Soutien au « camarade ninja » et autres considérations
Retour sur le buzz autour des soit-disant « flics-casseurs » et de ses tristes conséquences.
Tout commence par une situation de manif tristement banale, le 16 octobre 2010 à Paris, qui aurait pu n’être qu’anecdotique et vite oubliée : celle d’un « bon citoyen » s’improvisant défenseur de la vitrine d’un institut bancaire, et ceinturant un manifestant en train d’y exprimer sa colère ; d’autres manifestant-e-s accourent pour le libérer, pendant que les flashs, se ruant comme des mouches sur la scène au premier son de verre brisé, sont vivement repoussés. C’est arrivé cent fois, hélas, et ça ne semble pas prêt de s’arrêter.
Si nous en parlons, c’est qu’à partir de quelques images confuses largement diffusées, tout le monde ou presque a su se faire mousser : les médias en ont fait du sensationnel dans l’instant, permettant à quelques centaines d’internautes d’étaler à longueur de commentaires leur très fertile imagination, suivis de près par les directions syndicales, voyant là un bon filon pour isoler les formes les plus déterminées de la contestation, jusqu’à la police – cerise sur le gâteau – qui aurait eu tort de ne pas profiter de la situation pour redorer son blason !
Quid des manifestants pris à partie dans cette histoire ? L’un deux, après s’être fait traîner dans la boue par toutes les parties précitées – « casseur » pour les uns, « flic infiltré » pour les autres – est aujourd’hui en prison ! Comment en est-on arrivé là ? C’est précisément cette situation absurde qui impose, nous semble-t-il, quelques rappels et clarifications.
FANTASMES, MANIPULATION…
la formule n’est pas nouvelle ; chaque fois ou presque que la tension monte d’un cran, que les défilés débordent, qu’un conflit social se matérialise dans l’affrontement avec la police et l’attaque d’emblèmes du pouvoir et du capitalisme (banques, panneaux de pub, supermarchés, préfectures, commissariats… les cibles ne manquent pas !), on entend la même rengaine : ces actions « décrédibiliseraient » le mouvement, n’auraient rien à voir avec les manifestations, seraient l’œuvre de « casseurs », « infiltrés » dans nos rangs, voire de flics en civils poussant aux débordements !
Ces affirmations ont beau être absurdes, elle ne sont pas dues au hasard. Elles sont le fruit d’un discours élaboré sciemment, d’une propagande mensongère dans laquelle se rejoignent en pratique ceux qui s’opposent symboliquement : directions syndicales et gouvernements. Si les centrales syndicales prétendent représenter la contestation, elles cherchent surtout à lui dicter rythme et ton, n’ayant de cesse de modérer la colère des premier-e-s concerné-e-s, dans une logique de pouvoir et d’auto-préservation (assurer sa respectabilité, pour être invitées de choix à la table des négociations). L’histoire des combats ouvriers le montre tristement, à qui veut bien s’y intéresser.
Il n’est pourtant pas besoin de remonter très loin pour vérifier combien les victoires (comme le retrait du CPE en 2006) sont systématiquement le fruit d’une articulation entre mobilisations d’ampleur et généralisation des actes de désobéissance et de confrontation (blocages, séquestrations de patrons, sabotages, défense et offensives contre la police, casse, etc.). S’il ne s’agit pas de nier l’importance des grandes manifestations, force est de constater qu’elles n’ont, seules, rien donné jusqu’à présent, car c’est justement la perspective du dépassement des mots d’ordres syndicaux, la grève illimitée et le blocage de l’économie, l’insoumission généralisée et la jonction avec la colère couvant dans les cités dont l’État a explicitement peur !
Dès lors, pour brider la colère des participant-e-s et assurer l’ordre dans les rangs, rien de tel qu’un épouvantail : le « casseur », défini par contraste avec le « manifestant ». Le premier serait un barbare opportuniste s’immisçant dans un mouvement qui n’est pas le sien, le second un citoyen respectable exprimant son indignation démocratiquement. L’enjeu est clair : marteler par tous les moyens cette distinction imaginaire, diviser pour mieux régner, quand bien même la réalité ne cesse de mettre le mythe en défaite, des ouvrier-e-s de Continental saccageant la sous-préfecture de Compiègne aux syndicalistes de Charleville caillassant flics et locaux de l’UMP, en passant par quantité de lycéens, lycéennes et déscolarisé-e-s qui, sortant dans la rue pour manifester, refusent de se laisser disperser et répondent aux agressions des policiers.
