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Nos Rues : Sur le meurtre de Charlottesville

Nos Rues

 

Heather Heyer n’a pas été tuée par une voiture. Elle a été tuée par une personne, James Alex Fields, qui a foncé à 60km/h dans une foule de manifestants antifascistes et antiracistes, s’est encastré dans le véhicule qui lui faisait face, puis a reculé en écrasant d’autres personnes. Les voitures tuent des gens dans des accidents, mais celui-ci était purement intentionnel. Fields semble, selon toutes les indications à son propos, être un néo-nazi de 20 ans particulièrement zélé, dont ses camarades et ses professeurs se souviennent comme d’un sale type, adorateur d’Hitler. Il a tué Heather et a blessé des dizaines d’autres personnes au terme d’une journée de manifestations et contre-manifestations qui avait vu l’indéniable défaite de son camp, celui d’une coalition de néo-nazis, de nationalistes blancs, de miliciens patriotes, de pro-sudistes et de membres du Ku Klux Klan appelée « Unir la Droite ». Ils avaient été encerclés de toutes parts, harcelés par les contre-manifestants, et finalement dispersés à coup de lacrymogènes du lieu de rassemblement par la police. Un tel échec alimente le désespoir. Alors que Fields s’éloignait du lieu de la manifestation avec sa voiture, il fut bloqué par un mur de gens qui chantaient et célébraient leur victoire. Il décida donc de leur rouler droit dessus.

Heather Heyer a été tuée par une personne et pas par une voiture, et pourtant la voiture, une Dodge Challenger, semble presque un prolongement de la personne. Une voiture-bélier, après tout, si l’on en juge par l’emblème qui orne son capot. Dodge, qui fait partie de la galaxie Chrysler, jouit d’une mauvaise réputation auprès des observateurs de l’industrie automobile, qui pense qu’elle « vise un public de sociopathes »1. Les publicités pour la Challenger comportent des slogans tels que « Viens me chercher », « Agression ultime » et le révélateur « Ici c’est l’Amérique, conduisez à l’américaine ». La Challenger, resucée de la voiture musclée des années 70, fut construite à la suite d’une série de rééditions de modèles des années 60 et 70. Pendant toute la durée du boom consumériste des années 2000, alors que les prix du pétrole flambaient à cause de la guerre en Irak, les fabricants automobiles américains sortirent un certain nombre de ces modèles rétro et gourmands en carburant, saluant le nouveau siècle et son réchauffement climatique d’un doigt d’honneur. Ils n’évoquaient pas seulement l’âge d’or de l’industrie automobile américaine mais aussi la prospérité qui allait de pair.

Dans les alentours de la ville désindustrialisée de Toledo, où avait vécu Fields et où Chrysler et ses sous-traitants sont toujours actifs, Trump a effectivement fait campagne sur cette vision du passé. Il a promis de faire revenir les bons emplois industriels qui avaient non seulement fabriqué ces voitures américaines, musclées et magnifiques, des années 60 et 70, mais fournissaient les salaires décents qui permettaient aux ouvriers de les acheter. Il a promis de le faire par des moyens racistes ou du moins nationalistes : des droits de douane protectionnistes contre la vilenie chinoise, un mur le long de la frontière sud pour protéger les emplois des citoyens contre les immigrés, et des programmes d’infrastructures qui incitent à l’exploitation des ressources domestiques, en particulier les énergies fossiles. Trump a ainsi contribué à faire de la véritable prospérité industrielle existante une prospérité mythique inexistante. Certes, les ouvriers blancs étaient les principaux bénéficiaires du boom industriel de l’après-guerre. La lutte antiraciste, associée à la pénurie de main-d’œuvre en temps de guerre, a cependant mis un terme à la ségrégation dans bon nombre d’usines et permis l’accès à des emplois bien payés à des noirs qui avaient migré depuis le Sud. Dans certains endroits, les ouvriers blancs s’opposèrent à ces luttes ; dans d’autres, ils en furent solidaires. Le marché du travail de l’après-guerre relevait bien moins du jeu à somme nulle que ce qui vint à sa suite. Quand l’emploi se développe, il y a bien moins de raison de penser que vous obtenez votre boulot aux dépens du chômage d’un autre. Mais dès que les licenciements commencèrent dans les années 70 et 80, la race joua le rôle d’arbitre entre qui perdait et qui gardait son emploi. Le racisme réglait les factures, même si en définitive les ouvriers blancs perdirent aussi leurs emplois quand les usines fermèrent complètement. Ainsi débuta le mythe séduisant d’un âge d’or de la blancheur dans l’esprit de jeunes gens à la dérive tels que Fields — le fantasme de l’ouvrier d’automobile musclé rachetant les voitures musclées qu’il avait construites et qui avait encore assez en poche pour régler les traites de la maison. La Challenger est l’incarnation du revanchisme blanc, le capot s’élançant au-dessus du radiateur comme un poivrot en rogne cherchant la bagarre, avançant tête la première, et écartant les bras.

