Accueil > Du coté de la théorie/Around theory > “La chaîne de montage commence à la cuisine, au lavabo et dans nos corps”

“La chaîne de montage commence à la cuisine, au lavabo et dans nos corps”

En parallèlle de la parution en français  de “Caliban and the witch”, aux Editions SENONEVERO (à venir en 2013)

Un entretien avec Silvia Federici

Silvia Federici est professeure à la Hofstra University de New York et militante féministe depuis les années 1960. Son œuvre aborde la philosophie et la théorie féministe, l’histoire des femmes ou, plus récemment, l’impact des politiques du FMI et de la Banque mondiale en Afrique qu’elle a pu étudier de près après un long séjour au Nigeria. Mais Federici est surtout connue pour ses études détaillées sur les processus d’expropriation des corps et des savoirs, sur l’histoire de la chasse aux sorcières et sur les questions reproductives. Ce sont les thèmes qui sont au cœur de son ouvrage : « Caliban and the Witch : Women, the Body and Primitive Accumulation ». (Caliban et la sorcière : Femmes, corps et accumulation primitive : édition anglaise, 2004, édition espagnole, 2010). Certaines personnes estiment qu’il s’agit de la partie non écrite du Capital de Marx, ce qu’elle réfute en disant que s’il en était ainsi, elle ne ferait qu’ajouter des choses alors qu’il s’agit de les repenser. Entretien réalisé par Manel Ros pour le journal « En Lucha ».

Pourquoi écrire un livre sur les sorcières et sur la chasse aux sorcières ?

Ce livre sur les sorcières est né à partir de recherches que j’avais commencées dans les années 1970 et qui étaient liées aux débats qui se déroulaient à l’époque au sein du mouvement des femmes. Ces débats concernaient l’origine de la discrimination des femmes, les raisons des positions différentes qu’occupent les femmes dans la société capitaliste par rapport aux hommes. Je voulais avant tout comprendre pourquoi les femmes étaient toujours discriminées. J’avais une théorie à ce sujet, mais j’étais intéressée à démontrer que cette discrimination ne reposait pas sur la tradition, mais qu’elle s’était construite, de facto, dans la société capitaliste. Autrement dit, le patriarcat n’est pas un héritage du passé, il a au contraire été refondé par le capitalisme.

Je développe l’idée que le capitalisme a une organisation du travail caractérisée par deux aspects : la production de marchandises et la production de forces de travail pour le marché. Les femmes réalisent la production de la force de travail et leur discrimination provient du fait que ce fait a été rendu invisible. Ainsi, le pouvoir social, aussi limité soit-il, qu’a un travailleur masculin du fait qu’il touche un salaire et que son travail est reconnu, est par contre nié aux femmes.

Si nous analysons le capitalisme sous l’angle du travail, en incluant le travail non salarié, nous pouvons alors comprendre que le rapport salarial est beaucoup plus complexe que seul travail salarié. Le rapport salarial comprend également des mécanismes d’exclusion, il intègre, comme le disait Marx, des mécanismes d’exploitation du travail non salarié.

D’une certaine manière, dans le cas des femmes, ce travail est le plus important parce qu’il créé les personnes qui travaillent. On ne peut pas produire des voitures sans producteurs. Ainsi, nous disons que la chaîne de montage commence à la cuisine, au lavabo, dans nos corps. Le capitalisme a bien compris cela car c’est le système d’exploitation qui, plus qu’aucun autre, a accordé le plus d’importance au travail. Il est clair que, dans ce système, les femmes constituent le sujet productif le plus important mais, pour maintenir cette production la plus bon marché possible, ce travail a été rendu invisible. J’ai voulu étudier l’histoire pour tenter de comprendre cela, en commençant par le XIXe siècle et ensuite plus loin encore dans le passé où j’ai croisé la chasse aux sorcières.

Qu’as-tu découvert en étudiant le phénomène de la chasse aux sorcières ?

Ce fut un choc parce que je connaissais les histoires de sorcières, mais c’est depuis toujours un thème où il était difficile de connaître la part de la réalité et de la fantaisie. Mais, quand j’ai commencé à l’étudier et à mener des recherches, je me suis rendue compte que j’abordais un phénomène extrêmement important et qui s’est déroulé de manière simultanée avec les processus d’ « enclosure » (expropriation des terres des paysans anglais à partir des XVIe et XVIIe siècles, ndlr.), d’expulsion des paysans de leurs terres, de colonialisme et de trafic d’esclaves.

