“La relève de la garde”

RECTIFICATION :

Comme les deux précédents du même auteur déjà repris sur dndf; cet article a été écrit pour le Brooklyn Rail ( Changing of the Guards )  il a également fait l’objet d’une publication, critiquée et discutée, sur le site de la revue SIC : http://sicjournal.org/a-discussion-of-syrizas-referendum-in-the-current-crisis/

Textes déjà publiés sur dndf

« Si la réponse est Syriza, alors ce n’était pas la bonne question » http://dndf.org/?p=14088

Grèce : Est-il possible de gagner la guerre après avoir perdu toutes les batailles? http://dndf.org/?p=14068

Les remarques critiques de TH et de Ady Amatia, membres du collectif Sic, seront publiées en français prochainement.

La relève de la garde

par  Cognord

Traduction du collectif “les ponts tournants”

La saga interminable des négociations entre le gouvernement Syriza et les créanciers européens paraissait tirer à sa fin. Au bout de cinq mois de retournements brutaux, de suspense et de frayeurs, un semblant d’accord avait été atteint. La presse mondiale, les technocrates et les bureaucrates d’État propageaient un sentiment de soulagement. Cependant, l’évaluation des chances de réussite ou d’échec de cet accord différait selon les interlocuteurs. Ceux qui voulaient s’assurer d’une poursuite de l’austérité y étaient bien entendu  favorables. Curieusement, ceux qui prétendaient tout faire pour en finir avec l’austérité lui étaient également favorables. Quant à ceux qui allaient  être directement affectés par les mesures proposées, il semblait qu’il n’y avait pas grand-chose de changé pour eux. On dit parfois que le diable se cache dans les détails, et nombreux sont ceux qui auraient préféré voir ces détails se perdre parmi les obscurs points techniques. Malheureusement pour eux, cependant, même Lorca savait que, « […] sous les multiplications, les divisions et les additions […] il y a un fleuve de sang ». Le soulagement et la satisfaction suscités  par l’accord  ne pouvaient être que de courte durée. En fait, pour apporter une quelconque satisfaction, il eut fallu qu’il  reste sur le papier. Dès lors que les mesures qu’il préconisait auraient été mises en application, cela aurait été la fin de la fête.

Messieurs, nous n’avons pas
besoin de votre organisation

Dans le Brooklyn Rail du mois de février 2015, j’avais qualifié le tristement célèbre programme de Thessalonique de Syriza (sa véritable boîte à promesse pré-électorales) de programme keynésien minimum, n’ayant pas  la moindre chance d’inverser véritablement les conséquences catastrophiques de cinq ans de dévaluation brutale. Le dire à l’époque,  n’était rien de moins qu’un blasphème. Une gauche enthousiaste se trimballait dans le monde entier en parlant de  gauche radicale, proclamant la fin de l’austérité, soufflant un vent de changement. Toute critique de Syriza ou de son programme économique était rejetée comme le signe d’un dogmatisme ultragauchiste irréaliste et arrogant.

Ces mêmes individus qui avaient soutenu Syriza dans des articles et des interviews largement diffusés  sont à présent  contraints de reconnaître un certain « keynésianisme modéré »[1] à  son programme initial, de même qu’un véritable  écart entre ce programme et l’accord actuel. Les  joyeux choristes  ont  cessé d’entonner le refrain de la « fin de l’austérité/de la  Troïka/etc. » et ont  effectué un atterrissage brutal dans  le désert du réel.[2] Il semble que cela ait pris cinq mois pour reconnaître ouvertement ce que l’accord du 20 février avait déjà rendu évident. Et, alors qu’il est relativement compréhensible que l’espoir meure en dernier chez  ceux qui ont fait confiance à Syriza, une telle ingénuité est pour le moins suspecte chez ceux qui sont proches du processus de prise de décision du gouvernement grec. En effet, ce que ces derniers mois ont clairement démontré, c’est que Syriza ne négociait pas avec les responsables européens ; il négociait en fait les moyens de rendre la poursuite de l’austérité acceptable à ses propres membres et à ceux qui seront obligés d’en subir  les conséquences.