Contrairement aux rééditions de la Ford Mustang et de la Chevrolet Camaro, la Challenger eut le malheur de sortir en 2008, juste au moment où l’économie s’effondrait sous les montagnes de mauvaises dettes. Quand ces emplois et les salaires qui les accompagnaient disparurent, une légion de crédits fit son apparition pour assurer la jonction. Les constructeurs automobiles investirent dans le secteur financier ; ils ne produisaient pas seulement les voitures, ils fournissaient les prêts, et quand les prêts s’arrêtèrent il en alla de même pour les ventes de voitures. Au début de 2009, si vous partiez en voiture de Berkeley (où j’habite) vers l’est, en direction de Sacramento, vous passiez devant un immense parking, rempli de ce qui devait être 10 000 véhicules, victimes d’une chute particulièrement brutale de la demande. Elles étaient principalement sorties des chaînes de Chrysler, le plus touché des constructeurs américains et un des deux qui dû être refinancés par le gouvernement. Je l’ai visité avec un ami un après-midi, stupéfait de son étendue. Le même nombre de voitures qui se vendent dans la région de la Baie de San Francisco les bonnes semaines, mais tant que tout roule et que personne ne remarque rien. C’était comme si nous avions pressé la touche pause pendant une séquence d’action particulièrement intense, extrayant un arrêt sur images très net à partir du flou. L’image se retrouva dans un poème que mon ami a rédigé2, dont voici un extrait :

                                          dix mille voitures

paratactiquement abandonnées
dix mille berlines Sebring                                                                                                                             Explorers

et Pontiacs G8 et en orange
rouille un unique Challenger
dernier hoplite

du métal américain
et toutes se blottissent
sous un faible soleil trop lasses

Fields lui aussi était un hoplite. Il existe une image de lui tenant un bouclier parmi une file d’autres porteurs de boucliers néo-nazis, une mini-phalange, composée non pas de citoyens-guerriers de la Grèce ou de la Rome antique, mais de jeunes gens en polos blancs et treillis. Son bouclier est orné de faisceaux croisés, le symbole romain de l’autorité repris par Mussolini et les fascistes italiens. Dans les images des affrontements de Charlottesville, on peut voir ces boucliers fascistes charger les antifascistes, enfoncer leurs rangs. Quelques-uns de ces porteurs de boucliers font irruption dans la foule des antifascistes, tombent par terre et se font tabasser. Les Sudistes et ceux d’entre eux qui rejouent le Ku Klux Klan auraient probablement pu vous dire quelle bataille de la Guerre de sécession cette malheureuse charge évoquait, alors que les fascistes et leurs amis étaient chassés du parc par la police sur un flanc et par les antifascistes sur l’autre. Le soir précédent ils avaient marché sur le campus de l’université de Virginie en brandissant des torches et en chantant « vous ne nous remplacerez pas » et « les Juifs ne nous remplaceront pas ». Mais ce jour-là, ils furent remplacés. Leur charge échoua. Fields, cependant, avait une Challenger.

J’ai vu à plusieurs reprises des voitures foncer dans des foules de manifestants. Nous vivons dans la grande époque de la contestation par le blocage. Les deux mouvements sociaux les plus puissants de ces dernières années — la séries d’émeutes, de manifestations et de blocages qui a par la suite été appelée Black Lives Matter [BLM, « les vies des noirs comptent »] et la contestation dirigée contre le pipeline « Dakota Access » à Standing Rock dans le Dakota du Nord — étaient centrés sur le blocage. Au plus fort des mobilisations BLM, après que le flic qui avait tué Michael Brown n’eut pas été inculpé, les manifestants défilèrent sur les autoroutes dans plus de 70 villes. À Standing Rock, les Sioux Lakota et Dakota qui cherchaient à bloquer la construction du pipeline, de concert avec des Amérindiens d’autres tribus et des complices non-natifs, fermèrent les routes qui permettaient aux ouvriers et à leurs machines d’accéder au chantier où le pipeline devait traverser le Missouri.

