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Sur «l’illégitimité des revendications salariales” en Chine

http://chuangcn.org/2016/02/overcoming-mythologies-interview/

Un camarade du journal Chuang, qui va bientôt sortir en version papier, répond à quelques questions en réponse à « Ni marche en avant, ni marche arrière » La Chine à l’ère des émeutes »

Nous avons traduit tout particulièrement celle relative à «l’illégitimité des revendications salariales”

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Surmonter les mythologies: Une interview sur le projet Chuang

LFE: Si le pourcentage de travailleurs engagés dans des activités productives est en baisse, il semble néanmoins qu’en Chine, une part croissante de la population est entrée dans le rapport salarial (emplois à la fois productifs et non productifs). Le rétrécissement relatif de l’armée de réserve de main-d’œuvre chinoise explique assez bien la hausse impressionnante des grèves et des salaires que la Chine a vu dans les dernières années. N’y a t-il pas une tension entre ces éléments de preuve et votre affirmation selon laquelle les revendications salariales et les formes connexes de lutte sont d’une importance secondaire par rapport aux émeutes? L’absence de mouvement coordonné de la main-d’œuvre n’est-elle pas plus facilement explicable par la répression de l’Etat et le monopole légal de la représentation des travailleurs par le syndicat contrôlé par l’Etat, plutôt que par l’«illégitimité des revendications salariales » – puisque ces revendications salariales sont tout de même là? Et si le niveau élevé de la répression étatique est également expliqué par le peu de marge de manœuvre pour plus de concessions salariales (étant donné la faible rentabilité), n’est-ce pas une preuve supplémentaire que les revendications salariales sont d’une importance critique? 

Chuang: d’abord, il est important de revenir sur quelques-uns des termes posés dans la question. Bien qu’il soit vrai que le pourcentage de travailleurs employés dans des activités productives (en particulier la fabrication) est en baisse et que de plus en plus de gens dépendent du salaire, ce n’est pas la même chose qu’un rétrécissement de l’armée de réserve de main-d’œuvre. C’est pourquoi la «paysannerie» historique n’est pas une armée de réserve, même si elle est finalement prolétarisée – l’armée de réserve est définie par l’existence de personnes dépendant du salaire, qui n’ont pas accès au travail et donc contribuent à faire baisser les salaires de ceux qui travaillent, car il y a une armée de chômeurs employables qui ont besoin d’emplois pour leur propre subsistance. La paysannerie historique, même dans sa forme socialiste de l’époque, ne dépendait pas du salaire et n’exerçait donc pas le même genre de pression à la baisse sur les salaires jusqu’à ce qu’il y ait des moyens de couper les gens des formes alternatives de subsistance. Le premier numéro de notre revue contient un article portant sur la façon dont ce processus a eu lieu en Chine et comment cela a changé la nature de la «paysannerie», essentiellement en les prolétarisant. Cela a «libéré» de la terre une population précédemment non-salarié (ou sous d’autres formes de subsistance non rémunéré) et l’a engouffré dans l’économie salariale. Cela précisé, cependant, nous ne voyons vraiment pas un « rétrécissement » général de l’armée de réserve de main-d’œuvre en Chine. Cela était peut être vrai au début ou au milieu des années 2000, mais pas aujourd’hui. Ceci étant, maintenant que la croissance économique est clairement ralentie, il y a moins d’industries capables d’employer ces masses de nouveaux prolétaires. Traditionnellement des secteurs plus productifs tels que l’acier, le charbon, la construction, etc. sentent maintenant ces contraintes, et devront probablement se livrer à des licenciements massifs au cours des prochaines années. Beaucoup d’autres usines ont déjà été fermées en 2008-2009, et de nombreux endroits, comme Dongguan, ne s’en sont toujours pas remis. L’armée de réserve du travail croît aujourd’hui de plus en plus à l’intérieur de la  croissance générale de la population surnuméraire, dont elle n’est qu’une une fraction.
Dans cet esprit, il est effectivement difficile de  connecter un certain rétrécissement de l’armée de réserve avec la hausse des salaires puisque l’armée de réserve n’a pas diminué. Il y a une pénurie de main-d’œuvre, c’est vrai, mais cela a autant à voir avec les tendances démographiques de base, l’augmentation de la productivité de certaines industries, et la transformation capitaliste de la campagne. Cela a également à voir avec le fait que certaines régions n’ont jamais récupéré des fermetures d’usines en 2008 et de la fuite du capital et des migrants qui l’accompagnaient. Tel est le paradoxe d’une «pénurie de main-d’œuvre migrante dans l’abondance de l’offre de main-d’œuvre rurale.”( 1)

 