Décadence et  chute du
spectacle des négociations

À compter  de l’accord du 20 février au sein de l’Eurogroupe, il paraissait évident que Syriza n’était pas en mesure d’appliquer  son programme de Thessalonique. Dès lors que devint visible  son incapacité à ‘imposer une discussion sur la réduction de la dette et sur la participation de la Grèce au programme d’assouplissement quantitatif de la BCE (Banque centrale européenne)[3], la dernière chance de Syriza  était de compter sur  un geste de bonne volonté de la part de la Troïka (qui avait eu la gentillesse  d’accepter la nouvelle dénomination ridicule de « Groupe de Bruxelles ») en échange de la stabilité sociale et politique sur un  territoire grec où règne l’inquiétude . Syriza a vu dans une version manifestement mal comprise de la politique « étendre et prétendre »[4] adoptée dans la zone euro depuis le début de la crise une solution potentiellement gagnant-gagnant pour tout le monde : la Troïka et Syriza feraient semblant tous deux d’avoir réduit  l’austérité au maximum, tandis que   sa nature même resterait pour l’essentiel inchangée.

Cependant,  étant donné l’irritation orchestrée provoquée par le ministre des Finances, Yanis Varoufakis, ainsi que  ses incohérences, conjuguée au fait plus conséquent  que toute mansuétude envers la Grèce pourrait faire chuter des pays de la zone euro ayant un PIB bien plus important,  une telle divergence sur la question de l’austérité était hors de question.

Pour sauver le spectacle des « négociations », il ne restait plus comme option que de se lancer dans une campagne de relations publiques qui proposerait un discours différencié adapté aux différents publics. De cette manière, la série de compromis humiliants issus des réunions de la zone euro était  continuellement travestie, pour le public grec,  en une « âpre négociation ». Varoufakis devenait une cause célèbre et son aptitude à agacer Schäuble, le ministre des Finances allemand, suscitait un sentiment de fierté nationale chez les Grecs. Un mélange d’espoir ne se fondant sur aucune preuve, d’incrédulité et de l’inexistence d’une opposition politique a grandement facilité la tâche pour les think-tanks de Syriza. Pour parfaire le tout, il a suffi d’y ajouter une ribambelle de chiffres incompréhensibles et quelques  décimales. La production d’un flot ininterrompu de chiffres et de statistiques capables de décontenancer  jusqu’aux plus avertis des « experts » a brouillé cette réalité, pourtant évidente, que tout perspective d’atténuation des conséquences de l’austérité avait été abandonnée.

Qui en a quelque chose à foutre
d’une virgule d’Oxford ?

Le « drame » des négociations a atteint son apogée ces dernières semaines. Réunion après réunion, des détails techniques et des propos très fermes ont été échangés  à Bruxelles d’un côté et de l’autre. En apparence, chaque côté a fait de son mieux pour entretenir une situation constamment paroxystique, tenant en haleine, épisode après épisode, des spectateurs accros. Aboutira-t-on à un accord ? Verrons-nous une sortie de la Grèce de la zone Euro ? L’austérité va-t-elle se poursuivre ou le gouvernement de « gauche radicale » Syriza rétablira-t-il la démocratie en Europe ? Comment vont réagir les marchés, ces gardiens de la vérité ?

Il suffisait de regarder de plus près les négociations, les désaccords et la véritable origine de ce conflit interminable pour sombrer dans les brumes de l’ennui. L’excédent budgétaire sera-t-il de 0,6 %, de 0,8 % ou de 1 %? La taxe sur la valeur ajoutée (TVA) sera-t-elle relevée de 2 % ou de 3 % et quelles seront précisément les marchandises touchées par ces augmentations ? Les mesures paramétriques s’élèveront-elles à 2 % ou à 2,5 % du PIB ? Et quid des mesures administratives ? Y aura-t-il un échange de dette entre le Mécanisme Européen de Stabilité et la Banque Centrale Européenne ?

