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« La réalité du déni et le déni de la réalité »

Une camarade nous a fait parvenir la traduction d’un texte publié à l’origine sur le site « A Contrary Little Quail » 

La réalité du déni et le déni de la réalité

Anthithesi/Cognord

Septembre 2021

Ce texte a été écrit et publié en grec au mois de septembre 2021. Il se voulait une intervention polémique dans un débat autour des questions que posent le virus Sars-CoV-2, les mesures et les outils mis en œuvre pour le contrer et l’autoritarisme du gouvernement grec. Ce qui nous a en premier lieu poussés à écrire ce texte est la surprise (et la tristesse) que nous avons ressentie en constatant que beaucoup de nos camarades et amis du milieu « radical » avaient adopté une approche négationniste de la pandémie, et que bon nombre d’entre eux ont lentement mais sûrement sombré dans des raisonnements complotistes et des absurdités inconcevables. Dans ce texte, nous avons donc essayé non seulement de critiquer et de dénoncer les irrationalités de cette espèce, mais aussi de comprendre les différents ressorts d’une telle régression. C’est pourquoi, si ce texte tente d’expliquer ce que la pandémie du covid (et sa gestion) nous révèle du capitalisme et de l’Etat aujourd’hui, il s’interroge également sur la question complexe de savoir ce qu’elle nous révèle des problématiques de la période actuelle et les conditions matérielles de la réflexion et de la lutte collectives dans cette période.

Dans la mesure où ce texte, à l’origine, était destiné à un public grec, certains passages se rapportant à des questions gréco-grecques ont été supprimés dans la présente version. En même temps, nombre de points qui y sont soulevés peuvent de toute évidence s’appliquer à d’autres pays. Pour ne citer qu’un exemple, l’engouement de certains radicaux pour le négationnisme[1] semble suivre une trajectoire comparable en France, et peut-être aussi en Italie. Les similitudes que nous avons identifiées justifiant l’effort qu’exige la traduction du texte, nous remercions nos camarades en France, en Espagne, en Allemagne, en Suisse et en Italie pour l’intérêt qu’ils ont manifesté. Les ressemblances qu’on peut notamment repérer entre différents pays montrent qu’une approche de la situation actuelle par un examen des évolutions historiques spécifiques à la Grèce (telles que les conséquences d’une politique d’austérité prolongée et la défaite des mouvements sociaux qui se sont élevés contre celle-ci), si elle se révèle souvent significative, peut s’avérer trompeuse dès lors qu’elle revient à mettre en avant une quelconque spécificité de la situation grecque. Les effets conjugués d’une explosion sans précédent (sur les plans tant existentiel que physique) et à peu près simultanément dans le monde entier d’un virus contagieux, de la peur et des incertitudes que tout cela a fait naître, ainsi que les différentes voies choisies par l’Etat et le capital pour y répondre nous permettent d’élargir notre propos au-delà de la seule Grèce.

Dans la mesure où traduire signifie fondamentalement interpréter (et parfois réécrire) un texte, la structure de celui-ci a été légèrement modifiée afin de le rendre plus fluide. Et, même si sa publication date d’il y a près de deux mois, nous avons choisi de limiter le nombre d’ajouts et de mises à jour, en-dehors de quelques commentaires qui montrent comment certaines de nos prévisions les plus effrayantes se sont malheureusement réalisées. Nous avons aussi ajouté quelques phrases et paragraphes permettant de clarifier le texte afin de le rendre plus compréhensible à un public non grec.

 

 

Je ne m’avouais pas encore la part des responsabilités auxquelles n’échappe pas celui qui, devant l’indicible qui s’est perpétré collectivement, ose encore parler de l’individuel.

— Adorno, Minima Moralia

L’émergence du virus Sars-CoV-2 n’a pas simplement eu pour effet de suspendre l’économie mondiale pendant plusieurs mois, révélant la panique des gestionnaires de ce monde. Dont la réaction ne s’est pas non plus limitée à un ensemble de contre-mesures contradictoires, certaines ayant été mises en application et d’autres laissées de côté avec le même zèle. Comme dans toute crise majeure, la pandémie a eu entre autres effets celui de mettre l’accent, de façon visible ou à l’arrière-plan, sur les forces et les tendances déjà à l’œuvre pendant la période précédente, tant au sein même des rapports capitalistes de (re)production que dans les sphères plus étroites de la vie sociale telles que les espaces politiques radicaux. Pour prendre l’exemple de la Grèce, la crise créée par le coronavirus a non seulement révélé la décision de l’Etat d’agir comme un mécanisme de tri plutôt que d’intégration et l’état lamentable du système de santé après des années de restrictions et d’austérité ; elle a aussi mis en lumière les mutations intervenues dans les milieux de l’extrême gauche et radicaux au bout d’une décennie de défaites et de replis. Comme nous allions le découvrir, il n’y avait pas eu que les salaires, les pensions de retraite et les allocations à avoir été laminés pendant la période de l’austérité, mais également le concept même de la collectivité. Les conséquences d’un tel développement ne sont que trop visibles aujourd’hui : face à un gouvernement d’extrême droite qui renforce sa trajectoire autoritaire par une destruction irréversible de la nature[2], les mauvais traitements et l’assassinat des migrants[3] et la gestion désastreuse du coronavirus[4], certains secteurs du mouvement radical ont vu dans le déni de la pandémie un champ d’action et de résistance.

Le fait rare qu’un pourcentage sans précédent de la population mondiale ait été obligé d’affronter simultanément cette crise n’a eu que peu d’effet sur l’horizon limité de beaucoup de radicaux. En conséquence, au moment où des gouvernements de par le monde faisaient l’impossible pour maintenir l’économie en fonctionnement et tentaient de détourner l’attention de l’évident effondrement des systèmes de santé publique après des dizaines d’années de « rationalisation » (c’est-à-dire, d’asphyxie fiscale) par la promotion de la « responsabilité individuelle », de nombreux radicaux réagissaient en mettant en cause la notion même de santé publique.[5] Dans le contexte d’une gestion mauvaise et criminelle ayant entraîné des centaines de morts évitables, un grand nombre de radicaux ont jugé préférable de mettre en doute l’existence de la pandémie elle-même. Confrontés à l’horreur permanente de personnes qui luttent pour respirer, de nombreux radicaux continuent à nier les dangers associés au virus.

Les maladies contagieuses se distinguent des autres maladies par une particularité notable : elles sont sociales par définition. Elles présupposent le contact, la coexistence, une communauté – même aliénée. Cependant, la pandémie de Sars-CoV-2 nous a appris que nous nous trouvons dans une période historique où les relations sociales apparaissent comme un vide pénible entre des individus compacts, renfermés et inviolables. Des individualités qui sont autodéterminées, non négociables et non contagieuses. A ce stade, il importe peu que cette fâcheuse situation soit interprétée comme la prévalence d’une personnalité narcissique ou de l’imaginaire (néo)libéral qui mythifie le caractère social des rapports capitalistes et des sujets qui les reproduisent.

La critique radicale cherche à dévoiler le vide réel qui, en l’occurrence, est précisément cette individualité. La critique radicale considère les relations sociales comme des relations, c’est-à-dire, comme des rapports entre les gens, indépendamment du fait que la production et la reproduction de ces derniers ne sont ni libres ni conscientes. Ce qui n’empêche pas que ce sont bien des relations. Et ne permet pas pour autant d’accréditer l’idée que le noyau central de la réalité sociale est l’individu.

Personne n’entretient de relation personnelle avec une maladie contagieuse. Il s’ensuit que personne ne peut établir un rapport avec elle sur la base de décisions purement personnelles. C’est ce qui nous permet de parler de négationnistes, terme que nous utilisons pour décrire à la fois ceux qui nient l’existence de la pandémie ou les dangers qu’elle représente et ceux qui refusent de reconnaître le caractère social de notre existence dans la société capitaliste. Le plus souvent, comme nous allons le démontrer, ces deux formes de déni sont intriquées.

Il n’est pas fortuit que, indépendamment de la manière dont la crise en cours est formulée en termes politiques, ces formes de déni soient omniprésentes et déterminent le cadre essentiel dans lequel se déploient toutes les objections actuelles. Il faut préciser qu’elles ne sont jamais exprimées aussi ouvertement. Au contraire, la plupart des négationnistes prétend que ses critiques concernent la gestion de la pandémie. Il va sans dire que, si cette gestion a bien été catastrophique (et continue de l’être), ce serait une erreur de se cantonner à ce cadre. La critique de la gestion de la pandémie qui passe par le déni de son existence ou de ses dangers constitue pour le moins une approche catastrophique en elle-même. On peut le constater déjà dans l’adhésion acritique (et parfois inconsciente) aux théories conspirationnistes réactionnaires proto-fascistes ; mais aussi, et c’est sans doute le plus grave, dans le fait qu’elles expriment et mettent en avant une compréhension totalement déformée du capital, de l’Etat et du concept d’existence collective. Rien de nouveau en soi, c’est quelque chose qu’on rencontre fréquemment dans les milieux gauchistes et radicaux. Mais c’est peut-être la première fois que ces déformations génèrent de telles fractures existentielles dans leurs rangs.

Pour toutes ces raisons, et avant d’aborder l’analyse des causes plus profondes de ces formes de déni, cela vaut la peine d’aller regarder de plus près ce qu’il en a été (et n’en a pas été) en réalité de cette gestion, notamment pour ce qui concerne la nouvelle phase de gestion du Sars-CoV-2 fondée sur la vaccination.

La (mauvaise) gestion de la pandémie

En pleine saison touristique de l’été 2021, et après avoir renoncé, pour l’essentiel, aux nombreuses mesures de la période précédente destinées à freiner la pandémie (traçage des cas contact, distanciation sociale, quarantaine), mesures qui ont été imposées avec une force répressive inouïe[6], le gouvernement grec a suivi l’exemple de beaucoup d’autres en réorientant ses priorités sur la vaccination. Ce qui impliquait de promulguer une série de nouvelles mesures devant être progressivement mises en œuvre à compter de début septembre.

La plus importante de ces mesures a été l’introduction de l’obligation vaccinale pour les travailleurs de la santé des secteurs public et privé et la suspension (sans salaire ni couverture par une assurance) des non vaccinés. Quant aux personnes non vaccinées dans d’autres secteurs d’activité (comme la restauration, le tourisme, l’éducation, le spectacle et les universités), il est devenu obligatoire pour elles de présenter un résultat de test négatif une ou deux fois par semaine, le coût du test étant assumé par la personne concernée (et non plus subventionné par l’Etat comme auparavant). Par ailleurs, l’obligation de présenter un résultat négatif s’est étendue aux transports publics longue distance et aux espaces publics, à l’exception des restaurants, des lieux de divertissement et des stades, où n’étaient autorisées à entrer que les personnes vaccinées ou guéries d’une infection au covid. Les élèves non vaccinés devaient présenter deux autotests par semaine, fournis gratuitement. Parallèlement, le gouvernement a autorisé les employeurs à exiger de leurs salariés une preuve de vaccination (ou de test négatif), les contrevenants étant passibles d’une amende d’un montant variable selon l’envergure et le domaine d’activité de l’entreprise. Par ce biais, une part importante du contrôle du respect de ces mesures a été transférée au secteur privé, signe que l’Etat abandonnait indirectement la soi-disant « campagne vaccinale »[7].

La propagande officielle dont se servait l’Etat pour justifier ces nouvelles dispositions était, comme d’habitude, assez mensongère. Il devenait évident qu’en mettant l’accent sur la baisse incontestable du taux de vaccination pendant l’été[8] sans pour autant y reconnaître le moins du monde la responsabilité de sa gestion ridicule, le gouvernement espérait attribuer la forte hausse de nouveaux cas (de même que l’augmentation consécutive des hospitalisations et des morts) aux seuls non vaccinés (une catégorie fourre-tout qui ne fait généralement pas la distinction entre ceux qui refusent sciemment la vaccination et ceux qui n’y ont pas droit). Ce qui lui permettait de dissimuler la stupidité criminelle de sa décision de renoncer dans les faits à toute autre contre-mesure pendant la période touristique[9]. Et on pouvait difficilement douter que la même « stratégie » caractériserait la gestion de la pandémie après la période touristique.

Fondée, à rebours de toute preuve scientifique fiable, sur une vision irresponsable de la vaccination comme un laissez-passer et sur l’abrogation de toutes les restrictions, la ligne directrice du gouvernement visait à éviter à tout prix un nouveau confinement général. Compte tenu de la plus forte contagiosité du variant Delta ainsi que du fait que les vaccins, bien qu’offrant une protection considérable contre les formes graves ou mortelles de la maladie, ne suppriment pas sa transmission, il ne fait guère de doute que l’hiver qui vient sera dévastateur[10]. La conjonction d’un nouveau variant, une proportion élevée de non vaccinés (la Grèce a le taux de vaccination le plus bas de la zone Euro) et la fragilisation accrue (entre autres, par la suspension du personnel de santé non vacciné) d’un système de santé déjà surchargé de travail depuis un an et demi, ne peut faire présager qu’un cauchemar. L’apparente conviction du gouvernement de pouvoir échapper à la critique pour cette catastrophe prévisible en se déchargeant de toute responsabilité sur les non vaccinés montre, une fois encore, que la principale préoccupation de cette clique se réduit uniquement à la communication et à la limitation des dégâts, sans la moindre stratégie sérieuse ou à long terme.

En réaction aux nouvelles dispositions de l’Etat et à la gestion toujours aussi contradictoire de la pandémie a surgi un mouvement négationniste plus puissant qu’auparavant. Si la vaccination obligatoire du personnel de santé en est à l’origine, ce mouvement est loin d’être homogène. Comme partout, il recouvre un éventail allant de l’extrême droite aux prêtres orthodoxes et des gauchistes/anarchistes aux travailleurs de la santé eux-mêmes. Ce qui relie entre elles ces affiliations politiques divergentes n’est pas, comme certains aiment à le prétendre, leur rejet commun des politiques autoritaires du gouvernement. Ce serait plutôt le déni de la pandémie et/ou du danger que représente le virus, l’invocation de la liberté individuelle contre les mesures en vigueur ou prévisibles et la représentation de la pandémie comme un prétexte à l’imposition d’une dystopie moderne par des élites (qualifiées indifféremment de Big Pharma, Big Tech ou encore, pour les politiciens, leurs « VRP[…] cyniques et sans frein moral »[11], un nouvel ordre mondial ou le « mondialisme »). Au fondement de toutes ces tendances, on trouve une vision profondément fausse tant du rapport social capitaliste que, au sein de celui-ci, du rôle de l’Etat.

Une reproduction contradictoire

D’un certain point de vue, il semble nécessaire, pour comprendre pleinement les causes plus profondes de la gestion de la pandémie, de souligner que l’Etat constitue la forme politique des rapports sociaux de production dans le capitalisme. Etant donné que ces rapports sont par définition contradictoires, ces contradictions se manifestent aussi au niveau de la politique de l’Etat. Ainsi, dans le cours d’une pandémie sans précédent, la nécessité de la reproduction d’une force de travail en bonne santé et productive peut entrer en conflit avec le besoin d’une poursuite ininterrompue de l’exploitation capitaliste. En d’autres termes, le besoin de reproduire physiquement tous les éléments du rapport social capitaliste peut entrer en contradiction avec celui d’augmenter la création de valeur et la rentabilité. De ce fait, la rentabilité directe et à court terme des entreprises capitalistes (même celles qui sont prépondérantes) peut entrer en conflit avec le maintien sur le long terme du rapport qui en est la base. Cette contradiction est rapidement devenue visible non seulement dans les conflits quant aux choix politiques, mais aussi dans la nature contradictoire des politiques poursuivies.

