernement Mohamed Ghannouchi à démissionner, le 27 février, Asma est allée manifester à la Kasbah, sous les fenêtres du Premier ministre. Pour réclamer le départ du gouvernement des anciens de l’équipe Ben Ali. Sur la banderole qu’elle brandissait comme un étendard, on pouvait lire : « We can we do ».
Marie-Christine Corbier,
ENVOYÉE SPÉCIALE À TUNIS
lesechos.fr

  1. Tunisienne Digne
    11/11/2011 à 11:43 | #1

    Je suis une Ex Cablitec Tunisie, j’étais présente durant ces événements de Février .
    « Des grévistes m’ont dit « dégage » et on a inscrit ce slogan sur ma voiture » // « Pendant des années, la Tunisie a connu l’immobilisme, explique son adjoint, Tarique Essardaoui, un Tunisien. Tout cela s’est accumulé et aujourd’hui, ça explose. Ils essaient d’obtenir ce qu’ils veulent en se disant que c’est maintenant ou jamais. C’est la période des opportunistes. » //

    Je veux commenter ces deux Phrase:
    1/ Tarique Essardaoui, il n’est pas Tunisien et il ne représente pas Notre Tunisie. et Je lui dis que c’est lui l’opportuniste: touche un salaire de 5 Milles Dinars (10 milles euros). SANS COMMENTAIRE
    2/ Les salariés ont manifester pour avoir leur DROIT: Droit de titularisation, Droit d’augmentation de salaire, droit d’avoir des bonnes conditions de travail, …
    EX: une opératrice qui a 10 ans de boite au sein de Cablitec touche 300D (150 euro) SANS COMMENTAIRE.

    [le 22 février, la direction commerciale du groupe, basée à Sissonne (Aisne), a suspendu la fabrication du site. « On se donne deux à trois mois avant une éventuelle fermeture », précise le dirigeant. ]
    –> Au Mr le dirigeant: La dignité des Tunisiens est avant tout. Revenir en France pour payé 2000 euro pour une simple opératrice , vous été installé en Tunisie car vous avez besoin de nos compétences et la charge salariale faible ( 150euro/opératrices) !!! Il faut poser la question pourquoi vous transférer vos usines de la France vers la Tunisie !!!! Tous simplement car un opératrice tunisienne est devient productrice après 2 jour de formation avec salaire de 150 euro et une opératrice française sera productrice après 10 jour de formation et 2000 euro de salaire ( vous pouvez consulter l’étude réaliser par le Groupe VALEO).
    A titre d’exemple le cout d’un Pull en Tunisie est 5D vendu au champ Élysée a 80 euro çàd 16 fois son cout .

    Nous avons révoltés et nous avons dégagés un Dictateur et nous avons prets pour une 2éme révolution contre les investisseurs qui ont encore l’esprit colonial … Nous voulons travailler et sacrifier pour Notre Tunisie , mais en contre partie on vend jamais notre dignité.
    VIVE LA TUNISIE LIBRE ET DIGNE !!

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