Giachetti /Scavino, La Fiat aux mains des ouvriers L’Automne chaud de 1969 à Turin
Préface à l’édition française
Du 19 avril au 17 mai 2004, le spectre de l’autonomie ouvrière est revenu hanter l’Italie. Il avait pris la forme d’une grève sauvage déclenchée par la majorité des 5 000 ouvriers de l’usine FIAT de Melfi (dans la province méridionale du Basilicate) et des 3 500 ouvriers des entreprises sous-traitantes.
Les revendications portaient sur les salaires, les conditions de travail et la levée des sanctions qui pleuvaient quotidiennement sur eux. Le choc fut d’autant plus rude que cette usine, la plus moderne du groupe FIAT, avait été construite en 1993 selon les critères les plus récents (parc industriel avec sous-traitants à proximité, méthodes japonaises d’organisation de la production…), bref, tout ce qu’il fallait pour désamorcer les conflits. Bien que cette grève eut été rapidement contrôlée par la FIOM (la fédération de la métallurgie de la CGIL) et qu’on n’ait pas assisté à la création de comités ouvriers indépendants, tout le monde – des patrons (et d’abord ceux de FIAT) aux politiciens, en passant par les syndicats et les partis de gauche – avait bien compris que le pays n’était pas à l’abri d’une réédition des événements de l’année 1969.
Mais que s’était-il donc passé cette année-là qui fasse encore si peur ? Avec 300 millions d’heures de grève, dont 230 millions dans l’industrie, rien de moins que la vague de luttes ouvrières la plus massive, la moins contrôlée, de toute l’histoire de l’Italie. Elle s’était déclenchée à l’occasion des renouvellements des conventions collectives de branche (appelées ici « contrats ») qui se font tous les trois ans, à l’automne. D’où cette expression d’« Automne chaud » qui fut inventée par le quotidien de la Confindustria (l’organisation patronale), Il Sole – 24 ore. Cette année-là venaient à expiration les contrats de la métallurgie, du bâtiment, de la chimie et d’autres branches.
Le phénomène ne fut pas exclusivement italien et toucha tous les pays capitalistes importants, entre la fin des années soixante et le début des années soixante-dix. Il survenait à la fin d’une époque prolongée de croissance industrielle, qu’Eric Hobsbawm a qualifié « d’époque dorée du capitalisme d’après-guerre » et qui sont connues en France comme les « Trente Glorieuses ». Ce furent des grèves d’une intensité exceptionnelle, les plus fortes du XXe siècle, tant par le nombre d’heures de travail perdues que par le nombre de pays concernés : la France en 1968, le Canada en 1969-1970, l’Argentine en 1969-1971, les Etats-Unis en 1970, la Suède et l’Allemagne en 1971, le Japon et la Grande-Bretagne en 1971-1972.
La plupart du temps, ces grèves furent qualifiées de « sauvages » par une presse inquiète et réprobatrice, c’est-à-dire organisées hors de la programmation syndicale et destinées à causer le maximum de dommages à la production. Le fer de lance en fut les O. S. (Ouvriers spécialisés), privés de qualification professionnelle, souvent jeunes et immigrants de fraîche date, à peine ou nullement syndiqués. Partout, on retrouvait les mêmes objectifs : augmentation des salaires et diminution du temps de travail, en premier lieu, suivies d’une ample palette de revendications visant à réduire les différences entre ouvriers qualifiés et O. S. mais aussi entre ouvriers et employés. Et partout on observait la même tendance à prendre en compte tous les aspects du travail, des pauses aux sanctions disciplinaires, des mesures contre les accidents de travail à la qualité de la cantine.
Par ailleurs, les conflits débordèrent de leurs lieux d’origine – les usines et les bureaux, les universités, les écoles secondaires – et exercèrent une influence sur la société entière : la politique, la culture, les modes de vie en furent substantiellement modifiés. Ce fut, en d’autres termes, une de ces phases historiques qui, par la radicalité des transformations auxquelles elles donnent lieu, représentent un tournant, une rupture violente et accélérée avec les équilibres préexistants, une de ces phases que les historiens considèrent comme initiatrice d’une nouvelle période.
Et pourtant, ces événements semblent aujourd’hui quasiment oubliés et souvent absents des manuels d’histoire. Quand ils le sont, les auteurs privilégient la révolte étudiante – devenu un véritable mythe, avec ses icônes et ses héros – et négligent la révolte ouvrière, comme si, dans les usines, il ne s’était rien passé d’important et digne d’être raconté. Nous disposons d’excellentes études sociologiques et d’histoire des relations industrielles, mais peu de travaux de recherche historique.
