Considérations sur les « indignés »
Il fut un temps où les soulèvements de la classe ouvrière et/ou de la jeunesse s’appuyaient sur de solides écrits révolutionnaires : le Manifeste de Marx et Engels, le petit livre rouge, quelques essais situationnistes… Les révoltes du XXe siècle ont eu au moins le mérite d’être motivées par une stratégie globale de renversement effectif de la société, renversement qui, s’il n’a pas eu lieu, n’en est pas pour autant disqualifié dans les expressions les plus virulentes du Conflit en cours, bien au contraire. Mais il en va autrement du soulèvement des « indignés », qui a récemment bénéficié d’un emballement médiatique qui a eu tôt fait d’en faire le modèle de la « révolution citoyenne » de demain. Disons-le tout de suite : le grand soir de la « démocratie réelle » respire un air bien peu révolutionnaire…
On aurait pu, en 2011, se contenter d’une insurrection façon « comité invisible », et ce malgré le gouffre tactique d’un ouvrage comme L’insurrection qui vient, mais c’est mésestimer la capacité d’une partie de la jeunesse à s’enticher de hochets citoyennistes en guise de théorie révolutionnaire. Indignez-vous n’est pas autre chose [Bien sur, c’est également un produit commercial attractif : pensez donc, un « essai » écrit par un résistant, vendu au prix hyper-compétitif de 3€, dans vos grandes surfaces avant Noël ! À défaut de piller sauvagement le supermarché du coin, vous pourrez toujours courir comme un dératé vers son rayon « culturel », et, pour une fois, faire l’impasse sur la dernière bio de PPDA ou sur le DVD pas-cher-du-tout du best-of de la Coupe du monde 98, pour ressentir le grand frisson révolutionnaire, bien au chaud, lové au fond du canapé avec, ô comble du gauchisme, Foule sentimentale d’Alain Souchon en fond sonore.]. Le problème étant néanmoins que le lecteur de Stéphane Hessel, ce révolutionnaire du living-room, s’est mis en tête de sortir de chez lui, et de montrer qu’il savait « s’indigner ». Il a donc attrapé sa tente Quechua, son Iphone, et s’en est allé camper au milieu des places, pour réclamer la « démocratie réelle », celle des citoyens apolitiques, pacifiques [Il a alors créé des tas de commissions, fait du théâtre de rue, des slogans « poétiques », des spectacles de clown, un potager bio, des toilettes sèches, une garderie, et même un live sur webcam pour suivre ce qui ne se passe pas sur la place (véridique !).]. Et quant les flics, à Barcelone, à Paris, sont venus pour clore la fête, histoire qu’on puisse circuler ou boire à une finale de foot remportée par l’équipe locale, il s’est assis par terre, a crié « non à la violence ! » : plus d’une centaine de blessés à Barcelone, dont un encore dans un état grave à l’heure qu’il est. Le pacifisme a une limite : ça s’appelle le masochisme. La voilà franchie avec brio par les « indignés » catalans. Au-delà de l’impasse stratégique, transparaît là une réceptivité inquiétante au discours dominant issu des médias bourgeois, notamment sur les soulèvements tunisiens et égyptiens. Car l’indigné a ses références historiques « ready-made », et ce ne sont pas ces soulèvements en tant qu’événements réels, mais figés dans leur représentation spectaculaire. Oubliés les martyrs, la torture policière, les snipers sur les toits, les exactions de l’armée, les combats à la roquette entre bédouins et flics égyptiens, les commissariats brûlés, les prisons ouvertes, les affrontements de rue ? Sans doute, et, avec eux, ce fait marquant : les révolutions arabes n’ont pas eu lieu. Elles ne sont encore que des possibles avortés, des 1905 en puissance. Car, malgré toute la violence déchaînée de part et d’autre, le système est encore debout : on torture encore dans les commissariats tunisiens, l’armée en Égypte réprime violemment les grèves, tandis qu’on prépare des « élections libres », afin sans doute de prouver, une fois de plus, que la liberté et l’égalité sont solubles dans le suffrage universel.