La facilité avec laquelle tant Syriza que la Troïka balançaient ces chiffres ne faisait que montrer leur mépris pour leur véritable signification. Effectivement, que dissimulaient ces chiffres à part des variations inventives représentant des augmentations d’impôts, des  réductions des salaires directs et indirects  et des pensions, des privatisations ? Est-il imaginable que l’on puisse ne pas voir la convergence de vues entre la « gauche radicale » et l’« Europe néolibérale » lorsqu’ils discutent de la nécessité de moderniser, de rendre l’économie plus concurrentielle, d’effectuer toute une série de réformes structurelles qui sont, comme M. Varoufakis nous en a avertis, essentielles pour permettre à  la Grèce de « se remettre sur pied » ? Peut-on réellement continuer de douter après l’annonce que le paiement de l’ENFIA, l’odieuse taxe foncière que le Syriza d’autrefois devait supprimer, était « le devoir patriotique des citoyens grecs » ?

Le discours choisi pour transformer des pommes en oranges dans l’esprit du public grec ne se fondait pas seulement sur l’« ambiguïté créative » chère au ministre des Finances. En parallèle, les plumitifs des  relations publiques de Syriza se sont mis à cultiver l’idée que le  traitement de la Grèce par ses créanciers était si injuste qu’aucune loi unilatérale ne pouvait être votée par le parlement grec sans l’approbation du Groupe de Bruxelles. C’est ainsi que, par un simple tour de passe-passe, les conventions collectives, l’augmentation du salaire minimum et d’autres mesures visant à s’attaquer à la « crise humanitaire » ont été mises en veilleuse et reléguées dans  un futur lointain.

Bien sûr, cette intransigeance de de la Troïka était, dans une certaine mesure,  patente. Mais, par ailleurs, il est tout ? aussi clair que Syriza a choisi de se servir de cette attitude  comme d’un bon alibi. De fait, alors que l’intransigeance de la Troïka bloquait toute mesure destinée à venir en aide aux prolétaires appauvris, beaucoup  de gens n’ont pas compris que, pour autant, Syriza n’ait jamais hésité à passer  des marchés à long terme avec les plus grands capitalistes grecs.

Comment les membres et les fervents sympathisants de Syriza peuvent-ils expliquer, par exemple, la récente attribution de marchés lucratifs de travaux publics tels que la gestion des déchets à Ellaktor, la société de Bobolas ?[5] Ou alors fournir  une raison valable à  la prorogation de quarante-cinq ans du contrat de Bobolas pour l’exploitation financière des péages autoroutiers ? Sommes-nous vraiment  supposés  gober l’idée que le nouvel accord entre les autorités régionales de l’Attique et Siemens (société faisant actuellement l’objet d’une enquête du gouvernement Syriza pour blanchiment d’argent et corruption) se justifiait simplement parce que l’affaire avait « déjà atteint un niveau trop avancé » pour pouvoir l’arrêter ? Enfin et surtout, nous aimerions vraiment beaucoup que quelqu’un nous explique (sur un mode gauche radicale, SVP) la déclaration de la ministre adjointe des Finances Nantia Valavani selon laquelle toute augmentation de l’imposition des riches armateurs serait contraire à la Constitution grecque. Ce qui n’apparaissait tout d’abord que comme une anomalie passagère sur l’écran du « tout premier gouvernement de gauche » a tôt fait de s’imposer comme  une conclusion inéluctable. Le gouvernement Syriza avait décidé qu’il devait allégeance, non à ceux qui croyaient à une fin de l’austérité, mais à ceux (en Grèce et plus généralement en Europe) qui craignaient   qu’un gouvernement de gauche puisse se révéler incapable de mettre en œuvre l’ « indispensable » restructuration que l’austérité avait vocation à produire.