Tout cela m’a fait réaliser que le phénomène de la chasse aux sorcières a été fondamental pour le développement de la société capitaliste, et qu’il constitue même l’un de ses fondements les plus importants. Il est intéressant de remarquer que ces processus reposent sur l’extermination : les massacres des colonisés, des Africains, qui ont souffert de la traite d’esclaves, sont parallèles aux massacres des sorcières.

J’ai compris que ces phénomènes étaient liés et qu’ils ont fait partie de l’accumulation capitaliste, de la constitution de la classe ouvrière, de la force de travail. C’est avec cette perspective que j’ai analysé la chasse aux sorcières, ce qui m’a amenée sur des chemins très différents. J’ai commencé à comprendre que le développement du capitalisme, tel qu’il fut décrit par Marx, devait être non pas réécrit, parce que l’analyse de Marx est très juste et puissante – en plus d’être très utile aujourd’hui – mais qu’il y avait une autre histoire que Marx n’avait pas vu.

Tu as beaucoup étudié Marx et tu le cites souvent dans ton livre, mais tu insistes sur le fait qu’il n’a pas vu l’histoire du point de vue des femmes. Que peut-on apprendre de Marx et que devons nous reformuler ?

Pour moi, le plus important de Marx est sa théorie sur l’exploitation, l’importance qu’il accorde au salaire, pas seulement ce qu’il signifie en terme monétaire, mais aussi ce qu’il signifie en terme d’organisation de la société, des rapports de production, non seulement dans les usines, mais aussi dans la production sociale.

Son explication de l’accumulation primitive du capitalisme reste toujours fondamentale. Marx nous est encore utile pour expliquer aujourd’hui ce qui se passe dans le développement du capitalisme, mais son œuvre repose sur l’idée que le travailleur salarié serait le sujet révolutionnaire et que c’est sur le terrain du travail salarié qu’aurait lieu la lutte pour la transformation du monde et pour la transition au communisme.

Mais Marx n’a pas approfondi la connaissance du processus de production de la force de travail dans le capitalisme. Si nous lisons le premier Livre du Capital sur la théorie de la plus-value où il décrit la production de la force de travail, nous constatons que la manière dont il le fait est extrêmement réduite et limitée. Pour Marx, la production de la force de travail est totalement insérée dans la production de marchandises. Le travailleur a un salaire, avec ce dernier il achète des marchandises qu’il utilise et qui lui permettent de se reproduire, mais en aucun cas il ne sort du cercle de la marchandise. En conséquence, tout le domaine du travail reproductif, qui a une importance tellement vitale pour les sociétés capitalistes, toute la question de la division sexuelle du travail est totalement absente. Il est important de souligner que l’analyse de tous ces domaines ne signifie pas qu’il faut inclure un cinquième chapitre au premier Livre du Capital.

De fait, on dit que ton livre est la partie non écrite du Capital de Marx…

Je crois que s’il en était ainsi on ne ferait qu’ajouter des choses alors qu’il s’agit de les repenser globalement, comme un tout. Je dis toujours que ce que j’ai tenté de faire ce n’est pas d’écrire l’histoire des femmes dans le capitalisme, mais l’histoire du capitalisme à partir du point de vue des femmes et de la reproduction, ce qui est différent. Si tu écris l’histoire des femmes dans le capitalisme, c’est comme s’il y avait des choses parallèles : d’un côté l’histoire des hommes et maintenant l’histoire des femmes.

Par contre, écrire l’histoire du capitalisme et de ses origines à partir du point de vue de ce qui arrive aux femmes, de ce qui se passe avec la reproduction – qui sont étroitement connectées l’une à l’autre – permet de repenser l’ensemble à partir d’une autre perspective. Le travail salarié contractuel dans le capitalisme s’est accompagné d’une immense quantité de travail non libre, non salarié et non contractuel. C’est en tenant compte de cet élément qu’on comprend pourquoi, à travers toute l’histoire du capitalisme, existent des formes continues de colonisation, tout comme des formes différentes d’esclavage.

Analyser et comprendre que le travail non libre et non salarié est fondamental, et qu’il n’a pas seulement comme objectif d’extraire de la richesse des travailleurs, mais qu’il s’agit aussi d’une manière d’organiser la société, est très important. La survivance des rapports non libres est quelque chose de fondamental et fait partie du code génétique des sociétés capitalistes. Analyser le capitalisme du point de vue de la reproduction, ce que j’appelle la reproduction de la force de travail, a été très important pour parvenir à comprendre le capitalisme, et cela on ne le trouve pas chez Marx.

