« Prétexte »

Sur le passage de certains ultra-gauchistes à travers une assez courte unité de temps  : les origines de la théorie de la communisation

La rédaction de cet article a eu pour « prétexte » la publication en espagnol de la traduction du livre de J.-Y. Bériou (membre de Négation) Théorie révolutionnaire et cycles historiques (1973), et le projet de le présenter publiquement. Très vite, cependant, le sujet s’est élargi, d’abord aux thèses du groupe Négation en général, puis à celles de l’ensemble de l’ultra-gauche française dans la période 1972-1974. [Ce texte est reproduit dans l’anthologie Rupture dans la théorie de la révolution, textes 1965-1975, éd. Senonevero, 2003, pp. 323 à 362.]

Sur cette tombe, nous devons entasser jusqu’à la dernière pierre, car en pensée, les morts ressuscitent.

C.L.R. James, Notes on Dialectics

Le retour du refoulé

Il y a encore un peu plus d’une décennie, même en France, très peu de gens connaissaient l’existence —et encore moins la pertinence— de groupes comme Négation, Le Mouvement Communiste ou Intervention Communiste, et encore moins auraient pu imaginer qu’ils avaient contribué à une « rupture dans la théorie de la révolution », comme le dit le titre de l’anthologie dans laquelle ils ont été republiés en 2003.

Pour que ces groupes soient mieux connus, il a fallu que la crise de 2008 fasse émerger au niveau international un « courant communisateur » déjà clairement différencié de l’ancienne ultra-gauche française des années 1970, qui a sauvé de l’oubli ses ancêtres et précurseurs. Et c’est ce qui explique qu’un texte comme Théorie révolutionnaire et cycles historiques —dont l’une des thèses principales est précisément le sort des théories révolutionnaires en fonction de la période historique dans laquelle elles se trouvent— soit publié aujourd’hui en espagnol.

Il devrait maintenant être banal de dire que chaque grand pas en avant du mouvement réel, outre qu’il vaut plus qu’une douzaine de programmes, nous permet de voir le présent et le passé d’un œil nouveau. L’explication est simple : chaque période de renouveau révolutionnaire se caractérise, même de façon fugace, par la domination du présent sur le passé, du travail vivant sur le travail mort. Mais ce que l’on sait beaucoup moins, c’est qu’elle donne aussi toujours lieu à un retour vigoureux du refoulé, à savoir la résurrection —en soi aussi légitime qu’inévitable— des « meilleurs moments » du cycle révolutionnaire immédiatement antérieur, dont les héritiers sont souvent plus désireux de transmettre les leçons et les enseignements correspondants que d’être ceux qui écoutent et apprennent quelque chose du nouveau mouvement qui s’amorce.

Si, en outre, comme cela a été la règle jusqu’à présent, la reprise révolutionnaire s’enlise ou se solde par une défaite et que, de ce fait, le « travail passé s’oppose, indépendant et tout-puissant, au travail vivant »[i] , ce retour du refoulé tendra irrésistiblement à devenir une force de répression de la conscience, digne héritière de cette « tradition de toutes les générations mortes » qui « pèse d’un poids très lourd sur le cerveau des vivants » évoquée par Marx au début de Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte.

C’est précisément dans cette analyse pionnière de la contre-révolution qui suivit la défaite de l’insurrection prolétarienne de juin 1848 en France que Marx, après avoir rappelé comment, en période de crise révolutionnaire, les vivants « évoquent craintivement les esprits du passé », s’empresse d’introduire ce qui constitue à ses yeux une distinction capitale entre les révolutions bourgeoises et prolétariennes : « L’examen de ces conjurations des morts de l’histoire révèle immédiatement une différence éclatante […] La résurrection des morts, dans ces révolutions [bourgeoises], servit par conséquent à magnifier les nouvelles luttes, non à parodier les anciennes, à exagérer dans l’imagination la tâche à accomplir, non à se soustraire à leur solution en se réfugiant dans la réalité, à retrouver l’esprit de la révolution et non à évoquer de nouveau son spectre. » Cependant, après avoir opposé les révolutions prolétariennes, qui « se critiquent elles-mêmes constamment » et « raillent impitoyablement les hésitations, les faiblesses et les misères de leurs premières tentatives », aux révolutions bourgeoises qui, au contraire, « avaient besoin de réminiscences historiques pour se dissimuler à elles-mêmes leur propre contenu », Marx n’établit aucune relation de cause à effet entre la défaite des premières et les effets idéologiques qui s’ensuivent —encore plus délétères que ceux des révolutions bourgeoises— ce qui était aussi compréhensible à son époque qu’il serait inexcusable de l’ignorer à la nôtre.

En effet, comme nous le verrons plus loin, malgré toutes leurs contributions passées et les efforts ardus qu’ils ont déployés pour se « mettre à jour » après 68, ni les représentants de la nouvelle idéologie « autonome » et « autogestionnaire » ni les usufruitiers plus ou moins bordiguisés de l’héritage des gauches communistes de la période 1917-1923 n’ont réussi à échapper aux effets de cette « loi » de l’inertie historique des contre-révolutions. Cela les a conduits non seulement à se tromper sur la signification historique réelle de leur activité, mais aussi à combattre énergiquement chacune des nouveautés inquiétantes soulevées par la reprise révolutionnaire de la période 68.

Rompre avec le conseillisme et le bordiguisme

Aujourd’hui, au contraire, les minorités qui manifestent leur besoin constant du communisme sont encore isolées. Elles sont circonscrites principalement dans les ghettos de chômeurs à vie des U.S.A. ou de la zone non développée (Watts ou Madagascar), dans les délinquants qui refusent le travail mais se réintègrent par effraction dans la communauté matérielle du Capital.

 « Le Voyou se présente », Le Voyou n° 1, mars 1973

Si l’on prend au pied de la lettre le « récit alternatif dominant » des « luttes autonomes » des années 1960 et 1970, on pourrait aisément conclure que la prétendue « rupture » dans laquelle s’inscrit l’ultra-gauche française est inexistante ou qu’elle représente, tout au plus, un épisode de plus dans la rupture avec le « vieux mouvement ouvrier » d’obédience social-démocrate ou léniniste. Cette rupture, théorisée dès le milieu des années 1920 par le courant conseilliste germano-hollandais, a été reprise ensuite par des groupuscules issus de la crise du trotskisme d’après-guerre, comme « Socialisme ou Barbarie » en France ou la Johnson-Forest Tendency aux Etats-Unis, ainsi que, de manière plus ou moins indépendante et sui generis, par l’opéraïsme italien[ii].

Cette image paisible d’une sorte de processus ininterrompu de radicalisation, même si elle n’est pas totalement infondée, a cependant le grand inconvénient de rendre invisible la confrontation de l’ultragauche française, durant la période 1968-1974, avec non seulement les répresentants du conseillisme, mais aussi ceux de l’autre grande traditon survivante de la gauche communiste, le « bordiguisme », qui a connu après 68 une certaine résurgence grâce à Jacques Camatte et à la revue Invariance, mais aussi grâce à l’action de groupes plus « orthodoxes ».

Cette vision s’accompagne souvent, en outre, d’une banalisation de l’ampleur du changement d’époque inauguré par 68, qui se réduit à un « retour de la révolution » générique ou, au mieux, à un « deuxième assaut prolétarien contre la société de classes » dont, en tout état de cause, le contenu critique essentiel est expurgé, à savoir que le retour du prolétariat au premier plan de l’histoire a coïncidé avec la crise mortelle de son affirmation et, par conséquent, avec l’éclipse du monopole « ouvrier » de la révolution.

Qu’il ne s’agisse pas seulement d’un problème « subjectif » ou de « conscience », ni de la simple « intégration » marcusienne de la classe ouvrière par la consommation, mais de l’expression matérielle du fait que le mode de production capitaliste était entré dans une phase qualitativement nouvelle, c’est ce que certains aux États-Unis percevaient déjà depuis un certain temps. Dès le milieu des années 50, l’industrie automobile américaine, afin de saper la capacité des travailleurs à faire face à l’accélération des cadences, a commencé à recourir massivement à l’automatisation. Ce faisant, elle réussit non seulement à licencier un grand nombre d’ouvriers qualifiés et à réduire drastiquement la « vocation gréviste » de ceux qui restaient employés, mais, en mettant fin vers 1957-1958 à l’absorption de la main-d’oeuvre urbaine noire —une partie de la population dont la présence dans l’industrie n’avait cessé de croître depuis 1940— elle jette en même temps les bases de la création d’une classe de chômeurs permanents qui va transformer à court terme la « question noire » en une véritable poudrière.

En 1958, dans une brochure intitulée Facing Reality, le groupe Correspondence analyse ainsi le côté « objectif » de l’automatisation :

Le stade de la production de masse par des ouvriers sur des chaînes de montage est en train de s’achever. La chaîne de montage elle-même est le dernier grand obstacle à l’automatisation dans l’industrie. L’essence de la chaîne de montage est qu’elle crée une demande de dextérité manuelle tout en organisant et en contrôlant cette dextérité au maximum au moyen de la bande transporteuse. L’essence de l’automatisation consiste à remplacer complètement la dextérité manuelle par des commandes électroniques. […]

L’étape cruciale a été franchie dans les années 1950, lorsque l’automatisation s’est imposée dans l’industrie métallurgique. Aux États-Unis, il s’agit avant tout de l’industrie automobile, et c’est là que le terme « automatisation » apparaît pour décrire l’interconnexion des machines-outils au moyen de commandes électroniques. […]

Jusqu’à présent, chaque nouvelle étape technologique a été à l’origine d’une augmentation des besoins en main-d’œuvre. Après chaque crise au cours de laquelle les anciens moyens de production ont été mis au rebut, la main-d’œuvre a augmenté. L’automatisation est ce stade technologique qui, indépendamment de la masse des biens produits et pour la première fois sous le capitalisme, ne créera pas de besoin de main-d’œuvre supplémentaire.