L’Etat est chargé de la mise en application d’une série de politiques destinées à soutenir l’accumulation capitaliste — entre autres l’augmentation de la productivité du travail, l’adaptation de la force de travail aux besoins du capital, le perfectionnement de la division du travail et la réduction de ses coûts de reproduction. Cependant, il est également partie prenante de sa propre légitimité et de celle des rapports sociaux d’exploitation qu’il soutient. Pendant la pandémie, la coexistence de ces tendances est devenue explosive. En fin de compte, les politiques qui ont fini par l’emporter n’ont opéré qu’un équilibrage temporaire entre ces contradictions, sans jamais parvenir à les dépasser.

À l’heure actuelle, il ne peut y avoir de doute : chaque gouvernement souhaite à tout prix éviter de nouvelles mesures restrictives horizontales qui compromettraient encore plus une activité économique déjà chancelante. Cette tendance était manifeste dès le deuxième confinement en Grèce ordonné au mois de novembre 2020 – pourtant moins restrictif que le premier ; il s’agissait de causer le moins de dégâts possible au procès de travail et à l’accumulation, en particulier dans des secteurs jugés essentiels pour l’économie grecque (le tourisme par exemple). Ce deuxième confinement ne ciblait donc plus que des activités non directement productives de la population, se focalisant presque exclusivement sur des activités de loisir tout en réprimant la moindre mobilisation collective.

La contradiction inhérente entre les besoins d’isolement social et ceux d’une concentration de main-d’œuvre propre à assurer la poursuite de la production et de la distribution économiques a très tôt déterminé la forme organisationnelle des aspects (non médicaux) de la gestion de la pandémie[12]. D’ailleurs, il est maintenant plus qu’évident que la méfiance et l’indifférence avec lesquelles les pays occidentaux ont initialement accueillies les mises en garde contre un nouveau virus contagieux peuvent s’expliquer par les prédictions catastrophiques d’un effondrement du PIB mondial, du blocage des chaînes d’approvisionnement, de la suspension des échanges commerciaux et de toutes les autres formes de perturbation consécutives aux arrêts de travail et à l’interruption de la production de valeur. Une telle approche peut aussi expliquer l’adoption par la suite de demi-mesures contradictoires dont l’efficacité potentielle a été d’emblée sapée : la poursuite de l’activité de la plupart des entreprises pratiquement sans contrôle et l’indifférence (pseudo scientifiquement justifiée)[13] face aux incontestables foyers de contagion représentés par les transports publics tandis que les espaces publics extérieurs restaient étroitement surveillés en constitue la preuve manifeste.

Il est cependant tout aussi préoccupant que cette contradiction relativement simple entre différents aspects du rapport capitaliste et l’Etat semble avoir mis à rude épreuve les capacités conceptuelles de certains radicaux, les conduisant à des interprétations centrifuges qui rejettent non seulement les (demi-)mesures du gouvernement, mais aussi la pandémie elle-même. A leurs yeux, si les Etats se servent de la pandémie comme prétexte pour renforcer leur emprise autoritaire sur la société, cela prouve que la pandémie n’existe pas[14]. Ou bien, si cette pandémie existe bel et bien, elle n’est dangereuse que pour un faible pourcentage de la population déjà vulnérable. Le plus souvent, cette catégorie désignait systématiquement (et à tort) un groupe d’âge spécifique[15]. De ce point de vue, il n’y avait apparemment d’autre raison que l’autoritarisme pour imposer quelque mesure horizontale que ce soit. La forte contagiosité du nouveau virus, ses risques et sa considérable létalité se sont ainsi transformés sur le plan conceptuel en un problème simple, gérable et facile à résoudre pourvu qu’on « protège » les personnes âgées vulnérables (déjà structurellement délaissées), c’est-à-dire qu’on les retire de notre champ de vision. Toute autre mesure, selon les négationnistes, ne saurait avoir d’autre but que d’élargir le périmètre de contrôle et de discipline de l’Etat.

Aux premiers jours de la pandémie, la combinaison du manque de données fiables, d’une sidération momentanée face à la dystopie qui se déployait et des avertissements provenant d’organisations et d’institutions déjà délégitimées a joué un rôle clef dans la genèse de ce type de discours. Or, ce qui s’est avéré plus crucial a été leur adoption par des personnes se prétendant en position d’« autorité » scientifique. Prenons un exemple probant qui remonte au mois de mars 2020, à une époque où la plupart des gens ne s’étaient même pas rendus compte de l’existence du virus Sars-Cov-2 et de la menace à l’horizon, John Ioannidis a publié un article mettant en garde contre des mesures excessives, inefficaces et potentiellement désastreuses pour s’opposer à la pandémie[16]. Son argument principal, en apparence évident, était l’insuffisance de preuves susceptibles de justifier des mesures aussi draconiennes que les confinements, les masques ou la distanciation sociale. En dépit de ce manque de données, Ioannidis conseillait, en suivant un raisonnement assez déroutant, de ne prendre aucune mesure importante. Tout en avançant un semblant d’argumentation scientifiquement solide, les affirmations d’Ioannidis constituaient en réalité un rejet précis (et politiquement identifiable) des protocoles existants de gestion de la pandémie. Dans la mesure où il avait été déterminé que les virus de la grippe mutent à peu près tous les dix ans, les protocoles de santé publique en vigueur aux Etats-Unis (et par extension dans d’autres pays) s’appuient en grande partie sur le principe qu’il vaut mieux prendre des mesures draconiennes au début d’une épidémie plutôt que de permettre aux virus de se propager, à un taux de croissance souvent exponentiel, à tel point qu’ils deviennent ingérables[17].

Avec un minimum de discernement, on peut aisément concevoir les effets sur l’économie de la mise en application d’un tel protocole. Raison pour laquelle des objections telles que celles soulevées par Ioannidis ne se limitent pas à de simples désaccords techniques ou scientifiques sur les protocoles existants. Les réserves à l’égard de la mise en œuvre de telles mesures rejoignent en fait la contradiction centrale que nous avons identifiée, à savoir le compromis entre, d’une part, l’activité économique et la rentabilité directe (impactées par le confinement) et d’autre part, la reproduction élargie d’éléments clefs du rapport social capitaliste. Ioannidis, ainsi que d’autres, ont choisi précisément un des termes de ce compromis.

Il n’en reste pas moins — et cela en dépit de la lente prise de conscience de la nécessité d’un arrêt des activités économiques pour freiner la propagation du virus et de ses conséquences désastreuses sur la totalité de l’économie capitaliste — que des arguments comme ceux d’Ioannidis ont depuis lors défini le cadre de référence central des négationnistes : la caractérisation tenace (et contraire aux données réelles) du Sars-CoV-2 comme une simple grippe ; la contestation conspirationniste de son taux de létalité ; l’usage sélectif, mal interprété ou tout simplement falsifié des données statistiques qui minore les risques encourus[18] ; la défense de l’idée que seules les personnes âgées au système immunitaire affaibli sont menacées. On peut trouver l’ensemble de ces arguments, que les négationnistes du monde entier répètent ad infinitum, dans un article de Ioannidis de mars 2020[19].

Dans le paysage grec, les circonstances particulières de la première vague de la pandémie ont donné encore plus de force à ce type de thèses. L’affolement et la rapidité avec lesquels le gouvernement a imposé des mesures strictes, l’irruption de l’épidémie en basse saison touristique avec peu de voyageurs arrivant de l’étranger et la prudence que s’impose une population globalement inquiète pour son système de santé publique décimé par dix ans de politique d’austérité, tous ces phénomènes ont fait que la Grèce a connu pendant les premiers mois un nombre relativement faible de cas, d’hospitalisations et de morts (par rapport à l’Italie, par exemple). Ce succès (temporaire) s’est transformé depuis en un présupposé bizarre qui confirmerait l’impression fallacieuse d’une exagération du risque du virus, alimentant ainsi les arguments des covido-négationnistes, qui continuent néanmoins à affirmer obstinément que ce qu’ils refusent, c’est la gestion du gouvernement.

Quoi qu’il en soit, ces premiers chiffres relativement bas ont finalement mené à un assouplissement des mesures facilité par la volonté de réouverture du gouvernement lors de la saison touristique de 2020, et cela a directement entraîné la deuxième vague de fin octobre 2020. Le temps que l’on comprenne qu’une telle désinvolture n’était pas seulement erronée mais désastreuse, c’était déjà trop tard, non seulement pour les milliers de gens qui sont tombés malade et les centaines de morts d’un virus toujours présenté comme une simple grippe, mais aussi pour tous les covido-négationnistes qui persistaient à interpréter la situation sur la base de la première vague, en attachant solidement leurs œillères idéologiques et en lorgnant sur les évolutions suivantes à travers le filtre d’une situation qui avait déjà été démentie.

Les réalités divergentes de la gestion de la pandémie

Le fantasme courant selon lequel des approches comme celle d’Ioannidis ou de la très populaire Déclaration de Great Barrington[20] ont été « étouffées » ou négligées présuppose un niveau de déni proprement ahurissant, sachant que de semblables positions ont très clairement déterminé les grandes lignes de l’action de chefs d’Etat tels que Trump, Bolsonaro et Johnson. Jusqu’à un certain point, il faut le préciser. A force de toujours minimiser la nécessité des mesures anti-covid et la réalité et le danger du Sars-Cov-2, ils se sont finalement trouvés directement confrontés à une explosion de cas et au nombre d’hospitalisations et de morts qui s’en sont suivies, ce qui a forcé même des gouvernements de ce genre à adopter une forme de confinement et de distanciation sociale, et a abouti à un blocage des chaînes internationales d’approvisionnement.

Le raisonnement peut être très simplement énoncé : l’objectif de promouvoir la rentabilité directe et celui de défendre plus largement le rapport social capitaliste n’ont jamais été identiques. Ce qui fait pencher la balance vers l’un ou l’autre est fonction, entre autres, du niveau et de l’intensité des luttes sociales et des questions de légitimité. Mais il n’a jamais été question d’abandon absolu et conscient de la possibilité d’une reproduction élargie du rapport capitaliste afin de satisfaire une partie du capital privé ou, pire encore, de poursuivre un objectif abstrait de discipline.

Cependant, l’approche inverse, défendue par beaucoup de composantes de la gauche, est tout aussi erronée. L’Etat n’est pas un mécanisme neutre qui peut, dans de bonnes conditions ou sous un gouvernement différent, être mis au service des travailleurs. La critique radicale ne glorifie pas un pôle de l’Etat préoccupé par la reproduction globale du rapport capitaliste, pas plus qu’elle ne s’imagine qu’un renforcement du mécanisme de l’Etat représenterait une victoire pour « le peuple », un concept creux et passe-partout s’il en fût. Lorsque l’Etat érige des barrières à l’accumulation du capital privé, il ne le fait pas pour défendre le prolétariat contre une exploitation sauvage. Il le fait parce que son rôle est aussi d’assurer la survie à long terme du rapport social capitaliste, ce qui va souvent à l’encontre des projets à court terme d’un capital privé donné, quelle que soit sa part de la plus-value produite. L’État intervient pour réduire la pression sociale ou, sinon, pour résoudre des rivalités entre capitalistes lorsqu’il les considère comme incapables de les résoudre par eux-mêmes et qu’elles menacent l’équilibre relatif entre l’accumulation de capital privé et la reproduction élargie. Il n’abolit pas ce rapport.

Or, ni les lois régissant le fonctionnement du capital privé (augmentation constante de la rentabilité à tout prix), ni l’équilibre difficile que la médiation étatique a vocation à maintenir ne sont conçus ou faits pour gérer des crises graves. D’un côté, un capital privé qui ne parvient pas à gagner un avantage compétitif (malgré le soutien du cadre légal et politique de l’Etat) sera sacrifié sur l’autel de la concurrence, et de l’autre, nous connaissons maints exemples d’Etats qui, ayant échoué à maintenir l’équilibre requis, se sont délités au point de devenir des Etats faillis. Quoiqu’il en soit, la tentative de maintenir l’économie ouverte, ce qui revient à prioriser l’un des pôles du rapport social capitaliste, a fini par montrer ses limites, imposant la nécessité de protéger sa reproduction élargie.

On aurait pu s’attendre à ce que, se trouvant confrontés à de telles évolutions, ceux qui persistaient à considérer le coronavirus comme une simple grippe ne présentant de danger que pour les personnes âgées prendraient le temps de réfléchir. D’autant plus que cette façon de voir se trouvait déjà mise à mal du simple fait que les gestionnaires de l’économie mondiale ont été obligés (même si c’était tardivement et en traînant les pieds) de suspendre l’activité économique pendant des mois et de perturber les mécanismes de la production, de la distribution et de la rentabilité, tout en acceptant (ce qui avait été jusque-là inconcevable) le gonflement de la dette publique, arme indispensable pour remédier aux conséquences d’un désordre économique de cette ampleur. Répondant à la nécessité de fournir des subsides aux gens qui avaient perdu leur emploi ou qui étaient en chômage technique et de consacrer d’importants investissements (publics) à la recherche de vaccins, cet abandon de l’orthodoxie économique est intervenu au moment où les économies les plus dynamiques (comme les Etats-Unis ou l’Allemagne) se battaient déjà pour gérer une stagnation économique prolongée et de faibles taux de croissance. La question centrale, à savoir pourquoi précisément il fallait une mise à l’arrêt aussi dramatique de l’économie mondiale pour promouvoir l’autoritarisme, fait partie de celles que les négationnistes n’abordent jamais.

Nous avons observé en revanche un remarquable entêtement qui ne peut se comprendre que comme un témoignage supplémentaire de la confusion qui règne quant au fonctionnement de l’économie capitaliste et de l’Etat, associée ce coup-ci à une adhésion quasi indiscutable à l’individualisme. En lieu et place d’une réflexion, tout un ensemble de théories complémentaires commença à se déployer, allant des complots d’extrême droite/antisémites autour de la 5G et de Bill Gates jusqu’aux discours de gauche ou anarchistes sur la Big Pharma, la Big Tech, les nouveaux totalitarismes, les « apartheids hygiénistes » et la nécessité de « discipliner » le prolétariat[21]. Malgré des différences de contenu et d’orientation, toutes ces théories conservent le même point de départ : l’affirmation obstinée que le virus n’est qu’un prétexte et, en tant que tel, ne constitue pas en soi une menace véritable. Elles diffèrent cependant dans les explications concernant la nature exacte de ce « prétexte ».

Le contexte social de la pandémie

L’irruption de la pandémie du Sars-CoV-2 ne constituait pas un choc exogène à une normalité par ailleurs stable. Elle était à la fois le corollaire logique de l’économie capitaliste et des différentes manières dont « la production capitaliste se rapporte au monde non humain à un niveau plus fondamental – comment, en bref, le « monde naturel », y compris ses substrats microbiologistes, ne peut être compris sans référence à la manière dont la société organise la production »[22] ; et un événement dans une période historique qui luttait déjà pour surmonter une crise économique prolongée, exacerbée dans des situations comme celle de la Grèce par les effets dévastateurs d’une décennie d’austérité.

