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28 thèses sur la société de classes

Voici la traduction de l’intégralité des “thèses”

I.      La marche triomphale de la société de classes sans classes

1.

Le résultat provisoire de l’histoire du capital dans ses zones avancées est de se présenter comme une société de classes sans classes, dans laquelle le vieux milieu ouvrier a été dissous en une dépendance salariale généralisée : partout des individus prolétarisés, nulle part le prolétariat, ni comme groupe identifiable de gens, et certainement pas comme un acteur collectif, comme le côté négatif, en rupture, de la société. D’occasionnels conflits du travail ne se transforment pas en luttes de classe dans lesquelles le futur de la société est en jeu, puisque le vieux mouvement prolétarien a été absorbé sans laisser de traces dans l’ordre dominant, et qu’un nouveau mouvement n’est pas en vue.[print_link]

2.

La société de classes sans classe est fille du vieux mouvement ouvrier et de l’État moderne. A de multiples reprises, il y a eu des avancées éclair dans les luttes de classe au XIXe et XXe siècles, mais l’écrasante majorité des travailleurs furent convenablement servis par des organisations dont la politique, indépendamment de toute rhétorique révolutionnaire, se ramenait à la réalisation de l’émancipation des travailleurs, sur la base et avec les moyens de la société bourgeoise – dans les syndicats tout comme dans les partis communistes et socialistes, qui se défirent prestement des principes révolutionnaires tels que l’antiparlementarisme, et furent en définitive complètement stalinisés. Seules quelques petites minorités radicales constituèrent une exception, tels les IWW aux Etats-Unis, les anarcho-syndicalistes, et la gauche radicale dans, ou en dehors, des partis socialistes. Ainsi, le succès du vieux mouvement ouvrier finit par dissoudre le vieux milieu prolétaire dans lequel il s’ancrait, un milieu dont le cœur était indiscutablement l’usine, mais qui, via les clubs sportifs, une presse, des quartiers ouvriers, etc. se constituait rien moins qu’une société indépendante de la société bourgeoise. Les politiques sociales étatiques, de l’assurance sociale à la planification urbaine, visaient à réduire en miettes ce milieu – dans le cas de l’Allemagne, on peut difficilement surestimer l’importance du national-socialisme -, mais son déclin dans les pays les plus avancés est dû, en définitive, à la capitalisation de la société, qui a permis l’émancipation de la classe ouvrière de son assujettissement politique et de sa pauvreté matérielle. Ce développement historique a seulement suivi la « logique du capital », dans la mesure où cette logique se comprend comme incluant la lutte des classes.

3.

Le conflit sur les salaires et la longueur de la journée de travail est central à cette confrontation. Seule la résistance des travailleurs contraint une diminution graduelle de la longueur de la journée de travail et entame le caractère éminemment central du travail dans leurs vies, sans qu’ils soient vraiment capables de le transcender. Les capitalistes ne peuvent plus, dorénavant, accroître l’exploitation, l’extraction de surtravail, en allongeant la journée de travail ; la résistance des travailleurs empêche aussi une baisse des salaires. La valeur de la marchandise force de travail baisse plutôt du fait de la diminution de la valeur des moyens de subsistance des travailleurs. Cet accroissement de plus-value relative signifie que le taux d’exploitation, le ratio entre travail payé et non-payé, peut augmenter même si les travailleurs font moins d’heures et peuvent acheter plus avec leurs salaires. La marche triomphale du réformisme est basée sur la possibilité de créer ainsi une réconciliation partielle entre capitalistes et travailleurs, puisque les premiers peuvent continuer à accumuler sans que les seconds ne perdent nécessairement plus, n’étant plus, en fait, alors, de simples dépossédés. Quelle qu’importante qu’ait été l’histoire de la violence coloniale pour l’émergence du capitalisme : la richesse des sociétés capitalistes développées n’est pas fondée sur les superprofits tirés des colonies, de la super-exploitation des ouvriers et des paysans du prétendu Tiers-Monde, mais plutôt de l’énorme hausse de la productivité du travail. Les salaires et les profits ne forment pas un jeu à somme nulle. Tout aussi illusoire est l’idée contraire, que cet état des choses est stable et dénué de crises, généralisable, et par-dessus tout, extensible en permanence, jusqu’à ce que la société du capital soit transformée en paradis ouvrier. Nous sommes actuellement témoins de la chute de la constellation qui tirait sa force de cette illusion réformiste.

4.

Le même processus, exprimé économiquement comme mise en œuvre de la production de plus-value relative, et amélioration, en conséquence, de la situation matérielle de la classe ouvrière, est politiquement parachevé par la reconnaissance des prolétaires comme citoyens. La classe-État de la bourgeoisie se transforme en planificateur transclassiste de la société dont les orientations peuvent être – formellement parlant – déterminées par tous les membres de la société, au départ par le biais de partis politiques de classe qui deviennent graduellement des partis populaires. Tout comme le supermarché ne fait pas de distinction entre consommateurs bourgeois ou prolétaire, mais connaît seulement le pouvoir d’achat des consommateurs, il en va de même pour l’urne électorale qui connaît seulement les citoyens. La vie du prolétariat est de plus en plus médiée par l’État – par ses lois de protection du travail et ses services sociaux (qui sont pris sur une portion des salaires et de la plus-value, reposant ainsi en définitive sur le travail des prolétaires), ses programmes immobiliers et ses écoles, et pour ne pas se laisser dépasser, ses programmes d’investissement et d’emploi. Contre l’anarchisme – pour lequel l’État apparaît seulement comme un adversaire extérieur, comme police secrète, comme prison, en bref : comme force – les courants étatistes du mouvement ouvrier s’imposent, apprenant correctement à comprendre et à aimer cet État à visage prolétarien, comme étant aussi leur propre création. Alors que le fascisme italien se rêve en nation prolétarienne, que le national-socialisme allemand fait du 1er mai un jour férié, et que les nouveaux syndicats de l’industrie atteignent leur plus grande réussite sous le New Deal de Roosevelt, Staline construit la patrie de tous les travailleurs, qui n’avaient jadis pas de pays. Que le contrôle bureaucratique se soit ainsi développé à la perfection est plus qu’un simple effet collatéral. L’internationalisme prolétarien et l’auto-organisation du milieu ouvrier étaient emportés au rythme de la stratification de la société qui culmina avec la nationalisation des masses et les deux guerres mondiales.

5.

Alors que la crise économique de 1929 avait placé en situation de faiblesse l’esprit bourgeois et mis une fin brutale aux Vingt Glorieuses du réformisme social-démocrate, l’ordre dominant, en Allemagne, s’est tiré d’affaire par la folie manifeste de la race et la violence de l’état autoritaire. Nulle part ailleurs, la société de classes sans classes n’a été réalisée de façon plus grotesque et barbare que dans le national-socialisme, dont la mission, selon les termes d’Hitler, était de finalement transcender « la division en classes dont la bourgeoisie et le marxisme étaient également coupables. » Précisément parce que l’antagonisme de classe est resté intact, il fut reporté sur les Juifs, qui étaient vus à la fois comme des internationalistes prolétariens et des capitalistes de la finance ploutocratique, sabotant la communauté nationale. Il y eut une tentative d’exorciser cet antagonisme de classe déplacé, par le moyen du meurtre de masse.

Derrière la construction idéologique démente – celle du « Juif », agitateur bolchévique des travailleurs allemands en vue de triompher de l’économie nationale comme spéculateur boursier – ne se cachait pas tant la dictature brute du capital sur la classe ouvrière allemande, que la tentative d’intégrer cette dernière dans l’État-providence racial. Aussi incontestable que soit la visée initiale de l’État fasciste envers le mouvement ouvrier, il ne fait aucun doute qu’il a été capable d’élargir massivement sa base à la classe ouvrière. Comme contremaîtres racialement privilégiés de millions de travailleurs esclaves, comme fantassins de la guerre d’annihilation allemande, comme bénéficiaires de l’« aryanisation », une part considérable du prolétariat allemand a été absorbée dans la communauté nationale, qui fut par conséquent perçue par ses victimes, non comme un mensonge de propagande, mais comme un véritable enfer sur Terre.

Si Hitler ne fut pas qu’un simple accident, et la guerre de conquête, impérialiste et raciale, le salut ultime du capitalisme allemand, alors l’échec de la classe ouvrière allemande ne tient pas tant à sa défense insuffisante de la légalité contre la dictature, qu’à son incapacité à s’extirper de ce même ordre démocratique, qui fonçait à toute vitesse vers l’abîme fasciste. La tragédie historique se trouve dans le fait que les sociaux-démocrates et les syndicats, après avoir sonné le clairon du chauvinisme social en 1914 et défait les minorités révolutionnaires en 1918-19, durent alors céder à la communauté nationale de laquelle ils s’étaient souvent trouvés victimes, et qui recoupait leur propre conception d’un État populaire sous plus d’un trait – c’est pourquoi la tentative des syndicats de magouiller avec les nouveaux maîtres ne fut pas un simple faux-pas de dirigeants corrompus. C’était leur propre enthousiasme – pour le « socialisme de guerre », pour la gestion étatique de l’économie, le service militaire et l’unité nationale – qui se retournait alors contre eux, puisque c’étaient, bien qu’amoindries, les organisations de la classe ouvrière qui allaient être directement incorporées à l’État ; le temps où ils compensaient des intérêts contradictoires avait pris fin avec la grande crise économique. D’un autre côté, l’aile communiste du mouvement ouvrier n’était pas seulement devenue une organisation de chômeurs et donc proportionnellement impuissante ; elle s’était non seulement apaisée, se reposant sur la métaphysique insipide des lois historiques, par un vision fausse d’une victoire inéluctable et sous-estimant la barbarie imminente du nazisme ; mais aussi, – avec ses structures autoritaires et avec des stupidités politiques telles que le « Programme pour la libération nationale et sociale du peuple allemand » (1930) – elle s’était à contrecœur accommodée de la barbarie, de sorte que « l’aventure nationaliste de la IIIe Internationale en Allemagne… est une des conditions préalables à la victoire fasciste. Les travailleurs ont été formés à être fascistes, puisque le KPD est entré en compétition pendant dix ans avec Hitler pour le titre de « vrai nationalisme. » (Groupe des communistes internationaux, Hollande, 1935)

6.

