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A Wall Street, la hausse sans fin de l’indignation

Cela fait trois semaines que Nicole Aptekar dort à Zuccotti Park et elle dit qu’elle a appris «beaucoup de choses». Notamment que les révolutions peuvent aussi se faire «avec des vêtements chauds et propres». Il y a quelques jours, elle a participé à ce qu’elle appelle la «grande lessive». Durant neuf heures, avec d’autres volontaires d’Occupy Wall Street, elle a investi une laverie du sud de Manhattan, et fait tourner 224 machines pour laver et sécher les oripeaux détrempés des manifestants qui venaient de subir les averses glaciales de cette fin d’automne. «Auparavant, il a fallu louer un camion et on a tout fichu dedans, raconte-t-elle avec une certaine fierté. On avait des centaines de kilos de pulls et de tee-shirts et cela nous a coûté 6 000 dollars [4 230 euros environ, ndlr]. Mais on a su faire face avec les dons qui continuent à affluer. Les gens ne s’imaginent pas ce qui se passe ici, mais tout est devenu remarquablement organisé. On n’est pas prêt de partir.»

C’est le 17 septembre que tout a commencé et qu’Occupy Wall Street a décidé de «semer les germes du mécontentement» sur cette petite place coincée entre la Bourse de New York et les nouvelles tours qui s’élèvent à Ground Zero. A l’époque, le mot d’ordre d’occupation avait été lancé par le magazine anticonsumériste canadien Adbusters, avant d’être relayé par plusieurs groupes de désobéissance civile américains. Six semaines plus tard, à la surprise de certains, le mouvement est toujours là et semble déterminé à se dessiner un avenir, malgré les défis de l’hiver et des revendications multiples qui ne sont pas toujours faciles à synthétiser.

Pragmatisme. En un mois et demi d’existence, le mouvement Occupy Wall Street s’est donné tous les moyens pour réussir. Au romantisme révolutionnaire du tout début a succédé un pragmatisme impressionnant. Après le désordre initial, Zuccotti Park s’est transformé en une véritable «structure sociale», comme disent certains. Parmi les 400 ou 500 personnes qui ont pris racine dans ce petit bout de Manhattan, on ne parle plus désormais de «place Tahrir», en référence au printemps égyptien, mais plutôt d’un nouveau village démocratique.

«Tout le monde, et notamment la presse, veut nous coller des étiquettes, commente Bill, qui tient la “bibliothèque du peuple” installée à l’entrée du square. Au début, les journalistes parlaient d’un mouvement de hippies ; après, d’une sorte de Tea Party de gauche. Il y a ici beaucoup de gens différents et c’est tant mieux. Ils sont unis par la même colère face à un gouvernement qui ne représente plus personne et qui est corrompu par la finance. Nous sommes les 99% qui se réveillent face au 1% qui détient toutes les richesses. L’Amérique n’a jamais vraiment connu de mouvement social et nous en inventons les règles. La première, c’est l’occupation de l’espace et la mise en pratique d’un fonctionnement communautaire, à l’image de la société dans laquelle nous voulons vivre.»

Au «village de la résistance», rien n’est laissé au hasard. Le parc est divisé en différents quartiers, avec leurs règles et leur fonctionnement propre. Les messages sont diffusés via un «micro humain», chacun répétant à voix haute les informations à distiller. Les décisions se prennent en assemblée générale, lors de votes à main levée. A la bibliothèque du peuple, par exemple, chacun peut prendre un ouvrage et partir avec. Mais certains livres dits de référence, généralement sur les mouvements de masse à travers le monde, doivent être consommés sur place et reposés sur les étagères.

Un peu plus loin, la table du coin médias grouille de monde. Après avoir longtemps regretté le «mépris» des grands journaux à son encontre, Occupy Wall Street a développé une stratégie de choc. Les manifestants disposent évidemment d’un site web (occupywallst.org), mais aussi de dizaines de sites satellites dans tous les Etats-Unis. Le mouvement se suit sur Facebook et sur Twitter. Et a créé son propre quotidien, The Occupied Wall Street Journal. Au beau milieu du square, une caméra en streaming a été installée, qui permet à tous les protestataires américains de communiquer en direct.

«Moment incroyable». «La communication sera déterminante dans les semaines à venir, confie Beth Bogart, l’une des représentantes de la presse, on sait que l’image que l’on renvoie est capitale.» En veste chic et jean à la mode, cette petite-nièce d’Humphrey Bogart est une réalisatrice de renom et une attachée de presse reconnue à New York, qui a travaillé il y a quelques années avec Nelson Mandela. Elle ne dort pas ici mais est arrivée début octobre et consacre toutes ses journées à «devenir une véritable citoyenne». «J’ai réalisé que nous étions face à un moment incroyable, qui peut changer l’Amérique, assure-t-elle. Bien sûr, certains sont sceptiques, mais ils se trompent. Nous sommes en contact avec de plus en plus de monde.» A ses côtés, ce jour-là, le dissident chinois Shen Tong, venu incognito pour voir comment il «pouvait aider»…