Quelques années plus tard, dans La révolution aux États-Unis ? (1963) —livre qui a été traduit en six langues et qui a conduit à la scission du groupe Correspondence— James Boggs a exposé sa propre évaluation de l’aspect « subjectif » de ce processus :

Il est également clair que les travailleurs les mieux organisés du pays, les anciennes couches syndiquées, l’espèce en voie de disparition des travailleurs employés dans la production directe, ont appris qu’ils auront besoin de l’aide d’autres forces pour les actions qu’ils entreprendront ou pourront entreprendre à partir de maintenant. Aujourd’hui, le problème de la maîtrise de la production et de la satisfaction des revendications locales concrètes doit être affronté par de larges couches de la population. Plus que jamais, ces questions impliquent aujourd’hui d’affronter le syndicat, le gouvernement municipal, le gouvernement de l’État et le gouvernement national. La question n’est pas de savoir si les travailleurs peuvent se révolter ou non. Un travailleur isolé peut aussi se révolter. Mais les travailleurs ne sont pas des imbéciles. Comme les travailleurs du reste du monde, et même parfois plus, les travailleurs américains veulent aussi gagner. Lorsqu’ils se battent, ils veulent s’assurer qu’ils peuvent obtenir un succès immédiat. Ils connaissent la structure de la société et savent que pour gagner, ils devront s’unir à d’autres. […]

Mais son analyse ne s’arrête pas là et, outre la question de savoir qui seraient ces « autres » et ce qu’ils apporteraient au processus révolutionnaire, il met en évidence les écueils inhérents à l’émergence d’une telle conjoncture :

Il y a déjà des millions de jeunes hommes et de jeunes femmes qui n’ont jamais eu de travail et qui vivent au jour le jour, soit de la charité, soit de la petite délinquance, c’est-à-dire aux dépens de ceux qui travaillent. […]

Ne nous faisons pas d’illusions sur la facilité de réaliser l’unité entre ces marginaux et ceux qui sont encore dans le système parce qu’ils travaillent. Comme nous l’avons déjà souligné, les organisations syndicales elles-mêmes séparent les travailleurs salariés des chômeurs et ne peuvent rien faire pour ces derniers. […] Cela signifie qu’en ce qui concerne les changements nécessaires, pour accéder à la pensée la plus radicale, c’est-à-dire la plus profonde, nous devons nous tourner vers les marginaux. […][iii]

Les thèses de Boggs ne sont pas passées inaperçues, et il est plus que probable qu’elles ont influencé des groupes tels que Négation et Invariance, dont les écrits contiennent des références à Boggs et à son livre[iv], groupes qui considèrent 68 non pas tant comme le signal de départ d’une nouvelle « époque révolutionnaire » mais plutôt comme la fin d’un long cycle contre-révolutionnaire, « parce que la contre-révolution commence à saper elle-même ses propres bases »[v].

Pour le conseillisme et le bordiguisme plus ou moins orthodoxes —d’ailleurs radicalement opposés dans leur appréciation de 68— celui-ci s’est essentiellement limité à confirmer les thèses qu’ils défendaient depuis plusieurs décennies, ainsi qu’à leur permettre d’accroître considérablement leur audience et la diffusion de leur idéologie. En d’autres termes, il ne leur a pas posé de nouveaux problèmes théoriques et n’a pas essentiellement modifié leur « cadre conceptuel ».

L’« ultra-gauche », quant à elle, eut à peine le temps de soulever les insuffisances et les anachronismes de ses aînés avant de disparaître avec le renouveau révolutionnaire qui l’avait fait naître, et n’a laissé derrière elle qu’une poignée de textes pleins d’affirmations apparemment extravagantes, où les « organisations révolutionnaires » sont assimilées à des rackets mafieux et où la politique et le militantisme sont qualifiés d’activités « contre-révolutionnaires »…[vi] L’ultra-gauche, qui avait pris pour cible les partis, syndicats et organisations traditionnels a disparu si vite et a eu si peu d’influence que ces organisations n’ont même pas eu besoin de dénoncer explicitement cette nouvelle « maladie infantile du communisme ».

A titre d’exemple et d’illustration pertinente des « excès » en question —si l’on fait abstraction de l’expérience concrète à laquelle elles ont répondu— ces propos de Bériou méritent d’être cités :

La théorie, qui est toujours théorie d’un mouvement historique, si ce mouvement historique est immédiatement contre-révolutionnaire, ne peut être révolutionnaire qu’à travers nombre de médiations et d’idéologisations. Elle ne vit pas par la grâce de l’histoire, préservée de la réalité contre-révolutionnaire, elle va jusqu’à l’exprimer par certains aspects ; survivante du cycle contre-révolutionnaire, elle devient d’ailleurs l’expression de la contre-révolution lors de la reprise révolutionnaire : c’est ainsi que le bordiguisme ou le conseillisme sont des expressions contre-révolutionnaires du mouvement réel actuel et participeront bientôt activement à la contre-révolution pratique.[vii]

Cette expérience concrète n’est autre que la crise du conseillisme, que Négation a vécue de près en tant que membre du réseau du principal groupe conseilliste français, Informations et Correspondance Ouvrières (ICO). Au lendemain de 68, ICO est passé d’une vingtaine de membres à plusieurs centaines répartis sur l’ensemble du territoire. Cependant, nombre d’entre eux —dont les positions allaient de l’anarchisme plus « orthodoxe » ou du communisme de gauche à des approches clairement influencées par les situationnistes— ont rapidement exprimé une insatisfaction croissante à l’égard de l’idéologie conseilliste et autogestionnaire en vogue dans ces années où les grèves sauvages se multipliaient sans que les travailleurs ne manifestent la moindre velléité de prendre en charge la gestion de la production.

Les choses se précipitent lorsque, au début des années 70, des articles de presse et des études sociologiques commencent à proliférer aux Etats-Unis sur une « révolte anti-travail » atteignant des proportions épidémiques au sein de la nouvelle génération de travailleurs. Des groupes comme Négation et Intervention Communiste soulignent que ces luttes, en plus de mettre en crise le pouvoir de négociation des syndicats —ce que Boggs avait déjà souligné comme l’un des effets de l’automatisation— remettent en cause le programme révolutionnaire classique d’émancipation du travail et d’instauration d’un « pouvoir ouvrier ». Ainsi, loin d’annoncer l’émergence d’un « nouveau mouvement ouvrier », ces pratiques annoncent la fin de l’ « ancien » et du « nouveau » mouvement. Dès lors, Négation et ses semblables voient dans le refus du travail, les émeutes et les grèves sauvages les signes d’une possible destruction immédiate et imminente des rapports de production capitalistes, qu’ils théorisent comme « l’autonégation du prolétariat ».

[…] aujourd’hui reparler de gestion est une pure idéologie contre-révolutionnaire, et aux États-Unis plus que partout ailleurs, parce que dans ce pays les forces productives sont arrivées à un stade où apparaissent ces nouvelles formes de lutte décrites dans le texte “ Contre-planning ”, et qui n’ont visiblement aucune vocation gestionnaire ; elles traduisent la critique du travail totalement soumis au capital, comme les conseils traduisaient la glorification du travail, qui avait encore, alors, une relative autonomie de développement. […] À la conscience de producteur (des richesses sociales) a succédé la conscience de prolétaire (producteurs de la plus-value), et le contenu des luttes, au-delà de leurs causes semblables, s’est transformé : de gestionnaires et positives, elles sont devenues de plus en plus destructrices, purement négatives.[viii]

Cependant, l’existence simultanée de grèves sauvages —parfois sans revendications— et d’émeutes menées par des prolétaires exclus du processus immédiat de production, sans que l’on puisse entrevoir une confluence entre les deux formes de lutte, pose le problème urgent des limites concrètes de la révolte en cours, qui s’étend de plus en plus à la sphère extraprofessionnelle —comme l’école, la prison, la famille ou l’hôpital psychiatrique—, mais sans compromettre la reproduction du système. En ce qui concerne plus particulièrement les émeutes, dans lesquelles il voit une manifestation incontestable du « besoin de communisme », Négation constate à la fois la nouveauté de ces mouvements et leurs limites :

En l’absence d’une crise généralisée, […] ces prolétaires constituent l’armée de réserve industrielle nécessaire à l’expansion capitaliste générale par la pression qu’elle fait subir aux salaires ; toutefois, la différence fondamentale d’avec cette même armée au 19ème siècle est qu’elle peut s’accumuler dans les métropoles capitalistes les plus développées en tant que communautés relativement stables de chômeurs à vie par le point limite que le développement des forces productives fait atteindre aux rapports de production. Ainsi se perpétuent et se développent depuis une vingtaine d’années aux USA les ghettos de prolétaires noirs qui peuvent manifester, comme dans les années 65, leur besoin de communauté humaine en se soulevant, mais ces révoltes trouvent immédiatement leur limite et leur échec par l’impossibilité […] de frapper au coeur du capitalisme : les rapports de production.[ix]