Il a pu être encore plus fatal au parcours du mouvement prolétarien au XXe siècle que sa supposée victoire en Russie en 1917 ait progressivement produit des résultats qui étaient plus à même d’inspirer la crainte de la révolution que son désir.

La Russie prérévolutionnaire était caractérisée par des îlots prolétaires isolés au milieu d’un océan de paysans. La séparation de la Révolution russe en phases « bourgeoise » (février) et « prolétaire » (octobre) est idéologique. Les révolutions sociales surviennent dans le champ des possibles offert par des conditions sociales données. Elles ne changent pas en l’espace de quelques mois.

En 1917, la population russe, sous le slogan « Terre, Paix, Pain », s’est rebellée contre la brutalité et l’inanité de la guerre et ses propres conditions d’existence. Comme soldats, les ouvriers et les paysans souffraient du même sort transclassiste et amenèrent l’effondrement de la discipline militaire au front. Les hommes rentrèrent chez eux et diffusèrent la désobéissance contre l’autorité. Partout, les rapports de pouvoir dominants furent remis en cause par les conseils d’ouvriers, de soldats et de paysans. Alors qu’une frange radicale des conseils d’usine rejetait la prise de décisions par des structures hiérarchiques, s’orientaient vers un emparement de la production et de la distribution, et cherchaient à se coordonner entre les différents lieux de travail, tout cela indiquant la présence d’un courant communiste dans la classe ouvrière, les paysans révolutionnaires, au mieux – en accord avec la particularité de la communauté rurale en Russie -, demandaient instamment la création de collectifs autonomes, autosuffisants, qui impliqueraient la disparition des villes et le retour à des rapports de production précapitalistes. Aucun de ces deux mouvements n’était en mesure d’assurer la reproduction sociale d’ensemble. La tâche d’organiser la survie économique échut au Parti bolchévique, sous forme de despotisme sur les paysans et les ouvriers. Seule une révolution prolétarienne s’étendant dans le reste de l’Europe aurait été capable d’endiguer cette tendance anticommuniste.

Avec l’élimination des conseils d’usine et l’écrasement du mouvement paysan – particulièrement cette section dirigée par Makhno – les revendications et buts radicaux ne firent pas que disparaître ; bien plus, sous une forme pervertie, ils furent intégrés dans la société soviétique. La pression pour la socialisation et la transformation du procès de production trouva sa réponse dans la nationalisation des usines, la militarisation et la taylorisation du travail. C’est une blague théorique que celle des trotskistes, qui avaient, à juste titre, repoussé l’idéologie du « socialisme dans un seul pays », en gardant néanmoins l’idée que seule une révolution « politique » était nécessaire en Russie soviétique, que les rapports de propriété correspondaient déjà au communisme. Mais c’est une blague encore plus macabre, celle qui dit que ceux-là, qui mettaient l’accent sur la démocratie ouvrière dans leur lutte contre la bureaucratie stalinienne avaient, quelques années auparavant, investis des plus hautes fonctions de l’Armée Rouge, noyé la résistance des paysans, des ouvriers et des soldats dans le sang. Mais la commémoration de la révolte de Kronstadt de 1921 devient une simple mythologie si elle ne fait que souligner la revendication de la démocratie des conseils contre la dictature du parti, tout en passant sous silence la revendication pas très révolutionnaire d’un « libre » échange de marchandises entre les villes et la campagne. Immédiatement après l’écrasement de la révolte, ces revendications économiques furent reprises par le gouvernement bolchévique et mises en œuvre sous la forme de la « Nouvelle Politique Économique » (NEP). En définitive, le pain pour tous – de piètre qualité – fut assuré par l’extension du travail obligatoire pour tous. L’accès à la terre fut réalisé par la collectivisation forcée, conduite par l’État. La paix fut brutalement imposée sous la forme d’un calme social. Les intérêts spécifiquement de classe prirent un caractère national. La lutte de classe fut célébrée sous la forme pervertie de la grande guerre patriotique et de l’idéologie antifasciste.

La perspective internationaliste des bolchéviques, par dessus tout pendant la Première guerre mondiale, les ancrait dans le camp révolutionnaire. Et dans le cas d’une révolution prolétarienne en Europe de l’ouest, ils auraient pu rester dans le camp révolutionnaire. Mais le concept bolchévique du parti, leur méfiance envers la possibilité d’un comportement communiste de la classe émergent de la dynamique de la lutte de classe, indiquait déjà, même avant la révolution, une conception autoritaire du communisme. Mais un anti-léninisme naïf qui se propose de chercher la raison de l’échec de la révolution dans le Parti bolchévique lui-même oublie que, dans le cas des bolchéviques, l’existence sociale détermine la conscience. Cet anti-léninisme naïf ne remarque pas combien il reste lui-même captif de la conception d’une direction toute-puissante qui peut arbitrairement guider le cours de l’histoire. Personne ne peut dire ce qui serait arrivé si les conflits sociaux avaient pris une autre direction. Mais du point de vue des résultats historiques, la dictature du parti a réalisé une des alternatives que les conditions internes et externes de 1917 rendaient possibles, celle que l’on peut caractériser comme « accumulation primitive » : l’intégration sociale et économique de la masse des paysans russes dans le monde du marché à travers l’industrialisation et la généralisation du travail salarié. De la sorte, les réalisations historiques de la Révolution russe consistent, au final, un travestissement orwellien d’un régime de terreur en pouvoir des Soviets plus électrification.

7.

La Révolution russe est entrée dans la mythologie du mouvement ouvrier comme quintessence de la révolution sociale. Les soulèvements révolutionnaires en Europe centrale, après la fin de la Seconde guerre mondiale étaient portés par rien moins que la vague d’enthousiasme qu’inspirait la Révolution russe. La défaite manifeste des révolutions en Europe centrale et l’érosion rampante des velléités d’émancipation en Russie s’influençaient mutuellement et se renforçaient l’une l’autre. Il restait le paradoxe apparent : quoique la révolution prolétarienne dans l’Ouest capitaliste développé ait été évidemment condamnée à l’échec et que seul le réformisme eût paru avoir un avenir, l’image d’une révolution violente victorieuse dans un pays relativement sous-développé était renforcée. La Révolution russe eut historiquement une grande influence, tout d’abord comme point de référence et manuel de chevet pour les élans de modernisation des mouvements anticoloniaux et anti-impérialistes du Tiers Monde. Là, le « marxisme-léninisme » devint l’idéologie des classes moyennes et de l’intelligentsia radicales. La Russie soviétique se porta au rang de prototype pour les projets de développement des pays périphériques à l’aire de impérialisme. A l’Ouest, l’Octobre rouge était soit admiré comme porteur d’espoir, une conception qui permettait d’instrumentaliser une partie de la classe ouvrière pour la politique étrangère russe, soit il servait de croquemitaine contre toute idée de dépassement du capitalisme.

8.

Après la Seconde guerre mondiale, la conception étatiste erronée du mouvement ouvrier, selon laquelle il se dirigeait vers le dépassement du capitalisme, s’évanouit. Les tendances radicales sont partout écrasées, pulvérisées, et absorbées. Aussi mort et enterré que puisse être le mouvement ouvrier comme porteur potentiel d’une société nouvelle, il est d’une puissance sans égale comme représentation bureaucratique du prolétariat dans la société bourgeoise. Quelques décennies de succès l’attendent encore, peut-être ses meilleures, durant lesquelles les gouvernements du Monde libre agissent comme l’incarnation idéale de la social-démocratie totale et les partis communistes sont simplement les sociaux-démocrates les plus décisifs, les syndicats arrondissent les fins de mois avec des augmentations de salaire à deux chiffres et les enfants de la classe ouvrière ne finissent plus inévitablement dans l’usine dans laquelle leurs pères, et bien souvent leurs mères, triment. Les sociologues annoncent la fin de la société de classes.

9.

C’est pur mysticisme que d’analyser la marche du mouvement ouvrier comme l’œuvre de « traîtres », comme une histoire de corruption et de déviation depuis le droit chemin. Tout comme la social-démocratie allemande a abattu les spartakistes en 1918-19, le stalinisme a écrasé la révolution sociale en Espagne en 1936-37. Les deux reposaient sur le support de masses de prolétaires loyaux.

Le prolétariat n’a pas d’essence révolutionnaire que des manœuvres réformistes à répétition auraient perpétuellement empêché de jaillir enfin de toute sa force. Seul un mouvement de l’immense majorité de la classe du salariat peut révolutionner la société. Mais seuls des métaphysiciens en manque d’émotion hypostasient de la sorte le prolétariat comme « le sujet révolutionnaire ». Le prolétariat est sa lutte ; et ses luttes n’ont pas, à ce jour, conduit au-delà de la société de classes, mais plus profondément en elle.