C’est d’ailleurs ce que nous apprend un rapide examen du langage choisi par les responsables grecs pendant les « négociations ». Prenant de la distance par rapport à l’abolition  de la Troïka, la réduction de la dette et la série de mesures immédiates pour faire face à la « crise humanitaire », la Novlangue de Varoufakis était révélatrice  de la façon dont eux-mêmes se voient ainsi que  de leur argumentation de vente :

La  même erreur de raisonnement se propage dans les médias du monde entier à propos des négociations entre le gouvernement grec et ses créanciers. Cette erreur, que l’on retrouve par exemple dans un commentaire récent de Philip Stephens du Financial Times, consiste à dire que « Athènes ne peut pas ou ne veut pas (ou les deux en même temps) mettre en œuvre un programme de réforme économique. » Une fois cette erreur donnée pour  un fait avéré, il est tout à fait normal que les medias  insistent sur la façon dont notre gouvernement, selon les termes de Stephens, « gaspille la confiance et la bonne volonté de ses partenaires de la zone euro ».

Mais la réalité des négociations est très différente. Notre gouvernement s’attache  à mettre en œuvre un programme comprenant toutes les réformes économiques mises en avant par les think-tanks économiques européens. En outre, nous sommes les seuls  à être capables de conserver le soutien de l’opinion publique grecque à un programme économique solide.

Voici ce que cela veut dire : une agence fiscale indépendante, des excédents budgétaires primaires éternellement raisonnables, un programme de privatisation sensé et ambitieux combiné à  une agence de développement exploitant les richesses nationales pour créer des flux d’investissements, une véritable réforme des retraites assurant la durabilité à long terme du système de sécurité sociale, la libéralisation des marchés des marchandises et des services, etc.

Si donc notre gouvernement est prêt à embrasser les réformes que nos partenaires attendent, pourquoi les négociations n’ont-elles pas abouti à un accord ?[6]

À l’intérieur du pays, en revanche, le discours était étrangement différent. Syriza répétait qu’il ne franchirait jamais ses « lignes rouges » et n’approuverait pas un programme non conforme à son mandat, tout en faisant circuler l’idée  que la Troïka visait à faire tomber le gouvernement. Ce spectacle d’un gouvernement s’engageant vigoureusement à tenir ses promesses pré-électorales (largement relayées par la presse étrangère) contredisait de manière flagrante  le fait que ce même gouvernement y avait totalement renoncé. Mais il a pourtant bel et bien rempli son objectif     : le soutien dont bénéficiait Syriza s’est renforcé, tandis que se trouvait  habilement contrecarrée toute tentative  de tourner en dérision le processus de « négociation ».

Chose intéressante, le Groupe de Bruxelles et les parties concernées ont joué le jeu de  ce discours. Article après article et déclaration après déclaration, on soulignait la réticence du gouvernement Syriza à remplir  ses obligations vis-à-vis des créanciers, la fragilité de son engagement dans les  réformes « nécessaires » et son rejet de la restructuration.[7] Au moment où ces arguments   ont semblé  perdre de leur efficacité, le prochain coupable se trouvait à portée de main : l’opposition interne à Syriza.

En réalité, la dernière phase des « négociations » ne peut se comprendre autrement que comme une véritable mise en scène destinée à convaincre les deux parties prenantes (ainsi que le public rivé aux écrans de télé) qu’il existe quelque chose qui s’appelle une « négociation », même si ses spécificités sont quelque peu insaisissables.  Dans ces « négociations »,  les rôles étaient interchangeables : parfois c’était au tour de Syriza de brandir le drapeau du non-au-compromis ; dans d’autres cas, c’était au FMI de torpiller les « négociations », faisant curieusement  écho à la revendication de Syriza (abandonnée depuis longtemps) d’une restructuration de la dette comme condition préalable à tout accord. Et lorsqu’au mois de mai Syriza a présenté sa proposition de quarante-sept pages énonçant clairement sa volonté de prolonger l’austérité, les négociations se sont effondrées suite à la contreproposition de l’Eurogroupe réclamant de nouvelles coupes, d’une ampleur jusqu’alors jamais exigée au cours de ces cinq années d’austérité non négociée.[8] . L’irrationalité et l’absurdité sont des attitudes difficiles à endiguer.