Négation fait donc écho ici, à sa manière, à la même préoccupation exprimée par Boggs dans La révolution aux États-Unis ? et dont il avait déjà anticipé les lignes fondamentales d’évolution :

Au fur et à mesure que l’automatisation se répandra, elle intensifiera les crises du capitalisme et exacerbera les conflits entre les différents secteurs de la population, en particulier entre ceux qui travaillent et ceux qui ne travaillent pas, entre ceux qui paient des impôts et ceux qui n’en paient pas. Ce conflit produira un mouvement contre-révolutionnaire composé des couches sociales accablées par le coût permanent de l’entretien de ces éléments superflus, mais déterminées à maintenir le système qui crée et multiplie leur nombre. […][x]

Parallèlement, une idéologie diffuse d’ « autogestion des luttes ouvrières » commence à prendre forme au sein d’ICO, juxtaposée à une autre, qui prône l’autogestion de diverses luttes autour de questions telles que la sexualité, la famille, l’écologie ou l’antipsychiatrie, mais qui respecte « non seulement les séparations actuelles, mais aussi les catégories (travail, loisir, sexualité, famille) que ces séparations déterminent ».[xi]

Face à cette évolution, qu’il qualifie de « contre-révolution autogestionnaire », dans son texte de rupture avec ICO[xii], Négation a tenu à préciser ce qu’il entendait par contre-révolution : « La contre-révolution se place toujours sur le terrain de la révolution. C’est le point le plus extrême où peut aller le mouvement révolutionnaire sans rompre avec le capitalisme. Inversement, c’est le point le plus extrême où peut aller le capitalisme sans se trouver détruit ».[xiii] En d’autres termes, ce sont les limites mêmes de la révolution qui donnent nécessairement naissance à une puissante contre-révolution —qui n’est rien d’autre que le procès de reproduction des catégories du capital à un niveau supérieur— et lui donnent un contenu.

En tout état de cause, avec le retour de la crise à la fin de 1973, non seulement la puissance tant vantée des organisations informelles de base sur laquelle spéculaient conseillistes et « autonomes » s’est évanouie du jour au lendemain, mais les pratiques liées au « refus du travail » ont été brusquement interrompues par un repli généralisé sur le terrain de la sécurité de l’emploi et du maintien des niveaux de salaires existants : l’offensive de la classe ouvrière organisée s’est révélée incapable de sortir de la dialectique de son implication réciproque avec le capital et a été paralysée. À partir de 1974-1975, il est devenu clair qu’une restructuration capitaliste était en cours, incarnée par l’attaque contre la « rigidité » de la classe ouvrière dans les grandes usines, par la décentralisation et la réorganisation des procès de travail, les licenciements massifs, les retraites anticipées et la délocalisation d’une grande partie de la production vers les pays « émergents », d’une part, et la propagation de la marginalisation, de la précarité, du travail à temps partiel et de la flexibilité, d’autre part.

Face à un tel retournement, la théorie de l’autonégation du prolétariat (qui, symptomatiquement, devait être précédée par la formation d’une « classe universelle » résultant de la fusion des couches prolétarisées des classes moyennes et des prolétaires exclus du procès de production avec la classe ouvrière proprement dite) n’est plus tenable et entre rapidement en crise. La conséquence immédiate est la disparition des groupes d’ultra-gauche (ou, comme dans le cas d’Invariance, un revirement de leurs positions). Paradoxalement, la crise de 1973 et le reflux qui s’ensuivit, fatals tant à l’ultra-gauche qu’au néo-léninisme soixante-huitard, ont favorisé le regroupement de la « gauche communiste ressuscitée » et celui du « nouveau mouvement »[xiv] autonome-conseilliste et leur ont permis de continuer à fermer les yeux sur le processus plus profond en cours, à savoir la crise mortelle de l’affirmation du prolétariat, que l’ultra-gauche, pour sa part, avait hâtivement confondu avec son imminente « autonégation ».

A cet égard, le bilan dressé par le communiste de gauche américain Loren Goldner, dans son article de 1981 “The Remaking of the American Working Class”, est très instructif. Rédigé à l’origine en français et donc destiné au milieu « post-conseilliste » de ce pays, il résume les débats en cours en France à l’époque :

Mais malgré toute sa richesse (nous pensons aux textes d’Invariance de 1968-72, de
Le Mouvement Communiste, de Négation, du Courant Communiste International de la même période), le débat s’est généralement égaré dans de longues dissertations sur la Valeur et I’autodissolution du Prolétariat […].

Quoi qu’il en soit, il est dommage qu’après avoir rendu hommage à la « fécondité » de ce débat, Goldner ne se soit pas attardé un peu plus sur ses enjeux et n’ait pas dit un mot à ses lecteurs sur l’alternative réelle et concrète à ces « longues dissertations », pas plus qu’il n’ait relevé que l’ultra-gauche avait déjà clairement pointé les limites de l’après-68. Ainsi, la conclusion par laquelle il expédie toute l’affaire ne peut être plus insatisfaisante et, au-delà de l’invocation générique du « manque de conscience », elle nous laisse dans l’ignorance quant aux raisons concrètes de la disparition de l’ultra-gauche :

L’ultragauche française n’était ainsi guère plus avertie que le gauchisme sur la nature spécifique de la crise d’après 1973 ; après avoir dénoncé parfois brillamment les bêtises de ce dernier, elle a donc été emportée par le même mouvement historique.

Mais le plus frappant dans le bilan de Goldner, c’est qu’il ne fait jamais allusion au fait —dont il était sans doute conscient— que dans cette période de reflux et de réorganisation du capital qu’il évaluait, alors que l’ultra-gauche était « emportée », beaucoup d’autres participants à la « crise du conseillisme » fondaient de nouvelles organisations basées sur l’héritage des gauches communistes ou autour du nouvel évangile de l’« autonomie ». Heureusement pour nous, et bien qu’il ait été écrit plusieurs décennies plus tard —dans le contexte d’un règlement de comptes avec l’Internationale situationniste— nous disposons du précieux témoignage d’un protagoniste de premier plan : Henri Simon, fondateur d’ICO et plus tard architecte d’Échanges et Mouvement.

Dans ce reflux, qui était en fait l’échec d’une poussée révolutionnaire, les démons traditionnels resurgissaient : il fallait s’organiser politiquement et syndicalement pour poursuivre la lutte. […]. Sous des formes diverses, des groupes politiques prospéraient autour d’un léninisme réaffirmé ou réintroduit dans le centralisme d’un parti fort[xv]. Le refus d’une fraction d’ICO de s’engager dans la « perspective révolutionnaire » qui imposait la construction d’une organisation digne de ce nom entraîna l’éclatement du groupe avec une polarisation autour des vieux courants politiques : d’un côté les éléments se référant au marxisme qui formèrent le CCI [Courant Communiste International], organisation très centralisée de style léniniste, de l’autre les éléments anarchistes qui, après diverses tentatives, se retrouvèrent dans une organisation, l’OCL [Organisation Communiste Libertaire; la première, 1971 à 1976].[xvi]

A la lumière de ces lignes, il semble donc permis de conclure, que d’une part et même si c’est par omission, Goldner octroyait une valeur tacite au fait de survivre au reflux de manière « organisée », et d’autre part, que ceux qui se sont chargés —parmi lesquels Dauvé ou Goldner lui-même— de transmettre aux générations suivantes l’idéologie « autonome » actualisée ou l’héritage recyclé de la gauche communiste, ont également contribué à occulter certaines des contributions les plus importantes des protagonistes les plus saillants de la dernière grande rupture du mouvement communiste.

Rupture dans la critique de l’économie politique : domination formelle et domination réelle du capital

Après chaque assaut révolutionnaire vaincu, la contre-révolution qui s’installe liquide un peu plus les médiations entre le mouvement communiste et le programme communiste.

J.-Y. Bériou, Théorie révolutionnaire et cycles historiques

Depuis le milieu des années 30 (après la crise de 29) et pendant toute la période du « boom » économique de l’après-guerre jusqu’en 1968, la théorie des crises et même la simple considération du capitalisme en termes de « valeur s’auto-valorisant » étaient presque complètement absentes du débat théorique des minorités radicales, qui se concentrait presque exclusivement sur les nouvelles formes d’organisation souterraine et informelle des travailleurs et sur la lutte contre la bureaucratie syndicale et politique des organisations « ouvrières ». Les théoriciens ne manquaient pas qui, à l’instar de Castoriadis, tentaient même de prouver que le capitalisme a définitivement surmonté ses crises. D’autres, comme les situationnistes, considéraient —à la suite de Lukàcs— que la critique de l’économie politique se réduisait à la dénonciation de l’omniprésence du fétichisme de la marchandise à l’échelle de la société capitaliste dans son ensemble, mais sans aborder en profondeur les clés de la transformation des rapports de classe dans l’après-guerre. Cela les a conduits à juxtaposer une définition « classique » du prolétariat, fondée sur la place du « capital variable » dans les rapports de production, à une autre, abstraite et humaniste, qui assimile le prolétariat à tout sujet empirique porteur d’une résistance à l’aliénation.