C’est exactement la même chose que de dire qu’avec l’intégration du prolétariat la possibilité de la révolution s’est éteinte. Selon de telles légendes, la possibilité a existé dans une sorte d’âge d’or du libéralisme, quand les ouvriers en colère et les requins de l’industrie s’affrontaient, et que l’industrie culturelle et l’État-providence étaient encore inconnus. Cette histoire du déclin, avec sa touche mélancolique, ne souffre pas la comparaison avec une construction historico-philosophique d’ascension inéluctable. La conception matérialiste de l’histoire affirme que les choses auraient pu être autres, que les luttes de classe auraient pu avoir différentes issues. Mais le point de vue sur l’histoire est inévitablement conditionné par sa progression a posteriori, dans laquelle la dialectique de la répression et de l’émancipation n’a pas pris fin.

10.

Un radical fit autrefois ce commentaire sarcastique : « les communards se sont laissés descendre jusqu’au dernier afin que tu puisses acheter une chaîne hi-fi Philips ». Mais l’histoire triomphale de l’État-providence repose sur le fait qu’il a été en mesure de répondre à un besoin réel du prolétariat : celui d’une vie qui ne soit pas suspendue au fil d’une vente réussie de la force de travail de chacun. L’extension de l’État-providence, qui a principalement eu lieu durant la période qui a suivi la Seconde guerre mondiale, et l’énorme accroissement de la productivité de cette période, permettent de faire disparaître, en Europe et dans certaines parties d’Amérique du nord, le pauvre crevant de faim, et amènent les possibilités matérielles de la classe des dépossédés à un niveau qui est aujourd’hui source de griefs (perpétrant ainsi une tradition de longue date) de la part des idéologues de toutes obédiences. Quand ces mêmes idéologues chantent maintenant les louanges de l’individu et dénoncent sur-le-champ, même le plus modeste des bénéfices sociaux, comme socialisme, qui est censé liquider l’individu en question, alors ce n’est pas seulement qu’ils succombent à la même erreur – en inversant les signes plus et moins – que cette section de la fraction social-démocrate du Reichstag qui affirmait reconnaître le début du socialisme dans les lois de protection sociale de Bismarck. De surcroît, ils ne parviennent pas à reconnaître que l’individu moderne, à un degré considérable, doit son existence à l’État, qui a créé les conditions minimales pour le libre développement de l’individu dans les limites de la société marchande. Les allocations de chômage, les bénéfices sociaux, l’assurance-maladie, les retraites, etc. furent introduits afin de maintenir une armée de réserve industrielle entre les cycles de la production, et aussi pour maintenir la classe sous contrôle, ne pas la laisser à ses propres dispositifs, afin de défendre l’ordre bourgeois de la criminalité et des révoltes. Mais cela a aussi permis à beaucoup de continuer à avoir une vie au-delà du salariat qui ne soit pas simplement égale à la plus amère pauvreté.

L’intervention étatique dans la production, dans le but d’améliorer les conditions de travail du prolétariat, l’introduction de salaires minimums ou les limitations légales à la journée de travail visaient à établir des protections contre la surexploitation, tout comme à ne pas mettre en péril la reproduction de la classe que les capitalistes projetaient d’exploiter à l’avenir. D’un autre côté, la possibilité de vivre plus de 60 ans, plutôt que de finir dans un cercueil à 30 après avoir passé sa vie à l’usine, augmenta énormément. La détérioration physique amoindrie de la classe ouvrière déboucha d’abord sur la possibilité qu’elle soit capable de penser selon ses propres intérêts.

L’enseignement obligatoire fut aussi introduit du fait des besoins d’une administration moderne, de sorte que chacun, dans les coins les plus reculés du pays, puisse être en mesure de lire les lois, signer des contrats comme travailleur salarié libre, et apprenne à tenir les comptes comme vendeur de sa propre force de travail. Mais par ce biais, les masses purent aussi s’éduquer, lire des textes théoriques, et communiquer collectivement entre elles et à l’étranger, ce dont les diverses publications du vieux mouvement ouvrier sont un témoignage éloquent. Et finalement, dans la seconde moitié du siècle dernier, la possibilité d’une éducation supérieure s’ouvrit à une partie sans précédent des rejetons du prolétariat. Une critique de l’intégration de la classe ne peut pas ignorer ces aspects, qui sont aussi dans l’intérêt du prolétariat, et qui ne furent pas simplement concédés par l’État, mais bien obtenus par la lutte.

11.

Parmi les divisions consolidées par la marche triomphale du capitalisme, il y a celle entre les sphères de la production et de la reproduction, une séparation sexuellement codifiée qui, s’accompagnant de toutes sortes de légitimations soutenues par la biologie ou l’anthropologie, est devenue un modèle social, sous la forme de la famille bourgeoise. Même si, au XIXe siècle et au début du XXe, la grande majorité était dépendante du revenu des femmes – et bien souvent, des enfants -, l’idéal d’une division genrée du travail, où le gagne-pain échoit au masculin, dominait.

L’universalisme revendiqué par la bourgeoisie dans ses déclarations des droits de l’homme et des citoyens, était, comme l’ont noté des critiques clairvoyantes de l’époque, telles Olympe de Gouges ou Mary Wollstonecraft, dès le départ hautement spécifié, puisque l’individu humain libre, dont la naissance était célébrée, était mâle. Pour sa perspicacité, De Gouges fut au moins assurée d’un apparition publique – elle fut guillotinée.

L’enseignement dans les écoles publiques et les universités, la participation à la vie politique, tout comme le droit à la propriété privée furent longtemps refusés aux femmes durant la première moitié du XXe siècle, dans la plupart des pays métropolitains, et ont été obtenus par la lutte. La seconde vague du mouvement des femmes qui s’est formée dans les années 1960 a surtout mis au premier plan, parallèlement à la question de la régulation médicale du corps féminin (par exemple, sous la forme des lois sur l’avortement), des formes plus subtiles, privées, de l’oppression des femmes. Au cours de son institutionnalisation progressive, le mouvement est parvenu à ce qu’existent des lois qui ne soit pas liées au principe de l’égalité de genre, mais qui soumettent plutôt les crimes spécifiquement masculins à la justice, tels le harcèlement sexuel ou le viol dans le mariage.

Avec optimisme, on pourrait croire que l’émancipation des femmes et la réalisation de leur statut de sujets bourgeois a été parachevée. Les fondements matériels du maintien des rapports hiérarchiques de genre sont largement obsolètes : les grossesses sont maintenant planifiables, et ne constituent donc plus un risque incalculable du point de vue du capital ; la reproduction individuelle de la force de travail peut être réalisée sous la forme marchandise, du moins dans les métropoles. Et en fait, la tolérance pour les modes de vie qui ne correspondent pas au modèle de la famille bourgeoise traditionnelle s’est considérablement accrue, bien que le cri retentissant, prévisible en temps de crise, de « retour à cuisine », et le rappel, démographiquement argumenté, aux standards féminins d’avoir l’obligeance de faire plus d’enfants, tout comme un bref coup d’œil à la composition de différents corps exécutifs, nous dit toute autre chose. Aujourd’hui, les femmes sont sujettes à toutes les tribulations de l’existence de possesseurs d’une force de travail, mais en moyenne elles gagnent moins que les hommes, travaillent souvent à temps partiel, et d’abord dans le secteur des services. Le boom du secteur des services des dernières décennies n’a pas pour moindre cause la capitalisation renforcée de la sphère reproductive. Mais, tout comme auparavant, un pourcentage énorme de travail reproductif non payé est réalisé dans la proverbiale « double journée » des femmes.

La production de l’idéologie sur la différence de genre, et les caractérisations et capacités qui en découlent prétendument, n’est en aucun cas parvenu à un point d’arrêt ; mieux, la sociobiologie, qui infère, de la société des chasseurs-cueilleurs, chaque excentricité, connaît à nouveau de beaux jours, et constitue une référence de la conscience quotidienne. Le problème de savoir si l’humanité peut s’affranchir de sa classification selon les paires de chromosomes, sur les bases de la société bourgeoise, ne fait pas moins question que la ténacité de cette idéologie.

12.

Le capitalisme avancé peut apparaître comme dénué de classes, parce que d’un côté l’antagonisme de classe devient abstrait, et de l’autre il devient diffus. De façon ironique, cela a égaré tout autant les tenants de la lutte de classe que ses négateurs. Ces derniers, qui se nomment eux-mêmes Wertkritiker, ou critiques de la forme-valeur, se cramponnent de façon grossière à la surface de la société, à l’illusion réelle de la sphère de la circulation, dans laquelle, en fait, n’errent que des sujets bourgeois indifférenciés. L’adieu au prolétariat, par la critique de la valeur, fait de l’ajournement de l’action du prolétariat, comme acteur subversif, une irrésistible loi historique. La seule consolation est celle qu’offre la perspective annuelle d’un effondrement imminent du système de production des marchandises – Amen.

De l’autre côté, quelques supporters de la lutte de classe ont dissous la définition objective de la classe en un conception subjective, où la classe se crée elle-même ex nihilo dans la lutte : la classe est un « concept ouvert » et tout le reste est « sociologique ». Mais un concept « ouvert » est indéterminé, c’est-à-dire pas un concept du tout. Tout aussi répandue est la notion édulcorée que la classe est une relation, et qu’elle n’est, en conséquence, pas déterminable objectivement. Mais une relation de quoi ?