Mais revenons à notre « indigné ». Il croit au Souverain Bien, et il lui a donné un nom : démocratie. En son nom, et en celui de l’apolitisme, il arrache les affiches anarchistes et les drapeaux républicains de la place Puerta del Sol, foulant au pied des années de résistance anti-franquiste, il nie le droit à une parole collective (« chacun parle pour lui-même ») autre que celle issue de l’assemblée générale « consensuelle », refuse qu’on puisse défendre l’idée d’une réponse proportionnée à la violence étatique, fait huer ceux qui ont l’outrecuidance de critiquer la mise en place d’une commission « garderie » lorsque la préparation d’une commission « défense » en vue d’une intervention policière paraît répondre plus pertinemment à l’enjeu du moment. Qui peut croire qu’on peut renverser le système en se contentant d’une zone d’autonomie temporaire qui se satisfait du simple fait d’exister ? Qu’est-ce qu’une « démocratie réelle » limitée à une place, sinon de la masturbation politique pour idéalistes en mal d’un capitalisme « gentil » et d’un régime parlementaire « participatif » ? L’occupation de lieux centraux dans les villes a son importance, mais cette occupation ne peut qu’être fondée sur l’idée de contagion révolutionnaire à partir de centres stratégiques, dans le cadre plus large d’une insurrection potentiellement armée : la place Tahrir en est un exemple partiel, ce qui a sans doute justifié, aux yeux des militaires égyptiens, la nécessité de son évacuation rapide après le départ de Moubarak.
Idéologiquement, disons-le clairement, le mouvement « pour la démocratie réelle » pue. On y retrouve quelques éléments de discours populistes : il existerait ainsi un capitalisme et une forme de démocratie bourgeoise « qui marche », contre le capitalisme « mondialisé » (remplacez « mondialisé » par « apatride » si vous vous sentez des crampes au bras droit) qui justifierait alors un retour à un capital « national » ; le corps politique constitué par les « citoyens » aurait pour lui le bon sens et la raison, qu’accompagne la mesure — et donc le refus de tout grand chambardement —, ce qui ferait du « citoyen » la forme indépassable de l’exercice d’une liberté idéale garantie par le droit. Bien sur, c’est un discours « de gauche », mais est-ce pour autant un discours révolutionnaire ? L’indignation a ceci de problématique qu’elle a la vue courte. Aller à l’encontre du processus historique de la mondialisation capitaliste peut s’avérer hautement inefficace. Marx ne disait-il pas que celui-ci était la mort même du pouvoir économico-politique de la bourgeoisie ? La globalisation capitaliste peu à peu doit nous amener à penser le renversement global de la société de classes, et non pas à fantasmer en réactionnaires un retour en arrière qui n’éliminerait nullement l’exploitation, mais la déplacerait sur un plan qui, stratégiquement, n’est pas franchement plus à même de prêter le flanc à la révolution. Et si nous devons combattre le capitalisme mondialisé, c’est en tant que capitalisme, et non pas en tant qu’il est mondialisé. Lorsque les indignés font référence aux « 300 grandes fortunes » ou, plus flou encore, au « pouvoir des banquiers », ils ne font qu’énoncer des coupables au sens où l’entendrait un tribunal bourgeois, sur la base de responsabilités individuelles indépendantes de tout élément systémique, et rejoignent en cela les gouvernements occidentaux (les fameux « abus » chassés par le gouvernement Sarkozy). S’il y a culpabilité, elle est à chercher du côté de la classe bourgeoisie toute entière, de ses expressions, de ses institutions. La seule posture qui vaille n’est pas l’indignation, mais la prise de parti dans la lutte de classes, pour le parti [Toujours au sens de parti-pris, la forme légale du parti politique participant des « moyens aliénés » qui ne sauraient être destinés à combattre l’aliénation.] communiste, le seul qui soit celui de la révolution.
Une évolution positive du mouvement est néanmoins envisageable, mais celle-ci ne pourra avoir lieu qu’à deux conditions : révision de la stratégie pacifiste et ouverture d’un « deuxième front » sous la forme de grèves multiples, voire d’une grève générale. Ces deux conditions paraissent seules pouvoir entraîner une radicalisation progressive, théorique et pratique, d’un « mouvement » dont la dissolution sera alors envisageable. Mais, pour l’instant, que ce soit en Espagne, en Grèce ou en France, il n’est pas souhaitable que se poursuive un mouvement qui, en quelques occasions, se fait glaçant (hymne et drapeau national sur la place Syntagma à Athènes, drapeaux de l’Espagne monarchiste dans les rassemblements de solidarité, présence des conspirationnistes de Zeitgeist à Bastille…). Contre l’indignation des idiots utiles de la démocratie bourgeoise, affirmons ainsi avec force la nécessité d’une insurrection politique, apatride et radicale, seule à même de permettre l’élaboration de la forme nouvelle nécessaire au monde de demain. Le système ne se réforme pas, il se détruit !
source: la guerre dans l’âme
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