Dans des pays comme la Grèce en particulier, ces effets avaient de multiples couches. D’un côté, il ne faut pas oublier que la justification idéologique de cette austérité féroce, qu’aucune révolte prolétarienne n’est parvenue à endiguer, a été placée sous l’égide de l’intérêt général. Puisque les mouvements sociaux qui cherchaient à s’y opposer ont finalement été vaincus, la politique de classe unidirectionnelle de cet « intérêt général » n’a pas provoqué un renforcement des luttes prolétariennes contre le capital et l’Etat. Le facteur décisif a été l’impossibilité de conserver une communauté de lutte contre les mesures d’austérité une fois consommée la défaite des mobilisations contre les mémorandums de l’hiver 2012. Nous avons assisté au contraire à un repli encore plus marqué vers des formes petites bourgeoises (préexistantes et socialement déterminées) d’association et de socialisation physiquement limitées (la famille, des petits cercles d’amis, le café du coin) où, à la différence de l’explosion d’expériences collectives de la période précédente, le maintien d’une forme de contrôle social horizontal est facilité et l’émergence agressive d’une identité individuelle ségréguée mais glorifiée est presque inéluctable.

Dans ce contexte, l’accumulation de défaites et la perte de perspectives ont considérablement miné la notion du collectif, tant comme réalité sociale que comme condition nécessaire pour résister à l’appareil capitaliste. Ce qui ne signifie pas, bien entendu, qu’avant la crise, le concept de l’existence et de la mobilisation collectives n’était pas souvent exprimé ou vécu comme un soutien à des partis ou organisations politiques (pour ce qui concerne la gauche parlementaire et extra-parlementaire) ou comme une idée vague, temporellement récurrente mais perpétuellement fugitive, de l’« insurrection » (pour le milieu anarchiste/anti-autoritaire). Néanmoins, et bien que le recul des mouvements sociaux ait eu comme effet de renforcer ce genre de séparation, il est important de noter que le sentiment général de repli qui a suivi ces défaites a fragmenté encore davantage de telles divisions. Si la gauche l’a compris dans sa chair dès la victoire électorale de Syriza en 2015, qui a inauguré une série infinie de scissions et de divisions selon son niveau de proximité avec le nouvel appareil d’Etat, une part importante du milieu anarchiste a brandi ces événements comme la preuve du caractère anti-social de l’isolement et de l’idée qu’il n’existe de fait aucun enjeu collectif, mais seulement des individus rebelles qui se déplacent au sein de petites structures organisationnelles ou de réseaux amicaux informels.

Ce genre de régressions et de replis sur la sphère privée suite à une crise majeure et à une défaite décisive des revendications collectives peut certainement être considéré comme historiquement inévitable. Mais les effets négatifs peuvent en être partiellement atténués si, d’abord, on reconnaît leurs causes profondes et leur caractère imprévisible et, ensuite, si on tente consciemment de résister à une marginalisation pérenne en tant que seule perspective permettant de réfléchir au social. Quoi qu’il en soit, il faudra attendre le prochain cycle de luttes avant de pouvoir vérifier (ou infirmer) la résistance à cette tendance à défendre une position affaiblie et isolée. Dans cette optique, si tant est que la période de la pandémie soit à même de nous fournir une quelconque indication, celle-ci est négative. L’abandon progressif d’une vision collective par une partie importante du mouvement antagoniste a ouvert la voie à un renforcement et à une défense de l’autonomie et de l’autodétermination (individuelle) a minima, ou bien à un activisme séparé de secte politique. Dans cet environnement, le social est finalement perçu comme une ingérence exogène ou, pire encore, une invention idéologique en tandem avec l’autoritarisme étatique. La plupart de ces antagonistes montrent clairement par leurs priorités et leurs actions qu’ils n’admettent aucune véritable problématique de santé publique – à supposer que le concept de « santé publique » ait en lui-même un sens probant à leurs yeux. Au contraire, ils n’identifient là qu’un essai de contrôle « biopolitique » générant une série d’énormités proférées par l’Etat et Big Pharma afin de transformer une question qui ne concerne qu’une petite catégorie de personnes âgées et vulnérables en un banc d’essai de mutations sociétales à long terme.

Cependant, lorsque les covido-négationnistes ont reproché à ceux qui ont pris la pandémie au sérieux de soutenir de leur plein gré (ou parce qu’ils en sont dupes) l’autoritarisme rampant de l’Etat[23], ils ont en quelque sorte créé un espace où l’Etat peut se présenter en tant que défenseur responsable et rationnel de l’« intérêt général » contre l’individualisme irrationnel. L’extension à l’infini de la liberté individuelle comme axe de l’opposition à un malaise collectif, en l’occurrence celui causé par la pandémie, renforce le canevas d’une guerre de tous contre tous, l’Etat pouvant alors faire figure de médiateur (plus) rationnel ; et cela dans une période d’insatisfaction et de colère grandissantes contre les scandaleux échecs de l’appareil d’Etat et de sa gestion de la pandémie. A la place d’un mouvement social qui se battrait autant contre une gestion visant à éviter toute perturbation de la production économique que pour un accès universel et sans conditions aux moyens de protection existants (allant des vaccins à l’arrêt rémunéré du travail) et aux soins médicaux étendus, on assiste au développement de tendances qui exigent, au nom de la « liberté » et de l’autodétermination, le droit de prétendre que le Sars-CoV-2 n’existe pas.

Une bande d’individualités

Derrière l’utilisation de concepts tels que l’« autodétermination du corps » et la défense du droit au choix individuel[24], on découvre l’anthropologie désespérée d’un individu faiblard, continuellement à la merci des forces objectives et tout à fait incapable d’échafauder ne serait-ce que le fantasme d’une existence collective qui irait au-delà de l’illusion d’un ensemble d’individualités[25]. La liberté individuelle ne peut pas remettre en cause le système sur lequel se fonde son impuissance, alors même qu’elle balaie l’ensemble des obligations, engagements, responsabilités et conséquences inséparables de l’existence collective. S’il est vrai que les liens sociaux peuvent devenir une entrave, ils représentent néanmoins des rapports entre les gens et constituent donc un champ d’émancipation potentiel.

Le concept de liberté individuelle porte en lui une ambiguïté dialectique supplémentaire. Après avoir représenté, historiquement parlant, un refuge contre l’autoritarisme clérical et féodal, il a servi d’ancrage au rapport social capitaliste de séparation, non plus à travers la religion ou le droit divin des rois, mais via les catégories abstraites du droit et du marché. Dans la mesure où le contenu du négationnisme radical actuel ne fait même pas mine d’un quelconque engagement ou reconnaissance de ses conséquences sociales, ses limites et son horizon sont totalement mis à nu, surgissant comme un mauvais dépassement (schlechte Aufhebung) de l’individualisme bourgeois. Si le libéralisme s’efforce de justifier le vide de l’individu isolé en invoquant les universalisations abstraites qu’il promeut (le droit et le marché), ce n’est pas ce qui se passe actuellement.

De ce point de vue, on reconnaîtra également ici la formation psychique de l’individu narcissique moderne et ses tentatives réflexe de préserver son intégrité contre les menaces incessantes de la désintégration provoquée par les pressions du monde contemporain, dont il est, bien sûr, un dérivé direct. C’est précisément parce que le narcissisme est la perte de soi et non sa propre auto-affirmation qu’il s’accompagne d’une apathie sélective à l’égard de la vie collective, symptôme d’une abolition pratique de l’empathie. En même temps, l’impression contradictoire de son impuissance amène aussi l’individu à une réaction de défense qui génère un sentiment de supériorité. D’une façon qui peut sembler paradoxale, déculpabiliser et magnifier la liberté individuelle pour faire contrepoids à l’autoritarisme étatique viennent occulter la subjectivité individuelle. Les gens ne peuvent fonctionner en tant que sujets individuels (et non comme unités abstraites réifiées) que dans le cadre de processus et de relations collectifs non arbitrés par l’argent, le marché et l’Etat, ce dont nous avons eu quelques lueurs dans les antagonismes de classe et les communautés de lutte vaincues et anéanties au cours de la décennie écoulée.

En dépit des affirmations et des appels à la « liberté » des covido-négationnistes, si le concept de réalité et le sens qu’on entend lui donner sont, au fond, d’ordre personnel et subjectif et ne fournissent pas de repères en-dehors de l’expérience personnelle immédiate, ils échoueront lamentablement à offrir le moindre refuge ou soutien. Lorsque le moi et la liberté individuelle sont érigés en vecteurs de résistance, le moi qui en résulte est un être tourmenté par un sentiment d’humiliation et de perte de contrôle, recherchant par tous les moyens une « restauration de la justice » et se retournant contre tout ce qui dépasse la perception surdimensionnée de son identité. Ce faisant, il fabrique aussi une image déformée de l’Etat, du monde capitaliste et de ceux qu’il considère comme des alliés ou, au contraire, des ennemis.

L’adoption du langage des droits et de la revendication d’autonomie de l’individualité en tant que propriété privée inviolable contraint à l’abandon du point de vue de l’émancipation sociale par l’abolition de la société de classes et de la propriété capitaliste, et donc d’un assaut collectif contre les dangers cumulés d’un virus infectieux et du coût humain des contradictions capitalistes.

En outre, ceux qui dénoncent les restrictions imposées et les conséquences négatives du confinement, tout en rejetant la réalité de la pandémie, négligent le fait que dans la société capitaliste, la liberté individuelle était déjà formelle et limitée. Personne ne choisit librement et en toute conscience d’aller au travail chaque matin après mûre réflexion, pas plus qu’on ne peut influer directement sur la manière dont ce processus est organisé. Les gens sont obligés de le faire pour survivre, et seules leurs luttes collectives déterminent le périmètre dans lequel cette coercition sera plus ou moins directe et violente. Dans ce contexte, le covido-négationnisme n’est pas (et ne peut être) un champ d’antagonisme à la forme État ou aux rapports capitalistes en tant que tels, mais uniquement une tentative de préserver une certaine normalité face à un sujet de discorde ambigu (la pandémie mondiale). Pour les négationnistes, la pandémie finit par représenter le mauvais rêve d’une société déjà enchaînée qui lutte pour son droit au sommeil.

Avant l’irruption de la pandémie de Sars-CoV-2, il n’y aurait guère eu plus d’une poignée d’antivax convaincus aux opinions déjà furieusement confusionnistes pour considérer la vaccination obligatoire des travailleurs de la santé comme la manifestation d’un nouvel ordre autoritaire naissant[26]. En fait, si on faisait abstraction du Sars-CoV-2, on se rendrait vite compte qu’il faut être scandaleusement obtus pour soutenir que les mesures de protection contre des maladies infectieuses devraient relever d’un choix personnel, surtout en sachant combien ces « choix », même chez des professionnels de santé, peuvent être influencés par le cloaque des réseaux sociaux, grossis par des idéologies réactionnaires et altérés par le kaléidoscope d’une individualité stérile.

En arrière-plan de l’institutionimaginaire de cette autonomie de l’ego et d’une approche du corps via la terminologie des droits, nous rejoignons Dauvé pour reconnaître là les traces d’une « révolution bourgeoise que l’on tente de compléter, de parfaire indéfiniment en invitant la démocratie à ajouter du contenu à la forme. La critique radicale ne rejette pas ces efforts ; elle ne fait qu’indiquer leurs limites. Inévitablement, lorsque les opprimés ne peuvent pas s’attaquer aux causes de l’oppression, ils luttent contre ses effets. C’est alors que la prétention à la propriété de son corps est vécue comme une protection contre son appropriation […] Malheureusement, cette sauvegarde s’avère une illusion. La propriété individuelle ne protège pas contre la dépossession. […] La réappropriation de soi ne peut être que collective. »[27]

Une défense radicale des droits individuels est impossible tant qu’elle n’est pas reconnue comme limite, et encore moins tant qu’elle œuvre au détriment de notre expérience collective. La vision extrême (et abstraite) de l’individu que produit l’imaginaire libéral ou, ce qui revient au même, l’inaptitude à comprendre la nature sociale d’une maladie contagieuse, sont indispensables à la réussite d’une telle conceptualisation.

Tout le monde sait que les mois fallacieux qui nous relient à une entreprise, une famille, une tradition, une nationalité, une nation ou une société en général, produisent des oppressions au nom d’un « nous » collectif qui ne fait que perpétuer la domination existante. Cependant, la réponse, comme le note Dauvé, « ne passe pas par une addition de JE, mais par la création de nous qui ne soient pas fallacieux […]. Tout ce qui est gagné de positif, de ‘plus humain’, résulte d’actions communes […]. Notre corps est à ceux qui nous aiment, et ce non en vertu d’un « droit » juridiquement garanti, mais parce que, chair et émotion, nous ne vivons et ne bougeons qu’en fonction d’eux. Et, dans la mesure où nous savons et pouvons aimer l’espèce humaine, notre corps est à elle. »

Plutôt que de saper toute notion d’existence collective, voire le concept même de santé publique, le souci et le soin de ceux qui nous entourent constituent un trait non négociable de la critique radicale, justement parce que considérer les relations sociales comme des obstacles à l’individu détruit la véritable richesse de l’expérience humaine. Ce souci des autres ne s’est jamais borné à tel ou tel degré de vulnérabilité, pas plus qu’il n’a dépendu d’une étude approfondie de la recherche scientifique. Est-il concevable que l’absence d’une telle recherche ou des résultats de recherche douteux puissent justifier qu’on ne s’occupe plus des autres ou qu’on ne les soigne pas ? Il est toujours étrange et profondément attristant de voir des gens (et surtout des camarades proches) prêts à négocier ce soin ou ce souci des autres au nom d’une critique du « totalitarisme scientifique » ou parce qu’il impose des limites aux egos personnels et aux libertés individuelles. Dans ce genre de positions, nous ne voyons ni critique systématique du discours scientifique, ni désobéissance héroïque à l’autoritarisme de l’État ou de l’appareil capitaliste. Nous voyons à la place une attitude typique de ceux qui ont une lecture sélective ou confuse des données disponibles sur la pandémie et, plus généralement, sur ses conséquences sociales, essentiellement provoquée par la volonté de rationaliser (et de rejeter) le lourd fardeau psychologique qu’entraîne la reconnaissance de la dystopie dans laquelle nous vivons, ainsi que l’étendue des responsabilités qui viennent de nous tomber dessus[28].

L’identité politique du déni

Difficile de considérer comme une coïncidence la prédominance de l’extrême droite dans le mouvement covido-négationniste à l’échelle mondiale. Cet espace idéologique se trouve particulièrement propice aux théories du complot en tant que tentatives d’expliquer rationnellement une perte de contrôle en augmentation constante, avec un penchant sous-jacent pour la discipline autoritaire. En même temps, les tendances fascistes ont une histoire riche d’adhésion à la thanatopolitique, dirigée autant contre ceux qui « contaminent » le tissu social que contre ses membres improductifs. Ce n’est bien sûr pas un hasard si la vaste majorité de ces mêmes forces politiques est partisane de la réouverture totale de l’économie et du redémarrage de la production à tout prix. Pas plus pour ce qui concerne leur adoption enthousiaste du discours sur l’immunité collective, qui dissimule mal leur darwinisme social et un fricotage en douce avec l’eugénisme.