A partir de 1968 et de l’automne chaud italien, le retour massif des luttes ouvrières et leurs nouvelles caractéristiques ont rendu nécessaire l’approfondissement de la théorie des crises —dont les symptômes, comme la suspension de la convertibilité du dollar en or (mars 1968) ou la récession de 1969-1971 aux États-Unis, s’accumulaient rapidement— ainsi que l’analyse du développement capitaliste dans son ensemble pour pouvoir comprendre correctement ces nouvelles luttes, qui éclataient désormais non seulement dans les usines, mais aussi à l’extérieur de celles-ci. L’époque où il suffisait d’étudier la classe ouvrière du point de vue « immédiatiste » du procès de production immédiat, comme l’ont fait pendant des années « S. ou B. » ou —dans une certaine mesure— l’opéraïsme italien, était révolue.

Jacques Camatte et la revue Invariance ont joué un rôle majeur à cet égard en établissant —dans un travail datant de 1964-1966, mais publié seulement en 1968, dans Invariance n°2— une nouvelle périodisation du développement capitaliste qui a été adoptée par presque tous les groupes d’ultra-gauche de l’époque[xvii] : la distinction entre domination formelle et domination réelle du capital. Voyons de quoi il s’agit.

La principale caractéristique de la domination formelle est que, comme le procès de valorisation du capital ne domine pas encore totalement le procès de production immédiat, l’élément dominant de ce processus, dont le cœur est entre les mains des travailleurs qualifiés, est le capital variable, la force de travail. Cette situation correspond à la prédominance de l’extraction de la plus-value absolue, c’est-à-dire à l’allongement de la journée de travail et son intensification par des moyens extérieurs au procès de travail lui-même, ainsi qu’à l’embauche d’une main-d’œuvre supplémentaire, souvent des femmes et des enfants, le tout accompagné de salaires aussi bas que possible.

La domination formelle se caractérise également par la subsistance de modes de production précapitalistes (tels que la petite production marchande et l’agriculture semi-féodale), ce qui implique l’existence de classes avec lesquelles le capital est contraint de partager sa domination, et que certains éléments du procès de valorisation —tels que les marchandises nécessaires à la reproduction de la force de travail— échappent à son influence directe. Au début de cette étape du développement du capital, la classe ouvrière n’a pas de droits politiques, et après les avoir obtenus, sa faible force l’oblige à se chercher des alliés, à « essayer de concrétiser sa force naissante et ses moments de révolte dans la sphère parlementaire », où —comme le souligne Bériou— « aucune classe n’est capable de dicter ses exigences sans discussions ».

Une autre caractéristique fondamentale de la domination formelle —conséquence directe du fait que le travail est le facteur prépondérant dans le processus de production immédiat et que la reproduction de la classe ouvrière n’est pas intégrée dans le cycle du capital lui-même— est l’autonomie du prolétariat et de ses organisations. Le corollaire naturel est que la révolution —une fois dépassées les illusions sur la possibilité d’émancipation au sein de la société bourgeoise— est conçue comme une lutte du travail contre le capital, comme l’affirmation de la classe ouvrière et sa transformation en classe dominante. La notion de « dictature du prolétariat » découle directement de l’impossibilité pour le prolétariat de mettre directement fin à sa condition ; sa « dictature » représente donc un compromis, la conséquence de la nécessité d’une période transitoire au cours de laquelle le prolétariat généralise sa condition au reste des couches non-exploiteuses avant de pouvoir accéder au « stade supérieur » du communisme. En d’autres termes, sous la domination formelle, l’existence d’une discontinuité totale entre capitalisme et communisme n’est pas concevable.

Selon l’ultra-gauche, donc, ce qui dicte à tout moment l’activité historique du prolétariat —et donc ses tâches, ses formes d’organisation, et les modalités concrètes de sa « dictature »— c’est le degré de développement du capital (et donc la « composition de classe » correspondante). Si, en 1848, l’objectif du prolétariat parisien était de s’organiser en parti virtuel et secret pour imposer la République au gouvernement provisoire et se défendre ensuite contre l’inévitable contre-attaque de la bourgeoisie, lors de la Commune de 1871, il était devenu la destruction des rouages de l’État et l’organisation simultanée de la démocratie directe en tant qu’instrument de concertation avec les autres couches populaires. Mais dans aucun de ces cas, il n’y a eu de tentative de paralyser la production de valeur ou d’exercer le pouvoir à partir des centres où elle a lieu (la base élective de la Commune était le quartier, pas l’usine) : tout a tourné —même si c’est négativement, comme dans le cas des anarchistes et de leur insistance sur la question de l’ « autorité » et de l’État— autour de la domination politique, du renversement du pouvoir politique existant, que ce soit pour le remplacer par un autre ou pour l’abolir tout de suite.

À partir de 1871, une nouvelle ère s’ouvre. La « politique des alliances » prend fin et une période s’ouvre où, dans les pays « avancés » :

le prolétariat n’a plus à composer avec d’autres couches sociales, il doit ou les intégrer, ou les détruire, ou être détruit par elles. Il doit affirmer sa dictature. […] la seule question politique qui reste est le contenu de sa dictature, et cette question reste politique, car il n’est pas encore socialement dominant.[xviii]

Cependant, en forçant le capital à augmenter la productivité du travail —ce qui a permis de satisfaire les revendications d’augmentation des salaires et de réduction du temps de travail— entre 1890 et 1945, le mouvement ouvrier a non seulement contribué à la généralisation du prolétariat et à sa transformation en classe socialement dominante, mais il est également devenu l’allié objectif du capital dans le passage à la domination réelle.

La domination réelle se caractérise par l’absorption complète du procès de travail par le procès de valorisation du capital, qui réduit la marchandise force de travail à une forme abstraite entièrement échangeable, dans laquelle la seule chose qui compte est sa capacité à être consommée de manière productive pendant le temps de travail et l’extraction maximale de la plus-value.

Ainsi, l’élément dominant du procès de production immédiat est désormais le capital fixe, qui impose la discipline du travail interne au procès de production lui-même, et qui incorpore de plus en plus les connaissances techniques et l’habileté du travailleur au système des machines, à l’amélioration continue duquel il doit s’adapter. Le rapport de plus en plus abstrait du travailleur au procès de travail, dont le contenu concret lui est indifférent, fait qu’il n’y voit qu’un procès de valorisation qui lui permet de gagner sa vie. Dès lors, sa conscience par rapport à la transformation de sa situation et à l’organisation du travail ne peut s’exprimer que dans une opposition directe à l’extorsion de la plus-value, qui se manifeste sous la forme d’une révolte contre le travail :

Cette conscience apparaît déjà, de façon immédiate, dans les nombreux actes de sabotage organisés qui touchent la plupart des usines les plus modernes en Europe (Fiat, Turin, 1969), et surtout aux U.S.A., où ces actes apparaissent de plus en plus comme mouvements de lutte organisés par les travailleurs et inassumables par les syndicats. […] C’est une critique du sur-travail […]. Ces mouvements ne s’attachent pas à réorganiser la production par et dans le procès de production existant ; ils n’ont aucune affirmation gestionnaire ; les bases matérielles de l’autogestion ouvrière ont disparu avec le producteur immédiat.[xix]

Déjà en 1947, le cofondateur de la tendance Johnson-Forest, C.L.R. James —après presque une décennie de vie aux Etats-Unis— bien qu’il n’ait pas abandonné ses convictions sur la nécessité d’une réorganisation du procès de production en tant qu’aspect intégral de la lutte des travailleurs, s’est rendu compte, après avoir identifié le nouvel « axe stratégique » de cette lutte, que ce saut qualitatif ne pouvait manquer de renverser toutes les notions qui avaient sous-tendu la conception héritée du processus révolutionnaire jusqu’à ce moment-là :

[…] à l’heure actuelle, le prolétariat, parvenu à un stade supérieur, a tiré la conclusion finale. Sa révolte n’est plus dirigée contre la politique et le mode de répartition de la plus-value, mais contre la production de la valeur elle-même. Il a fait sa propre lecture du pivot autour duquel tourne la compréhension de l’économie politique. […]

Le prolétariat ne cherche pas, comme dans la Commune, une simple forme politique pour réaliser l’émancipation du travail, ni, comme dans les années 1917-1923, les soviets comme moyen de politique révolutionnaire, de renversement de la propriété privée. […]

De même que la Commune a dépassé le niveau de la société européenne et que les soviets ont créé en 1905 une forme politique dont même Lénine n’avait pas rêvé, de même le prolétariat n’est pas encore entré dans sa nouvelle période créatrice d’organisation politico-économique[xx]. Les rapports de production et les problèmes politiques de 1947 ont créé le besoin de solutions qui vont bien au-delà des modestes débuts de l’époque de Marx.[xxi]

Pour une part, ce saut qualitatif était dû précisément à l’absorption complète du procès de travail immédiat par le capital, et au fait que la subsomption croissante de la reproduction de la force de travail dans le cycle propre du capital signifie une « intégration » de facto de la classe ouvrière. L’autre aspect de ce processus est que sa capacité d’affirmation autonome —qui, paradoxalement et d’un certain point de vue, semble atteindre son apogée et devient même idéologiquement formalisée— entre progressivement en crise. Cette « intégration » n’a cependant rien à voir avec la « conscience » des ouvriers ou leurs niveaux de consommation, pas plus qu’elle n’implique une atténuation du caractère conflictuel et antagoniste de la relation capital-travail.[xxii]