… ET INFILTRATION !
il est clair que le mouvement actuel dépasse le seul cadre des retraites, et que pour bien des gens, cette réforme constitue la goutte d’eau les poussant à (ré)agir ; pour les sans-papiers, Rroms, jeunes issus des quartiers populaires, et quantité d’autres exploité-e-s… cela ne constitue qu’une attaque supplémentaire, qu’un pas de plus dans l’inacceptable. De là, part une colère singulière, à laquelle vient s’ajouter le ras-le-bol de tou-te-s celles et ceux qui, épuisé-e-s par la cécité et la surdité du gouvernement, sentent qu’il est nécessaire de déborder les cadres usés de la contestation (en)cadrée.
Or, si les flics en civil ont toujours été de tous les cortèges, il est évident que le contexte a bien des raisons de les mobiliser. C’est que ça pète un peu par ci, par là, de tous les bouts ; contrairement à ce que nous assène la propagande, les fameux « casseurs » sont partout : jeunes ou vieux, profs comme élèves, travailleurs et travailleuses syndiqué-e-s ou non, chômeurs/chômeuses ou salarié-e-s… les « populations à risque » ne cessent de se multiplier. Mais quand le spectre de cette « délinquance », agité quotidiennement au JT, ne suffit plus à l’endiguer, il faut du chiffre et des peines de prison pour dissuader.
Alors il en faut beaucoup, des flics, pour suivre pas à pas tout ce monde là ; à commencer par les plus déterminé-e-s, les plus énervé-e-s, mais aussi par les plus stigmatisé-e-s ; outre les « jeunes de banlieues », les dits « anarcho-autonomes » constituent un élément de choix, désignés comme « ennemis intérieurs » au terme de procédures antiterroristes bidons. Prendre en photo, observer, écouter, cartographier des vies, des affinités… mais aussi sortir un brassard (ou pas) au moment opportun, pour ramasser les copines, les copains, et les gens qui traînaient par là à ce moment là… voilà le sale boulot des flics infiltrés. Réprimer la révolte, à défaut de pouvoir la tuer dans l’œuf, et non pas… la provoquer ! Il suffit d’avoir participé à quelques situations émeutières pour réaliser combien les flics peuvent être vite débordés et peiner pour regagner le terrain !
En conséquence, savoir que les manifs grouillent de flics est une chose, et il est normal d’être méfiant-e – qu’ils se déguisent avec des autocollants CGT ou même CNT n’a par ailleurs rien de nouveau, n’en déplaise à Bernard Thibaut -, mais il importe, aussi, de faire preuve d’un brin de discernement. Car quand ceux et celles qui agissent de manière plus directe en manif sont accusé-e-s d’être des flics déguisé-e-s en manifestant-e-s, c’est le pouvoir qui est content (au delà des indignations des dirigeants et policiers, qui ne peuvent se permettre de laisser penser que la police ment, ceux-ci savent aussi en profiter) ! Mettre dos à dos flics et « casseurs », outre que cela est infamant, c’est contribuer directement à la propagande pacificatrice menée parallèlement par les directions syndicales et le gouvernement, c’est neutraliser ces autres possibilités d’action, qui seront dès lors accueillies avec suspicion, et c’est isoler ceux et celles qui se font prendre (puisque ça, les flics le font !), en substituant le doute à la solidarité. En bref, c’est faire le jeu du pouvoir, qu’on le veuille ou non !
DE « NINJAS » ET DE « VIEUX CONS »
Ceci étant dit, revenons à notre « situation de manif tristement banale, le 16 octobre 2010 à Paris ». Ni anecdotique, ni vite oubliée, hélas, puisque quantité de spécialistes auto-proclamés se sont depuis succédé, pour prouver qu’un manifestant en particulier – le « camarade ninja » – (ainsi que nous choisirons de l’appeler) n’était autre qu’un flic. Quant à nous, nous ne tenterons pas de « prouver » le contraire : rien ne semble pouvoir faire taire les conspirationnistes les plus averti-e-s, et il n’est pas de notre souhait de faciliter le travail des policiers, en versant quelque élément au dossier. Nous nous contenterons donc de rappeler des faits, et de dire ce que notre subjectivité d’individus engagés dans des luttes, ici et ailleurs, depuis des années, a vu dans la fameuse séquence de l’agence Reuters, si regardée, si commentée.