La montée de ces tendances post-fascistes est sans aucun doute un phénomène global[29]. Dans le cas de la Grèce, cette tendance a été dynamisée par les manifestations nationalistes de masse contre la Macédoine et par les pogroms racistes contre les migrants dans les îles grecques (et les régions frontalières), actions qui ont fait de cette tendance un bloc social important, lequel a fini par déborder jusqu’à s’intégrer à l’appareil d’Etat[30]. Dans un cadre général où prédominent les individus séparés, une certaine recherche d’universalisation s’attache nécessairement à des abstractions comme l’appartenance religieuse renforcée ou les contours d’une identité nationale. Pour employer la formule de camarades de Thessalonique, « les communautés de nation et de religion [prennent de l’importance] en tant qu’espaces de refuge prometteurs de stabilité, d’un sentiment de protection et d’un regain de contrôle individuel/collectif, [à un moment] où toutes les autres références symboliques ou matérielles puissantes (l’affection patriarcale de l’Etat, ses politiques sociales, etc.) semblent s’effondrer »[31]. Lorsqu’ils ont tenté de reconfigurer cette structure patriarcale de l’Etat (c’est-à-dire le devoir d’obéissance en échange de la protection), ces points de vue fascistes ont trouvé dans la pandémie un terrain fertile pour leur opposition, soit faisant des copier-coller des théories du complot largement répandues (Juifs-Franc-Maçons, 5G, Bill Gates, Soros), soit en introduisant des ajouts gréco-centrés (la foi orthodoxe comme bouclier contre le virus, des délires au sujet d’un ADN grec résistant…). Pour cette meute coordonnée, « l’invocation de la patrie et de l’orthodoxie […] et les exhortations à un soulèvement national ont comme idée fixe de bâtir un imaginaire capable de s’attaquer à un ennemi invisible, dont les origines resteront peut-être obscures mais dont les objectifs semblent clairs : fragmenter le territoire grec, entraver ses rites religieux, étrangler économiquement ses secteurs les plus rentables, assujettir et discipliner un peuple par nature impuissant. »

A côté de ces tendances fascistes, on peut aussi observer le flot ininterrompu du cirque des libertariens (dont l’obsession est justement la défense inconditionnelle de la propriété privée et de l’individu contre toute idée d’intérêt collectif et/ou de bien commun) et, avec une visibilité jusqu’ici inégalée, une cohabitation des négationnistes (souvent comparée au mouvement Querdenken[32] avec une belle équipe hétéroclite de dingos QAnon, d’homéopathes mystiques ou d’anti-rationalistes de sensibilité spiritualiste, qui ont découvert dans les mobilisations anti-confinement, anti-masque et anti-vaccin une occasion de répandre leurs superstitions new age, vendre des recettes de « guérison » alternative et faire la promotion de leur galimatias astrologique.

La véritable scission dans le mouvement antagoniste

Malheureusement, cette populace d’extrême droite n’a pas le monopole du covido-négationnisme. Dans certains pays (avec la France et la Grèce aux avant-postes), une part démesurée du milieu de la gauche radicale/anti-autoritaire s’oppose systématiquement aux masques, aux mesures de distanciation sociale, aux quarantaines, voire au traçage des contacts, en se focalisant sur leur mise en œuvre répressive (et irrationnelle) en Grèce ou alors, pire encore, en contestant l’existence même de la pandémie. Ce regroupement a suivi une trajectoire analogue à celle de l’extrême droite pour rejoindre l’opposition à la vaccination et, là où il existe, au « Green Pass/Pass sanitaire ».

Comme nous l’avons déjà souligné, beaucoup de ceux qui se mobilisent politiquement contre les dispositions susdites sont motivés, de maintes manières, par une image mal comprise de la société capitaliste, qui serait dirigée par Big Pharma, Big Tech, les grandes banques, les médias et les politiciens néolibéraux (jusqu’à emprunter à l’occasion le terme de l’extrême droite : « globalistes »). Pourtant, on ne résout pas grand-chose, pas plus là qu’avec la droite, en écartant commodément ces phénomènes sous prétexte qu’ils seraient des « théories complotistes ». Pas parce qu’ils ne seraient pas fondés sur une amplification extravagante de banalités essentiellement vides de contenu (l’Etat est un appareil monstrueux, les classes dominantes ont des intérêts, la technologie n’est pas neutre, ad nauseam), mais parce que de tels modes de pensée comportent préventivement un automatisme de sûreté qui tourne n’importe quelle critique qui leur est adressée en confirmation de leur « vérité » : ils sont pris pour cible, vilipendés et réduits au silence parce qu’ils tiennent tête aux courants dominants. Aujourd’hui, l’incohérence vous conduit tout droit au statut de martyr.[33]

Il n’en reste pas moins que, contrairement à la droite, les négationnistes issus du mouvement antagoniste ne jouent pas sur l’imaginaire national ou religieux pour contrebalancer l’effondrement du champ collectif/social. La vraie question, en revanche, c’est de savoir ce que ceux-là mettent exactement dans la balance. Il arrive que les négationnistes/antivax de notre milieu prétendent que l’opposition aux mesures sanitaires et aux vaccinations est une question de classe récupérée (dans le meilleur des scénarios) par l’extrême droite ou la droite religieuse parce que ses tenants ont été trahis par la gauche, qui est un soutien direct ou indirect de l’Etat. De tels arguments ont été avancés par des (ex)camarades dans plus d’un pays pour justifier la participation aux mêmes manifs que les fascistes. A ce stade, il faut noter qu’ils nous accusent fréquemment de « mettre dans le même sac », de manière inexcusable, le négationnisme de gauche et celui de droite, accusation qui fait habilement abstraction du fait qu’ils en sont souvent responsables eux-mêmes : nous ne sommes certainement pas les seuls à avoir entendu, dans des conversations privées, des (ex)camarades affirmer que « ça leur est égal que des fascistes tiennent aussi ces positions, du moment que celles-ci sont correctes » ou encore dans le genre, « en ce moment, il n’y a (malheureusement) que l’extrême droite qui résiste ». Mais des exemples isolés ne sont pas dépourvus de justifications théoriques publiques : un texte français symptomatique achève son analyse en soutenant que « la population se divise entre ceux qui perçoivent que les technocrates en marche (en France comme ailleurs) sont prêts absolument à tout pour défendre le système politico-économique existant, aux dépens des populations ; et ceux qui pensent que ces technocrates font ce qu’ils peuvent dans un moment difficile, et qu’il faut exiger d’eux qu’ils nous protègent mieux. »[34].

Suivant un raisonnement assez similaire, le collectif italien Wu Ming met en garde contre le mépris de ces mobilisations et « la facilité avec laquelle on appliquait des étiquettes, l’adhésion à la ‘paix sociale pandémique’ », en ajoutant que ces mobilisations sont « contradictoires, mais inévitables ». Wu Ming conclut, estimant que la présence de tendances fascistes n’est préoccupante que s’il s’agit de groupes fascistes organisés, qu’essentiellement, les participants dans ces luttes « parlent de leur propre prolétarisation » et que « dire […] que tout cela est ‘un truc de fascistes’ est au minimum un signe de stupidité idéologique », issu d’une gauche devenue « soutien actif des technocrates au pouvoir » (Amiech) ou de potentiels « chiens de garde du système [et] défenseurs du statu quo » (Wu Ming)[35].

D’autres vont encore plus loin. Ces négationnistes, qui traitent ceux qui prennent la pandémie et ses dangers au sérieux de « soumis », de « collaborateurs de l’Etat », de « totalitaires hygiénistes » et autres inepties du même genre, font délibérément semblant de ne pas connaître les critiques radicales de la gestion de la pandémie et déclarent en gros que la seule opposition véritable à la crise actuelle provient du rejet des confinements, masques, distanciation sociale et vaccins. Se démarquant avec arrogance d’une société « soumise » et se posant en « insurgés » (un concept qui, en l’absence d’insurrection, constitue un choix particulièrement dénué de sens), les négationnistes tournent en dérision la peur que génère une maladie contagieuse tout en valorisant leur anxiété excessive face à la biotechnologie et la surveillance. Dans les mobilisations, ils voient (et glorifient) des « soulèvements » contre la dystopie techno-biologique. Pour notre part, nous n’arrivons pas à comprendre comment un discours politique fondé sur de la « recherche » en ligne, des nudges algorithmiques et l’amplification par les réseaux sociaux des positions même les plus absurdes peuvent être vus comme une sorte d’éveil face à un avenir techno-dystopique de surveillance de masse[36].

En contestant la gravité « fabriquée » du Sars-CoV-2, les négationnistes révèlent au fond leur désir de revenir à une normalité antérieure au « totalitarisme hygiéniste » et à l’imposition de l’apartheid »[37], lorsqu’aucun certificat n’était exigé par les Dr Mengele modernes et que l’on pouvait jouir de la vie sociale sans restrictions ni exclusions. Autrement dit, un retour à la vie d’avant le coronavirus.

Loin de nous l’idée de remettre en question le désir d’échapper à la dystopie dans laquelle nous vivons. Nous contestons toujours, en revanche, l’idée qu’on puisse y parvenir en prétendant que le virus n’est qu’une « simple grippe » et en refusant sciemment de prendre des mesures pour s’en protéger, y compris les vaccins, dont l’efficacité contre l’infection symptomatique, l’hospitalisation ou la mort est très largement validée par les données. Ce n’est pas sans surprise que nous constatons le phénomène de gens aux vues par ailleurs intelligentes et radicales qui ne bronchent pas devant l’idée que la réponse appropriée aux tentatives de l’Etat de tout ramener à la « responsabilité individuelle » réside dans la liberté personnelle de rester indifférent à la réalité sociale, au lieu de s’engager dans une lutte collective mettant nos intérêts au-dessus de ceux de l’économie et de ses conséquences.

La suprématie du droit (et de ses fonctions répressives) intimide et assujettit l’individu isolé ; seule une résistance collective peut les tourner en dérision. Or, la résistance collective n’est pas la somme de libertés individuelles séparées et capables de s’unir uniquement dans un cadre politique (ce que l’extrême droite essaie de faire). Si la critique et la praxis radicales ont un rôle à jouer, ce n’est pas celui de remplacer un cadre politique (d’extrême droite) par un autre (de gauche) tout en gardant intact le contenu du discours de ces politiques, à savoir la liberté individuelle. Une lutte pour l’autonomie et la liberté individuelle s’appuyant sur des fonctionnements mal compris du capital, de l’Etat et des développements scientifiques finit forcément en composante de la réaffirmation du capital-en-général.

Dans une telle configuration, la critique du capital, de l’Etat et même de la science reste superficielle et caricaturale[38]. Le capital est subjectivé et, en tant que sujet, il conspire et utilise la pandémie comme prétexte pour imposer par la force quelque chose qui était certainement déjà à l’ordre du jour – sans toutefois susciter le genre de résistance concertée que justifierait cette mobilisation massive de mesures disciplinaires dissimulées derrière le leurre covid. De plus, cette conception du capital comme sujet conspirateur s’accorde à un « anticapitalisme » aussi bien de gauche que d’extrême droite/antisémite, lequel n’est ni plus ni moins qu’un anticapitalisme fétichisé et réactionnaire (comme l’a fait remarquer Postone).

De même, l’Etat cesse d’être compris comme une forme politique du capital-comme-rapport-social pour devenir, par une manœuvre rappelant les pires résidus de la pensée marxiste orthodoxe, un instrument des élites (procédé donnant directement à entendre qu’un groupe d’élites différent pourrait obliger l’Etat à « servir le peuple »). C’est là que réside la principale explication des différentes erreurs de compréhension et des exagérations autour de la « politique de la discipline » : lorsque la discipline devient une fin en soi, les interventions de l’Etat pour assurer la reproduction élargie disparaissent du paysage, de la même façon que la reproduction spécifique du prolétariat – en tant que condition sine qua non de la production capitaliste – est mythifiée. On nous encourage plutôt à penser que les autorités publiques et transnationales qui promeuvent des vaccinations supposément expérimentales ou dangereuses sont — on ne sait pourquoi — prêtes à sacrifier la santé et la vie de milliards de prolétaires et le bien le plus précieux pour l’accumulation capitaliste, la force de travail, afin d’assurer des bénéfices à une poignée de sociétés pharmaceutiques et de la Big Tech.

Comme nous l’avons déjà fait remarquer, ce genre de confusion malencontreuse empêche les négationnistes d’accepter et d’analyser les reconfigurations cruciales entre les acteurs étatiques et le capital. Eriger en croquemitaine une quelconque motivation disciplinaire omniprésente et abstraite sous prétexte d’un « désastre pandémique » fait qu’on ne peut proposer aucune explication à l’abandon du jour au lendemain de composantes centrales de l’économie politique mondiale de ces dernières décennies. Dans cette situation, des grands virages tels que la « désastreuse » augmentation de la dette publique qu’on feint d’ignorer, l’intervention directe des banques centrales sous forme de création monétaire sans que celle-ci soit conditionnée par l’austérité ou par l’exclusion des Etats financièrement « indisciplinés », des fonds de l’UE distribués sous forme de subventions (et non de prêts) — tout cela n’est en rien expliqué par une « grippe » qui donne à Big Pharma les moyens de s’enrichir.

Enfin, un mot sur la science. A moins d’être mentalement submergé par le fantasme d’un appareil techno-dystopique qui surveille et recueille des données destinées à « entraîner les ‘robots’ et mettre au point les innombrables algorithmes qui détermineront à notre place ce que nous faisons, pouvons, voulons »[39], nous préférons comprendre la science comme une force productive, un savoir social exproprié et un procès de production tout à la fois. Et, de fait, sous le capitalisme moderne, le procès de production a généralement été transformé en un processus scientifique. Cependant, le procès de production n’est pas uniquement un processus de valorisation, mais aussi un processus de production de valeurs d’usage. Ces valeurs d’usage répondent aux besoins tant de la production capitaliste de marchandises que de la reproduction de la force de travail. Manifestement, la science apparaît « comme une propriété du capital, ou plus exactement du capital fixe, dans la mesure où [elle] entre dans le procès de travail comme un moyen de production effectif », comme « la domination du capital sur le travail vivant » (Marx, Grundrisse), c’est ce qui donne naissance à la lutte prolétarienne contre les machines et la science en tant que forme de pouvoir du capital et de l’aliénation. Mais, en même temps, c’est une force sociale productive qui satisfait les besoins humains et, dans le cas de la médecine et de la pharmacologie, du besoin humain le plus élémentaire : être en bonne santé.

Contrairement à ceux qui cherchent dans la métaphysique religieuse la réponse aux problèmes que pose le virus, la plupart des négationnistes de droite et de gauche essaient d’argumenter contre les preuves des scientifiques concernant les dangers de la pandémie (et l’efficacité des vaccins) en s’appuyant sur d’autres scientifiques. Non seulement cette approche, pour autant qu’elle se distingue des (multiples) discours pseudo-scientifiques (micropuces dans les vaccins, vaccinés convertis en aimants, vaccins ARNm modifiant l’ADN humain…), diffère des positions religieuses autoréférentielles (Jésus nous sauvera, la communion ne peut être contagieuse…). Mais elle vise aussi à renforcer la crédibilité radicale de la critique en soulignant que le covido-négationnisme découle tout autant de preuves scientifiques, à ceci près que les scientifiques « critiques » sont calomniés et réduits au silence parce qu’ils n’adoptent pas l’approche officielle dominante.

Un aspect particulièrement intéressant de cette approche alternative et insubordonnée est la tentative simultanée de la politiser et de la dé-politiser. Nous constatons en effet que ses tenants se plaignent du caractère profondément politique du discours scientifique officiel (OMS, CDC, etc.), au service des thèmes dominants (apartheid, séparation, citoyenneté de deuxième classe, etc.), tout en restant outrageusement indifférents aux positions politiques des scientifiques qui ont leur faveur.

Le résultat est accablant. Des camarades qui se sont beaucoup investis dans le mouvement antagoniste se sont finalement laissés impressionner et répètent les paroles de scientifiques qu’on ne peut que situer sur un arc allant du laissez-faire néolibéral jusqu’à l’extrême droite. Et, bien entendu, il ne manque pas de charlatans et d’escrocs purs et simples, exploitant la peur et l’insécurité généralisées afin de bénéficier financièrement des doutes qu’ils sèment. Quoi qu’il en soit, nous ne voyons pas ici une critique systématique de la raison scientifique, mais au contraire la pleine adhésion à toute vision qui titille des chimères nées de soupçons préexistants et qui soulage du lourd fardeau psychologique d’avoir à accepter la réalité cauchemardesque du virus.