En haut d’un manche à balai, un petit drapeau américain a été hissé, avec des casques d’ouvriers travaillant à Ground Zero en guise de totems. David Martinez montre avec satisfaction ce qu’il a baptisé «l’arbre de la liberté». Il porte sur lui le fameux blouson noir des teamsters, le syndicat des camionneurs américains, et a installé «un bureau» à côté d’un chêne. «Nous sommes totalement en phase avec ce mouvement parce qu’il dénonce ce que tous les Américains dénoncent aujourd’hui. On ne peut plus continuer avec une économie qui pénalise ceux qui travaillent», affirme-t-il. Au bout de quelques minutes de discussion, le camionneur reconnaît aussi que ce nouveau souffle de révolte est très largement bénéfique à des syndicats en perte de vitesse. «Nous sommes en pleine campagne pour la présidentielle, ajoute-t-il, et nous avons enfin l’opportunité de faire entendre notre voix.»

C’est l’heure du déjeuner à Zuccotti Park, et «la cuisine» s’est mise en branle depuis longtemps. Ils sont plus d’une dizaine à préparer 3 000 repas par jour, petits-déjeuners et dîners compris. Shane, un jeune de la côte Ouest, est ce jour-là en charge du dessert et coupe des dizaines de pommes sur des assiettes en papier. «Honnêtement, nous ne manquons de rien, explique-t-il. Nous avons désormais une cuisine à l’extérieur qui nous livre des repas chauds tous les soirs. Et elle sera de plus en plus active avec les premiers froids. Tout le monde peut venir manger et nous servons de plus en plus de gens, qui ont tous une histoire à raconter et qui se reconnaissent dans notre mouvement.»

Pour beaucoup, c’est là que se jouera l’avenir d’Occupy Wall Street : dans sa capacité à faire résonner ses messages auprès des classes moyennes et de l’Américain de la rue, celui qui est confronté à un taux de chômage de plus de 9% et qui n’en peut plus du marasme économique et des saisies immobilières. La quarantaine élégante, Karen Edward dit qu’elle est venue «en voisine». Elle habite à quelques rues de Zuccotti Park, et est à la tête d’une petite entreprise de conseil. «Honnêtement, c’est très difficile en ce moment, souffle-t-elle. Je suis là parce je n’ai plus d’illusion. J’ai voté Obama en 2008 pour voir un changement, pour qu’on ne soit pas dominé par le monde de la finance. Mais Obama reçoit plus d’argent de Wall Street que quiconque. Il y a trop d’argent à Washington et trop de corruption. Les Américains en ont assez et il est temps de le faire savoir. Il faut que les gens se mobilisent.»

«Ce n’est que le début». A Zuccotti Park aussi, l’argent a un rôle déterminant, et les dons dont bénéficient les protestataires sont au cœur de leur capacité de résistance. Depuis le 17 septembre, le mouvement a récolté l’incroyable somme de 450 000 dollars (318 000 euros), venant notamment de nombreuses célébrités qui ont exprimé leur «sympathie» mais surtout d’une multitude de particuliers. «Encore une fois, nous sommes organisés comme une communauté responsable. Avec pour objectif de définir une stratégie à long terme», poursuit Bill, le bibliothécaire, qui est aussi professeur associé d’anglais à l’université de Pittsburgh et qui vient de publier un livre sur les mouvements sociaux. «Nous pensons, par exemple, utiliser nos ressources afin de monter une grande tente sur la place pour abriter beaucoup de monde, mais il faut voir si on peut obtenir les autorisations. Après, il sera grand temps de voir comment nos idées peuvent s’inscrire dans le discours politique. Ce n’est que le début.»

Pour préparer le futur, Occupy Wall Street s’est doté de groupes de travail. Ils sont plus d’une cinquantaine au total, qui organisent forums et discussions quotidiennes sur des sujets aussi divers que «comment mieux communiquer avec les universités» ou «comment survivre en extérieur»… En costume et cravate, Peter Madison vient de rejoindre le groupe «questions juridiques». «Je sais, je n’ai pas de cheveux longs mais je pense que ce qui se passe là est important, souligne-t-il. Je suis avocat alors je donne des conseils sur tous les aspects légaux liés aux manifestations ou sur les armes juridiques dont on dispose lors d’éventuelles arrestations. C’est ma façon d’apporter ma pierre à l’édifice.»

La soirée approche à Zuccotti Park, et le froid commence à se faire sentir. Sur «Trotsky Alley», dans le coin des sacs de couchage, John Cichy, 18 ans, montre sa couverture en aluminium et assure qu’il ne craint rien, «pas même la neige». De l’autre côté du square, Marsha Spencer, une grand-mère de 56 ans, continue de tricoter, calée sur sa chaise. Costumière sur Broadway, elle n’a plus de travail depuis un an et vient ici tous les jours depuis vingt-cinq jours. «J’ai déjà tricoté vingt bonnets, cinq écharpes et huit paires de moufles, dit-elle dans un sourire. Bien sûr, j’aurais pu rester chez moi mais je suis là parce que je suis inquiète pour les futures générations. Rien ne va plus dans ce pays, et je ne bougerai pas tant que les choses ne changeront pas».

Source: liberation.fr

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