La relation de classe est une relation entre le capital et les prolétaires, entre la valeur se valorisant et la force de travail. Le capital n’est pas un « sujet automatique », dans la mesure où il ne peut rien faire par lui-même, et donc a toujours besoin d’êtres vivants munis d’une volonté et d’une conscience, jusqu’à ce jour des humains, qui organisent sa valorisation selon leurs propres intérêts. Mais le capital n’est pas nécessairement lié aux capitalistes. La bourgeoisie est sans nul doute versatile et dotée d’une conscience de classe aiguë, mais ce n’est pas la raison dernière à tous les maux sociaux. Tout argent est potentiellement capital, et devient capital dès qu’il n’est plus englouti par la consommation, mais rentre alors dans la production. Les entrepreneurs intelligents sont parvenus à l’idée de compenser leurs forces de travail sous la forme de réserves, et il y a peu de fonds spéculatifs qui ne disposent des fonds de pension des prolétaires américains, qui « laissent leur argent travailler pour eux » (la périphrase fétichiste du fait que par le biais de cet argent, on commande quelque part au travail). Mais ce caractère effectivement non démocratique du capital possède un préalable qu’il est sensé réfuter selon le point de vue des idéologues : l’existence des prolétaires, c’est-à-dire des gens qui doivent se produire eux-mêmes sur le marché du travail, afin de valoriser le capital par leur travail et leur surtravail. Si la société de classes capitaliste, à la différence de celles qui l’ont précédée, prospère -en principe – sur la perméabilité des frontières de classe, il n’en reste pas moins vrai que la situation des petits actionnaires prolétariens n’est pas meilleure que celle de la plupart des commis de cuisine.

L’existence comme prolétaire n’apparaît, de façon précise, nulle part, parce qu’elle est quasiment partout répandue. L’imposition généralisée de la dépendance salariée qui survient parallèlement à la dissolution du vieux milieu prolétarien, qui renvoie les paysans aux confins de la scène de l’histoire et qui prolétarise en premier lieu la force de travail salariée, puis les cols blancs, conduit finalement, dans les centres de développement capitaliste, non pas à deux camps de classe bien définis, mais plutôt à une vaste diversité de situations. Un tel état de choses permet aux chercheurs en sciences sociales de s’en donner à cœur joie, eux qui se réjouissent de ne pas avoir à regarder la forêt cachée par l’arbre. La classe, ici et maintenant, ne décrit pas un acteur collectif avec de possibles intentions révolutionnaires, mais plus simplement et largement l’impératif généralisé de vendre sa propre force de travail (un impératif auquel les cadres, bien qu’ils soient formellement des salariés, sont à peine assujettis après avoir passé deux ans, tout au plus, dans l’équipe de direction). Tout comme la valeur et la plus-value n’ont pas besoin de s’incarner dans une marchandise particulière, le concept de classe n’est pas nécessairement lié au travail physique, à un produit matériel, ou à la production d’usine. On a pas besoin de tenir en haute estime la joyeuse Multitude, productrice immatérielle, du professeur Negri, on a pas besoin d’être familier avec le schéma universitaire de gauche du fordisme (chaque homme à l’usine) et du post-fordisme (tout le monde à la maison seul en face de son ordinateur), pour reconnaître dans le discours sur la « centralité de l’usine », précisément la conception étriquée de la classe qui est morte et enterrée, et qui ne servira certainement plus à gagner la bataille finale. Selon les canons internationaux, la classe ouvrière industrielle n’a pas disparu, pas plus qu’elle n’est synonyme du concept de prolétariat.

II.    L’auto-abolition[1] du prolétariat

13.

L’antagonisme de classe est inscrit dans la société, sans nécessairement la faire voler en éclats. Les vendeurs individualisés de force de travail font constamment l’expérience du fait qu’il doivent se regrouper et lutter afin de tomber complètement en déchéance ; les conditions de l’exploitation doivent être constamment renégociées, et c’est seulement en s’associant que quelques travailleurs peuvent ponctuellement dépasser leur compétition mutuelle. Mais le passage légendaire de la « classe en soi » à la « classe pour soi » ne peut pas émerger des intérêts immédiats, ni par la généralisation de revendications, puisque tout cela reste nécessairement lié au capital et donc à ce qui impose la segmentation au prolétariat comme sa condition naturelle. La conscience de classe ne consiste pas à reconnaître que l’on est une classe, mais plutôt à savoir que l’on ne doit plus en être une. La révolution ne consiste pas en la victoire du prolétariat sur la bourgeoisie, mais bien dans l’auto-abolition du prolétariat. « Les salariés peuvent seulement s’unir en une classe “pour soi”, afin de s’abolir comme classe, par la négation complète de la propriété privée qui les divise, en se préoccupant non seulement à l’emparement des moyens de production en état de marche, mais aussi au procès de production dans son intégralité (et cela implique nécessairement : sur une échelle internationale). » (Werner Imhof)

La socialisation par le capital demeure contradictoire, puisque ce qui relie les gens les sépare tout autant. La forme-valeur des produits du travail n’est rien d’autre que l’expression et la médiation de la contradiction la plus fondamentale de la société bourgeoise : le travail est social, en tant que production pour les autres, et dans le même temps asocial, en tant que travail organisé dans des lieux de travail séparés les uns des autres et produisant en compétition les uns avec les autres, acquérant seulement une validité sociale par l’échange. Si les prolétaires s’emparaient simplement de leurs lieux de travail respectifs, tout en maintenant des rapports d’échange entre ceux-ci, la production ne serait pas réellement sociale, et les travailleurs continueraient à perpétuer toutes les contradictions de la société marchande, d’une façon « autodéterminée », s’il en est une. L’émancipation ne serait rien moins qu’une communauté globale, dans laquelle la propriété privée aurait laissé place à la régulation commune de la vie.

Toutefois, il ne faut pas accabler la révolution avec cette fausse promesse que l’empire de la nécessité sera dissous dans le jeu et le plaisir, et rien d’autre, pas plus que ne persistera l’opposition abstraite présente entre cet empire de la nécessité et un royaume de la liberté, qui serait privé de toute possibilité de façonner le monde. La capacité à reconnaître la finalité de la production comme nôtre sera le progrès décisif. Avec la mise en place d’une mise en commun rationnelle, le fondement de l’État n’aurait aussi plus cours, puisque l’État n’assure que le maintien d’une fausse mise en commun, répressive, sur la base des intérêts privés en compétition, ou, dans les termes d’un ami clairvoyant de la société sans classes : « L’émancipation humaine n’est réalisée que [lorsque l’individu réel réabsorbe en lui le citoyen abstrait, et qu’en tant qu’être humain individuel il est devenu un être de l’espèce dans sa vie quotidienne,][2] lorsque l’homme a reconnu et organisé ses forces propres comme forces sociales et ne sépare donc plus de lui la force sociale sous la forme de la force politique. » (Marx, La question juive)

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L’auto-abolition du prolétariat est, en conséquence, irréconciliable avec sa dictature. Chaque nouvelle tentative de libération doit sans aucun doute compter avec des adversaires armés, qui, si l’expérience passée est de quelque utilité, ont tendance à ne pas se laisser impressionner par un discours qui laisse de côté la domination. Mais le mot d’ordre de la dictature du prolétariat ne peut se résumer à cette trivialité. Il vise plutôt une société de transition socialiste. Ce fut Marx entre tous qui, contre Bakounine, amena à la Ière Internationale le slogan de « la conquête du pouvoir politique » par le prolétariat, et mit en place une phase de transition avant le communisme durant laquelle « une même quantité de travail sous une forme s’échange contre une même quantité de travail sous une autre forme » (Critique du programme de Gotha), ce qui illustre simplement le lien impératif entre la production de marchandises et l’État. Tout cela est bien loin, à présent. Ce fut la tragédie du XXe siècle que la révolution ait éclaté là où les conditions du communisme étaient les pires qu’on pouvait imaginer, et que les « sociétés de transition socialistes », nées des échecs des tentatives révolutionnaires en Europe de l’ouest, se soient révélées être, 70 ans plus tard, des transitions vers le marché. Les révolutions socialistes jusqu’à présent, furent toutes, sans exception, bourgeoises, dans des zones où la bourgeoisie était trop faible pour accomplir sa destinée historique, et où il avait été affirmé, tout à fait sérieusement, que la prétendue accumulation primitive était un problème socialiste. Mais au XXIe siècle, il n’y a plus de révolutions agraires à accomplir, de forces productives à développer ; la question n’est plus la généralisation du travail salarié, mais l’abolition de celui-ci. Des révolutions visant à établir des conditions préalables au communisme sont seulement envisageables comme des phénomènes isolés survenant dans les coins les plus reculés du monde.

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Aujourd’hui, pourtant, la conquête du pouvoir étatique est généralement abandonnée au profit d’une guerre de position sans but, et par conséquent sans fin, avec le pouvoir. L’esprit anti-autoritaire, qui insiste pour que les formes du mouvement soient conformes à ses fins et qui affirme que le parti léniniste d’avant-garde ne peut servir qu’à un putsch, mais non à l’auto-émancipation des exploités, a dégénéré sous la forme de l’esprit malin du postmodernisme, qui fait ses choux gras du caractère indéterminé et indéterminable de la révolution. Les sceptiques dogmatiques, qui « vont comme ils questionnent », mais ne veulent plus savoir où ils vont, oublient, premièrement, que le but du communisme est déterminé par la critique des rapports existants ; deuxièmement, que ce but, parce qu’il ne sera pas réalisé politiquement ou en l’espace d’une nuit, est seulement possible comme un mouvement de communisation, dans lequel les travailleurs salariés atomisés se transforment en individus sociaux et commencent à régler leurs vies sans les rapports d’échange. « Tant que les mouvements de masse sont réduits et restent superficiels, la tendance vers le contrôle de toutes les forces sociales ne se manifeste pas de façon catégorique. Mais quand ces mouvements deviennent plus étendus, de nouvelles fonctions entrent dans le rayon d’action des masses en lutte, et leur sphère d’activité s’accroît. Et ces masses en lutte absorbent complètement toutes les nouvelles relations entre les gens et le procès de production. Un “nouvel ordre” apparaît. Ce sont les traits essentiels du mouvement indépendant de la classe, et c’est la terreur de la bourgeoisie. » Le conseilliste néerlandais Henk Canne-Meijer écrivait ainsi le scénario, en 1935, du Mai parisien de 1968.

