« L’évolution des conflits de classe » au Québec
Les camarades de la revue Temps Libre, à Montréal, nous ont demandé de relayer ce qui suit. dndf

Cinquante ans après la dernière analyse systématique des classes sociales de la société québécoise, le troisième numéro de Temps Libre, paru cet automne, propose un portrait des classes sociales du Québec qui tente de rendre compte des transformations structurelles subies par le capitalisme lors des dernières décennies. L’extrait qui suit représente le quatrième et dernier texte de ce numéro et tente de mesurer l’effet du passage au cycle néolibéral sur la manière dont se jouent les conflits entre les classes.
On peut interpréter le cycle néolibéral comme une réponse à la crise structurelle des années 1970. Dans la mesure où cette réponse a sérieusement transformé la structure de classes de la société québécoise, il était en quelque sorte inévitable que le portrait brossé s’éloigne des derniers grands travaux marxistes entrepris sur les classes sociales au Québec. Or, le cycle d’accumulation introduit par la restructuration néolibérale a aussi pour corollaire le passage à un nouveau cycle de luttes. Au cours de cette restructuration, non seulement la division en classes de la société en sort bouleversée, mais il en va de même de la conflictualité entre les classes. Parler de la lutte des classes comme étant structurée par des cycles de luttes, c’est prendre acte du fait qu’elle s’inscrit nécessairement dans une configuration historiquement déterminée du mode de production capitaliste, laquelle définit ses possibilités et ses limites. Les outils pratiques permettant de résister à l’exploitation, les identités politiques mobilisées pour mener les luttes et, inversement, les moyens utilisés pour encadrer et réprimer celles-ci sont largement tributaires de ces configurations changeantes.

À propos de ce passage :
« Dans ces situations, on verra typiquement émerger des identités politiques générales comme le « 99 % », les « classes populaires », les « gens ordinaires » ou encore le bon vieux « peuple ». Ce qui est certain, c’est qu’on n’assistera pas au grand retour de la « classe ouvrière » ou du « prolétariat » en tant qu’identité politique portée massivement par des prolétaires. Certes, on trouvera toujours ici ou là des prolétaires capables de se reconnaître dans ces catégories, mais il faut admettre que le mot « prolétariat » se retrouve bien davantage dans la bouche des membres (ou aspirants membres) de la CMS friands de théorie marxiste que dans celles des travailleur·ses productif·ves subordonné·es. Cet état de fait n’est pas entièrement à déplorer. Il ne faut pas oublier que la reproduction d’une identité ouvrière à laquelle s’identifiait fièrement une partie du prolétariat était aussi un obstacle, dans le cours des luttes, à la reconnaissance du caractère imposé et contraignant de l’appartenance de classe, de même qu’à la nécessité de s’y attaquer en s’en prenant à la racine de l’exploitation capitaliste plutôt qu’à la stricte propriété des moyens de production. L’identité ouvrière, c’était aussi l’illusion selon laquelle la condition ouvrière est en elle-même porteuse d’un devenir communiste. »
Je sais bien que dans la vision communisatrice de TC, le passage au supposé ultime cycle de luttes avant la révolution traduit la marche en avant de l’histoire. Donc bien sûr évidemment ce qui caractérisait le cycle précédent ne pouvant y conduire, rien n’était mieux avant, « l »identité ouvrière » et la « conscience de classe » d’hier comme base de sa puissance pour un pouvoir prolétarien ne sont pas mieux considérées que les nouvelles identités politiques d’aujourd’hui ayant effacé la contradiction essentielle capital-prolétariat. Admettons.
Cela dit cette vision optimiste et paradoxale signifie-t-elle pour les auteurs que dans la conjoncture révolutionnaire, le prolétariat ne retrouve pas transitoirement une identité, puisque c’est pour TC « en tant que classe » qu’il abolit les classes ? Ou bien le prolétariat réaliserait-il son être et sa mission historique à l’aveugle sans savoir qui il est, soit l’autre du capital ?
Or voilà bien une question, celle de l’émergence d’un moment ou de situations dans lesquelles l’impasse actuelle de la convergence des luttes identitaires, qui noyent dans l’illusion politique la contradiction économique de l’exploitation, fera place à l’apparition d’écarts pointant le dépassement de ces limites. Et pour atteindre cet état de faits, il s’agit bien d’une subjectivation de rupture révolutionnaire, autrement dit de la construction produite d’une nouvelle identité prolétarienne, quand bien même celle-ci se considérerait en même temps comme « contrainte extérieure ».