Retour au 16, donc, à la dispersion de la manif syndicale : autour d’une banderole « contre l’exploitation, bloquons l’économie », un millier de personnes part en manifestation sauvage de Nation, malgré l’intervention du service d’ordre de la CGT (tristement connu pour ses exactions, et notamment le tabassage de sans-papiers) qui tente de limiter le débrayage (on peut certainement dire de ce SO qu’il fait objectivement le travail des flics, mais nous nous garderons bien de parler d’infiltration !). Plusieurs centaines de personnes réussissent néanmoins à passer, et accélèrent en direction de Bastille, au rythme de divers slogans. Les flics croisés sont tenus en respect par des jets de pétards, alors que tags et pochoirs revendicatifs fleurissent sur les murs des banques et de la préfecture de police situés sur le chemin. Ça court, ça crie, ça vit.
Évidemment, pas mal de journalistes avec force flashs et caméras sentent qu’il peut y avoir de l’action, et se tiennent à l’affût des premières poubelles renversées. La vidéo dont il est ici question commence à hauteur d’une banque, quand un « homme à capuche » entreprend d’en briser la vitre avec un poteau. Un monsieur, la cinquantaine, que nous appellerons « vieux con » par simplicité, est assis en terrasse non loin de là, et sirote une boisson en famille, revenant de la manifestation. Non content d’avoir pu manifester plusieurs heures à sa manière sans que personne ne vienne l’emmerder, cette seconde manifestation semble éveiller en lui une âme policière, puisqu’il se dirige vers l’« homme à capuche » en lui criant « arrête, pauvre con ! », avant de le ceinturer.
« Camarade ninja » fait alors irruption, masqué et équipé de ce qui semble être un bâton. Il repousse « vieux con » d’un habile coup de pied sauté, puis se lance en direction des objectifs occupés à capturer la scène, aux cris de « cassez-vous ». Les journalistes reviennent aussitôt, mais repartent sous la menace du bâton. Pendant ce temps, d’autres gens sont occupés, en arrière plan, à faire lâcher prise à « vieux con », qui semble ne pas vouloir laisser l’« homme à capuche » tranquille. Coupure. La suite de la vidéo montre la grande fiesta policière à Bastille, après qu’une quarantaine de personnes aient été interpellées par une troupe de flics en civil, ayant soudain sorti brassards et matraques de sous leurs habits.
C’est tout. Ce que nous avons vu, nous, c’est un manifestant venir en aide à un autre, alors aux prises avec un citoyen-justicier, puis dissuader activement les journalistes présents d’enregistrer des images dont on sait qu’elles facilitent le travail policier, en vue d’interpellations puis d’inculpations après ce type d’action. On pourra certes juger que le coup de pied dans le dos était de trop, bien que ce ne soit notre intention de distribuer les bons et mauvais points, et que la « victime » ait ensuite précisé dans les médias qu’elle avait été à peine bousculée, et que personne n’avait cherché à lui faire mal (là où e bât blesse, c’est que « vieux con » semble y voir un argument supplémentaire en faveur de la thèse des policiers infiltrés ; on réalise combien le monde est à l’envers pour certains, quand la qualité de manifestant-e-s est mise en doute du fait qu’un passant, même chiant, n’ait pas été tabassé par ces dernier-e-s, alors que les flics, eux, offrent des fleurs, comme chacun-e sait !).
Quoi qu’il en soit, à partir de ces quelques images seulement, les esprits se sont échauffés : le coup de pied sauté devient la preuve d’un flic « venant en secours à un collègue occupé à casser » ; le bâton tenu comme une batte de baseball devient « matraque policière » ; l’efficacité du « camarade ninja » une preuve de son professionnalisme et de son appartenance au corps de métier incriminé ; l’intimidation des journalistes mitraillant les protagonistes (dont certains ne semblent pas masqués) devient « opération de maintien de l’ordre » ou « sécurisation du périmètre » ; enfin, les journalistes deviennent des manifestant-e-s, que le « camarade ninja » aurait tenté de repousser, en bon flic infiltré (seul contre tous !). Évidemment, l’intervention brutale des vrais flics en civil en fin de manifestation n’arrange rien au cafouillage…
On en serait bien resté là. À quelques théories complotistes sur Internet, qui ne datent pas d’hier. Mais l’ampleur du « débat » autour de l’identité et des mobiles du « camarade ninja » jusque sur Indymedia nous a contrarié-e-s. Plus encore quand journaux et syndicats en ont fait leurs choux gras. La police accusée de faire ce contre quoi elle s’escrime, ça n’allait pas passer… et ce n’est pas passé ! Une semaine plus tard, les flics arrêtaient un camarade lors de la perquisition en grande pompe d’un squat politique du XXe arrondissement. De quoi présenter un trophée (estampillé « anarcho-autonome », qui plus est !) lavant la police de tout soupçon, et décrédibilisant du même coup la parole contestataire contre cette même police, dès lors qu’elle s’élève contre les violences bien réelles que la police commet tous les jours, depuis toujours, puisque telle est sa fonction. Beau cadeau fait à la flicaille que celui de l’absolution !