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Le Mai parisien et le « Mai rampant » en Italie sont les pics d’une nouvelle vague de luttes de classe ébranlant les régions développées du monde depuis 1968, vague de luttes dont les minorités radicales, comme si elles tournaient en dérision le pessimisme culturel de gauche, saisissent l’auto-abolition du prolétariat plus justement que leurs prédécesseurs durant le cycle révolutionnaires autour de 1917. La critique théorique et pratique ne vise pas seulement le vieux mouvement ouvrier, qui s’était transformé en une officine d’État, mais aussi la gauche radicale traditionnelle.

Tout d’abord le prolétariat n’est plus assigné au rôle d’appendice honteux du développement capitaliste, dans le sens où la théorie traditionnelle concevait sa majestueuse entrée en scène. L’attente patiente de la crise mortelle du capital cède la place à l’intention de précipiter cette crise même. Dans ce rejet du vieux déterminisme, la critique des situationnistes et les partisans de l’opéraïsme convergent, même si par ailleurs leurs chemins diffèrent. La confirmation soudaine de cette conception, avérée dans le cours des événements – nulle part les grandes luttes de classe de 1968 ne sont précédées de licenciements massifs, de baisses des salaires ou d’autres conséquences d’une crise capitaliste – prend durement et totalement par surprise les administrateurs du vieux monde. Même là où la société bourgeoise semble mettre en pratique sa conception du bonheur général, faisant valoir la démocratie, le plein emploi, et la prospérité, le consentement généralisé des exploités n’est pas garanti.

Même la semi-conviction avec laquelle la gauche radicale traditionnelle concevait l’auto-abolition du prolétariat est dépassée – non seulement le culte du parti et la conquête du pouvoir d´État qu’avancent les communistes de gauche autour d’Amadeo Bordiga, mais aussi l’autogestion des moyens de production défendue par les partisans germano-hollandais du communisme de conseils. Avec les meilleures intentions anti-autoritaires, les conseillistes opposaient, à la dictature du parti, le pouvoir des conseils et la planification centrale de l’autogestion ouvrière, dans laquelle chaque producteur recevrait une part du produit social total en rapport avec sa performance individuelle de travail, et dans laquelle une monnaie- temps de travail remplacerait l’argent. Contre ceux qui, en leur temps, adhéraient à de telles conceptions, l’IS affirmait en 1967 : « il ne suffit pas d’être pour le pouvoir abstrait des Conseils Ouvriers, mais il faut en montrer la signification concrète : la suppression de la production marchande et donc du prolétariat. » (De la misère en milieu étudiant) Que les situationnistes n’aient pas été les seuls à dire cela, mais qu’au contraire, dans les années 68 tous les éléments subversifs avancés aient été marqués par cette idée, montre simplement que cette compréhension doit son existence au niveau élevé de socialisation capitaliste, socialisation qui peut se transformer directement en communisme. « Le vol du temps de travail d’autrui, sur quoi repose la richesse actuelle, apparaît comme une base misérable au regard de celle nouvellement édifiée et créée par la grande industrie elle-même. Dés lors que le travail sous sa forme immédiate a cessé d’être la grande source de la richesse, le temps de travail cesse nécessairement d’être à sa mesure et, par suite, la valeur d’échange d’être la mesure de la valeur d’usage. Le surtravail de la masse a cessé d’être la condition du développement de la richesse générale, de même que le non-travail de quelques-uns a cessé d’être la condition du développement des pouvoirs universels du cerveau humain. » (Marx, Grundrisse)

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Prendre la contradiction entre les forces productives et les rapports de production comme point de départ est tombé en disgrâce, et non sans raison. Dans sa version la plus vulgaire, cette contradiction était comprise comme la victoire du socialisme garantie par les lois du progrès technique. Une version modérée de cette compréhension se dispense de la certitude de la victoire, mais perçoit toujours l’appareil de production actuel comme le précurseur du socialisme, l’introduction du socialisme requérant simplement un changement du titre de propriété. Contre cela, l’opéraïsme partait de l’expérience de masse des ouvriers d’usine, qui ne posaient pas directement l’organisation du travail et la machinerie comme des alliés sur la route du socialisme, mais bien plutôt comme pur despotisme. L’idée que sous l’enveloppe extérieure du capitalisme un appareil productif fluide a mûri néglige le fait que l’objectif de production de plus-value est incorporé à la machinerie et à l’organisation du travail. Mais à l’opposé de la gauche écologisée contemporaine, qui comprend chaque allusion au potentiel que le niveau de maîtrise de la nature a atteint comme une expression d’un homme de paille surnommé « marxisme traditionnel », la critique opéraïste était bien consciente de ce que le développement des forces productives ne s’épuise pas dans l’existence de l’usine, et peut servir les producteurs sous d’autres rapports sociaux. C’est ainsi qu’en 1969 le Comitato Operaio di Porto Marghera notait que « la quantité de science accumulée est si grande que le travail pourrait être immédiatement réduit à n’être qu’un élément non-essentiel de la vie humaine au lieu d’être proclamé “fondement de l’existence humaine” ».

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De plus, dans le capitalisme tardif, la contradiction entre les forces productives et les rapports de production s’intensifie sous la forme, déjà familière au vieux mouvement ouvrier, de l’opposition entre le beurre et les canons que Guy Debord en 1967 rapporte au « déclin de la valeur d’usage » : non seulement la vie interne de l’atelier, mais aussi sa production porte de plus en plus les marques d’une forme sociale pervertie. Si Marx pouvait encore célébrer l’industrie comme étant « le livre ouvert des forces humaines essentielles », les produits du travail sont devenus entretemps des preuves directes contre la société qui les génère : l’anachronisme du capital devient tangible dans ses produits qui ne sont d’aucune utilité pour une humanité libérée et qui sont nuisibles à une humanité asservie. Le fossé entre possibilité et réalité n’a jamais été aussi grand qu’aujourd’hui, où la masse des prolétaires du monde végète dans la misère alors que les capacités productives de la société dans son ensemble ont depuis longtemps rendu la pauvreté matérielle superflue. Ce qui est fastidieux avec les prêcheurs de paix, ce n’est finalement pas leur assertion selon laquelle, pour le prix une seule bombe atomique, on pourrait construire cinq hôpitaux, mais plutôt la naïveté avec laquelle ils essaient de donner des buts humains à une société antagonique.

Pour la conscience de classe, ce développement signifie que la connaissance du fait que les uns façonnent le monde via le travail des autres ne donne plus aucune fierté à un nombre croissant d’ouvriers, mais tout au plus de la gêne – ou une haine justifiée pour une société qui les condamne à produire des ordures : c’est le moment rationnel du slogan « guerre au travail », qu’on pouvait entendre autour de 1968.

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Cependant, la grande vague de luttes de classe qui surgit à la fin des années 1960 dans les centres capitalistes avancés ne doit pas être mystifiée sous la forme d’une mythologie révolutionnaire et transformée en mouvement pour l’abolition consciente du vieux monde. Seules des minorités voulaient en finir avec le capital, et seule une minorité de cette minorité comprenait de quoi elle parlait. Aux côtés de ces éléments les plus avancés, toutes sortes de figures douteuses grouillaient hors des poubelles de l’histoire, Lénine et Mao allant de pair avec l’anti-impérialisme et l’autogestion de l’esclavage salarié, et pour rendre la confusion complète, la raison révolutionnaire et l’idéologie de gauche étaient souvent amalgamées en de curieuses chimères telles que le maoïsme antiautoritaire et l’opéraïsme léniniste. La conception moderne de la révolution sociale qui brilla dans les courants avancés en 1968 ne fut jamais qu’une faible tendance en des temps très troublés.

Le mouvement réel des travailleurs salariés consistait cependant à parachever le beau rêve de la société de classes sans classe en le prenant au pied de la lettre. Conduit tout d’abord par la haine de la corvée hallucinante qu’est le boulot, la haine du harcèlement sur la ligne d’assemblage et la haine de la pure existence physique humaine pour le processus sans relâche de la valorisation, les ouvriers voulaient sinon tout, au moins de meilleurs salaires et moins de travail. Largement indifférents au bal costumé des gauchistes, les luttes de classe des années 1970 poussèrent le réformisme institutionnel à ses limites et finalement le jetèrent par-dessus bord. L’autonomie, le mot-clé de ces années-là, signifiait grèves ou sauvages ou avec le syndicat, mais sans s’occuper des dégâts. Dans les bastions du « pouvoir ouvrier », un deuxième mot-clé de ces années-là, des grandes usines de Détroit jusqu’à Turin, les patrons n’étaient plus maîtres en leurs demeures, les chaînes de montage étaient sabotées, les postes écourtés par les ouvriers ; même dans l’Angleterre traditionnellement trade-unioniste, on avait atteint une crise larvée, un hiver du mécontentement [a Winter of Discontent], et les rapports pétrifiés de l’Allemagne post-fasciste connurent quelques fissures, grâce tout d’abord aux apprentis, aux jeunes ouvriers et aux travailleurs immigrés.

Tout le monde occidental des années 70 vécut sous les auspices du refus du travail et de l’explosion des salaires. Les ouvriers avaient joyeusement oublié la modération, celle qu’ils avaient appris comme étant le secret du succès de « l’âge d’or » social-démocrate de l’après-guerre. Ce découplage interdit des salaires et de la productivité intensifia l’une des crises périodiques les plus inévitables du capital qui surgit juste au moment où le capitaliste global idéal commençait à gémir sous la pression des dépenses sociales qu’il avait été contraint d’élever à des niveaux inouïs afin d’apaiser les prolétaires.