Pour l’heure il ne s’agit que d’une hypothèse très hypothétique…
Tout le problème du passage relevé par Un Passant (et donc tout le problème du texte) se résume à sa dernière phrase.
« L’identité ouvrière, c’était aussi l’illusion selon laquelle la condition ouvrière est en elle-même porteuse d’un devenir communiste. »
De deux choses l’une. Soit on est marxiste et la condition ouvrière est porteuse du devenir communiste parce que le salariat est la contradiction fondamentale qui doit amener le capitalisme au point de rupture. Soit la condition ouvrière n’est porteuse de rien de spécial, en tout cas pas d’un devenir communiste, et le marxisme est à jeter à la poubelle, de même que l’idée de communisme.
La deuxième option n’est pas impossible. Le fait que la théorie marxiste n’intéresse plus que quelques « membres de la CMS » (dont les auteurs font visiblement partie) en est peut-être justement un indice. Mais du même coup, cela discrédite cette longue dissertation que veut nous infliger Temps Libre. À partir de là, je m’interroge sur la fonction sociale de ce bavardage à propos d’une théorie qui est en réalité jugée obsolète. Cela s’apparente un peu pour moi à faire de la théologie sans croire. Cela procure-t-il une forme de distinction sociale dans certains milieux ? Est-ce plus ou moins sexy que la Tour Eiffel en allumettes de M. Pignon ?
@Ahah
C’est intéressant parce qu’il me semble qu’on n’a jamais vraiment discuté de la chose. Il y a peut-être avec cette citation davantage un problème de vocabulaire qu’une affirmation qui ferait s’écrouler tout le texte. Au contraire, celui-ci montre avec détails et précision, dans le cas certes limité du Québec, le passage d’un cycle de luttes à l’autre, dans les termes de TC. C’est son intérêt.
Ce que le texte juge « obsolète » à juste titre, c’est la conception ancienne de la montée en puissance de la classe ouvrière et de ses organisations vers une prise de pouvoir politique du prolétariat, et il nous montre les circonstances de son effondrement dans la période concernée sur un demi-siècle. Rien de nouveau pour la théorie mais un sacré travail démontrant la validité de celle à laquelle on se référe généralement ici pour ce qui concerne la description de cette période. Une théorie (de la communisation) par conséquent tout sauf obsolète.
La remarque que j’ai faite en #1 concerne un avenir éventuel que n’aborde pas Temps Libre. Elle essaye de dire qu’il y aurait deux temps dialectiques dans l’identification à la classe exploitée, l’effacement que nous connaissons depuis la restructuration mondiale du capitalisme, et le retour théorisé avec les concepts d’écart, puis de dépassement produit dans une conjoncture révolutionnaire. Sous quelle terminologie cela pourrait se produire ?
Alors je dis question de mots parce que même ceux de « condition ouvrière » sont passés de mode, et le prolétariat envisagé pour faire la révolution n’est pas constitué que d’ouvriers. En termes marxistes il s’agit plutôt de « condition prolétarienne » et d’une action ou activité de crise (c’est le terme d’Astarian) de la classe prolétarienne.
Peut-être que le vocabulaire du marxisme ne reviendra pas à l’identique ni dans la bouche des « prolétaires » ni dans le langage théorique, et tant pis puisqu’il n’aurait plus le même sens, au même titre que le concept de révolution communiste même, immédiate c’est-à-dire sans transition.
Quant à être sûr de la composition de classe de ceux qui font de la théorie, pour les voir appartenir à la CMS, c’est peut-être parce qu’on considère qu’un travail intellectuel ne peut pas être produit par un prolo, avec sans doute une image préconçue et grossière, et sic, obsolète de ce qu’il est aujourd’hui. Toujours est-il que cela me semble un faux problème tant que la théorie reste déductive, partant des concepts, avant de devenir éventuellement inductive, partant de faits concrets, à savoir des écarts réels suffisamment importants pour définir un changement de période historique. En quoi TC a reconnu à la rupture de SIC être allé vite en besogne. Les véritables théoriciens ne seront jamais que des poignées d’individus jusqu’au moment où les masses en viendront à la critique des armes, s’emparant d’une théorie auto-produite par leur action de classe même, que la théorie des théoriciens tente de préfigurer, sachant que ce ne serait pas une situation dans laquelle on demande son avis à un état major théorique : dans la fulgurance de l’événement insurrectionnel disparaît la frontière entre « lathéorie » et « lapratique ». Bref, que des théoriciens soit de couches moyennes ne saurait être un « indice » de la fin de l’exploitation d’une classe par une autre.