Ensuite, nous ne prétendons pas que les grèves ou les revendications salariales sont d’une importance secondaire par rapport aux émeutes. En fait, les deux sont très souvent combinées. Nous soulignons seulement que les émeutes semblent effectivement plus fréquentes, et qu’elles ont tendance à concerner des parties plus larges de la population, par opposition à des luttes très spécifiques destinées à des types particuliers de négociation sur le salaire. Mais même ces grèves revendicatives n’ont pas vraiment le caractère des mouvements ouvriers traditionnels, dans la mesure ou de nombreux migrants ne s’attendent même pas à travailler là pour très longtemps, dans l’avenir. Il y a peu d’incitation pour les travailleurs à se doter d’institutions qui pourraient mener à bien les restructurations fondamentales dans l’entreprise, ou de plan pour une prise de contrôle révolutionnaire de la production, car il y a peu d’identification entre le travail et la vie de chacun – très différent du genre d’un « job à vie » comme on pouvait le rechercher dans les usines automobiles de milieu du 20e siècle à Detroit, par exemple. Donc, ces mouvements en Chine prennent souvent la forme de sorte de pillages, avec une mentalité du « prend ce que tu peux ». Une fenêtre apparaît dans laquelle il devient possible d’obtenir des arriérés de salaires, des primes de vacances, des prestations non versées, ou tout simplement de se venger de gestionnaires qui ont harcelé sexuellement les travailleurs, des propriétaires qui ont embauché des voyous pour battre les travailleurs qui se battent pour eux-mêmes, etc., Alors les travailleurs sautent sur l’occasion, mais souvent, ils prennent juste l’argent et partent. Ces actions sont de plus en plus collectives, mais elles présentent beaucoup plus de similitudes avec des grèves et des émeutes contemporaines dans d’autres pays que les gens ne le supposent généralement.

Troisièmement, l’«illégitimité» des revendications salariales ne signifie pas que les revendications salariales n’existent pas ou ne sont pas communes. Nous empruntons le terme à un groupe français, Théorie Communiste, et ce n’est certes pas le meilleur terme (ils sont assez friands de prose ésotérique). Fondamentalement, la revendication salariale devenue “illégitime” signifie que, au niveau mondial, la rentabilité est si limitée que le capital ne peut se permettre une augmentation du plancher global des salaires. C’est une simplification excessive, et il y a un certain nombre d’autres conséquences (inflation, turbulence des monnaie, crises de la dette souveraine, etc.), mais la forme qu’elle prend en Chine est celle où le salaire lui-même devient un point central de discorde, et où les augmentations des salaires produisent la délocalisation des usines à l’intérieur ou à l’étranger, ou l’intensification de l’automatisation. Nous voyons tout cela dans des endroits comme le Pearl River Delta, et les grèves sur les lieux de travail sont en réalité le plus souvent des actions sur les paiements ou des avantages forfaitaires, menées par des travailleurs qui n’ont aucun espoir de rester dans l’usine ou que l’usine restera dans la zone. De nombreuses grèves récentes ont visé au paiement des arriérés de salaire dans des usines qui se préparent à déménager.

Les travailleurs provoquaient ces grèves parce que c’était leur dernière chance d’obtenir cet argent à peu de risques, car ils perdraient leur emploi de toute façon.
Donc, les revendications salariales sont d’une importance critique – mais pas de la façon dont elles l’ont été pour les mouvements des travailleurs historiques en Europe et en Amérique. La principale différence est que les revendications salariales d’aujourd’hui ne peuvent pas aboutir à la création, même pour quelques décennies, d’un secteur de cols bleus à haut salaire. Toute organisation qui se forme avec cette intention, ou avec des présomptions semblables, fait une erreur stratégique. Ces conditions globales détruisent fondamentalement l’environnement dans lequel le mouvement historique des travailleurs  s’est développé, il est donc peu probable que les stratégies de ce mouvement marche aujourd’hui, que ce soit comme variantes modernes des plate-formes de création d’emplois à salaire élevé du « New Deal »libéral socialiste, ou comme programme d’Erfurt, comme grève générale syndicaliste, sans parler de révolutions dirigées par des millions de paysans armés. Tous prennent comme base l’existence d’expansion de l’emploi dans les entreprises de production à grande échelle et l’afflux de « paysans devenant travailleurs » d’une grande frontière non capitaliste. Ces conditions constituent la base de campagnes libérales « redistributionniste », de partis de masse, de vastes syndicats du travail et d’ armées révolutionnaires traditionnelles.

Il est un fait que les futures formes d’organisation auront de fortes composantes qui impliquent le travail et le lieu de travail. Mais cela ne signifie pas nécessairement la montée d’un «mouvement ouvrier» traditionnel, ou de quelque chose qui lui ressemble. Il n’existe aucun mouvement de ce style en Chine, et ce n’est pas seulement à cause de la répression, puisqu’il n’y en a pas non plus en Europe ou aux États-Unis ou en d’autres endroits dépourvus de la répression “dure” caractéristique de la politique de l’Etat chinois. Il n’y a pas de “mouvement ouvrier” en tant que tel en Chine et, comme nous disons: c’est une bonne chose en termes de potentiel d’un projet communiste.

 

1   Titre d’un article publié sur le sujet, dans Eurasian Geography and Economics Vol 51, N° 4, 2010, by Kam Wing Chan.

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