Cette caractéristique de la domination réelle —conséquence directe du fait que la vie sociale dans son ensemble est organisée autour de la valorisation de la valeur— condamne aussi toute organisation qui n’est pas fonctionnelle au procès de valorisation à disparaître à court terme ou à végéter dans les marges. Le fait que tous les organismes autonomes à l’origine des luttes sociales soient éphémères ou rapidement intégrés au système d’exploitation n’est donc pas dû au fait que ces organismes deviennent « corrompus » ou « se bureaucratisent » ; en fait cette évolution est le simple corollaire de leur nécessaire subordination au processus de valorisation.[xxiii]

Il en résulte que, sous la domination réelle, la lutte se transforme en une révolte tout autant contre le travail que contre le capital, et que la révolution cesse progressivement d’avoir un « problème d’organisation » en tant que tel, car —comme l’extinction de l’État dans la théorie marxiste classique— l’abolition de la valeur ne peut pas être « organisée », mais simplement achevée ou non : l’ « organisation révolutionnaire » est donc une chimère. Sur cette question également, C.L.R. James a été très proche —dès 1948— de poser le problème dans ses termes réels :

Il n’y a plus rien à organiser. Les travailleurs peuvent être organisés. Une organisation spéciale de travailleurs révolutionnaires peut être créée. Mais une fois que nous avons ces deux éléments, nous arrivons à la fin. L’organisation telle que nous l’avons connue a pris fin. La tâche consiste maintenant à abolir l’organisation. […]

L’organisation, telle que nous l’avons connue, a rempli sa mission. Un objectif qui reflétait le prolétariat au sein de la société bourgeoise.[xxiv]

Dix ans plus tard, James a également parfaitement décrit le renversement que le passage de la domination formelle à la domination réelle a entraîné à cet égard :

Aujourd’hui, un demi-siècle plus tard, que constatons-nous ? L’agitateur professionnel, le socialiste révolutionnaire de l’époque de Lénine, est devenu aujourd’hui la base de la machine bureaucratique des syndicats, des partis politiques et des gouvernements […] Voici la dialectique marxiste dans son contenu le plus profond. Le type social, la personnalité spécifique qui était le fer de lance du mouvement ouvrier et du socialisme au début du siècle, constitue aujourd’hui le noyau dur de la réaction bureaucratique dans toutes les sections du mouvement ouvrier.[xxv]

De même, au fur et à mesure que la domination réelle se consolide et progresse (par exemple avec la généralisation de l’automatisation), toute la problématique de la « période de transition » entre le capitalisme et le communisme est complètement transformée.

Avant que ces questions ne soient abordées par Jacques Camatte et Négation, James Boggs fut sans doute le plus concret et le plus novateur sur ce sujet. Dans La révolution aux États-Unis ?, il avait soutenu que l’automatisation de l’industrie permettrait de produire et de distribuer suffisamment de biens et de services socialement nécessaires pour l’ensemble de la population, et que de ce fait les conditions préalables à l’établissement d’une société « sans classes » et « sans travail » étaient déjà réunies.[xxvi]

Au xixe siècle, Marx a déclaré qu’il devrait y avoir une société de transition entre la société de classes capitaliste et la société communiste sans classes. Cette société de transition, qu’il appelait le socialisme, serait toujours une société de classes, mais au lieu que les capitalistes soient la classe dirigeante, ce seraient les travailleurs. […]. En tant que classe dirigeante, les travailleurs développeraient les forces productives jusqu’au stade où le développement intégral de chaque individu serait possible et où le principe « de chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins » serait réalisé. À ce stade, une société sans classes, c’est-à-dire le communisme, pourrait être atteinte.

Aux États-Unis, les forces productives se sont déjà développées au point de permettre la réalisation de la société sans classes qui, selon Marx, ne peut être atteinte que par le communisme.

Toutefois, Boggs avait montré que ces progrès en matière d’automatisation et de contrôle cybernétique avaient également affaibli le pouvoir des syndicats et de l’organisation des travailleurs au niveau de l’atelier, et que le revers de la médaille de ce processus était l’accumulation croissante —aux États-Unis— d’une population de « chômeurs-à-vie » concentrée principalement dans les communautés urbaines noires.

Or, pour Boggs, les conditions imposées à ces prolétaires exclus les placent non seulement au-delà de l’idéologie du travail, mais les rendent potentiellement capables de coaliser des forces hétérogènes de protestation sociale en un mouvement universel, non seulement parce qu’« ils ont appris à connaître en profondeur les possibilités de la société dans laquelle ils vivent, et ils savent aussi qu’ils sont suffisamment nombreux pour constituer une menace », mais aussi parce que « le surgissement de ce nouveau groupe fera émerger des concepts radicaux qui dépassent l’imagination de nous tous » :

Des concepts aussi radicaux ne peuvent émerger du mouvement syndical organisé. La lutte de classe des travailleurs américains —unis, organisés et disciplinés par le processus de production— a atteint son apogée avec la création du CIO [Congress of Industrial Organizations] dans les années 1930. Aujourd’hui, dans les années 60, le mouvement ouvrier américain est arrivé au bout de son chemin. Face aux ajustements sociaux et idéologiques nécessaires pour faire face aux changements technologiques révolutionnaires qui ont eu lieu, le travail organisé est aujourd’hui aussi réactionnaire que le capital organisé l’était il y a trente ans. La raison fondamentale en est qu’il s’accroche encore à l’idée que l’homme doit travailler pour vivre à une époque où il serait techniquement possible à l’être humain de se contenter de tendre la main pour obtenir ce dont il a besoin.

Contrairement à Boggs, qui entretenait l’illusion que les prolétaires exclus « devront s’organiser » et qu’ils y seront bientôt contraints, Négation —et plus tôt Jacques Camatte— ont compris qu’en raison de leur caractère purement destructeur et parce que « l’ennemi dont ils sont victimes n’est pas tel ou tel capitaliste particulier, mais la société capitaliste dans son ensemble »[xxvii], ces luttes, négation potentielle de l’ordre capitaliste, étaient politiquement inorganisables, et que c’est précisément là que résidait leur signification profondément révolutionnaire :

Ces mouvements ne sont jamais utilisables ou « encadrables » ; à mesure qu’ils apparaissent, ils disparaissent, et s’ils réapparaissent, ce ne sera que pour se généraliser d’une manière de plus en plus catastrophique pour le capital.[xxviii]

Parti formel, parti historique et « nécessité du communisme »

À quoi bon dire aujourd’hui aux travailleurs qu’ils ont besoin d’un corps de révolutionnaires professionnels, dévoués à la lutte politique, unis au niveau international et ennemis mortels du réformisme traditionnel, et ainsi de suite ? Les travailleurs le savent. Les partis communistes sont justement de tels corps. Leur politique est corrompue. Mais l’organisation, le type de base, est celle que Lénine voulait. Quiconque choisit de ne pas comprendre cela, à ce stade, peut aller en enfer. […] Tout ce discours sur la transformation de petites scissions en partis qui se développeront progressivement en partis auxquels les travailleurs pourront adhérer est la quintessence de la stupidité. Nous ne nous faisons plus d’illusions, Dieu merci.

C.L.R. James, Notes on Dialectics

La dernière avancée théorique de Négation et al. concerne la « question du parti », et plus précisément la distinction entre parti formel et parti historique. Cette distinction remonte à ce passage d’une lettre envoyée par Marx en février 1860 à son ami le poète Ferdinand Freiligrath :

Je remarque d’abord qu’après que sur ma demande, la « Ligue » eut été dissoute en novembre 1852, je n’ai appartenu —ni appartiens— à aucune organisation secrète ou publique, donc que le parti, dans le sens tout à fait éphémère du terme, a cessé d’exister pour moi depuis huit ans. […] J’ai essayé d’écarter ce malentendu, qui me ferait comprendre par « parti » une Ligue morte depuis huit ans, ou une rédaction de journal dissoute depuis douze. J’entends le terme « parti » dans sa large acception historique.

Précisons tout d’abord que la rupture théorique de l’ultra-gauche française avec la distinction entre parti formel et parti historique concerne la conception « bordiguiste » de cette distinction. Il serait d’ailleurs erroné de penser que la gauche communiste italienne est la seule tendance de la gauche communiste à avoir cultivé la métaphysique du parti, bien qu’elle ait été sans doute la seule à soutenir que le parti était « établi une fois pour toutes à partir d’une illumination historique —semblable à celle des grands prophètes des religions révélées— qui entre 1844 (Manuscrits économico-philosophiques) et 1848 (révolution) avait forgé une perspective applicable à toutes les périodes successives de lutte »[xxix]. C.L.R. James, par exemple, s’est longuement penché sur cette question dans Notes on Dialectics (1948) :

Le prolétariat crée ces organisations. […] Cependant, la contradiction capitaliste s’exprime au sein du prolétariat à travers la conception de ces organisations. Car le prolétariat, sauf lorsqu’il s’exprime en se soulevant, c’est-à-dire lorsqu’il se montre activement révolutionnaire, contient et doit contenir en lui le concept de son contraire. C’est là, nous l’avons vu, la forme sous laquelle tout parti dégénère. […]

Le début et la fin de la connaissance indépendante du prolétariat est son parti politique, à travers lequel il étudie ce qui le concerne exclusivement : la réalité et la transformation de sa position au sein de la société bourgeoise. […][xxx]

Or, si le parti est le savoir du prolétariat, l’avènement du prolétariat signifie l’abolition du parti. Le parti, tel que nous l’avons connu, doit disparaître. Il disparaîtra. Il est en train de disparaître.[xxxi]

Pour James, le prolétariat et ses organisations sont donc les porteurs organiques de « la contradiction capitaliste », qui ne fait que se développer et s’aiguiser, tout en transformant les termes dans lesquels elle se pose.