La critique des visions de ce genre ne vise néanmoins pas à susciter une approbation sans réserve des experts ni une acceptation aveugle des objectifs limités de la science. Si la science paraissait autrefois une solution de rechange aux systèmes de pensée métaphysique discrédités comme la religion par exemple, cela ne veut pas dire qu’elle a pour autant réussi à proposer une explication cohérente et complète du monde et de la position que nous y occupons. Dans le contexte actuel, la science ne cherche d’ailleurs même pas à mettre en avant des propositions d’une nouvelle forme d’organisation et de reproduction de la vie dans sa totalité.

Cependant, la critique radicale se démarque des arguments des négationnistes en ce qu’elle ne célèbre pas l’autorité des experts ou de la science en général, et encore moins lorsque des questions sociales sont en jeu, mais elle ne tombe pas non plus dans le soutien et la promotion des positions de tous les non-experts. Quand Ivan Illich critiquait le fait que les nouvelles technologies médicales supplantent les anciennes même lorsque ces dernières sont de toute évidence plus efficaces, il n’était pas en train de suggérer (comme le font bon nombre de négationnistes aujourd’hui) que la solution aux maladies modernes (telles que le covid-19) passe par le recours aux panacées ou aux remèdes de charlatan du passé (qui ont souvent été décrédibilisés par la médecine). Si la révolte contre la domination technologique est capable de susciter de nouvelles formes de communauté, elle peut tout aussi bien renforcer le nihilisme et une subjectivité vague et fragile. L’irrationalité n’a jamais été un contrepoids efficace à la raison instrumentale.

Critiquer l’expertise des organismes officiels de santé ne peut pas reposer sur l’idée délirante que chacun d’entre nous pourrait exprimer des opinions tout aussi valables sur des questions d’épidémiologie, d’immunologie ou de maladies transmissibles. En réalité, cette critique part de la reconnaissance que toute position scientifique existe dans un cadre historique donné et reflète des rapports sociaux déterminés. Ce qui est fondamental, c’est de ne pas se tromper de cadre historique et structurel, de ne pas remettre en cause des faits médicaux sur la base d’un post Facebook qu’on vient de lire. Ne serait-ce que d’un point de vue purement méthodologique, les orientations de la recherche médicale, les investissements réalisés et les choix qui régissent la diffusion de leurs résultats, tout cela exprime des dynamiques et des rapports déterminés par le mode de production capitaliste dominant. Ce qui ne signifie pas que la connaissance scientifique, la recherche ou ses résultats soient par définition faux, trompeurs, inutiles ou adaptés exprès pour favoriser d’obscurs intérêts. Le principal outil de la critique radicale repose justement sur la mise en évidence des conditions sociales dans lesquelles se situent le discours et les travaux scientifiques, ainsi que sur la tentative d’expliquer leurs conséquences plus générales. Chercher à discréditer toutes les avancées scientifiques en raison de la réalité sociale dans laquelle elles interviennent est non seulement voué à se heurter à des obstacles insurmontables, mais aussi à alimenter des positions réactionnaires[40]. Comme nous l’avons montré ici, notre position sur les mesures et les vaccins ne provient pas de notre subite transformation en experts épidémiologiques – non que nous serions incapables de comprendre ces recherches. Elle procède essentiellement de l’analyse du rôle historique des mécanismes de l’État sous l’angle d’une approche à niveaux multiples de la science au sein de la société capitaliste ainsi que d’une position communiste sur la question de l’existence collective.

La critique de la réalité scientifique et médicale pourrait, par exemple, prendre la forme d’une indignation devant le fait que des traitements et des médicaments existants soient, pour des questions de profit, indisponibles à des populations que le capital considère comme surnuméraires. De la même manière, on peut critiquer l’absence de préparation vaccinale ou médicale sérieuse et systématique en prévision d’une pandémie, justement parce qu’une telle hypothèse était sans rapport et ni cohérence avec les objectifs de rentabilité à court terme[41]. C’est seulement quand est apparue la nécessité absolue de combattre une pandémie mondiale que la recherche vaccinale a reçu des fonds (publics) quasi illimités, avec pour conséquence qu’il y a à l’heure actuelle près de dix vaccins différents et tous très efficaces en circulation[42]. Au lieu de critiquer les partis pris jusque-là biaisés de la recherche scientifique et de condamner le manque d’accès aux connaissances scientifiques et aux traitements dans une grande partie du monde, les négationnistes ont préféré se focaliser sur le droit de refuser la vaccination sur la base de peurs abstraites et d’une image déformée de ce que signifie le progrès scientifique[43].

L’écran de fumée de l’opposition à l’obligation vaccinale

A la lumière des dispositions étatiques en vue de la reproduction élargie et peu coûteuse d’une force de travail saine et productive, les récentes mesures liées à la vaccination visent à empêcher une nouvelle vague de morts et l’effondrement des soins hospitaliers, comme en hiver dernier, et à éviter un éventuel nouveau confinement. La vaccination, pour autant qu’elle joue un rôle préventif efficace contre le Sars-Cov-2, est la solution la moins chère du point de vue de l’économie de marché, ce qui la rend compatible avec la stratégie plus générale du gouvernement de réduire (et privatiser) encore plus le système de santé. Comme l’a déclaré le premier ministre grec Mitsotakis, l’intention n’est aucunement d’embaucher, d’augmenter les dépenses ou de soutenir le système de santé publique, mais au contraire de fermer davantage d’hôpitaux régionaux et d’élargir la privatisation en autorisant l’accès aux hôpitaux à des entreprises privées, affectant ainsi une part des dépenses publiques à une rentabilité dynamisée du capital privé[44]. D’ailleurs, la vaccination est une solution bon marché non seulement pour l’Etat, mais aussi pour les capitalistes : dans la mesure où elle devient une arme préventive importante dans la lutte contre la pandémie, elle sert d’alibi à l’élimination des mesures de protection sur les lieux de travail et donc au déblocage de la production, de la distribution et de la rentabilité.

Pour finir, le besoin de réduire la mortalité et d’éviter l’effondrement des hôpitaux par la vaccination de masse est directement lié aussi à la question de la légitimation, non seulement parce qu’un développement différent aurait eu un coût politique élevé pour le gouvernement en fragilisant une confiance en l’Etat déjà bien ébranlée, mais aussi parce que cela permet à l’État d’apparaître comme un représentant de la rationalité face à des ennemis discrédités et irrationnels. C’est également sous cet angle qu’il faut analyser la campagne dirigée contre les non-vaccinés : conscient de l’échec de la « campagne » de vaccination et des projets grandioses d’un retour à la normalité, l’Etat dispose d’un plan de repli afin que, quand le nombre de cas augmente, la pression sur le système de santé s’intensifie et l’échec devient patent, la responsabilité aura déjà été déplacée ailleurs que sur l’appareil d’Etat.

La politique de gestion du gouvernement (au niveau de l’obligation vaccinale pour les personnels de santé) se révèle d’autant plus lamentable qu’elle rend centrale une question qui n’existait pratiquement pas, puisque que la majorité des médecins et du personnel infirmier était déjà vaccinée avant que l’obligation vaccinale ait été annoncée. Avec des stratégies comme celle-là, le gouvernement a toutefois réussi à mobiliser le mouvement anti-vaccin tout en produisant aussi un effet de freinage sur le taux de vaccination, avec des conséquences tragiques étant donné le faible taux de vaccination dans la population générale. Mais cette évidente contradiction ne décourage pas le gouvernement, qui essaie de créer une situation gagnant-gagnant : d’un côté, si la coercition provoque une augmentation des vaccinations, ce serait une avancée vers l’objectif d’éviter un confinement horizontal et d’atteindre une plus grande ouverture de l’économie ; de l’autre, s’il s’ensuit une mobilisation et une expansion des antivax, l’Etat pourra leur reprocher l’augmentation du nombre de cas et ainsi esquiver sa responsabilité et justifier encore mieux son objectif plus large de déréglementation et de privatisation déjà en cours. Encore une fois, et conformément à son contenu idéologique et spectaculaire, l’Etat respecte fidèlement le commentaire de Debord selon lequel la démocratie veut « être jugée sur ses ennemis plutôt que sur ses résultats » L’« ennemi » étant, en l’occurrence, le mouvement anti-vaccination.

Mais admettre tous les détails qui précèdent ne suffit pas à faire une critique radicale. A un niveau très basique, le fait qu’une forme de protection contre le Sars-Cov-2 réduise les coûts, génère des bénéfices et renforce la légitimité de l’Etat ne constitue pas en soi une raison pour la rejeter. Contrairement à certains présumés révolutionnaires, nous n’avons rien contre le fait que l’Etat et le capital nous préfèrent vivants.

Il devient de plus en plus évident avec le temps que le mouvement antivax est un ennemi fabriqué. Il ne faut pas, bien sûr, l’entendre au sens propre où l’Etat aurait créé ce mouvement de toutes pièces et aurait conspiré pour le promouvoir (même si l’Eglise qui, en Grèce, n’est pas séparée de l’État et un certain nombre d’organisations d’extrême droite en marge du parti Nouvelle Démocratie ont joué un rôle central dans sa formation), mais précisément au sens où l’État l’a renforcé par l’autoritarisme, l’opacité et l’absurdité systématique des mesures (et demi-mesures) qu’il a prises depuis le début de la pandémie, ainsi que par les différentes manières dont il s’est servi de sa montée en puissance pour se poser en défenseur responsable et rationnel de l’« intérêt général » face à l’individualisme irrationnel.

Comme nous l’avons déjà dit, la vaccination obligatoire des personnels de santé contre un certain nombre de maladies infectieuses était déjà inscrite dans la législation européenne destinée à protéger les travailleurs et les patients bien avant la pandémie du coronavirus. Par ailleurs, dans beaucoup de pays, la vaccination des enfants est obligatoire pour les inscrire au jardin d’enfants ou à l’école. Des dispositions comme l’arrêt de travail obligatoire des personnels de santé si, par exemple, ils sont atteints d’une tuberculose active visent, du point de vue du capital, la protection de la santé de la force de travail afin de limiter les journées de travail perdues – en d’autres termes, la production de valeur et de profits. Cela dit, il serait absurde de ne pas reconnaître que ces mesures répondent aussi à un besoin collectif de classe fondamental. Est-ce que l’exigence formelle que les personnels de santé ne soient pas contagieux constituait dans le passé une forme de « dictature », ou ne l’est-elle devenue qu’à cause du coronavirus ? Avec une pandémie active qui a coûté officiellement plus de 5,3 millions de victimes (en grande majorité dans des pays dotés d’un système de santé développé) et qui tue (en moyenne) plus de 80 personnes par jour en Grèce, la vaccination devient encore plus importante pour notre santé, même si ce n’est manifestement pas une panacée. Il devient de plus en plus évident que le meilleur moyen d’éviter que cette pandémie se perpétue indéfiniment est d’augmenter le pourcentage de personnes ayant suffisamment d’anticorps pour réduire la dangerosité du virus, et dans cette perspective, les vaccins constituent un élément clef.

A cet égard, et du point de vue des intérêts prolétariens, cela n’a aucun sens de formuler l’opposition entre obligation et liberté en termes abstraits. Le droit du travail, c’est-à-dire la forme réifiée et aliénée que prend la lutte de classes dans le cadre du droit capitaliste, en est la démonstration. En Grèce, par exemple, le droit du travail comporte encore quelques interdictions et obligations qui avantagent les ouvriers : il interdit le licenciement pour cause d’activité syndicale et le lockout par l’employeur ; il restreint aussi la « liberté individuelle » du travailleur de conclure avec l’employeur des accords qui enfreindraient le droit du travail et/ou les conventions collectives. En réalité, la revendication de la « liberté de l’individu à décider pour soi-même » a servi de principale arme idéologique à la déréglementation du droit du travail, ainsi que l’a clairement montré le débat sur le plafonnement de la journée de travail à dix heures lancé par le gouvernement grec. Dans tous les cas, il n’y a pas nécessairement opposition entre obligation et intérêts de classe, tout comme le droit au choix individuel n’est pas nécessairement favorable aux intérêts de la classe.

D’un point de vue plus général, le caractère obligatoire du droit est clairement un outil de la reproduction des rapports sociaux capitalistes. Cependant, l’abolition de ce caractère obligatoire et le dépassement communiste du droit ne sont pas fondés sur un « droit à la liberté de choix individuelle », mais sur l’abolition de la séparation et la création d’une véritable communauté au lieu de la communauté illusoire d’individus séparés à travers l’intensification de la lutte de classes. Et vue sous cet angle, l’opposition entre obligation et liberté individuelle est factice. Les séparations imposées aux non-vaccinés ne résultent pas seulement des mesures étatiques, mais expriment la séparation comme l’essence commune (Gemeinwesen) des individus dans la société capitaliste. L’Etat impose l’unité par la coercition et l’exclusion. Dans la mesure où les antivax placent leur refus au niveau restreint de la « responsabilité personnelle », ils invitent l’Etat à se présenter en unique instance de l’intérêt collectif ou social, exacerbant par là-même les exclusions puisque, justement, la seule unité que l’Etat puisse imposer est basée sur l’exclusion généralisée. On ne peut pas abolir l’exclusion, pas plus que la coercition, en faisant appel à son propre principe de base, c’est-à-dire le « choix personnel » d’individus séparés, qu’il s’agisse de vaccinations, de tests ou de masques[45]. L’abolition de l’exclusion en tant que cadre indispensable à l’exercice de l’autorité de l’Etat exige la création d’une communauté fonctionnant à travers une solidarité réelle, ce qui présuppose toutes les mesures nécessaires pour maîtriser la pandémie.

Pour conclure, ce qui est en jeu n’est pas le caractère obligatoire de la vaccination en tant que tel ni le slogan accrocheur de « résistance à l’autoritarisme de l’Etat ». Le point de départ réside dans les caractéristiques spécifiques ainsi que dans le niveau d’acceptation (ou de déni) des dangers du virus et de l’efficacité des mesures de protection. C’est la raison pour laquelle on n’a jamais vu auparavant de mobilisations visant des mesures obligatoires/préventives contre des maladies transmissibles considérées comme les manifestations d’une stigmatisation, d’une séparation et d’un « apartheid sanitaire ». Dans le présent contexte, le « droit de choisir » se manifeste comme le droit de ne pas prendre des mesures pour endiguer la pandémie et, de ce fait, assimile (et attire) un contenu réactionnaire et individualiste, alimenté par l’ignorance ou, pire encore, par l’indifférence et le darwinisme social.

Dans une optique de solidarité sociale et de classe, la vaccination est un acte qui va de soi si nous voulons protéger notre entourage et en prendre soin. Que l’Etat l’utilise et la manipule n’invalide en rien cette réalité. Pour cette raison, la contradiction artificielle opposant l’Etat et les antivax est fausse. Les antivax ne sont pas opposés à la gestion étatique de la vraie crise sanitaire puisque, dans les faits, ils la renforcent ; qui plus est, ils n’analysent pas la politique vaccinale de l’Etat dans ses dimensions réelles.

Pour combattre la gestion étatique de la pandémie orientée contre les intérêts et les besoins des prolétaires, nous devons soutenir la lutte collective pour la satisfaction de nos besoins, qui comprennent la vaccination universelle mais ne s’y limitent pas. Plutôt que de défendre les illusions des négationnistes, qui masquent leur indifférence à la pandémie sous des mobilisations contre l’autoritarisme du gouvernement, nous devons exiger l’accès universel à tous des moyens préventifs et thérapeutiques. Comme le disait en Mai 1968 un groupe de travailleurs de la santé en grève : « une véritable contestation de la maladie, impliquant un élargissement considérable de la notion de prévention, deviendrait rapidement politique et révolutionnaire : car elle serait contestation d’une société inhibitrice et répressive. »[46].