Des conducteurs agacés forcent des blocages en voiture tout le temps, mais ils le font généralement à 10-15 km/h, assez lentement pour que les gens sautent sur la voiture, tapent sur ses vitres, ou parfois, si la foule est particulièrement agitée, brisent les vitres avec des battes, des bâtons et des pierres. J’ai vu des gens se faire faucher et glisser sur le capot de voitures. J’ai vu des jambes cassées et des pieds blessés à cause de voitures forçant la foule. J’ai aussi passé outre les bons conseils des autres et j’ai lu les commentaires sur les articles concernant de tels blocages, et j’ai remarqué la fréquence à laquelle les commentateurs jurent de rouler sur les manifestants ou de leur tirer dessus s’ils devaient faire face à pareille situation. En janvier, juste avant l’investiture de Trump, Fox News a diffusé un montage vidéo de voitures fonçant dans des manifestants (au son de la chanson « Move Bitch »3 du rappeur Ludacris, une chanson que j’ai entendue alors que les manifestants enfonçaient les rangs policiers).

Les Américains peuvent être péremptoires en matière de code de la route, comme si la liberté de conduire sa voiture le long d’une étendue d’asphalte sans être importuné était inscrite dans la Constitution. Dans les faits, les législateurs de plusieurs États ont récemment tenté d’expliciter ces droits par des lois, introduisant des peines bien plus lourdes pour le blocage du trafic, mais aussi en supprimant la responsabilité civile des conducteurs qui tuent accidentellement des bloqueurs. En Indiana, un législateur a introduit un projet de loi qui exige que la police emploie « tous les moyens nécessaires » pour dégager la route. La police et ses syndicats sont particulièrement scandalisés par les blocages de manifestants. Les flics sont, comme nous le savons, les maitres absolus de la route. Ils allument leurs sirènes et mettent en route leurs gyrophares, et les eaux se fendent pour eux. Quiconque se tient sur la route tout en refusant de bouger face à leur ordre constitue un affront intolérable à leur souveraineté. Après les événements de Charlottesville, le chef de la police de Santa Fe, au Nouveau-Mexique, a lancé un mème avec les mots « All Lives Splatter » [toutes les vies éclaboussent] et un dessin de personnages filiformes écrasés par une Jeep. Un flic de Springfield, en Illinois, a posté un lien vers un article sur l’événement et a fait le commentaire suivant : « hahahaha j’adore, peut-être que les gens feraient mieux de ne pas bloquer les routes ». Des captures d’écran, récemment publiées4, des salles de discussion en ligne où les organisateurs d’« Unir la Droite » discutaient de l’événement les montrent inquiets quant à la possibilité de quitter le lieu de rassemblement en toute sécurité et s’interrogeant sur l’aspect légal du fait d’écraser des contre-manifestants. Il est possible que Fields ait pris part à cette discussion, ou qu’il connaissait quelqu’un qui l’ait fait.

Le phénomène Trump est, à défaut d’autre chose, une mobilisation de cette sorte de bavardage meurtrier, avec en son centre le vote policier et la conscience policière. Même si l’islamophobie et le racisme envers les immigrés en provenance du Mexique et d’Amérique centrale prédominent, il existe un courant profond et sans doute central de racisme anti-noir à l’œuvre dans l’électorat Trump et en particulier parmi ses supporters de la « droite alternative » les plus enragés. Son discours orienté sur « la loi et l’ordre » a toujours eu à l’arrière-plan les émeutes contre la police de Ferguson et de Baltimore. Dans une de ses premières déclarations, son administration a écrit : « notre travail n’est pas de rendre la vie plus facile à l’émeutier, au pillard ou au perturbateur violent5 » et l’un de ses premiers ordres exécutifs donnait instruction au Ministre de la Justice de mettre en place de nouvelles lois pour les attaques contre des policiers et d’utiliser les lois existantes pour obtenir le châtiment maximum possible. Les poursuites fédérales contre les manifestants lors de l’investiture — dont 187 risquent des dizaines d’années de prison pour avoir simplement pris part à une manifestation au sein de laquelle ont eu lieu des attaques contre la police — sont la preuve que le département de la Justice applique ces instructions.