Sans la formuler explicitement comme opposition entre parti formel et parti historique, Jacques Camatte a repris la distinction faite par Marx dans « Origine et fonction de la forme-parti » (1961), texte qui a suscité une telle controverse au sein du PCInt que sa publication a dû être imposée par Amadeo Bordiga lui-même. Cependant, ce n’est pas Camatte mais Bordiga qui a formulé nettement, en 1965, la distinction entre le parti formel et le parti historique, dans le cadre d’une polémique interne où il cherchait justement à se démarquer de la position de Camatte en prenant la défense du « parti formel ». Quatre ans plus tard, désormais en dehors du PCInt, Camatte reprend à son compte cette distinction dans un texte intitulé « La révolution communiste : thèse de travail » (1969). Cependant, la même année, dans un texte écrit en collaboration avec Gianni Collu (« Transition »), après avoir fondé la distinction parti formel/parti historique sur la périodisation domination formelle/domination réelle et sur la transformation conséquente des « tâches » du prolétariat, Camatte rompt avec la conception de Bordiga :

La théorie du parti —théorie du prolétariat— ne peut être saisie uniquement  dans les textes dits politiques de Marx et d’Engels […], parce que ces œuvres considèrent le prolétariat surtout dans sa réalité immédiate et envisagent le parti formel, à l’époque, possible. Alors, le prolétariat devait encore généraliser son existence, pousser au développement du capital et, s’il prenait le pouvoir et se constituait en classe dominante, il avait à réaliser des tâches qui  furent par la suite reprises de la part du capital[xxxii] . Aujourd’hui, seul le parti historique est possible. Tout parti formel n’est qu’une organisation rapidement résorbée sous forme de racket : il en est d’ailleurs de même pour tout groupe structuré ou non qui pense œuvrer à la reformation du parti ou à la création des conseils.

Cette théorie, selon laquelle sous la domination réelle du capital il n’y a plus de place pour un parti formel, puisque historiquement il n’a pas eu —et ne pouvait pas avoir— d’autre fonction que celle de constituer une médiation pour l’affirmation du prolétariat, a été adoptée par la quasi-totalité de l’ultra-gauche. Que cette fonction de médiation historique soit assurée par un parti de masse réformiste ou par une prétendue « avant-garde révolutionnaire », voire par une organisation extérieure à la tradition socialiste, n’était finalement qu’une indication du degré de développement capitaliste atteint par chaque formation sociale. Et sous l’une ou l’autre forme, la tâche restait la même : assurer le « développement des forces productives » et la pérennité de la classe ouvrière en tant que catégorie du capital.

C’est cette thèse qui distingue l’ultra-gauche de toutes les formes de « gauche communiste », qu’elle soit classique ou « ressuscitée » : puisque sous la domination réelle le prolétariat n’a plus de tâches médiatrices à accomplir et porte en lui le contenu de sa tâche immédiate —celle de son abolition— seul le parti historique, c’est-à-dire le mouvement réel de l’autonégation du prolétariat et de la production immédiate du communisme, est désormais possible.

De prime abord, on pourrait penser qu’il s’agit là d’une position purement et simplement « anti-organisationnelle », d’une négation abstraite de la question de l’organisation plutôt que d’une tentative de la dépasser, comme ce sera le cas dans l’évolution ultérieur de Camatte. Ce qui est certain, en revanche, c’est que la condamnation unanime de tout « parti formel » par Négation/Le Voyou, Intervention Communiste et Le Mouvement Communiste (relative dans le cas de ce dernier groupe, comme nous le verrons plus loin) ne les a pas conduits à rejeter purement et simplement toute possibilité de « regroupement des révolutionnaires », mais à une redéfinition complète du contenu et des formes de la révolution communiste, spécifiée comme l’œuvre d’une classe produite par le capital qui ne peut exister en son sein —le prolétariat, entendu comme « classe communisatrice »[xxxiii]— et qui trouve la matière de son activité —la liquidation historique de la valeur— dans le procès même de sa formation.

L’existence même d’un mouvement communiste présuppose donc le dépassement immédiat des catégories capitalistes. C’est pourquoi, en l’absence d’un mouvement qui s’attaquerait concrètement aux catégories de la valeur, toute organisation —formelle ou informelle— qui prétend avoir un impact réel est contrainte de faire du gauchisme[xxxiv], c’est-à-dire de rester à l’intérieur de ces catégories (l’entreprise, le quartier, l’école, etc.). C’est ainsi qu’Intervention Communiste a tranché la question :

[…] pratiquer d’autres interventions revient non seulement à singer le processus de la révolution bourgeoise, à faire du mouvement communiste un racket, à accorder une positivité au prolétariat, à présenter un programme, à tenter de faire passer des idées, à dire le communisme ce n’est pas ça mais c’est ça, mais encore, malgré tous les discours, à perpétuer le parti formel.[xxxv]

 Par conséquent, la possibilité de regroupement ainsi que les autres tâches des communistes dépendent d’abord de l’établissement clair du caractère contre-révolutionnaire, révolutionnaire ou de reprise révolutionnaire de la période dans laquelle ils se trouvent. Les révolutionnaires ne « décident » donc pas d’unifier ou d’accélérer le processus révolutionnaire ou son degré de centralisation, c’est pourquoi, comme le soulignait Le Voyou, « Le mouvement communiste ne peut être exprimé ni par une centralisation formelle, ni par un autonomisme fédéraliste ou unioniste »[xxxvi] : la centralisation n’est pas un choix, mais une nécessité.[xxxvii] Il n’y a donc pas non plus de tâches auxquelles le mouvement communiste doit donner la priorité ou sur lesquelles il doit concentrer ses ressources, mais le mouvement est amené à réaliser certaines tâches qu’il ne peut accomplir qu’en les concentrant.

La caractéristique principale du renouveau révolutionnaire de 68 avait été, selon l’ultra-gauche, la « re-connaissance » de la théorie communiste et sa réactivation, car dans la période précédente, elle n’avait existé que comme un ensemble de principes fossilisés, comme un programme :

[…] en période de contre-révolution « totale », il ne peut y avoir au mieux que la conservation d’un programme lui-même édulcoré par la période. Depuis 68, en gros, il y a bien production —encore parcellaire, bien sûr— de la théorie communiste reflétant les tendances du mouvement réel. Cette production est en elle-même pratique par les liens qu’elle contraint à tisser, dans la mesure où cette contrainte est exercée par le mouvement social réel, et non par les exhortations extérieures de tel ou tel individu ou groupe, de telle ou telle revue.[xxxviii]

Le deuxième trait caractéristique du renouveau a été « la fin de l’activité théorique en tant que pratique séparée, due à l’impérieuse nécessité de l’appropriation pratique de la théorie par le prolétariat »[xxxix]. Le prolétariat, donc, « ne reçoit pas des principes ou des analyses que lui communiquent les communistes —c’est là le rapport classe ouvrière/militant— mais il s’approprie la théorie de son propre mouvement parce qu’il est forcé, par sa situation concrète, de faire ainsi, sous peine d’être défait »[xl] . En d’autres termes, le corollaire naturel de la fin de la séparation théorie/pratique est la disparition de la séparation prolétaires/théoriciens, puisque la théorie est inscrite dans la condition sociale de ces derniers, qui ne sont que des prolétaires parmi d’autres. Autrement dit : avant le mouvement communiste effectif, il n’y a pas de révolutionnaires, ils sont une production de ce mouvement lui-même, inscrits dans le mouvement contradictoire du capital. Enfin, comme le souligne Bériou :

Cette appropriation/production de la théorie du communisme comme mouvement révolutionnaire s’élabore à la fois contre le programme communiste transmis sous forme de « principes » fossilisés, car ce programme est lui-même déformé et figé, rendu partiel et abstraitement doctrinal sous l’effet de la contre-révolution et de l’échec du dernier assaut révolutionnaire, mais elle s’élabore aussi à partir de ce programme, par son ingestion/digestion critique sous la pression des événements.[xli]

Sitôt qu’elle a saisi que la période ouverte par 68 était celle d’une reprise révolutionnaire, l’ultra-gauche a été immédiatement contrainte d’affronter et de préciser les limites  de cette reprise. Bien qu’ayant rompu avec la domination absolue de la contre-révolution, la « nécessité du communisme »[xlii] n’avait pas été généralisée au point de dépasser pratiquement ses premières manifestations initiales et de se montrer capable de s’attaquer à la transformation des rapports de production.