Les divisions et les antagonismes inhérents à la société capitaliste seront toujours reflétés par sa forme politique, à savoir l’Etat. Lorsque ces contradictions sont imposées par des mesures répressives, les sentiments anti-Etat (eux aussi inhérents à la société capitaliste) feront surface et exploseront sous des formes divergentes d’opposition. Toutefois, si la critique fétichise ces oppositions sans s’interroger sur leur contenu sous-jacent, elle sera incapable de reconnaître cette vérité historique, à savoir que l’opposition à une situation donnée peut tout aussi bien être réactionnaire, classification qui n’est pas réservée aux seuls fascistes organisés (même s’ils n’en sont évidemment pas éloignés).

L’indispensable opposition à l’Etat et à sa gestion de la pandémie perd son potentiel émancipateur dès lors qu’elle est une manifestation d’indifférence face à une menace réelle, fondée en grande partie sur l’illusion que les individualités concernées (en général, des corps jeunes et en bonne santé) seraient hors d’atteinte. Le refus des mesures préventives efficaces contre un virus aéroporté au nom d’une conception de la liberté qui exclut d’office les catégories vulnérables (c’est-à-dire les prolétaires) ne peut constituer la base d’une contestation radicale de la société actuelle. La décomposition de l’existence et de la résistance collectives consécutives à la répression et à l’austérité, qui ont créé le terrain sur lequel ont prospéré les covido-négationnistes d’aujourd’hui, ne peut pas se recomposer en invoquant le vide de l’autonomie individuelle confrontée à une menace collective.

[1] Le terme négationnisme (« denial ») désigne ici la négation de la crise pandémique dans son ensemble et/ou ses différents aspects. Il n’a bien sûr rien à voir avec le négationnisme des génocides juif et arménien.

[2] Tout le nord de l’Eubée, une très grande partie des forêts au nord d’Athènes et de nombreuses autres forêts et localités dans toute la Grèce ont été dévastées par le feu au cours de l’été 2021. Les incendies ont dévoré près de 500 000 hectares de forêt à cause de la dégradation chronique du service forestier et de l’absence chronique de toute mesure conséquente de prévention et de protection. Pendant les incendies, qui ont créé une atmosphère suffocante à Athènes et dans de nombreuses autres régions pendant plusieurs jours, la réponse de l’État a été pratiquement inexistante, à l’exception d’une stratégie plus publicitaire qu’autre chose visant à évacuer toutes les zones touchées et à envoyer des forces de police là où les pompiers auraient été nécessaires. Cette politique a eu des résultats désastreux car la participation de la population locale à la lutte contre les incendies est irremplaçable, comme cela a été prouvé à maintes reprises dans le passé et lors de la catastrophe de cette année.

Après les incendies, le gouvernement a fait passer une loi qui, au lieu de renforcer une agence forestière décimée, a institué un « parrain de reboisement » ayant le contrôle total d’un projet de restauration forestière. Outre le fait que le reboisement artificiel des zones incendiées ne devrait être mis en œuvre qu’en cas d’échec du reboisement naturel, il semble que l’institution du parrain de reboisement serve les intérêts des grandes entreprises capitalistes qui s’engagent dans des projets nécessitant le défrichement et la destruction de zones forestières (exploitation de mines d’or, production d’énergie, etc.). Ces entreprises sont tenues par la loi de procéder à leurs frais au reboisement d’une zone de superficie équivalente afin de rétablir « l’équilibre environnemental ». Par conséquent, en endossant le rôle de parrain de reboisement, elles parviennent à satisfaire par avance aux exigences environnementales et sont autorisées à détruire de grandes superficies sans autre obligation de leur part, puisque aucune disposition de cette loi ne les empêche de le faire. Il est révélateur que, jusqu’à présent, des entreprises telles que « Hellenic Petroleum », « Independent Power Transmission Operator », « Public Power Corporation » et « Coca Cola 3E » soient parmi les premières à se voir attribuer ce rôle.

[3] Tous les rapports actuels montrent sans équivoque que la nouvelle stratégie de « gestion » des vagues de migrants consiste principalement en des refoulements illégaux qui se terminent fréquemment par l’assassinat de migrants.

[4] Pour un résumé (en anglais), voir Pavlos Roufos (2021), « Governing the Ungovernable »’, in Brooklyn Rail (April), <https://brooklynrail.org/2021/04/field-notes/Governing-the-Ungovernable>.

[5] Nous sommes, bien sûr, conscients que le concept de santé publique n’aurait aucune signification historique dans une société qui ne serait pas dominée par l’État capitaliste. Cependant, l’acte de nier le concept de santé publique pour manifester son opposition à l’État est aussi puéril (et libertarien dans sa perspective) que de refuser un salaire parce qu’on critique l’argent. Pour notre part, nous utilisons le concept de santé publique non pas pour désigner la gestion étatique de la santé en soi, mais pour décrire l’existence d’un caractère social et collectif de la santé.

[6] Le fait que l’État ait imposé ces mesures de manière autoritaire et irrationnelle est le signe de son incapacité à résoudre la nature contradictoire des objectifs à atteindre simultanément, ainsi que le reflet des fétiches idéationnels de ceux qui détiennent le pouvoir. Néanmoins, il est vraiment absurde que certaines personnes n’arrivent toujours pas à comprendre que minimiser les contacts sociaux alors que circule une maladie transmissible constitue une mesure raisonnable, applicable qu’il s’agisse d’un État capitaliste moderne, d’une société féodale ou même du communisme et non d’une quelconque expression de totalitarisme rampant.

[7] Plus précisément, le suivi des taux d’infection, de l’efficacité des vaccins et des tests ne relève plus d’un système relativement centralisé mais est laissé à la discrétion d’entreprises privées, sous peine d’amendes.

[8] Les 93 000 doses quotidiennes administrées en juin sont passées à 69 000 en juillet et à seulement 28 000 en août. Au début du mois d’octobre, le taux quotidien de vaccination était tombé à environ 5 600 doses par jour. (Penny Bouloutza (2021), « Vaccinations in free fall » in Kathimerini, 14 octobre 2021, <https://www.kathimerini.gr/society/561538141/emvoliasmoi-se-eleytheri-ptosi/>). A partir du mois de novembre, une comparaison directe devient à peu près inutile, puisque c’est le début des doses de rappel.

[9] Quiconque a voyagé en Grèce l’été dernier a pu constater qu’il n’y avait aucun contrôle sérieux des certificats de vaccination, de test ou de guérison, mais seulement du vent. L’explosion des cas qui en a résulté dans les destinations touristiques n’est donc pas surprenante. Comme c’est souvent le cas, une situation absurde produit des réponses risibles : dans certaines îles, par exemple, les mesures restrictives contre l’augmentation des infections consistaient à interdire la musique dans les bars et les clubs (par ailleurs ouverts). Il est devenu courant pour les travailleurs saisonniers de continuer à travailler alors qu’ils étaient infectés, étant donné que les patrons ne voulaient pas perdre leurs bénéfices. De même, les touristes testés positifs dans les îles s’empressaient de partir, car il n’existait aucune infrastructure ou dispositif d’hébergement pour la (soi-disant) quarantaine obligatoire de dix jours.

[10] Ce texte a été publié fin septembre 2021. À l’époque, le taux d’infection était d’environ 1 500 nouveaux cas par jour. À l’heure actuelle (début décembre 2021), le taux d’infection s’élève à plus de 7 000 cas par jour, les hospitalisations ont massivement augmenté, les unités de soins intensifs sont entièrement occupées et le nombre moyen de décès a atteint environ 90 personnes par jour.

[11] Matthieu Amiech (2021), Ceci n’est pas une crise sanitaire : Pourquoi s’opposer à l’installation du pass sanitaire et à l’obligation vaccinale, éditions La Lenteur, p. 27.

[12] Le volet médical concernait, d’une part, un effort absurde pour faire face aux besoins du système de santé sans prévoir d’investissements structurels conséquents à long terme et, d’autre part, l’injection massive de fonds publics alloués à la recherche sur les vaccins.

[13] Dans un étalage d’indifférence méprisante ou d’idiotie effrayante, le Premier ministre grec Mitsotakis s’est rendu au Parlement pour calmer les inquiétudes relatives aux moyens de transport publics bondés en tant que clusters de Covid, en citant une recherche menée en France dont le rapport dirait que : « seulement 1,2 % des clusters sont liés aux moyens de transport public ». Si le Premier ministre ou ses conseillers avaient été au-delà du titre de ce rapport de recherche, ils auraient probablement remarqué qu’il faisait référence aux « avions, bateaux et trains », et non aux autobus publics, aux tramways ou au métro. Cette recherche a été publiée dans le Point Épidémiologique Hebdomadaire le 1er octobre 2020. <https://www.santepubliquefrance.fr/content/download/285453/2749950>.

[14] Comme l’avaient fait observer René Riesel et Jaime Semprun dans un texte de 2008 sur la crise écologique et sa gestion : « Il s’est ainsi trouvé d’étranges ‘révolutionnaires’ pour soutenir que la crise écologique sur laquelle les informations nous arrivent désormais en avalanche n’était en somme qu’un spectacle, un leurre par lequel la domination cherchait à justifier son état d’urgence, son renforcement autoritaire […] le syllogisme est le suivant : puisque l’information médiatique est assurément une forme de propagande en faveur de l’organisation sociale existante et qu’elle accorde désormais une large place à divers aspects terrifiants de la ‘crise écologique’, donc celle-ci n’est qu’une fiction forgée pour inculquer les nouvelles consignes de la soumission. D’autres négationnistes avaient, on s’en souvient, appliqué la même logique à l’extermination des juifs d’Europe : puisque l’idéologie démocratique du capitalisme n’était assurément qu’un travestissement mensonger de la domination de classe et qu’elle avait après la guerre fait dans sa propagande grand usage des horreurs nazies, donc les camps d’extermination et les chambres à gaz ne pouvaient être qu’inventions et trucages. » (Jaime Semprun et René Riesel, À propos du désastre en cours (2008), Éditions de l’Encyclopédie des Nuisances).

[15] Cette idée fausse provient, comme beaucoup d’autres, du noyau déformé d’une vérité. Comme le système immunitaire joue un rôle dans la lutte contre les virus et leurs effets, les personnes dont le système immunitaire est affaibli (les personnes âgées, par exemple) sont par définition plus vulnérables. Mais la vulnérabilité n’est pas une catégorie spécifique ou exclusive aux personnes âgées. Comme l’explique Dauvé, « comme toute maladie grave, la Covid-19 est susceptible de tuer des personnes affaiblies par l’âge, une autre maladie et/ou un mode de vie débilitant : mauvaise alimentation, pollution de l’air (estimée à 7 à 9 millions de morts dans le monde), pollution chimique, sédentarité, isolement, personnes âgées sans travail et donc sans société […] Divers facteurs non mesurables créent ensemble une surmortalité non quantifiable avec une dimension de classe : chômage, logement insalubre, malbouffe (l’obésité est plus fréquente chez les pauvres). » (« L’année où le monde est devenu viral », dndf.org) La vulnérabilité, en d’autres termes, fait partie de la condition prolétarienne contemporaine. De plus, les décès dus au Covid ne sont pas, et n’ont jamais été, la seule conséquence. Le Covid-19 affecte une pléthore d’organes et de fonctions corporelles, tandis que les recherches récentes sur le Covid long (surtout chez les plus jeunes) sont de plus en plus inquiétantes (voir, par exemple, l’entretien avec Akilo Iwasaki, “What’s causing long COVID?”, in The Naked Scientists (16 août 2021) (en anglais) <https://www.thenakedscientists.com/articles/interviews/whats-causing-long-covid>).

[16] John P.A. Ioannidis (2020) ‘A fiasco in the making? As the coronavirus pandemic takes hold, we are making decisions without reliable data’, in: STATNews.com, 17 mars 2020 (en anglais) <https://www.statnews.com/2020/03/17/a-fiasco-in-the-making-as-the-coronavirus-pandemic-takes-hold-we-are-making-decisions-without-reliable-data/>.

[17] Lorsqu’une épidémie de grippe porcine au Mexique en 2009 a soulevé la question de la mise en œuvre de ce protocole précis, l’administration du nouveau président Obama, qui était à l’époque confrontée à la crise financière mondiale, s’y est opposée. Le fait que cette épidémie ne se soit pas transformée en pandémie a rétrospectivement confirmé ce choix et renforcé l’idée (sur laquelle est fondée la position de Ioannidis) que contourner le protocole représente le choix le plus sage. Suivant la même approche, au moment où le Sars-Cov-2 a été officiellement reconnu comme une pandémie dans les pays occidentaux, il était déjà trop tard.

[18] Une attitude critique à l’égard des données officielles peut sembler sensée, mais ce n’est pas la même chose que d’avoir une attitude critique à l’égard du monde qui les produit. À défaut de bien saisir les raisons qui expliquent pourquoi des données peuvent être trompeuses, on peut aisément finir (c’est le cas de beaucoup de gens) par favoriser une plus grande confusion et une pensée conspirationniste. Dans le cas des négationnistes, par exemple, il est plus qu’évident que leur utilisation sélective des données vise à minimiser le nombre de cas ou de décès, précisément parce que leur objectif sous-jacent est d’ébranler le récit d’un virus dangereux. Cette approche ne tient pas compte de la possibilité que l’inverse soit en fait plus vrai, c’est-à-dire que les autorités officielles publient elles-mêmes des chiffres qui minimisent le nombre réel de cas et de décès non pas à cause d’une quelconque conspiration, mais simplement en raison du nombre insuffisant de tests et des difficultés entraînées par l’enregistrement des décès liés au covid en dehors des hôpitaux.

[19] Malgré les multiples erreurs, mauvaises interprétations ou même déformations des données présentées systématiquement par Ioannidis et les sifflets de ses collègues, il n’a pas admis avoir fait une seule erreur. Se cachant derrière un langage académique formel et souvent ambigu, il rejette toute critique comme une mauvaise interprétation de ses propos. Bien sûr, cela ne l’a pas empêché de se rendre à la Maison Blanche avec un groupe de conseillers en avril 2020 et de tenter de convaincre Trump de ne pas prendre de mesures de confinement, conseil que le président américain a suivi (avec la tragédie prévisible qui en a résulté) et, sous son influence, d’autres dirigeants comme Bolsonaro et Johnson. Dernièrement, Ioannidis s’est également prononcé par écrit contre la vaccination des jeunes, affirmant que ceux qui sont vaccinés baissent leur garde et transmettent donc davantage (cf. John P.A. Ioannidis (2021) ‘COVID-19 Vaccination in Children and University Students’, in : European Journal of Clinical Investigation, Vol. 51, n° 11). Curieusement, que les personnes non vaccinées transmettent plus encore ne semble pas le préoccuper. L’ambivalence de bon nombre des conclusions de Ioannidis et l’utilisation qu’en ont faite divers négationnistes du VIH/SIDA et du climat ont déjà été signalées en 2007. Voir “The cranks pile on John Ioanidis’s work on the reliability of science” (en anglais) in Respectful Insolence, 24 septembre 2007,  <https://respectfulinsolence.com/2007/09/24/the-cranks-pile-on-john-ioannidis-work-o/>.