Post mortem ante facto

Ces dernières semaines, les spectateurs se sont trouvés piégés dans une sorte de remake perpétuel du film « Un Jour sans Fin »[9] : chaque réunion de l’Eurogroupe était annoncée comme « la réunion pour en finir avec toutes les réunions », chaque incapacité à aboutir était interprétée comme un chemin menant tout droit  au Grexit  (la voie directe vers le Grexit ?), sortie de la Grèce  de la zone euro, à chaque fois les « marchés » ont réagi  défavorablement à l’instabilité… et à chaque fois sans exception, la conclusion  prenait la forme d’un message préenregistré proclamant que « des progrès ont été réalisés, mais beaucoup de travail reste à faire ».

Dans cette course jusqu’à la ligne d’arrivée, et en dépit  de toutes les absurdités qu’on pouvait entendre,  il est clairement apparu que l’enjeu se résumait  à la capacité de Syriza à faire passer les nouvelles mesures d’austérité pour une victoire ou, à défaut, une fatalité. Ou les deux à la fois. Lorsqu’il commença à se révéler  que la proposition de Syriza ne serait  pas si facilement acceptée  par  l’ensemble de ses adhérents (et, ce qui est peut-être plus important, par ceux-là même qui allaient devoir en payer le coût), on a employé des moyens plus musclés. La BCE est entrée dans la danse en menaçant de réduire l’ELA (fourniture de liquidités d’urgence), démarche qui obligerait le gouvernement grec à limiter les mouvements de capitaux (et de ce fait ouvrirait la voie à une sortie de la zone euro), alors que différents responsables européens se sont mis à déclarer qu’un éventuel Grexit n’aurait pas les conséquences dévastatrices que l’on croyait.[10]

Il importe relativement peu que cette décision ait été prise sciemment ou non. Ce qui compte, c’est que ce spectacle d’absurde intransigeance de la part de la Troïka a abouti à un résultat très particulier : Syriza s’est trouvé en mesure de présenter les bases de sa proposition de quarante-sept pages comme « la seule proposition réaliste sur la table »  et en même temps de rejeter violemment les (absurdes) contrepropositions. Cette représentation de Syriza, qui au fond défendrait des « lignes rouges » (à la fois en interne et à l’extérieur) tout en acceptant davantage d’austérité, aurait, paraît-il, rompu le charme. Pour la première fois, toutes les parties concernées semblent convenir qu’un accord est atteint et qu’il peut être signé par tous.

À présent (à la date du 28 juin), tous les regards convergent sur la question de savoir si Syriza réussira à faire voter cette proposition au parlement. Au sein même de Syriza, certains ministres et parlementaires déclarent publiquement que le dernier accord est en réalité pire que celui qui avait été rejeté par le précédent gouvernement et annoncent qu’ils s’abstiendront. On peut se demander si Syriza parviendra effectivement à persuader ses « dissidents » que l’accord constitue une victoire et une issue inévitable des « négociations », sans parler de les convaincre de convenir que cet accord permet de « gagner du temps pour que Syriza mette tout en œuvre pour faire échouer les politiques néolibérales ». Mais voilà le hic : ça ne change pas grand-chose.

Si Tsipras estime que le parlement ne votera pas l’accord, il y a de grandes chances pour qu’il réclame la tenue d’élections. Selon des sondages honnêtes, Syriza aurait actuellement une avance confortable sur tous les autres partis et serait évidemment bien placé pour l’emporter par une majorité écrasante. Par conséquent, des élections à ce moment- là ne feraient qu’aider Syriza à consolider sa position et, surtout, à former un gouvernement ayant pour mandat explicite et démocratiquement validé  de… signer l’accord précédent. Cette fois-ci, en revanche, sans la moindre opposition interne.