Bientôt, s’en fut fini de l’autonomie et du pouvoir ouvrier. Le noyau militant fût soumis à une attaque frontale, les usines où se trouvaient les bastions du pouvoir ouvrier étaient automatisées, démontées et transférées ailleurs. L’augmentation du chômage mis au pas les ouvriers au travail, alors que l’État sortait de son rôle de travailleur social total idéal pour endosser celui de tyran de la classe. C’est à ce moment que dans les centres du monde occidental a commencé un cycle de contre-réformes qui poursuit l’attaque du prolétariat sur un nombre de fronts de plus en plus grand. A ce moment-là, la faiblesse du mouvement ouvrier réformiste fut avérée, complètement dépendant du bonheur et du malheur de la classe ennemie, capable au mieux d’amortir le choc de l’affaissement général.

III.    Une époque sans promesses

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Même alors que l’État tente de revenir, à la vitesse de la lumière, sur ses précédentes concessions et sur ses mesures de protection, le capital a déjà un coup d’avance : le progrès technique et la chute du Rideau de fer ont rendu possible le transfert d’installations productives entières vers des pays reconnaissants d’en être les hôtes. En sus, il y a une tendance à mettre chaque travailleur en concurrence avec tous les autres pour le salaire minimum et le niveau de productivité le plus élevé. Si jadis, la muraille de Chine était tombé sous l’artillerie à vils prix de l’Occident, aujourd’hui l’aube dorée du capitalisme se lève à l’est : le nouveau « péril jaune » n’est plus le gimmick bourgeois obtus de géostratèges anti-communistes, mais bien une menace massive sur les modes de vie des ouvriers occidentaux par le biais du transfert de la production.

De plus en plus de producteurs sont séparés de leurs moyens de production et par conséquent dépendent de la vente de leur force de travail ; le crétinisme des campagnes cède la place à la brutalité de l’exode rural. Ainsi émerge une classe ouvrière globale, dont les membres sont placés à égalité dans l’expérience de la concurrence entre eux, pour des emplois qui, si ce n’est de façon absolue, diminue relativement au nombre de travailleurs. De surcroît, le prolétariat commence enfin sa marche triomphale dans le monde entier, et les frontières géographiques de centre et de périphérie commencent à disparaître.

L’insécurité qui apparaît comme problème spécifique dans le discours courant sur le « précariat » est donc la norme globale du prolétariat. Les sanctuaires actuels du capital, qui frappent de terreur le cœur des hommes d’État comme celui des travailleurs, sont d’ores et déjà les territoires désertés de demain, sitôt que les normes salariales s’élèvent ; l’Inde est déjà prête à prendre la place de la Pologne. Mais aussitôt le capital découvre que partout où peut s’aventurer, il emporte la lutte de classe dans ses bagages. Après quelques années, les nouveaux salariés de New Delhi se révèlent être des types peu reconnaissants et peu maniables, qui élèvent sans cesse le coût de l’exploitation. Dans ces luttes de classe gît l’espoir qu’après un siècle de mythologie anti-impérialiste, une nouvelle ère d’internationalisme prolétarien se lève.

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L’universalisation de la condition prolétarienne, de pair avec l’accroissement rapide et constant de la productivité réveille aussi un spectre qui ne hante pas que l’Europe : le spectre du chômage. Tous les pouvoirs politiques de l’ordre ancien sont en effet entrés dans une sainte alliance pour exorciser ce spectre, qui va comme un gant à la classe qui possède les moyens de production. Le caractère désespéré de cette conduite, très justement admis par les agents de l’État quand ils parlent de « chômage de base », ne les empêche pourtant pas de promouvoir, à toute force et sur un rythme endiablé, l’utopie du plein emploi, pas plus empêchés par le fait que les premières traditions culturelles et religieuse voyaient le travail comme une malédiction.

Ce qui unit les travailleurs et les chômeurs, c’est la crainte permanente. Dans des régions où subsiste un système de bénéfices sociaux, l’État est l’objet central d’un amour-haine exacerbé. Les méfiants et les exclus se languissent avec nostalgie du retour des patriarches prenant soin des affaires politiques et économiques, mais ces derniers rejettent toute indulgence et insistent sur la discipline requise par le système de travail salarié afin de réaliser son programme : « extirper l’oisiveté, la débauche et l’excès » (Marx, Le Capital, livre I, chapitre 10, « La journée de travail »). Plus on fait usage de l’État-providence, plus il devient impossible, et la lutte contre le chômage se transforme nécessairement en lutte contre les chômeurs. Dans la mesures où les débris fatigués du vieux mouvement ouvrier élèveraient ne serait-ce qu’une objection, elle serait bâtie sur du sable : à savoir, l’acceptation du système salarial même, dont l’envers est le chômage, et qui amène chaque humain à passer par le chas de l’aiguille de la faisabilité financière.  L’attrait pour l’oisiveté, qui est de ce fait complètement proscrit et néanmoins ressenti instinctivement par tous, se manifeste – parallèlement à la vague reconnaissance de sa propre possibilité sur la base du développement de la productivité – dans un autre modèle politique : un petit peu pour chacun, et fournit par l’État ! Dans la conception du mouvement pour un « salaire social », la société capitaliste est transformée en bal de charité géant. La reconnaissance du caractère illusoire, tout autant qu’indésirable, du plein emploi conduit à une illusion encore plus grotesque : le rêve d’un État super-paternaliste, censé abolir la contrainte au travail salarié, qui est son fondement même, en distribuant généreusement de l’argent.

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Comme image inversée de l’émergence de nouvelles classes ouvrières dans les périphéries jusqu’alors existantes, le phénomène de paupérisation, qu’on a longtemps crû dépassé, revient dans les centres anciens. Un phénomène qui se révèle au monde entier, amené à voir ce qui était à l’origine défini comme ce qui suit : « L’accumulation de richesse à un pôle est, par conséquent, et simultanément, l’accumulation de la misère, l’agonie au travail, l’esclavage, l’ignorance, la brutalité, la dégradation mentale, au pôle opposé ». (Marx, Le Capital) Si l’absence de telles conditions de vie dans les métropoles a permis à la fierté coloniale de perdurer pour un temps, leur présence massive dans les périphéries a été prise comme un signe certain de leur arriération. Avec le retour au pays natal actuel des taudis, il devient clair que les uns ne vont pas sans les autres.

Dans la même mesure que le discours impuissant sur les « classes inférieures » tente de préserver le modèle de l’ascenseur social, permettant la perméabilité des classes sociales, qui aurait existé pendant l’« Âge d’or », le moins concevable d’une telle possibilité survient : l’architecture grince et l’ascenseur est hors d’usage. Dégrisés par les douches froides du passé, les laissés-pour-compte éprouvent la réalisation naissante de leur propre superfluité, qui se décharge en éruptions de rage, au-delà des inutiles suppliques adressées à l’État.

Le sommet de ce développement jusqu’alors a été les révoltes dans les banlieues françaises. L’État, avec ses instruments représentatifs bien établis, se trouve démuni contre ce segment du prolétariat ; ici et là, la vieille cohorte de travailleurs sociaux peut aider, mais ils se retrouvent de plus en plus à jouer le rôle de charlots dans les scènes de la vraie vie. Chaque tentative d’intégration de ce segment avorte, parce que l’État ne peut pas trouver là de force de travail potentielle à capitaliser. Rien ne peut être offert à ces enragés*, ils peuvent juste servir d’épouvantail pour d’autres : ils servent à faire la démonstration soit de la misère de la pauvreté, soit du monopole d’État sur la force.

L’économie informelle des êtres humains superflus laisse paraître toutes sortes d’ingéniosités, mais perdure parallèlement avec la production de la richesse sociale. En conséquence, leurs luttes – dans lesquelles ils bâtissent des liens de solidarité contre le nihilisme de la vie quotidienne – surviennent en dehors de toutes possibilité de prise en mains de la production : cette « populace » (Sarkozy) rebelle du monde moderne est comme les Luddites, desquels les machines furent violemment arrachées. Ils incarnent la tendance du capital à générer une immense surpopulation. Une large partie du prolétariat global est coupée de la production normale et n’est partiellement nécessaire que comme armée de réserve industrielle ; alors que d’autres triment jusqu’à s’effondrer. Les luttes réformistes pour la redistribution du travail, qui pourraient adoucir cette folie, se heurtent constamment aux limites du capital. Le capital n’est nullement disposé à reproduire plus de gens que nécessaire ; bien plus, il pompe plus de surtravail d’un nombre toujours plus réduit de prolétaires. Le futur de la classe dans son ensemble dépend de façon décisive de la capacité des superflus à faire de leur situation le point de départ d’un mouvement social généralisé. Les actions des piqueteros en Argentine vont dans ce sens.

23.

Les syndicats sont entrés dans une crise évidente sous les attaques frontales du capital, même si, jusqu’à maintenant, seuls les libéraux extrémistes sont allés jusqu’à exiger purement et simplement leur suppression. Le signe de cette crise n’est pas uniquement la quantité des défaites subies dans les luttes locales, mais aussi un fait qui concerne la substance même du syndicat : la fuite des adhérents.

Ce sont les employés stables aux effectifs de plus en plus réduits qui continuent à suivre les syndicats lorsqu’ils appellent ici ou là à la lutte contre les privatisations, les baisses de salaire ou les délocalisations. Ces luttes ne visent même pas à une amélioration des conditions d’existence et restent, avec des revendications qui se situent bien en deçà des standards de l’État social d’autrefois, auquel ils sont pourtant attachés, de pures luttes défensives. Pourtant, c’est toujours mieux que le calme de cimetière : même si elles ne représentent que le fait de se cabrer désespérément, elles peuvent au moins contrecarrer localement les intérêts du Capital, et représentent avant tout le dernier souvenir de l’idée de ne pas devoir tout accepter sans résistance et, éventuellement, d’accumuler des expériences de solidarité.