[20] La Great Barrington Declaration (GBD) est essentiellement une pétition anti-confinement signée par des « milliers de scientifiques », qui promeut l’idée d’une « immunité collective » tout en normalisant l’idée selon laquelle l’accent mis sur les « mesures de protection des personnes vulnérables » est la seule approche acceptable. Le coût humain de cette stratégie du laisser-faire en termes de décès, d’hospitalisations et de pathologies à long terme n’entre évidemment pas dans le champ de leurs préoccupations « scientifiques ». Faisant appel à « l’autorité des scientifiques » et utilisant le trope des relations publiques d’une « minorité sceptique » et « magnifiée » qui exagère de manière disproportionnée les opinions qui lui sont contraires, l’essentiel de la pétition ne réside pas dans l’expertise (pseudo)scientifique des signataires, mais dans leur « persécution » par le courant dominant. En ce sens, la GBD s’inscrit dans la lignée de pétitions similaires contre la théorie darwinienne, le négationnisme du VIH/SIDA, les théories du complot du 11 septembre et, enfin, le négationnisme du changement climatique. Pour une critique, voir David Gorski (2020), « The Great Barrington Declaration : COVID-19 deniers follow the path laid down by creationists, HIV/AIDS denialists, and clime science deniers », in Science-Based Medicine, 12 octobre 2020 (en anglais) <https://sciencebasedmedicine.org/great-barrington-declaration/>.

[21] Discipliner les prolétaires n’est pas, et n’a jamais été, une fin en soi. Cette pratique s’inscrit dans le contexte de la reproduction de la classe ouvrière et tend à perdre son sens lorsque les prolétaires tombent malades et meurent en masse. Abruti par certaines lectures mal digérées de Foucault, plus d’un radical en est venu à comprendre la discipline comme indépendante de la création de valeur, la considérant comme un but sans autre objectif ou finalité particulière qu’elle-même. En d’autres termes, un prolétariat malade faisant la queue devant des lieux de travail fermés n’est pas un modèle pour l’accumulation capitaliste, aussi « discipliné » soit-il. En outre, considérer la mise en œuvre de mesures aussi drastiques que la fermeture de l’économie mondiale  comme un outil pour « discipliner » les prolétaires obligerait à démontrer, de manière concrète, l’existence préalable d’une classe ouvrière mondiale indisciplinée. Un argument similaire peut être avancé à propos du trope constamment évoqué de l’instillation délibérée dans la société de « la panique et la peur obsessionnelle » afin d’installer un « gouvernement par la peur ». (Matthieu Amiech (2021), Ceci n’est pas une crise sanitaire : Pourquoi s’opposer à l’installation du pass sanitaire et à l’obligation vaccinale, éditions La Lenteur). Nous ne voyons pas comment précisément les rapports capitalistes bénéficient d’une peur généralisée de se retrouver dans la même pièce que d’autres gens.

[22] Chuang (2020) « Contagion sociale Guerre de classe microbiologique en China », in Chuang, <https://chuangcn.org/2020/02/social-contagion/>. Il convient de mentionner ici l’obsession d’un retraçage de l’origine du virus Sars-CoV-2 dans un quelconque laboratoire secret. Les mutations des virus font partie intégrante de leur développement naturel en tant que virus. Le fait qu’elles surviennent à une période historiquement contingente qui déterminera la manière dont leur gestion (ou leur non-gestion) sera mise en œuvre, ne signifie pas qu’elles sont délibérément créées dans des laboratoires secrets (et diffusées par erreur ou volontairement). Comme l’ont montré des travaux sérieux sur la question (par exemple, ceux de Mike Davis, Chuang, Andreas Malm et Rob Wallace), le processus de franchissement de la frontière entre l’animal et l’homme par les agents pathogènes (connu sous le nom de zoonose) en raison de la déforestation, c’est-à-dire de la réduction de la différence spatiale entre les environnements tropicaux et les populations humaines, est loin d’être nouveau et est lié directement au développement de la production, de la circulation et de  la domination capitalistes. Depuis plus d’une décennie, la littérature scientifique ne cesse d’avertir que « des maladies infectieuses apparaissent dans le monde entier à un rythme sans précédent », les zoonoses en représentant les deux tiers de celles-ci.

[23] « Une partie de la gauche (y compris les milieux « anticapitalistes ») a apporté un soutien actif aux technocrates au pouvoir », Matthieu Amiech (2021), Ceci n’est pas une crise sanitaire : Pourquoi s’opposer à l’installation du pass sanitaire et à l’obligation vaccinale, éditions La Lenteur, p. 16.

[24] Il est utile de rappeler que, dans le contexte actuel, le contenu précis de ce « choix » est le droit de ne pas prendre les mesures nécessaires pour limiter la contagion ou de décider par soi-même de celles qui sont à suivre. La méthodologie par laquelle ces décisions personnelles sont prises n’est jamais remise en question.

[25] La présentation du « mouvement des négationnistes » comme une réaction globalement saine à laquelle l’extrême droite et les idéologues religieux se rattachent de manière parasitaire est un signe de cette confusion.

[26] En Grèce comme ailleurs dans l’UE, les travailleurs de la santé étaient déjà tenus d’être vaccinés (ou d’avoir une immunité attestée) contre les maladies contagieuses telles que la rougeole, les oreillons, la rubéole, l’hépatite A et B, la varicelle (pour ceux qui s’occupent de patients à haut risque), certains types d’infections à méningocoques (pour les microbiologistes), ou encore contre le tétanos, la diphtérie et la coqueluche. Cette exigence expresse fait depuis longtemps partie des engagements et des directives de l’UE en matière de protection des travailleurs et des patients contre l’exposition à des agents biologiques. Pour autant que nous le sachions, aucune de ces dispositions et obligations n’a jamais été décrite comme un « apartheid hygiéniste ».

[27] Gilles Dauvé (2010) « Pour un monde sans morale » [1983], Troploin, https://www.troploin.fr/node/37.

[28] Nous aurions tort de ne pas reconnaître que le soutien quasi fanatique à toutes les mesures étatiques et leurs extensions thérapeutiques découle aussi d’une position similaire de peur. Mais la question n’a jamais été de critiquer la « peur ». Comme le dit succinctement Théorie Communiste, « Il faut avoir un certain rapport à l’existence pour prétendre que la peur est un frein comme si elle était un choix. » Théorie Communiste (2021) « Complotisme en général et pandémie en particulier », dndf, < https://dndf.org/?p=19292.

[29] Tamás, G.M. (2001) « What is Post-Fascism? », in Open Democracy (13 septembre 2001), <https://www.opendemocracy.net/en/article_306jsp/>.

[30] Le gouvernement du parti (conservateur) Nouvelle Démocratie a placé trois politiciens connus comme étant d’extrême-droite à des postes ministériels, tandis que nombre de ses députés régurgitent systématiquement des éléments de langage de l’extrême-droite.

[31] « Ils nous cachent quelque chose », in Tyflopontikas, juillet 2021 (en grec) <https://yfanet.espivblogs.net/>.

[32] Littéralement, « pensée latérale » ou « de traverse », du nom d’un mouvement négationniste allemand organisateur de manifestations contre les mesures anti-covid qui se prétend apolitique tout en ayant intégré une large frange de l’extrême-droite nazillone et antisémite (NDT).

[33] La plainte continuelle d’être réduits au silence, ridiculisés, exclus, etc. en offre un exemple typique. Le fait que l’essentiel de leurs opinions sur la pandémie a déterminé la politique suivie (au moins jusqu’à la deuxième vague) aux États-Unis, en Grande-Bretagne, au Brésil et ailleurs, ou que le libre accès aux réseaux sociaux (qui semblent avoir leur préférence) a non seulement donné une plate-forme à ces opinions « alternatives », mais les a gonflées à un degré inconcevable, ne brise évidemment pas ce fantasme de la « victimisation ». S’il existe, bien sûr, des médias dont le but est simplement de diffuser la propagande gouvernementale, la complainte d’être exclus des médias officiels est, à vrai dire, une attitude très étrange pour des participants au mouvement antagoniste. La presse et les médias, en tant qu’institutions, ne sont ni des organes d’information publique, ni de simples mécanismes de propagande pure. Leur rôle en tant qu’institutions est avant tout de produire du consensus. Dans les conditions actuelles de démocratie spectaculaire bien établie (enracinée), où les idéologies du « débat public » et du libre échange d’idées abondent, la promotion d’opinions « oppositionnelles » n’est pas qu’un piège à clics, mais fait partie intégrante de la production du consensus.

[34] Matthieu Amiech (2021), Ceci n’est pas une crise sanitaire : Pourquoi s’opposer à l’installation du pass sanitaire et à l’obligation vaccinale, éditions La Lenteur, p. 23.

[35] Wu Ming (2021), « Passe sanitaire, conspirationnisme et luttes sociale », in lundimatin #313, 22 novembre 2021 https://lundi.am/La-lutte-contre-le-Passe-sanitaire-dans-le-miroir-italien.

[36] L’absurdité ahurissante des messages d’utilisateurs vérifiés sur Facebook qui se lamentent que le Sars-Cov-2 serve de prétexte pour récupérer des données personnelles met presque trop dans le mille.

[37] Rappelons que les comparaisons répétitives et hypertrophiées avec des atrocités du passé facilitent précisément ce qu’elles sont censées combattre. Elles relativisent la réalité historique et contribuent à la normalisation de l’horreur.

[38] En lisant Amiech, par exemple, nous apprenons que l’on ne peut accorder aucune confiance à la « science » parce que celle-ci a commis de terribles erreurs dans le passé. Des déclarations pompeuses de ce type ne se préoccupent évidemment pas du fait que ces erreurs ont parfois été découvertes à la suite d’un processus scientifique.

[39] Matthieu Amiech (2021), Ceci n’est pas une crise sanitaire : Pourquoi s’opposer à l’installation du pass sanitaire et à l’obligation vaccinale, éditions La Lenteur, p. 16.

[40] La « critique de la raison scientifique » que soutiennent actuellement certains négationnistes est si manifestement contradictoire que nous sommes à chaque fois surpris qu’elle n’ait pas été complètement dévaluée. La théorie mal digérée qui veut que la science médicale (qui repose, entre autres, sur une accumulation du savoir) soit purement et uniquement déterminée par le rapport capitaliste ne résiste pas à un examen plus approfondi. Sur la base d’une telle logique, nous devrions rejeter tout développement scientifique intervenu pendant la période de domination du mode de production capitaliste. A côté des vaccins, nous devrions donc commencer à nous rebeller contre tous les médicaments ou traitements qui existent contre n’importe quelle maladie.

[41] Avant l’apparition du virus Sars-CoV-2, les fonds consacrés à la recherche et au développement dans le domaine médical étaient principalement orientés vers les secteurs où les prévisions de rentabilité étaient les plus élevées, comme l’amélioration de produits tels que les antidépresseurs et le Viagra. En revanche, la recherche sur l’ARNm était marginalisée et sous-financée, malgré son potentiel apparemment prometteur contre des maladies et des virus comme le cancer ou le SIDA.

[42] Le piètre argument selon lequel la gestion de la pandémie a été conçue dans le but d’augmenter la rentabilité de « Big Pharma », indépendamment de l’efficacité des vaccins, ne prend pas en compte le fait que certaines multinationales (appartenant aussi à Big Pharma) n’ont pas réussi à produire des vaccins efficaces, occasionnant des pertes sur investissements massives suite à leurs essais cliniques. Si dix vaccins efficaces sont en circulation, il y en a au moins sept ou huit qui ont été des échecs. À force de subjectiver le capital, de telles contradictions passent entre les mailles du filet…

[43] Contrairement au mythe selon lequel les vaccins actuels seraient expérimentaux, en réalité jamais vaccin n’aura été autant testé dans toute l’histoire de l’humanité. Avec 7,5 milliards de doses déjà administrées et un sérieux intérêt à suivre de près d’éventuels effets indésirables, ces vaccins sont plus testés et plus sûrs que la plupart des médicaments que les gens consomment quotidiennement. En outre, l’idée que les vaccins restent expérimentaux parce qu’ils ont été mis en circulation après une procédure d’autorisation d’utilisation en urgence (Emergency Use Authorization ou EUA) (laissant entendre que les protocoles normaux n’ont pas été respectés) ne serait pas aussi problématique si ces mêmes critiques étaient prêts à accepter leur autorisation complète ultérieure ou, mieux encore, si les tenants de ce point de vue ne proposaient pas en même temps des médicaments alternatifs contre le covid (tels que le remdesivir, l’hydroxychlorine et le bamlanivimab monoclonal) qui circulent également en vertu d’une procédure EUA.

[44] Déjà, et sous le prétexte évident de prendre des mesures concernant les non-vaccinés, l’État grec a externalisé des secteurs importants du système de santé (comme les services de nettoyage) à des entreprises privées. Le budget 2022 voté par le gouvernement en novembre 2021 prévoit une réduction des dépenses de santé de 820 millions, dont 200 millions de réduction de la subvention périodique aux hôpitaux et 600 millions de réduction des dépenses pour faire face à la pandémie, conformément à la prévision, d’ores et déjà démentie, selon laquelle elle serait terminée. (https://www.news247.gr/oikonomia/proypologismos-oi-dapanes-ygeias-vazoyn-fotia-stin-kontra-kyvernisis-antipoliteysis.9431519.html, en grec). Il faut noter que le gouvernement met de côté les 600 millions d’euros mentionnés précédemment comme fonds de réserve pour le recrutement de personnel temporaire ou pour la réquisition temporaire de cliniques privées. De toute évidence, ils veulent éviter coûte que coûte le renforcement à long terme du système de santé publique, ce qui viendrait à l’encontre de leur stratégie de le privatiser partiellement, et ils tentent de répondre à la pandémie exclusivement par des mesures à court terme. Les déclarations du ministre d’État, Akis Skertzos, selon lequel « le gouvernement ne souhaite pas créer un système de santé de luxe qui sera superflu une fois la pandémie terminée », expriment sans ambiguïté cette orientation (https://www.naftemporiki.gr/story/1796568/a-skertsos-den-uparxei-logos-na-dimiourgisoume-ena-poluteles-sustima-ugeias, en grec).

[45] « L’idéologie toute récente du vandalisme et du vol, si elle dépasse de fait le style obsolète de la politique militante, effectue sur la subjectivité révolutionnaire, que les comportements « criminels » et en général illégaux expriment au niveau des choix individuels, une récupération qui en vide à l’instant toute tension positive. Dès que le « criminel » se contente d’être le transgresseur habituel de toute norme, il noie son projet d’être dans le simple et caricatural non-être respectueux de la norme, pour autant qu’il ne devienne par là, tout simplement, la norme en négatif : l’avoir au lieu de l’être. Le besoin coercitif de recommencer est le trait misérablement maladif qui dégrade jusqu’à la routine et à la répétition nostalgique de la créativité effectivement insurrectionnelle du coup de main. » Giorgio Cesarano, Apocalypse et révolution, éditions de la Tempête, 2020, p. 192, cité dans Endnotes 5.