Le seul problème avec toute cette saga  se situe ailleurs. Une fois signé (que ce soit maintenant ou après de nouvelles élections), l’accord imposera une fiscalité écrasante, la réduction des pensions et la poursuite des privatisations ; en somme, il va aggraver précisément ce qui a causé la situation chaotique dans laquelle se trouve la Grèce (d’une façon ou d’une autre) depuis cinq ans.  Par-delà les dérisoires  jeux politiques et  « négociations » spectaculaires, l’accord que Syriza souhaite appliquer pourrait éventuellement faire le bonheur de ses homologues européens mais ne met en aucun cas un terme  à la crise actuelle et à ses conséquences sociales, et ne les minimise même pas. Ces cinq derniers mois ont seulement démontré  que la politique “étendre et prétendre” fonctionne bien  à l’intérieur de la zone euro. Mais l’époque tourmentée que vit cette dernière est loin, très loin de se terminer.

Mise à jour (le 2 juillet)

Au moment même où le gouvernement Syriza et la Troïka semblaient enfin arrivés à un accord, l’enfer s’est déchaîné. Les négociations se sont interrompues, la Grèce a hardiment rejeté la dernière proposition de la Troïka et, le 27 juin, Tsipras a annoncé un référendum pour le 5 juillet, lequel a souvent été (mal) interprété comme un référendum pour savoir si la Grèce devait ou non rester dans la zone euro. Et pour couronner le tout, les banques ont été fermées (jusqu’au référendum) et des restrictions sur les mouvements de capitaux ont été mises en place, interdisant le transfert d’argent à l’étranger et limitant les retraits à 60 euros par jour.

Comme je l’ai expliqué dans l’article qui précède, il aurait été très difficile d’obtenir l’approbation d’un accord de ce type. Et c’est cela précisément que Merkel elle-même a laissé entendre le 25 juin, au moment  où chacun s’apprêtait à y apposer sa signature, lorsqu’elle a déclaré que la vraie question était de savoir si le parlement grec l’approuverait (autrement dit, si Tsipras allait pouvoir  s’assurer de la docilité de son propre parti). Entretemps, il  est apparu assez clairement que ce n’était pas gagné.

On ne peut comprendre le sabotage de la signature de l’accord autrement que comme un coup de main utile (mais risqué) offert par la Troïka à Tsipras : l’insertion à la  dernière minute d’un certain nombre de mesures inexplicables que Syriza avait rejetées auparavant (tout en intégrant une série de mesures d’austérité draconiennes dans sa propre proposition de quarante-sept pages). D’un seul coup, Syriza a repris son  rôle de gouvernement de gauche contestataire et la Troïka est apparue de nouveau comme le méchant créancier néolibéral intransigeant.

Le matin du 27 juin, tout le monde a retrouvé à son réveil le Syriza des fanfaronnades préélectorales – provocateur, traçant des lignes rouges à-ne-jamais-traverser, condamnant les procédures antidémocratiques de l’Europe. À une différence près, si on se donne  la peine de la remarquer : cette fois-ci, les « lignes rouges » de Syriza comprenaient la poursuite explicite de l’austérité, sous forme de réductions de pensions, de nouveaux impôts et de privatisations. Varoufakis s’était servi du soutien populaire dont Syriza bénéficiait toujours comme argument de vente important. Mais il semblait qu’on ne pouvait être sûr de rien.