Dans certains États, les flics conduisent des Challengers. Celle que conduisait James Alex Fields n’aurait cependant pas été adaptée au travail policier. Elle possède un moteur V6 qui ne développe que 250 chevaux, comparés aux 700 qu’on peut tirer des modèles V8 surgonflés. Cela contribue encore davantage à l’image d’un revanchisme blanc, ce simulacre de puissance automobile bien américaine reposant sur un moteur qui pourrait difficilement permettre de battre une Toyota Prius dans une course. C’est une voiture destinée à des hommes qui s’inquiètent en secret d’appartenir plus au rang des mâles « Béta » que « Alpha ». Et pourtant, elle pèse quand même près de deux tonnes et, à la vitesse relativement modeste de 60 km/h, elle est tout ce qu’on fait de mortel. Que sa voiture ait pu ou non être équipée de sirènes et servir de voiture de police, Fields se posait véritablement à l’avant-garde d’un fantasme américain généralisé. Il n’a fait que réaliser le vœu formulé par des dizaines de milliers des pires gens que compte ce pays.

Le jour où Heather Heyer a été tuée, Harris DeAndre presque battu à mort sur un parking et des dizaines d’autres manifestants blessés, des messages à propos des manifestations de solidarité spontanée se sont largement répandus sur les réseaux sociaux. La foule rassemblée sur la place Latham à Oakland était étonnamment grande pour un appel de dernière minute comme celui-ci, dépassant largement les 500 personnes. Après 45 minutes d’allocutions que je pouvais à peine entendre, nous avons marché dans les rues, sur Broadway, à travers Chinatown, et le long de la côte est du lac Merritt. Les gens klaxonnaient et faisaient signe, sautaient dans la foule et marchaient avec nous pendant quelques blocs, dansant au son de la sono mobile. À Oakland, si vous dites aux gens le motif de la manifestation, ils secouent la tête par compassion et prononcent quelques mots de soutien. En haut du lac, la police avait bloqué l’entrée de la 580, comme ils l’ont souvent fait depuis le point culminant de la vague de blocages de voies rapides il y a quelques années. Cette tactique semblait avoir disparu ici, en partie parce que trop employée et en partie du fait d’une action policière plus efficace. Il y a sans doute des types de blocages mieux indiqués que ceux qui visent un groupe aléatoire de conducteurs essayant d’aller quelque part. Les blocages à Standing Rock en constitueraient un exemple, tout comme l’arrêt forcé du port d’Oakland pendant le mouvement Occupy. Mais la désindustrialisation, outre qu’elle alimente le terreau à partir duquel prospère le nativisme de Trump et de ses partisans, prive aussi ceux qui lui résistent de l’arme essentielle qui a été celle des faibles pour la majeure partie du xxe siècle : la grève. Les gens privés d’emploi, ou qui occupent des emplois précaires, ont besoin de trouver une façon de faire sentir leur pouvoir, de donner un coup d’arrêt à un monde largement indifférent. Donc ils occupent, ils bloquent, ils font des émeutes.

Ce soir-là, la police avait bloqué la rampe d’accès, mais pour une raison quelconque ne surveillait pas la bretelle de sortie. La foule s’y est engouffrée, se faufilant dans l’embouteillage des voitures qui quittaient la voie rapide et empêchant la police de les suivre. Une file de manifestants s’étendait à travers les 8 voies. Des fumigènes colorés et des feux d’artifice détonnèrent, en signe de deuil, disait-on, pour Heyer et pour toutes les victimes de Charlottesville, mais aussi en signe de ce qui avait une réelle victoire. On chantait : « Quelles rues ? Nos rues ! » et « Black Lives Matter ». C’est apparemment ce que scandait la foule dans laquelle avait foncé Fields. Quatre patrouilleurs de l’autoroute juchés sur des motos hurlèrent avec leurs mégaphones « Dégagez la route ! Tout de suite ! » Mais jusqu’à l’arrivée des renforts, ils ne purent que s’époumoner.

Jasper Bernes.

(Traduction : J. Guazzini/Pablo)
article original : https://www.versobooks.com/blogs/3371-our-streets

 

  1. Voir l’article (en anglais) suivant, « Dodge cible commercialement les sociopathes, pas étonnant que les Nazis les apprécient » (http://rebelmetropolis.org/dodge-nazis/)
  2. Il s’agit du poème « Des années d’analyse pour une journée de synthèse », de Joshua Clover. On trouvera la traduction française par Abigail Lang, parue dans la revue Vacarme, ici : http://www.vacarme.org/IMG/pdf/Vacarme54-cahier-JClover.pdf
  3. « Bouge, connard/connasse » (même si le mot bitch est originellement féminin, « chienne », il peut servir d’apostrophe pour un homme).
  4. https://www.unicornriot.ninja/2017/data-release-discord-chats-planned-armed-neo-nazi-militia-operations-charlottesville/
  5. https://www.whitehouse.gov/law-enforcement-community
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