Est-ce que ce mouvement peut se traduire par l’émergence d’une nouvelle identité révolutionnaire de classe, c’est l’hypothèse que je faisais, allant au-delà du moment actuel où s’arrête Temps Libre. J’ai parlé d’une vision optimiste car ce n’est pas en tant que telle que la disparition de l’identité ouvrière est une bonne chose en soi, et tout l’enfer des temps présents nous le rappelle chaque jour : il n’y a pas de restructuration sans défaite ouvrière.
Sans rejouer les débats sur la nature humaine etc. (re: TC, Dauvé et compagnie), je pense qu’on peut être marxiste sans penser que « la condition ouvrière est porteuse de communisme », par contre on est obligé de penser que le prolétariat en tant que catégorie constituée par l’exploitation est porteur de communisme (mais je chipote peut-être sur les mots). Les deux commentaires précédents soulignent cependant le problème derrière certaines élaborations (trop?) sophistiquées de la théorie de la communisation : la révolution communiste devient une sorte de processus inconscient. Pour citer Stoff : « C’est comme si le communisme était produit par la contradiction de catégories abstraites. Un peu comme la rencontre d’une masse d’air chaud et humide avec un front froid produit un gros nuage. On remplace la politique par la météorologie. » Pourtant, il me semble que le communisme est un ensemble de relations sociales transparentes et que tout « individu communiste » doit être conscient qu’il produit des rapports sociaux communistes ou y participe (pardonnez les approximations de langage). Comment faire la quadrature du cercle ? Je pense que le passant n’a pas tort : il faudra bien que réapparaisse, même brièvement, une identité (une conscience ? oups) prolétarienne, en décomposition et visant à se supprimer, mais quand même. Donc quoiqu’en dise Temps Libre, je pense bien que la monopolisation du mot « prolétariat » par les CMS est « entièrement à déplorer », désolé si ça fait de moi un ouvriériste ou programmatiste ou que sais-je.
À propos de l’inconvénient qu’il y aurait à ne pas être prolétaire pour prétendre faire de la théorie communiste, donc avec le prolétariat comme sujet de la révolution, aucun ouvrier communiste avec la tête sur les épaules n’a jamais reproché à Marx, Engels ou Bakounine, ni même un ouvrier des conseils aux leaders du Conseillisme de ne pas être des ouvriers. Et l’ouvriérisme est à proprement parler davantage une tare étrangère au monde ouvrier. Psychologiquement ça se comprend comme complexe d’infériorité de ne pas être élu par l’Histoire comme révolutionnaire par essence.
Au demeurant ce qui « n’est pas à déplorer » pour Temps Libre, c’est la disparition de l’identité ouvrière comme support d’une construction politique programmatiste et donc vouée à ne pas pouvoir, ni de fait vouloir abolir le capitalisme, pas le fait que les théoriciens appartiendraient à la CMS (on se demande pourquoi ‘supérieure’ en pensant péjorativement « classe de l’encadrement », concept d’ailleurs discutable et caricatural, quand on connaît la condition économique de la plupart d’entre eux…). Cette disparition était une condition pour que surgisse l’idée d’autonégation du prolétariat, lisible dans des luttes des années 1970, et la rupture théorique qui s’en suit.
Et franchement, qu’est-ce que ça nous apporterait de plus, ainsi qu’au prolétariat, que les théoriciens de la communisation soient d’authentiques prolétaires labellisés par leur « biographie » comme dans la tradition stalinienne? La théorie se pense et se produit dans un langage qui suppose un vocabulaire conceptuel et une forme de présentation comme tout travail d’abstraction de sciences sociales ou autres. Pourquoi voudrait-on qu’il soit spécifiquement prolétarien ? Ce qui conduit les prolétaires à devenir communistes, c’est leur vie, pas les bouquins dont seuls ont besoin ceux qui n’ont pas cette vie. C’est d’ailleurs ce que Marx disait du Capital…