L’annonce du référendum semblait destinée à consolider ce « soutien populaire ». Même  tout le monde semblait avoir été pris au dépourvu, un examen plus approfondi des enjeux s’avère très révélateur. Le référendum pose la question de savoir si les citoyens grecs approuvent ou rejettent la proposition faite par les Institutions (la Troïka) le 25 juin. Non pas la contreproposition de Syriza, ni une des précédentes propositions de la Troïka (et elles ont été nombreuses), rien concernant les cinq derniers mois. Cela signifie donc un certain nombre de choses très précises.

Le « Oui » est assez clair. Il signifie en gros que la majorité de la population grecque est disposée à permettre à la Troïka de continuer à concrétiser sa politique économique, avec un gouvernement ramené à son rôle antérieur, à savoir réduit  à la ratification expéditive de décisions fixées par avance. Le « Non » au contraire (prôné par Syriza) n’est pas aussi limpide. Il comprend ceux qui veulent une sortie de la zone euro, ceux qui veulent la poursuite des négociations, ceux qui accepteraient un « compromis honorable » avec un poil  d’austérité en moins, ainsi que plein d’autres qui se situent  quelque part entre ces différentes catégories.

Maintenant, si le « Oui » l’emporte, Syriza démissionnera (ce qu’il a d’ailleurs déjà annoncé) parce que, tout en  respectant  la décision démocratique du référendum, il se refusera à assumer la mise en application de ses suites. Par conséquent, selon l’hypothèse la plus vraisemblable, un gouvernement de coalition provisoire sera formé (très probablement avec la participation de Nouvelle Démocratie, du PASOK et de Potami), à qui il incombera de mettre en œuvre l’austérité draconienne relevant du dernier accord proposé par la Troïka. Entre-temps, Syriza peut jouir du statut d’une assez considérable opposition officielle, manger du popcorn et attendre que le gouvernement provisoire annonce la tenue d’élections dans quelques mois (avec comme issue la plus probable, la victoire de Syriza). Si c’est le « Non » qui l’emporte, Syriza aura  plus ou moins carte blanche pour interpréter les résultats comme il l’entend. Il peut essayer d’imposer un Grexit et un retour à la drachme (bien qu’il ait précisé explicitement que ce n’est pas ce qu’il préconise), il peut redémarrer les négociations (au choix, sur la base de son programme de quarante-sept pages ou en repartant de zéro), il peut recourir à l’« ambiguïté créative » pour arriver à un tout autre accord.

En un mot, la situation ressemble à un scénario gagnant-gagnant pour Syriza, ce qui n’est pas passé inaperçu chez les principaux partis de l’opposition qui, après avoir tenté (sans succès) de faire annuler le référendum, se lancent à présent dans une guerre de propagande virulente (et largement hyperbolique) qui crée une forte polarisation de la société grecque et rallie des voix au « Non ».

Que l’on croie ou non que les homologues européens aient été sincèrement surpris par ces évènements, leur réaction a été jusqu’à présent plutôt conciliante – le non remboursement au FMI n’a pas été officiellement considéré comme un défaut souverain et les restrictions sur les mouvements de capitaux n’ont pas été interprétées comme une voie menant tout droit au Grexit –, et ils semblent terriblement soucieux d’assurer tout le monde qu’ils feront de leur mieux pour garder la Grèce dans la zone euro. À une exception près, apparemment : l’Allemagne, dont le discours automatique  par rapport à la crise grecque semble s’être retourné contre lui. Le discours de  propagande incessant sur les Grecs paresseux que l’on nourrit avec l’argent durement gagné des Allemands, sans qu’ils s’engagent à la moindre réforme ni à respecter leurs obligations, a amené beaucoup de monde en Allemagne à souhaiter voir la Grèce flanquée hors de la zone euro. Ce conte de fée, pour autant qu’il ait pu s’avérer utile par le passé, semble aujourd’hui produire l’effet inverse. Et Merkel pourrait bientôt se voir obligée de tout déballer et d’expliquer qu’en fait l’Allemagne ne perdra son argent et ne commencera à souffrir de  cette crise que si la Grèce quitte la zone euro.