À quel point ces luttes représentent la seule défense contre les attaques du capital et la dégradation qui menace les conditions d’existence, ceci est clairement visible dans le fait que leur unique but est le plus souvent d’empêcher le pire à l’annonce des fermetures d’entreprise : dans cette lutte désespérée, il s’agit de sauver l’emploi à tout prix, même s’il faut accepter des baisses de salaire drastiques, pour financer le bassin d’emploi ou le montant des indemnisations. Dans la détresse, les gens se rassemblent autour de « leur » entreprise, faisant preuve de réalisme de façon immédiate.

En l’absence de toute perspective sociale dans une autre entreprise ou ailleurs, il serait tout simplement naïf de mener une grève jusqu’auboutiste ou de refuser une proposition d’indemnisation, pour se transformer en martyrs. Pourtant, malgré la baisse de son importance sociale qui se traduit par une restriction aux seuls mouvements de repli, le syndicat est encore loin d’être un chien mort. Il parvient dans une certaine mesure à attirer l’attention et à prendre un nouvel élan : par des initiatives de constations lancées par SMS, par l’agitation assidue de banderoles, etc. Mais par-dessus tout, il peut compter sur le fait que – nonobstant une baisse des adhésions – une partie toujours importante de la force de travail, du fait d’un manque d’imagination et de familiarité avec d’autres formes et contenus de lutte, se cramponnera, dans ses craintes et ses mécontentements, à cette vieille entité d’un réformisme obsolète.

Afin d’expliquer les politiques ringardes des syndicats et l’absence de lutte en-dehors ou contre les syndicats, on n’a pas pourtant pas besoin d’une théorie du complot à propos des bureaucrates pourris. Les travailleurs eux-mêmes entérinent leur rôle de force de travail dans le capitalisme, par le fait qu’ils ne remettent pas en question le travail salarié, et donc sa représentation sous la forme du syndicat. Ce dernier est responsable de la négociation du prix de la force de travail et pousse vers les meilleures politiques salariales dans le cadre de l’ordre social capitaliste. Les résultats et les compromis qui en proviennent et qui sont généralement acceptés comme un moindre mal sont la conséquence logique d’une soumission aux contraintes capitalistes, qui est inextricablement liée à la fonction de syndicat, et liée à une force de travail qui a appris à simplement se faire représenter et qui se soumet inconditionnellement à chaque décision.

Le syndicat peut uniquement remplir sa fonction de courtier en force de travail dans le capitalisme s’il est capable de prouver aux patrons qu’il tient le monopole de cette représentation. À cette fin, il doit ici et là prouver sa capacité à mobiliser ses membres et même menacer de « mettre fin à la paix sociale ». D’un autre côté, il doit aussi prouver qu’il est indispensable lorsque l’insatisfaction surgit dans l’action, sous des formes et avec des contenus indépendants. Le syndicat est déjà prêt – avec ses ordres de marche, ses statuts, ses moyens financiers, ses journaux et ses fonctionnaires – à contenir toute révolte, quelque rudimentaire qu’elle soit. Que la révolte éclate, et les décisions syndicales devront être imposées de haut en bas, et le syndicat d’assurer son rôle de maintien de l’ordre contre les grévistes, et de s’arranger pour rétablir la paix sociale. Dans cette fonction répressive aussi, le syndicat peut compter sur le soutien d’une large partie de sa base.

24.

Mais les luttes autonomes, qui cherchent à s’arracher à la direction des syndicats, portent à l’opposé d’une certaine mythologie gauchiste des contenus qui ne sont par plus émancipateurs en soi. Eux aussi stagnent souvent au niveau borné du maintien du site de travail, pour lequel les syndicats eux-mêmes s’avèrent quelquefois incompétents. Car ce n’est pas la puissance des syndicats seule qui bloque les luttes. Au contraire c’est dans l’absence et l’étroitesse des luttes elles-mêmes que se fonde la puissance des syndicats. Ceci appelle encore une fois une critique maximaliste de la conception qui traite de réformisme tout ce qui ne vise pas immédiatement la révolution. Mais il y a une énorme différence entre des luttes limitées, pour telle ou telle réforme en vue d’améliorer la vie de chacun, et même des luttes pour prévenir sa détérioration, et le réformisme en tant que tel.  Le réformisme est une tendance politique qui a soit l’intention directe de maintenir le capitalisme, en adoucissant ces pires excès ou en conduisant des revendications inévitables par des voies institutionnelles, soit adhère vraiment à l’illusion que l’on peut transformer cette société en socialisme par le biais d’une longue chaine d’améliorations graduelles. Mais dans les deux cas, l’État est chargé de la tâche. Le réformisme est un maternage politique ; il doit faire passer toutes les activités dans les rangs par les couloirs prescrits. Contre ça, c’est précisément dans ces luttes que sont défendus en tout premier les intérêts de classe. La possibilité d’échapper à une existence comme sujet civil bourgeois, comme vendeur de force de travail, émerge seulement dans ces luttes ; en elles, ceux qui luttent doivent discuter de leurs buts communs et transcender leur égoïsme, autrement nécessaire. La solidarité cesse d’être un sermon du dimanche démocratique. Chaque lutte, ici et maintenant, pour l’amélioration des conditions de vie de chacun, qui résiste à la délégation, et dans laquelle l’auto-organisation survient, est le terrain expérimental de la société future, dont les formes d’interrelation n’émergeront pas soudainement avec la révolution.

25.

Les limites des luttes quotidiennes servent au léninisme de légitimation du parti d’avant-garde. En tant que théorie de la révolution, il est essentiellement une théorie du coup d’État, de l’autosuffisance de la direction des masses privées de conscience. Si pourtant une lumière devait passer sur elle, alors c’est selon Lénine tout au plus une maigre lumière trade-unioniste, et non pas celle brillante de la révolution. Mais la révolution sociale ne peut pas être une question de chefs ou direction centrale. Elle n’a pas de cadres. Elle ne serait sinon rien de plus qu’obscurs coups d’État* ou révoltes téléguidées, qui s’achèvent en écrasements renouvelés. Le génie de la subversion doit être dans la masse celui qu’elle mettent en avant ; sinon il ne vaut pas un radis. Comment pourrait réussir une révolution dont l’objectif est d’abolir la domination de l’homme par l’homme, de prendre la vie dans ses propres mains, si dès le premier pas elle a besoin de chefs, de direction, de cadres ? Elle ne ferait que suivre à nouveau les vieux rails de la passivité et répéter toute la vieille merde.

Dans l’histoire des sectes marxistes-léninistes depuis la fin des années 60, il y a eu suffisamment de vanité, si ce n’est même carrément de surestimation démesurée, qui amena les gens ambitieux à l’idée que l’on n’avait besoin que d’une organisation disciplinée, pour s’emparer du fanal de l’insurrection et la guider. Mille fois le parti a été fondé également par des milliers de gens, qui voulaient être le nouveau Trotski ou le nouveau Lénine, par des gens dont la taille historique rivalisait avec le nanisme de leurs groupuscules. Immunisés contre l’expérience historique, ils essayaient de mettre en œuvre une conception du monde actuel. L’émancipation du prolétariat ne peut être l’œuvre que du prolétariat lui-même.

Mais il y a une critique du léninisme qui rejette absolument le problème de la conscience de classe de façon ouvriériste. La conscience serait sans importance, car, selon une citation de Marx très appréciée, elle ne proviendrait pas de ce que se représente tel ou tel prolétaire, mais de ce que les prolétaires seront historiquement contraints de faire. Ce déterminisme historique optimiste s’illusionne lui-même sur le fait que les prolétaires ne seront jamais contraints de faire la révolution, qui marque le début de la fin de la préhistoire, parce que les hommes commencent en elle à faire leur histoire consciemment. Ce « volontarisme » est justement le moment juste du léninisme, qui par sa conception élitiste du parti est conduit à sa vérité.

Il s’agit de dépasser la fausse alternative de l’autosuffisance léniniste et de l’auto-reniement ouvriériste. Le point de vue communiste moderne n’est pas un point de vue qui arrive à la classe de l’extérieur, il ne lui apporte pas le bonheur de façon paternaliste, ni n’attend tout de lui avec dévotion. Au contraire, il sait interpréter de façon objective le motif subjectif qui le pousse vers le communisme, le comprendre de façon rationnelle et systématique dans son caractère social, un caractère social qu’il ne partage toutefois pour le moment qu’in abtracto avec tous les autres prolétaires et dont la connaissance demeure irréelle. Dans la praxis, il doit faire la preuve de la vérité et de la puissance, de l’appartenance à ce monde, de sa critique. Sans la praxis collective de la lutte de classe, où les prolétaires et les communistes peuvent entrer en communication et en interaction mutuelles et collectives, la critique communiste reste renvoyée à elle-même, à l’actualité d’un point de vue citoyen abstrait, qui n’est pas pratiquement en situation de prendre place à l’intérieur de la classe.

26.

Théorie et pratique, qui renvoyaient l’un à l’autre dans les moments révolutionnaires de l’histoire, s’excluent aujourd’hui de façon conflictuelle dans une opposition figée. Ceci trouve une expression correspondante dans ce que l’on peut appeler le public critique ou radical. D’un côté dans un académisme, qui à travers toutes les connaissances partielles n’est pas capable de parvenir à la totalité des rapports, car il ne saisit pas la signification de la praxis modificatrice comme moyen de connaissance ; et de l’autre côté, dans un activisme au souffle court, qui dans le mouvement ne se saisit que lui-même et jamais la société.