Ces limites ont été à l’origine d’une importante polémique dans le milieu de l’ultra-gauche, qui a opposé Négation/Le Voyou et Intervention Communiste au Mouvement Communiste (sans que les premiers soient également en plein accord entre eux). Les liens issus de la reprise ne pouvant être immédiatement concrets, rien ne garantit que les regroupements auxquels elle avait donné lieu ne fussent pas purement formels. Face à la réalité des limites de la reprise —c’est-à-dire l’imminence du reflux— Le Mouvement Communiste se mit à défendre la nécessité d’un système stable de contacts permanents entre les différents groupes d’ultra-gauche, affirmant que « s’il ne peut être question de reconstituer une organisation formelle, les regroupements de circonstances ne suffisent plus », appuyant cette invocation de la « nécessité objective » par l’argument « subjectif » selon lequel « la non-prise en considération, ou pire : la répression, l’auto-censure du besoin individuel du communisme, relèvent de la contre-révolution »[xliii] .

La réponse de Le Voyou fut catégorique :

Vous prétendez mettre à jour le parti formel en basant son existence non plus sur la Politique mais sur le Besoin (humain).[xliv]

En effet, dans la mesure où elles cherchaient à remplacer l’urgence pratique de la crise du rapport de classe et du processus historique de formation du prolétariat par le travail en commun et le renforcement systématique des liens, tout en idéalisant la nécessité personnelle du communisme, les positions du Mouvement Communiste ne faisaient que réaffirmer le communisme programmatique sous de nouvelles formes.

Intervention Communiste, pour sa part, tout en se gardant de tomber dans le déni abstrait de l’argumentation de ses interlocuteurs, n’en fut pas moins énergique :

Le communisme n’est pas le produit de l’action de « gens » qui ressentent comme intolérable toutes les situations dans lesquelles les place le capital ; à ce niveau serait supprimée la dépendance entre la révolution et le capital, la première s’opposerait à un être qui serait autre qu’elle, à ce moment-là, l’abolition de l’échange est stratégie du « révolutionnaire » et non produit du capital lui-même. La formation du prolétariat est un moment du cycle du capital. […].

Le dépassement du besoin individuel n’est pas insertion dans une quelconque pratique collective, mais dans le procès de formation du prolétariat qui fait de lui besoin réel du communisme et qui en l’inscrivant non dans une pratique collective (trop vague), mais dans une classe, supprime toute la problématique du choix qui pouvait s’attacher à ce besoin individuel.

Il est nécessaire de prendre en considération le besoin personnel, immédiat, du communisme ; mais ce besoin en tant que besoin de la révolution se nie et se conserve comme besoin personnel lorsque l’on comprend qu’aucune solution individuelle n’est possible, qu’aucun aménagement n’est viable. Ce qu’il importe de saisir, c’est l’inscription de ce besoin personnel immédiat du communisme comme moment de la formation du prolétariat, comme moment de son existence en tant que besoin collectif du communisme.[xlv]

En conclusion

Ainsi s’achève cette brève introduction à l’ultra-gauche française de 1968-1974. Au cours de celle-ci, en plus de montrer les racines historiques —déjà présentes sous forme embryonnaire dans certaines tendances « autonomes-conseillistes » d’après-guerre— et les sources d’inspiration concrètes de ce courant, je me suis efforcé de réfuter certains sophismes et demi-vérités par lesquels la pseudo-critique de la « théorie de la communisation » l’aborde généralement, notamment en ce qui concerne sa prétendue phobie « anti-organisationnelle », ses racines « modernistes » et le caractère « petit-bourgeois » qui en découle. En revanche, j’ai volontairement laissé de côté un aspect, celui des réfutations plus ou moins tendancieuses et des appropriations tronquées et restrictives de la périodisation domination formelle/domination réelle, non pas que la question manque d’intérêt ou de pertinence —bien au contraire— mais pour la simple raison qu’elle mériterait un article monographique à elle seule.

Je me suis également abstenu de critiquer ici les thèses de l’ultra-gauche, puisqu’il s’agissait d’en faire un exposé complet. Pour le reste, il est évident —ou devrait l’être— qu’une théorie qui a fait son temps ne peut rester indéfiniment « actuelle », même si elle s’avère capable de soutenir favorablement la comparaison avec des théories encore plus anciennes, qui peuvent très bien continuer à circuler et à revendiquer leur propre « validité » parce qu’elles sont devenues des « classiques » intemporels.

En tout cas, j’espère qu’on aura pu comprendre que le dénominateur commun des ruptures menées par l’ultra-gauche n’était autre qu’une constante historicisation —à partir du présent qui était son lot— de la trajectoire du mouvement communiste, en la reliant toujours au degré correspondant du développement capitaliste, et en soumettant par conséquent à un examen critique constant la validité et le contenu de tout son arsenal théorique.

Enfin, je voudrais préciser que j’ai utilisé ici le concept d’ultra-gauche dans un sens restreint —contrairement, par exemple, à la manière dont il est souvent utilisé par le groupe Théorie Communiste— pour me référer exclusivement à Invariance (1ère série), Négation, Le Voyou, Intervention Communiste et Le Mouvement Communiste. Cependant, comme la plupart de ceux qui ont écrit sur l’ultra-gauche, je considère qu’il est important de souligner que l’Internationale Situationniste (qui a profondément influencé l’ultra-gauche dans la période 1972-1974) avait, pour ainsi dire, un pied dedans et un pied dehors.

12 novembre 2023

Federico Corriente

[i] Le Capital, Livre III, p. 369, Éditions Sociales, Paris 1976.

[ii] Ces dernières années, plusieurs auteurs ont mis en évidence l’intensité des échanges d’idées, de textes et d’expériences de lutte entre les milieux radicaux de Détroit et d’Italie au cours des années 1960. Le groupe Correspondance —nom adopté à partir de 1951 par la tendance Johnson-Forest, dont de nombreux membres vivaient à Détroit— a exercé une influence non négligeable sur l’opéraïsme à travers le texte de 1947 “The American Worker” de Paul Romano et Grace Lee, traduit par Danilo Montaldi à partir de la version française parue dans « Socialisme ou Barbarie » deux ans plus tard, et qui a été l’une des sources d’inspiration de la « co-investigation » opéraïste de Romano Alquati. À son tour, en 1968, l’opéraïste Ferrucio Gambino (qui a voyagé à Détroit et dans d’autres parties des États-Unis en 1967) a facilité la venue de l’ouvrier de l’automobile et ancien membre de la Correspondance James Boggs —coïncidant avec la publication de la traduction italienne de The American Revolution : Pages from a Negro Worker’s Notebook (1963)— pour donner de nombreuses conférences à travers l’Italie avec sa femme, Grace Lee Boggs, cofondatrice de la tendance Johnson-Forest.

[iii] Souligné par moi, F. C.

[iv] Dans Le Mouvement Communiste (Champ Libre, 1972), de Jean Barrot (Gilles Dauvé), on peut lire (p. 265) :

Le développement des Etats-Unis a fait naître et entretenu des « poches » de sous-développement très importantes. Divers groupes et minorités ne sont pas intégrés à la société américaine et vivent en marge de la classe ouvrière proprement dite, soit dans le chômage presque permanent et la misère, soit en exerçant des activités peu productives et très mal rémunérées (petits paysans, ouvriers agricoles). Mais le développement économique transforme le problème depuis la guerre, et surtout depuis quelques années, avec l’automatisation qui rejette de la production des centaines de milliers d’ouvriers. […] Ses effets ont cependant déjà commencé à se faire sentir, en particulier parmi les ouvriers noirs, les premiers menacés d’exclusion de la production.

Dans une note de bas de page, Dauvé cite expressément le livre de Boggs comme source, et souligne par ailleurs que « n’a pas été posée sérieusement par les “ révolutionnaires ”, sauf par la gauche italienne, dans son étude des manuscrits de 1857-1858 ».

[v] Le Mouvement Communiste n° 3, juillet 1972. (http://archivesautonomies.org/spip.php?article572)

[vi] L’apparente exception que représentent les textes de Barrot/Dauvé, qui ont bénéficié d’une diffusion constante et ininterrompue, n’en est pas vraiment une. A l’exception de ses écrits de la période 1972-1973 où la « rupture » est très visible, il a entrepris après la débâcle de 1973 des projets comme La gauche communiste en Allemagne 1918-1921 (1976) ou « Bilan » : contre-révolution en Espagne 1936-1939 (1979), que les néo-gauches communistes ne pouvaient pas disqualifier en bloc sans se tirer une balle dans le pied.

[vii] Jean-Yves Bériou, Théorie révolutionnaire et cycles historiques, op. cit., p. 346.

[viii] « Contre-interprétation du “ Contre-planning ” dans l’atelier », ICO n° 118, p. 3, juin 1972. [reproduit dans Rupture…, op. cit., p. 318.]

[ix] « Lip et la contre-révolution autogestionnaire », http://archivesautonomies.org/spip.php?article438

[x] La révolution aux États-Unis ?, pp. 61-62.

[xi] « Contre-interprétation du “ Contre-planning ” dans l’atelier », ICO n° 118, p. 28.

[xii] ICO n° 121, novembre 1972.