[46] « Médecine et répression », communiqué du Centre national des jeunes médecins, 13 rue Pascal, Paris V, 7 mai 1968, http://juralibertaire.over-blog.com/article-18633359.html

  1. Gael
    28/01/2022 à 19:46 | #1

    Le texte dit “Cependant, le procès de production n’est pas uniquement un processus de valorisation, mais aussi un processus de production de valeurs d’usage. Ces valeurs d’usage répondent aux besoins tant de la production capitaliste de marchandises que de la reproduction de la force de travail. Manifestement, la science apparaît « comme une propriété du capital, ou plus exactement du capital fixe, dans la mesure où [elle] entre dans le procès de travail comme un moyen de production effectif », comme « la domination du capital sur le travail vivant » (Marx, Grundrisse), c’est ce qui donne naissance à la lutte prolétarienne contre les machines et la science en tant que forme de pouvoir du capital et de l’aliénation. Mais, en même temps, c’est une force sociale productive qui satisfait les besoins humains et, dans le cas de la médecine et de la pharmacologie, du besoin humain le plus élémentaire : être en bonne santé.”
    C’est là un argument clé des apologistes du capital qui prétendent vouloir débarrasser ce rapport social de ses côtés néfastes (la valorisation, valeur d’échange) pour en conserver les aspects prétendument positifs (valeurs d’usage !). Un regard lucide sur l’état actuel de la planète et de ses occupants devrait suffire à radicalement invalider une telle vision ! Le Capital ne produit des marchandises que dans le seul but d’une valorisation marchande; la “valeur d’usage” n’est que la coquille vide qui doit emballer ce besoin de valorisation.

  2. schizosophie
    03/02/2022 à 12:47 | #2

    Logique autoritaire, il faudrait “jouer collectif” et non “perso” au sens où les relations sociales seraient alternatives aux relations entre individus : sous-entendues “désocialisées”, “intéressées” — libérales-libertariennes-libertaires. Logique aliénante, comme si les individus n’avaient pas à faire société entre eux par conception, négation de leurs singularités pour faire masse. Adoration du grand cheval Catastrophe de race moraline que chevauchent les prescripteurs en mode de vie de tous poils. Négligence totale des détails du Corona-19, de la Covid-19, de leurs gestions étatiques et marchandes. Concession aux armes algorithmées, formes assurantielles et policières des bureaucratisations en cours, et à la disparition de la médecine. Le tout au motif d’un parallèle campiste ridiculement groupusculaire et salement politicard.

    Les coups de burin unilatéraux du primat des relations sociales sur la relation à soi me donnent plutôt envie de devenir “individualisateur”. Parce que ce qui n’est pas observé, et qui est dénié par la thèse, c’est la médiation de la société dans la relation à soi, et ce dans ses singularités les plus prégnantes : la relation de chacun 1) à son corps et 2) à sa liberté de mouvement.

    1) Le vax n’est pas un vaccin au sens d’un truc qui passe par l’aiguille qui prémunirait préalablement contre la maladie, il est seulement remède relatif atténuant les effets pour beaucoup de personnes mais par pour toutes. Et sa mise en oeuvre accélérée et massive, la phase III du protocole habituel étant inachevée, n’a pas permis de déterminer lesquelles. Par ailleurs, son obsolescence s’est avérée rapide et sa pertinence aussi aléatoire que les mutations du Corona-19. C’est ce qui donne une réelle consistance aux anti-vax. Et ce qui interdit conceptuellement de réduire ce refus à l’équivalence anarchistes = fascistes (en fait le texte veut dire libertaires = libertariens).

    2) Les incitations vaxistes ont opérées à la manière de chantages sociaux. Passe si vax, surveillance et laboratoire de traçage généralisé des populations. Ce qui constitue une bonne gestion d’État, étant entendu qu’il est dans son rôle historique : gestion de masse.

    Conclusion. Ne connaissant personne qui ait nié la maladie, quel que fût leur choix, ou plutôt leur décision contrainte, concernant leurs attitudes sociales (et médicales) depuis deux ans, ce texte n’a pour moi aucune pertinence. J’ai plutôt l’impression qu’il grossit le trait dans la peinture de ses “(ex)camarades” à la manière dont les stals traitaient les hitléro-trotskistes, comme un gros “caca heu” qui aurait vu un gros minet négationniste ( https://www.youtube.com/watch?v=vpu17FEa6xw ).

  3. Julius
    04/02/2022 à 09:07 | #3

    Je viens de lire « La réalité du déni et le déni de la réalité » et j’avoue qu’il m’est tombé des mains, déjà vu la quasi-apologie de la technoscience en général, de la technoscience médicale en particulier, qu’il recèle. Sans même parler de ce qui est déjà souligné dans les commentaires qui précèdent. Grosso modo, il assimile n’importe quelle critique de cette dernière à du complotisme en puissance. Comme si, a priori, réfléchir de façon critique, par exemple sur l’emblématique question des vaccinations, voire de la variolisation, méthode antédiluvienne de prévention, telle qu’elle fut introduite et justifiée à l’époque des Lumières, revenait à favoriser les pseudo oppositions, conservatrices, fascistes ou religieuses que nous voyons fleurir aujourd’hui. Or, la vaccination, au sens moderne, relève de la technoscience médicale, à savoir celle qui est propre au capitalisme et à l’État qui lui est spécifique. Du début à la fin, c’est le principe propre au capitalisme, à savoir le calcul probabiliste et populationnel des bénéfices et des risques, qui surdétermine l’ensemble. Archétype de la médecine de masse, celle qui s’occupe de la santé du capital et de l’Etat en tant que tel, celle face à laquelle les individus en chair et en os ne sont que des numéros interchangeable. L’auteur ne l’a même pas compris. Il suffit pourtant de lire les thèses des premiers administrateurs de la variolisation, en particulier sur la variolisation des esclaves noirs au XVIIIe siècle, variolisateurs proches ancêtres de nos actuels vaccinateurs et en règle générale idéologues des Lumières, pour s’en convaincre. Voir, par exemple, « Les corps vils », de Chamayou. Pour le reste, l’efficacité des médications, des vaccins en particulier, est toujours relative, même lorsqu’elle n’est pas accompagnée d’effets désastreux, comme ceux générés par le vaccin contre la dingue, à molécules recombinantes de Sanofi aux Philippines, véritable désastre sanitaire, qui a provoqué des manifestations d’indignation monstres à Manille. Mais, pour l’auteur, la méfiance, sans même parler de la critique dans ce domaine, relève a priori du darwinisme social, qui apparaît en effet, en filigrane, dans pas mal d’affirmations des pseudo-oppositions. Nous n’aurions donc le choix qu’entre accepter pour l’essentiel les discours officiels sur la technoscience médicale, à quelques exceptions près, ou rejoindre le camp des Réinfocovid and C°. C’est invraisemblable.

  4. pepe
    04/02/2022 à 19:12 | #4

    Ces critiques paraissent pertinentes. Des camarades grecs nous ont également fait savoir leurs désaccords avec ce texte.D’autres le soutiennent, comme ce site slovaque: https://karmina.red/posts/classe-n_est_pas-d_acier/

    Pour le défendre un minimum , il faut peut être le replacer dans le contexte hypertendu et exacerbé des affrontements en Grèce entre les antipass/vax/anti science officielle et un milieu révolutionnaire qui a été complètement fissuré par la pandémie. Et qui du coup renvoie chaque camp, arcbouté sur ses positions, à des postures complètement sclérosées.
    Oui, aujourd’hui, il semblerait que les camarades grecs soient mis en demeure de choisir entre “accepter pour l’essentiel les discours officiels sur la technoscience médicale, à quelques exceptions près, ou rejoindre le camp des Réinfocovid and C°”.
    Dans le milieu de la communisation, en France, il semblerait que cette bipolarisation stérile du débat ait été partiellement évitée, bien qu’il y ait eu quelques échanges difficiles sur dndf en début de pandémie et que nous n’ayons encore aucun retour à la suite de la parution du “manifeste conspirationniste”. A suivre.
    Cela n’est pas dit pour prendre du recul sur un texte nous parait tout de même apporter des éléments intéressants aux débats en cours.

    «Hay períodos en los que uno no puede hacer nada, salvo no perder la cabeza.» Louis Mercier-Véga, La Chevauchée anonyme

  5. Au top, vraiment
    04/02/2022 à 23:58 | #5

    “Pour le défendre un minimum, il faut peut être le replacer dans le contexte hypertendu et exacerbé des affrontements en Grèce entre les antipass/vax/anti science officielle et un milieu révolutionnaire qui a été complètement fissuré par la pandémie. Et qui du coup renvoie chaque camp, arcbouté sur ses positions, à des postures complètement sclérosées.”

    Pourtant tout au long du texte, les auteurs parlent de leurs “ex-camarades” devenus “négationnistes” en se référant presque uniquement à un texte français de Mathieu Amiech sur Reporterre. Je ne sais même pas qui est ce mec ni quel courant camarade “déviant” il est sensé représenter… On a vu plus sérieux comme procédé argumentatif en tout cas. Sans parler du qualificatif de “négationniste” pour désigner ceux à qui l’ont reproche (à raison) les outrances verbales sur un prétendu “apartheid” sanitaire.

    La mécanique du texte des slovaques de Karmina est elle aussi risible : ils avouent construire les thèses qu’ils entendent démonter ! :
    “Les discussions sur les manifestations en Italie et les questions plus générales qui en découlent sont dispersées dans différents médias et canaux, y compris les communications privées. Nous allons donc résumer sous une forme condensée la position que nous considérons comme problématique. À notre avis, les quatre thèses ci-dessous capturent les caractéristiques fondamentales de l’approche que nous rejetons. Cependant, il est peu probable que quelqu’un ait jamais avancé ces thèses sous cette forme. Il se peut même que personne ne soutienne ces quatre thèses, mais chacune d’entre elles a ses partisans, et nous les avons rencontrés au cours des discussions.”

    Dans les deux textes, les auteurs font le service minimum en terme de critique de l’État et évitent d’en tirer sérieusement les conséquences politiques. Face au “négationnisme”, dans lequel ils amalgament la moindre remise en question des mesures sanitaires et des données scientifiques qui nous sont présentées, il faut s’en remettre sans discussion aux gestionnaires professionnels, même si ça n’est pas tout à fait dans le sens des intérêts des exploités ni très efficace. Antithesi se moquent des imbéciles qui n’ont pas compris que les libertés ne sont que formelles sous le capitalisme (certes, doit-on y renoncer sans rien dire pour autant ?) et qui croient retrouver “la vie d’avant” en niant la pandémie. On pourrait leur rétorquer que leur “soutien critique” aux gouvernements est lui aussi motivé par l’espoir (vain) de retrouver cette vie d’avant. Que la crise finisse vite et que nous puissions à nouveau blablater sur le communisme anti-bureaucratique !

    Tout le texte est construit sur rhétorique autoritaire sous-jacente et sonne comme un rappel à l’ordre. Si vous n’êtes pas sur la “bonne” ligne, vous êtes un négationniste-eugéniste-libertarien et vous nuisez à la Cause en devenant un allié objectif de l’État qui peut se placer en défenseur de la raison grâce à vous. Pas sûr de vouloir le même communisme que ces gens.

  6. pepe
    05/02/2022 à 11:07 | #6

    Réponse à Gael.
    Un peu court comme analogie de raisonnement. Le fait que le Capital et sa science “nous préfèrent vivants” ne rend pas pour autant attractives les théories irrationnelles, complotistes et/ou suicidaires.

  7. schizosophie
    12/02/2022 à 13:27 | #7

    Le Capital et sa science ne nous préfèrent pas “vivants” ; mais survivants, c’est-à-dire “sous-vivants” : réduits aux fonctions — biologiques et autres (économiques, etc.) — et animés par elles, utiles. Or nous vivons néanmoins, singulièrement qui plus est, l’aspiration à la liberté n’est rien d’autre que cela.

    “Notre ancien homme aux écus prend les devants et, en qualité de capitaliste, marche le premier ; le possesseur de la force de travail le suit par-derrière comme son travailleur à lui ; celui-là le regard narquois, l’air important, affairé ; celui-ci timide, hésitant, rétif, comme quelqu’un qui a porté sa propre peau au marché, et ne peut plus s’attendre qu’à une seule chose : à être tanné.” (K, L I, sect. 2, ch. VI)

  8. pepe
    25/02/2022 à 10:13 | #8

    Un texte de contexte, suite aux convois divers et variés:
    “Tout ce qui bouge n’est pas jaune – A propos du « convoi des libertés »”

  9. Au top, vraiment
    28/02/2022 à 07:01 | #9

    @pepe

    Très drôle ce texte de dénonciation sur PLI qui nous confirme qu’être “anti-pass” est déjà une tare (dire qu’il n’y a même pas 15 ans on voyait dans nos milieux des campagnes contre la cyber-surveillance, le puçage du bétail, etc… aujourd’hui on en demande encore plus !).

    Passage amusant : “Fascinés par tout ce qui bouge, nos fins analystes ne relèvent même pas que le convoi de la liberté coïncide avec l’annonce gouvernementale de la levée prochaine des dernières restrictions sanitaires : abandon du port de masque en intérieur à compter du 28 Février, suppression du pass vaccinal envisagée courant Mars.”
    L’art de refaire l’histoire. Les annonces de la levée de certaines mesures interviennent toutes suite à la mobilisation désespéramment pacifique (pour les médias) des nazis d’Ottawa et au risque qu’elle fasse tâche d’huile. En France, en 15 jours, nous sommes passé d’un vote du nouveau pass au pas de charge et avec force provocations à l’annonce de sa possible levée (qui semble acquise d’avance pour les auteurs alors que rien n’est fait pour l’instant et qu’on peut parier qu’il restera un petit quelque chose).

    Comique également, le tract des antiracistes montréalais qui précisent qu’ils sont contre les raciste d’extrême-droite. Pas les autres racisme, on le sait, il suffit de voir la gueule du programme du dernier salon du livre anarchiste là-bas en 2019…

    Bref, oui les manifestants canadiens étaient pour beaucoup des conservateurs et des libertariens. Leurs homologues européens sont encore différents, même si ça n’est pas forcément mieux. Mais en attendant ils se sont de bien piètres fascistes (3 semaines de camping à chialer devant le Parlement de Trudeau) et on aimerait voir un peu plus d'”anti-autoritaires” donner de la voix sur l’aggravation du flicage que permet la pandémie. D’autant que parmi les anti-anti-pass qui rêvassent sans conséquence d’une hypothétique autonomie sanitaire, un paquet ne sont pas toujours exemplaires en privé concernant le respect de mesures élémentaires… Un peu moins d’intransigeance mal placée ne serait pas un mal.

  10. Au top, vraiment
    03/03/2022 à 06:43 | #10

    Tiens, on dirait que Radio Canada vire négationniste : ils insinuent que l’efficacité des couvres-feu n’était pas motivée par des études scientifiques.
    https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1865755/sante-publique-arruda-couvre-feu-etudes-quebec-justifier-annonce

  11. pepe
    03/03/2022 à 22:07 | #11

    Et oui, même le petit personnel gestionnaire des Etats moderne peuvent faire des conneries… Ca prouve bien leur volonté irréductible d’atteindre nos libertés fondamentales…leur essence liberticide….

  12. Peymans
    13/04/2022 à 11:44 | #12

    modeste réflexion d’un sympathisant du courant de la communisation sorti du communisme de gauche il ya quelques années à peine. Ce texte (comme la brochure d’Alain Bihr “Face au covid-19”, et ses propositions de démocratie radicale – recherche d’une alternative anticapitaliste dans le cadre du système- ), invitent (paradoxalement) à faire confiance à l’ Etat au nom de la Science (celle du capital) et à prôner une solidarité abstraite, interclassiste, au sein de cette société marchande. Tout repose sur la fausse certitude que le dit vaccin (de plus obligatoire) dans les conditions de mise sur le marché, est sûr, efficace, pas expérimental et sans effets graves secondaires (ou tellement peu…). La réalité récente (printemps 2022) apporte des éléments probants contraires. A défaut de mobilisations prolétariennes, il reste aux individus singuliers d’exercer leur esprit critique et de choisir ou non de se faire “vacciner”

  13. pepe
    13/04/2022 à 12:30 | #13

    “La réalité récente (printemps 2022) apporte des éléments probants contraires”
    merci de nous donner les sources scientifiques validées de ce que tu avances

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