Qui ne comprend pas, ne peut pas vraiment agir, et qui ne veut pas agir, ne comprendra pas non plus. Que l’on lise les publications de la gauche étudiante, que l’on assiste à leurs meetings fantomatiques, et l’on comprend sur-le-champ où s’alimente l’hostilité à la théorie, tout comme on comprend comment prévaut ce ressentiment parmi bien plus que ces quelques universitaires radicaux à tendance gauchiste, à savoir que les idées décisives sur les rapports sociaux ne peuvent pas s’obtenir grâce à un diplôme.

Par ailleurs l’activisme, qui croit être bien au-dessus de l’académisme, parce qu’en effet il fait vraiment quelque chose, n’est que l’autre face de cet échec gardé par les docteurs. Autant les occasions qui suscitent sa mobilisation peuvent être sujettes à critique, autant l’activisme est peu en mesure de changer fondamentalement les rapports sociaux qui ont donné naissance à de tels conflits. Dans un grand tumulte, des campagnes sont lancées contre les sommets, pour le EuroMayDay, pour le salaire social et tout ce qui s’en suit.

L’engagement social n’est pas différent de toute autre activité politique, et la politique est l’activité qui est séparée de la société. Il survient dans ces hautes sphères où chacun est déjà un individu social, sans avoir à rendre compte des intérêts respectifs des profondeurs qui se trouvent en-dessous. Un position qui ne se développe pas sur la praxis sociale, mais qui s’impose plutôt à elle.  Le problème alors est de remporter des adhésions, qui parfois semblent être le seul but de telles campagnes, même si souvent le contenu change. Comme pour la vente de marchandises, les astuces marketing sont appliquées afin d’amener leur tout nouveau produit aux masses. Ces dernières sont supposées se rallier à des actions symboliques. Même quand les gens sont censés être stimulés par l’action, ils ne sont que des objets, du matériau à manipuler pédagogiquement. La politique est seulement l’unification externe d’individus séparés pour atteindre des buts étrangers.

27.

Dans la société de classe sans classes, la recherche d’un segment central des prolétarisés s’est épuisée. La force de production considérable dont la classe des travailleurs de l’industrie dispose encore n’est pas une garantie que ses luttes se diffusent et s’étendent aux innombrables autres salariés. Encore moins par conséquent peut-il se produire qu’on finisse par trouver un soi-disant secteur clé.

Par conséquent, les mouvements sociaux actuels contre ce qu’on appelle le libéralisme visent la multitude des lieux de la réalité prolétarienne, sans toutefois les penser comme moments d’une classe ; celle-ci est réduite à la simple multiplicité et obtient une consécration théorique avec l’idéologie de la « Multitude ».

La reconnaissance correcte de l’absence, mentionnée plus haut, d’un segment central, et le refus correct de soumettre les individus à une unité, ne débouche pourtant que sur le conservatisme de l’identité politique.

Ce n’est plus au renversement des rapports que l’on aspire, mais seulement à un « monde, où beaucoup de mondes ont une place ». Un monde où tous restent ce qu’il sont aujourd’hui : ouvriers, paysans, artistes, informaticiens, peuples indigènes, et ainsi de suite…

Les identités se sont démultipliées, mais on tient à elles aussi solidement que les marxistes de l’âge de pierre tenaient à celle de prolétaire. De l’affirmation de la classe ouvrière est sorti le réformisme de la « Multitude », du juste salaire le revenu de base pour tous, de la patrie des actifs le droit à la citoyenneté universelle – le retour postmoderne de tout ce qui était déjà pourri dans le mouvement ouvrier des XIXe et XXe siècles.

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Le point de vue communiste moderne qui ne veut non la pérennité du prolétariat mais son abolition, non une plus juste répartition de l’argent mais sa suppression, non la démocratisation de l’État mais sa disparition, fait tache face aux innombrables tentatives de gauche d’humaniser ces formes sociales.

Il n’a pourtant rien d’utopique, puisqu’il ne cherche qu’à résoudre les contradictions objectives de la société ; une société spécifiée à la fois par la socialisation totale et l’atomisation complète des individus, par la production simultanée d’une richesse encore jamais vue et d’une misère indescriptible ; le produit est celui de tous mais suit ses propres lois et échappe à tout contrôle. À la différence de la gauche universitaire, le point de vue communiste refuse de transcrire la réification réelle dans la théorie ; là où des universitaires confus camouflent la société à coups de concepts comme « pouvoir », « structure », « discours », il ne voit que l’activité d’individus, des formes déterminées historiquement de praxis sociale, qui seront abolies.

Les communistes critiques de l’état des choses se savent séparés de la grande majorité des prolétaires, et ils sont d’abord cela aussi. Mais accroître cette séparation, dans le temps même où on amène la critique de la société à un niveau de complexité inégalé, voudrait dire nier tout le fonds d’expérience commun dont la critique communiste est issue ; et ce serait avant tout nier que la défense des conditions existantes nécessite aujourd’hui davantage d’effort que leur refus : les contradictions de la société, que la critique théorique essaie de conceptualiser, seront expérimentées par tous et reconnues secrètement par un grand nombre. Le pouvoir de l’idéologie n’est fondé ni sur la prétendue opacité des conditions existantes ni sur l’ignorance des individus, mais sur le fait qu’elle rationalise la vie sous la domination du capital depuis les individus eux-mêmes jusqu’à l’oppression des besoins comme destin inéluctable et rend cela ainsi plus supportable. Parce que d’autres rapports sont masqués, la conscience du quotidien s’intègre à l’existant. Les tentatives d’explication qui cherchent à mettre le pied à l’étrier aux gens avec de bons arguments, restent sans effet. C’est un vieux malentendu de dire que Marx aurait initié la lutte de classes ou « inventé » le communisme. Les luttes de classes ont précédé leur théorie et exprimé la possibilité du communisme que la théorie reflétait et faisait ressortir dans les luttes. Aujourd’hui encore, les prolétarisés doivent déjà avoir franchi le premier pas pour développer le besoin de la compréhension des rapports existants et, finalement, de leur dépassement. Ce qui semble aberrant aux individus isolés et impuissants, devient pensable, dés que l’action collective détruit les apparences d’une pérennité des rapports existants ; parfois alors, les couards se transforment en rebelles, et des gens qui n’ont jamais lu une ligne de Marx, deviennent d’un seul coup les meilleurs communistes. Les avant-gardes sont simplement ceux qui font au bon moment ce qu’il faut et rendent ainsi visible au grand jour ce qui est enfoui dans des rapports pétrifiés.

Pour les mécontents dispersés qui se retrouvent pendant de mornes moments dans des cercles communistes et écrivent épisodiquement de longues thèses, cela signifie premièrement qu’ils doivent cesser de développer des tactiques pour chercher la « crédibilité » et s’attacher par n’importe quel moyen à des programmes « réalistes » pour dépasser leur séparation de la masse des salariés : « l’adaptation à la fausse conscience n’a jamais rien changé » (Hans-Jürgen Krahl). Ils savent faire la différence entre râler sur les « bonzes » et la critique du salariat et ne le considèrent pas du tout pour secondaire. Ils tiennent cela avec la conception de Rosa Luxemburg, qu’il n’y a rien de plus révolutionnaire que de reconnaître et d’exprimer ce qui est. Mais ils savent en second lieu que justement ceci n’est pas un monologue de quelques organisations que ce soit, qui se prennent pour la boîte de conserve de la conscience de classe révolutionnaire. Le matérialisme critique ne connaît aucune vérité fixe et définitive qui n’aurait qu’à être apportée au peuple.

Aujourd’hui toute la diversité des modes de vie des prolétaires et des stratégies de survie au niveau mondial se traduit comme des différences internes au prolétariat mondial. La critique communiste en tient compte. Cependant, elle resterait une chimère, une simple abstraction, rudimentaire et incomplète sans la connaissance et l’expérience des prolétaires, hommes et femmes, dans la production sans leur connaissance de la production. L’appropriation mondiale et la transformation révolutionnaire de la production de la vie matérielle dépendent, en dernière instance, de cette connaissance.

Ce qui unit les communistes sur tout le globe, ce n’est pas l’appartenance à une organisation formelle pas plus qu’à un parti mondial. Tout comme l’auto étiquetage communiste des uns ou des autres importe peu. Ce qui est décisif, c’est la capacité à relier à un niveau mondial les luttes séparées, à communiser les expériences acquises, et dans cette prise en compte à distinguer les moments d’avancée des moments de blocage, les luttes autocentrées et corporatistes de celles qui visent l’élargissement et à la communisation. C’est ce qui rend nécessaire la libre association des communistes, celle qui donne la capacité d’agir sur place de façon appropriée et en connaissance de cause, non sur la base des directives d’un quartier général révolutionnaire omniscient. Une libre association, qui sera possible d’abord à travers les contraintes du capital, mais qui est déjà dans son existence même une anticipation d’une humanité libre. Ce parti historique se dissout alors dans le prolétariat conscient de son appartenance de classe ; prolétariat qui combat déjà mondialement pour son auto-abolition.


[1] Dans le texte allemand, on trouve [Selbstaufhebung], qui peut être traduit aussi par « dépassement autoproduit » (cf. « aufhebung », terme central chez Hegel).

[2] Cette incise entre crochets, dans la phrase, est traduite par nos soins du texte anglais, mais n’a pas d’équivalent en français. On la trouve en allemand [wenn der wirkliche individuelle Mensch den abstrakten Staatsbürger in sich zurücknimmt und als individueller Mensch in seinem empirischen Leben,] [dans sa vie empirique] dans le texte original.

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