[1] C. Lapavitsas, “The Looming Austerity Package,” Jacobin, 12 juin 2015

[2] On notera que, bizarrement, les membres de l’aile gauche de Syriza (tel que Lapavitsas) n’ont redécouvert leur opposition à l’euro et à l’UE que tout dernièrement. Dans leur nouveau rôle en tant que députés de Syriza et son opposition interne, ils (qui ils sont, on ne le sait pas au juste) poussent au réexamen d’autres options. Pour autant que nous puissions en juger, cette option anti-UE coïncide parfaitement avec ce qu’ils prônent depuis cinq ans. Ainsi, ils disposent en réalité d’un recul de cinq ans pour évaluer cette quête du Saint Graal, ce qui leur donne un certain avantage  et la possibilité de présenter enfin leurs conclusions et énoncer ce que cette alternative implique. Mais quelque chose nous dit qu’on va en avoir pour un certain temps. En attendant, nous proposons la lecture de ce que des amis ont écrit : «partout en Europe, il y  a des communistes ou des socialistes qui proposent une sortie nationale de la crise. Leur solution serait de quitter l’euro et de constituer une jolie totalité, limitée, homogène et bien ordonnée. Ces amputés ne peuvent s’empêcher de ressentir leurs membres fantômes »

[3] Toute réduction de la dette ou toute capacité de l’État grec à émettre des obligations afin d’assurer son financement supprimerait d’un coup d’un seul les moyens de pression à la disposition de la Troïka pour imposer l’austérité.

[4] Etendre la durée du remboursement tout en prétendant que toutes les dettes seront remboursées à terme (NdT)

[5] Bobolas, un des capitalistes grecs les plus connus, a été « arrêté » dernièrement par le gouvernement Syriza et accusé de fraude fiscale pour un montant d’environ 4 millions d’euros. Après avoir réglé immédiatement  moins de la moitié de cette somme (1,8 millions d’euros), il a été relâché et les poursuites ont été abandonnées.

[6] Y. Varoufakis, « L’austérité comme unique cause de rupture », Project Syndicate, 25 mai 2015

[7] En Allemagne, principal adversaire de la Grèce dans les négociations, de nombreux membres de l’Union chrétienne-démocrate d’Allemagne (CDU), le parti d’Angela Merkel, ont ouvertement traité le gouvernement Syriza de « communiste ».

[8] Parmi ces nouvelles exigences, la suppression de l’Allocation de solidarité sociale en faveur des retraités (EKAS), qui se résume à une minuscule aide financière (100 à 150 euros) pour les retraités qui touchent une pension inférieure à 300 euros par mois.

[9]  Pour ceux qui ne l’auraient pas vu, « Un jour sans fin » ou « La Journée de la Marmotte »  est un film américain où le héros, qui est un sale type prétentieux et aigri, doit revivre constamment la même journée jusqu’à ce qu’il s’amende.  (NdT)

[10] Une absurdité très répandue ces derniers temps, on prétend qu’un Grexit aurait des conséquences minimes. Frances Coppola a récemment résumé la situation avec justesse : « Si la Grèce partait, d’autres pourraient bien suivre, soit à cause  d’attaques spéculatives comme en 1992 ou encore d’agitation populaire et de changements politiques. Ce qui menacerait l’existence même de l’euro. Le point de vue souvent exprimé selon lequel un « pare-feu » protégerait le reste de la zone euro de la contagion, qui n’a jamais été crédible, est désormais manifestement erroné : les rendements obligataires s’envolent déjà dans d’autres pays périphériques de la zone euro. Il serait inconcevable  de voir la BCE  forcer un pays à sortir  tout en protégeant les autres de la contagion. Sa crédibilité en tant qu’organisme indépendant immunisé contre l’influence politique serait détruite. » (F. Coppola, “The Greek Negotiations: Many Angry Words And No Way Forward,” Forbes, 19 juin 2015) (traduction LPT).

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