Pour revenir à ton livre, tu affirmes qu’au Moyen Age, la division du travail n’impliquait pas nécessairement l’oppression des femmes…

Dans de nombreuses sociétés, avant les processus de colonisation, les hommes et les femmes avaient des tâches différentes, il existait donc une division des tâches. De fait, dans de nombreuses sociétés, par exemple au Nigeria, les hommes et les femmes travaillaient dans l’agriculture et chacun plantait des choses différentes et s’organisait de manière différente pour ce faire. Dans certains cas même, les hommes et les femmes utilisaient des mots qui leurs étaient propres. En conséquence, les femmes ne dépendaient pas des hommes, elles avaient accès à leurs propres récoltes et les utilisaient pour leur auto subsistance si cela était nécessaire.

Ainsi, le fait de réaliser des tâches différentes n’implique pas automatiquement des degrés de pouvoir différents. La question est : quelles valeurs sont associées à ces différences ? Nous avons eu beaucoup de débats dans le mouvement féministe sur le type de société que nous voulions. Souhaitons nous une société où l’on n’utilise plus les catégories d’homme ou de femme ? Ou voulons nous une société où existerait encore d’une certaine manière, non pas une spécialisation, mais bien une différenciation puisque les femmes ont la capacité d’avoir des enfants ? Selon moi, les différences ne sont pas un problème, le problème c’est leur hiérarchisation. Cette dernière fait que les différences deviennent une source de discrimination, de dévaluation et de subordination. Il n’est pas nécessaire de construire une société où il n’y aurait pas de différences, nous pourrions peut être même dire que certains différences sont bonnes.

Tu parles aussi de la manière dont l’accumulation primitive du capital fut également l’accumulation et la division des différences, non seulement dans la classe ouvrière, mais aussi quant au genre, à l’ethnie et à l’âge.

Marx a répété que quand on parle de l’accumulation primitive, ce dont on parle réellement c’est de l’accumulation du travail. Ce que fait le capital dans sa première phase de développement, c’est l’accumulation de la classe ouvrière. Un autre aspect de l’accumulation primitive est la division, l’accumulation de la division, qui constitue un moment fondateur du racisme et du sexisme.

J’ai toujours insisté sur l’importance de ces questions. Le fait que le capitalisme puisse organiser différents régimes de travail (salarié, non salarié, libre, esclavagiste…) a été l’une des armes les plus puissantes qu’il a utilisées pour contenir les processus révolutionnaires. Premièrement, parce que cela divise les gens, ensuite parce qu’il peut utiliser certains groupes à qui il délègue du pouvoir, comme par exemple en déléguant du pouvoir aux hommes afin de contrôler le travail des femmes.

A travers le salariat, le capitalisme a pu occulter de nombreux domaines d’exploitation, comme le travail domestique, et les faire paraître comme « naturels ». La construction idéologique des différences est étroitement liée à la production matérielle. Ainsi se créent différentes formes d’invisibilités, en divisant les gens et en les dressant les unes contre les autres. L’habileté du capitalisme à externaliser et à diviser le travail a été très grande. Si nous prenons, par exemple, un ordinateur, on ne sait pas exactement quelle quantité de travail et quel type de travail a été nécessaire pour le construire. Dans un ordinateur, il y a beaucoup de travail manuel réalisé au Congo pour creuser dans les mines, pour extraire le lithium, etc. Telle est la division du travail, la construction des différences.

Source: espace contre ciment

  1. 17/03/2013 à 11:35 | #1

    ……le tabernacle du prolétaire blanc…..

    …en parallèle avec les dénis soi disant politiques des derniers barbus au sujet de tout ce qui n’est pas un mec, blanc, prosélyte et valide, un excellent canular montre à quels effrayant propos mènent les monothéismes (marxisme, freudisme et catholicisme notamment)…avec en prime une édifiante dose de racisme….à rire ou plutôt pleurer…voir : “huée à l’encontre de Sade” là:
    http://paris.indymedia.org/spip.php?article12971#forum14442

    ….barbus de tous pays, unissez vous…
    http://nantes.indymedia.org/article/26972?comment_limit=0&condense_comments=false

  1. Pas encore de trackbacks

%d blogueurs aiment cette page :