Alors, serait-ce les « casseurs » qui décrédibilisent le mouvement ? Ses « représentants » ne se décrédibiliseraient-ils pas seuls ? Évidemment, il ne nous appartient pas de dire si la personne arrêtée et « camarade ninja » ne font qu’un, et à vrai dire, cela n’importe pas. Ce qui importe, selon nous, c’est que le buzz spectaculaire et l’alimentation de rumeurs et fantasmes sans éléments tangibles n’a eu à priori que des conséquences désastreuses… dont l’incarcération de quelqu’un !
ET MAINTENANT ?
Ce texte vise notamment à inciter toutes les personnes hostiles à la répression, mais qui ont néanmoins accrédité ou cru la thèse de « flics-casseurs » à se reposer la question sur les conséquences, à court et moyen terme, de cette affaire.
Au delà du fait qu’un camarade ait été jeté en prison, l’enjeu, pour le mouvement actuel comme pour tous les mouvements à venir, est de ne pas céder à la paranoïa, à la culture de la rumeur et aux théories du complot, sauf à vouloir participer de la criminalisation et de l’exclusion des formes les plus vives et nécessaires de la contestation.
En outre, le slogan aberrant « flic-casseur », tel qu’on l’a vu scandé dans de très récentes manifestations, est à même d’encourager des comportements pour le moins effrayants. S’il est désormais considéré que « casser » en manif relève du comportement policier, alors les flics n’ont plus qu’à se frotter les mains, puisque leur seront livré-e-s les émeutier-e-s par des manifestant-e-s persuadé-e-s de renvoyer à leurs collègues des infiltré-e-s, faisant très ironiquement le travail de la police qu’ils entendent ainsi dénoncer et chasser !
À bon entendeur.
Contre l’État, les flics et les patrons, ne lâchons rien !
le 9 novembre 2010, des révolté-e-s d’ici et d’ailleurs
Indy Nantes, mercredi 10 novembre 2010 – 16:23
En effet…
“Il n’est pourtant pas besoin de remonter très loin pour vérifier combien les victoires (comme le retrait du CPE en 2006) sont systématiquement le fruit d’une articulation entre mobilisations d’ampleur et généralisation des actes de désobéissance et de confrontation (blocages, séquestrations de patrons, sabotages, défense et offensives contre la police, casse, etc.). S’il ne s’agit pas de nier l’importance des grandes manifestations, force est de constater qu’elles n’ont, seules, rien donné jusqu’à présent, car c’est justement la perspective du dépassement des mots d’ordres syndicaux, la grève illimitée et le blocage de l’économie, l’insoumission généralisée et la jonction avec la colère couvant dans les cités dont l’État a explicitement peur !”
Si je partage plutôt ce constat, je doute qu’il soit essentiel “qu’un conflit social se matérialise dans l’affrontement avec la police et l’attaque d’emblèmes du pouvoir et du capitalisme (banques, panneaux de pub, supermarchés, préfectures, commissariats… les cibles ne manquent pas !) “. Un emblème, ce n’est pas la chose même.
Par ailleurs, les véritables raisons du passage en force de la réforme sont-elles “la cécité et la surdité du gouvernement” ? Est-ce à dire qu’un gouvernement moins sourd et moins aveugle aurait pu faire un autre choix, et que s’ouvrirait alors l’espoir d’une politique alternative ? N’est-ce pas d’abord par son contenu, ses conséquences sur le niveau de vie, que la réforme a provoqué “une colère singulière […], un “ras-le-bol”, le refus de “l’inacceptable” ? Si le rejet prend une forme politique, c’est bien parce que seul l’Etat peut faire au niveau national le boulot de médiation juridique et policière de l’économie, pour le capital. A aucun moment l’Etat ne se dresse face à la logique de la mondialisation, il ne cherche même plus à préserver particulièrement sa population, juste à contenir sa révolte dans les limites de l’acceptable pour la poursuite sans frontières des affaires.
Le mouvement d’octobre n’a pu que rester au bord d’une remise en cause de l’économie, et ne l’a manifesté qu’indirectement, à travers le politique. Au-delà des formes plus ou moins radicales de luttes, c’est aussi leur fond commun, qui fait qu’elles forment un tout, qu'”elles sont systématiquement le fruit d’une articulation entre mobilisations d’ampleur et généralisation des actes de désobéissance et de confrontation.”