[xiii] Ibid, p. 29

[xiv] Ce n’est pas un hasard si le « manifeste » fondateur de 1974 rédigé par Henri Simon du groupe Échanges et mouvement —héritier direct de sa précédente incarnation, le groupement conseilliste-ouvrieriste ICO— s’intitule « nouveau mouvement » et non « nouveau mouvement ouvrier ». Pour le reste, le texte fournit un excellent résumé des idées « nouvelles » du groupe, que l’auteur oppose sournoisement à celles de l’ultra-gauche, qu’il distingue à peine du reste des tendances « d’avant-garde » qui « essaient de s’adapter » au nouveau monde de « l’autonomie ». http://cras31.info/IMG/pdf/nouveau_mouvement_liaison-no26.pdf

[xv] On notera l’aisance avec laquelle Henri Simon amalgame le « courant activiste » d’ultra-gauche et les groupes qu’il appelle traditionalistes « tant dans les analyses que dans les conceptions de l’organisation » sous prétexte qu’il s’agit de « groupes participant à l’idéologie d’avant-garde ». De leur côté, les « bolcheviks ressuscités » du type Révolution Internationale-CCI n’hésitent pas non plus à amalgamer l’ultra-gauche (qualifiée de courant « moderniste ») et les conseillistes sur la base d’une prétendue aversion anti-organisationnelle qui leur serait commune (voir à ce sujet « ICO : un point de vue », par Henri Simon : http://archivesautonomies.org/IMG/pdf/ico/supplement/ico-unpointdevue.pdf , “The Dissappointed of 1968 : Seeking Refuge in Utopia ” [Tendance Communiste Internationaliste]” https://libcom.org/article/disappointed1968-seeking-refuge-utopia, « Critique des soi-disant “ communisateurs ” (I) » https://fr.internationalism.org/content/10877/critiques-des-soi-disant-communisateurs-i-introduction-a-serie et « Critique des soi-disant “ communisateurs ” (II) »   https://fr.internationalism.org/content/10878/critique-des-soi-disant-communisateurs-ii-du-gauchisme-au-modernisme-mesaventures.

[xvii] Y compris, à l’époque, Barrot/Dauvé, qui l’a utilisée dans la grande majorité de ses écrits de l’époque avant de l’abandonner sans explication. Le « règlement de comptes » —si l’on peut dire— effectué par Dauvé avec la distinction domination formelle/domination réelle n’est intervenu qu’en 2004, en réponse à une lettre de la revue suédoise Riff-Raff sur la question https://libcom.org/article/correspondence-between-parts-riff-raff-collective-and-gilles-dauve-aka-jean-barrot .

[xviii] J.-Y. Bériou, Théorie révolutionnaire et cycles historiques, ibid., p. 327.

[xix]« Le prolétariat comme destructeur du travail », Négation nº1, p. 15. (https://archivesautonomies.org/IMG/pdf/gauchecommuniste/gauchescommunistes-ap1952/negation/negation-n01.pdf)

[xx] Souligné par moi, F. C.

[xxi] The Invading Socialist Society, C.L.R James, F. Forest et Ria Stone, Bewick/Ed, Detroit 1972, pp. 13-15.

[xxii] « Le problème n’était pas du tout (comme le prétendaient toutes les idéologies en vogue à cette époque) que cette classe ouvrière était intégrée : cette classe ouvrière était simplement soumise et dominée par des formes de répression extrêmement violentes, des formes qui […] n’étaient pas extérieures au mode de travail, mais complètement internes au procès de production». (Toni Negri, Del obrero-masa al obrero social, trad. Joaquín Jordà, Anagrama, Barcelone 1980).

[xxiii] C.L.R. James et consorts l’avaient compris, en montrant, par exemple, que le phénomène stalinien n’avait rien de particulièrement « russe », mais s’inscrivait dans un processus plus large qui se déroulait à l’échelle mondiale :

La meilleure façon de comprendre ces partis est de réaliser que même si la Russie stalinienne n’avait jamais existé et que la révolution prolétarienne avait été reportée, une formation politique similaire aux partis staliniens aurait émergé. (The Invading Socialist Society)

En d’autres termes, ces partis n’étaient ni des « instruments du Kremlin», ni une réédition de la social-démocratie classique, mais avant tout « un produit du travail et du capital à ce stade » (Notes on Dialectics). Et si, selon James, son rôle a déjà expiré en ce qui concerne les classes ouvrières des pays les plus développés, il reste pleinement valable pour les pays où la décolonisation et l’accès à un développement capitaliste « normal » sont encore en suspens.

[xxiv]Je ne prétends pas que ces citations résument les « conceptions organisationnelles » de C.L.R. James, et encore moins que sa pratique ait été un reflet fidèle de ces conceptions, mais je montre que dans sa réflexion sur cette question, il a été poussé à des limites qui ont été développées plus tard par l’ultra-gauche française. Fort d’une expérience supplémentaire de plus d’un demi-siècle, Roland Simon tranche la question de manière beaucoup plus claire et concluante :

[…] le surgissement de la classe, le mouvement de la révolution comme affirmation de la classe, peut être « capitalisé », formalisé, face au capital ; en un mot, organisé. […] la négation du prolétariat ne peut jamais acquérir une forme stable. […]

On peut regrouper, unifier, radicaliser des travailleurs révolutionnaires quand c’est immédiatement le fait d’être un travailleur productif, c’est-à-dire sa propre existence dans le mode de production capitaliste, qui est immédiatement posé comme nature révolutionnaire ; en revanche, on ne peut pas regrouper après l’émeute une organisation d’émeutiers, ni des grévistes sauvages refusant le travail en tant que « grévistes sauvages refusant le travail ». Il ne peut exister d’Organisation des saboteurs de Lordstown. Quand les pilleurs des ghettos américains forment des organisations, c’est pour faire de la politique ou organiser un « welfare » de base ; quand les saboteurs de Lordstown s’organisent en dehors de leur pratique même, c’est pour faire du syndicalisme. (Fondements critiques d’une théorie de la révolution, p. 566, éd. Senonevero, 2001).

[xxv] Facing Reality, p. 89.

[xxvi] Il est juste de reconnaître qu’à cet égard, le groupe Correspondance —dont Boggs a été membre jusqu’en 1962— l’avait précédé : « Le concept de Marx et de Lénine d’une période de transition vers le socialisme est également dépourvu de sens dans les pays avancés aujourd’hui ». (Facing Reality, p. 98, 1958)

[xxvii] « Lip et la contre-révolution autogestionnaire », http://archivesautonomies.org/spip.php?article438

[xxviii] « Transition », 1969, http://archivesautonomies.org/IMG/pdf/gauchecommuniste/gauchescommunistes-ap1952/invariance/1re-serie/invariance-serie1-n08.pdf

[xxix]F. Santini, Apocalipsis y supervivencia, p. 43, https://www.pdf-archive.com/2017/09/29/francesco-santini-apocalipsis-y-supervivencia-1994/

[xxx] Souligné par moi, F. C.

[xxxi] Notes on Dialectics, pp. 172-176.

[xxxii] Souligné par moi, F. C.

[xxxiii] « Le prolétariat est un concept politique. Tous les économistes et sociologues peuvent débattre de ce que sont le mode de production capitaliste, le travail productif ou même la classe ouvrière. Le concept de prolétariat est autre. On peut considérer, avec raison, les contradictions du mode de production capitaliste comme portant leur dépassement, mais alors cette énonciation signifie immédiatement un positionnement particulier, social et politique, dans ces contradictions, et non leur simple et simple reconnaissance. C’est en cela que le concept a toujours été intuitivement utilisé et qu’il n’est pas un simple synonyme de classe ouvrière quelles que soient les réserves apportées à ce dernier terme ». (« Contribution à la théorie des classes », Théorie Communiste n° 27, p. 288)

[xxxiv]« L’anti-fascisme dans un verre d’eau de Vichy », p. 7. (https://archivesautonomies.org/IMG/pdf/gauchecommuniste/gauchescommunistes-ap1952/negation/verre-eau-de-vichy.pdf)

[xxxv] « Prolétaires et communistes », Bulletin Communiste, supplément au n° 1 d’Intervention Communiste, février 1973. [reproduit dans Rupture…, op. cit., pp. 439 à 450.]

[xxxvi]« Bilan critique du voyou », Paris, septembre 1973. (https://archivesautonomies.org/spip.php?article1077)

[xxxvii] « Les classes », Intervention Communiste, n° 2, décembre 1973. [reproduit dans Rupture…, op. cit., pp. 451 à 462.]

[xxxviii] « L’anti-fascisme dans un verre d’eau de Vichy », ibid., pp. 16-17.

[xxxix] « Prolétaires et communistes », Bulletin Communiste, supplément au n° 1 d’Intervention Communiste. ibid., p. 442.

[xl] Ibid., p. 441.

[xli] J.-Y. Bériou, Théorie révolutionnaire et cycles historiques, ibid., p. 345.

[xlii] Le mouvement italien de ‘77 a fait une lecture particulière du « besoin de communisme » (déjà latent dans les textes du Mouvement Communiste) selon laquelle le « moteur » de ce besoin n’est pas la misère (au sens le plus large de l’expression) mais le développement des besoins de la « la plus grande force productive », à savoir la classe révolutionnaire, trop « riche » pour être reconduit vers le rapport capital-travail, et qui, par conséquent, tend à provoquer l’explosion de ce rapport.

[xliii]Le Mouvement Communiste n° 4, « Révolutionnaire ? (notes sur la subversion) » http://archivesautonomies.org/spip.php?article574

[xliv] « L’anti-fascisme dans un verre d’eau de Vichy », ibid., p. 4.

[xlv] Intervention Communiste n° 2, « Les classes », décembre 1973. [repris dans Rupture…, op. cit., p. 453 puis  461.]

  1. salle des machines
    20/12/2023 à 10:15 | #1

    [Audio] El fin del movimiento obrero y los orígenes de la teoría de la comunización – Dic 2023

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