Les raisons en sont nombreuses et sans aucun doute complexes. Comme l’a noté Stefano Musso, l’historiographie du mouvement ouvrier traverse une phase de crise aiguë, privée désormais des certitudes qui l’amenèrent à confondre l’histoire de la classe ouvrière avec celle de ses luttes, de ses organisations et de ses expressions idéologiques majeures. Aujourd’hui, on est dans l’excès inverse : les organisations ont disparu de la mémoire historique. La sociologie ne s’intéresse plus qu’aux modes de consommation, au « générationnel », aux références culturelles, et la classe ouvrière est réduite au rôle d’une corporation (en voie de disparition) parmi d’autres, toutes fondues dans les concepts de « classe moyenne » ou de « salariat ». C’est comme si, une fois disparue la conviction que le conflit de classe devait conduire inéluctablement à une société plus juste et égalitaire, que la classe ouvrière était destinée à devenir la « classe universelle », un certain sens de l’histoire s’était aussi écroulé. Comme si, vivant à une époque qui voit la classe ouvrière (du moins, ce type de classe ouvrière) redimensionnée et réduite au silence, on avait renoncé à analyser celles où l’usine et les ouvriers constituaient le lieu central de la conflictualité sociale.
Face à cette impasse de l’historiographie ouvrière, prévaut au contraire une interprétation très différente du développement économique et social qui en voit le moteur prépondérant dans le système de la libre entreprise, son dynamisme, sa plus ou moins grande capacité à s’adapter aux exigences qui l’environnent. Une lecture qui ne nie pas le moment du conflit (au contraire, elle l’exalte quand il est régulé à bon escient, comme élément important du développement), mais le considère comme un aspect parmi d’autres de l’histoire du système, à côté des innovations technologiques, de la formation du management, de la conquête des marchés, des rapports avec l’Etat et la classe politique.
Ce livre, publié en Italie, en 1999, a voulu combler ces lacunes et rompre ce silence. Nous avions été submergés, lors des commémorations du trentième anniversaire de 1968, par un déluge de livres, articles et discours qui tous célébraient l’événement exclusivement sous l’aspect des nouvelles modes et des nouveaux vêtements, de la rupture des rapports traditionnels entre générations et entre sexes, sans qu’interviennent jamais aucune analyse des rapports de classe.
Ce 1968 banalisé, extrait de son contexte social et politique, transformé en une métaphore du conflit éternel entre jeunes et vieux, était historiquement faux. Il fallait en quelque sorte le réécrire en le centrant sur les usines et l’influence que les luttes ouvrières ont eu aussi sur le mouvement étudiant. Non par une sorte de nostalgie « opéraïste », mais parce que cette clé de lecture nous semblait la plus efficace pour comprendre pourquoi cela était arrivé ici et à cette date, plutôt qu’ailleurs et à un autre moment.
Ce livre ne traite pas de la totalité du mouvement des grèves de 1969, au niveau national. C’eût été un travail considérable que nous n’avions ni le temps ni les moyens d’accomplir. Nous nous sommes concentrés sur Turin et en particulier sur l’usine automobile de FIAT-Mirafiori, non seulement parce que nous connaissions le sujet et que la documentation nous était la plus facile d’accès, mais pour le rôle essentiel que Turin et la FIAT ont tenu en ces circonstances. Avec environ 50 000 salariés, Mirafiori était la plus grande concentration ouvrière d’Europe. Si l’on y ajoutait celles de Lingotto et Rivalta (cette dernière inaugurée en 1968 à la périphérie ouest de Turin), l’ensemble représentait près de 90 000 salariés, dominé par l’industrie métallurgique et, au sein de celle-ci, par l’industrie automobile. Comme l’a dit une fois un syndicaliste : « Quand la FIAT s’ébranle, l’Italie se met en marche ».
Mais d’autres éléments nous ont incités à centrer notre travail sur Turin. D’un côté, la composition de la classe ouvrière chez Fiat, dans laquelle la main d’œuvre non-qualifiée (composée principalement de jeunes hommes immigrés récemment du Sud) avait désormais un poids très important et même, dans certains départements et ateliers, hégémonique. De l’autre, l’extrême faiblesse des syndicats due, en partie, à la politique répressive de l’entreprise mais aussi aux limites d’une tradition d’organisation et de revendications. Celles-ci, qui avaient été construites historiquement par les ouvriers de métier, étaient d’emblée étrangères aux nouveaux venus, privés de qualification professionnelle.
De la même façon, le Parti communiste était peu présent dans l’usine, conséquence de sa politique des années précédentes d’enracinement dans les villes et les villages des environs. Il mettait en avant des revendications de services publics avec l’objectif d’arracher aux partis de gouvernement les administrations locales et, ainsi, de parvenir à la direction du pays. De ce fait, le Parti avait réduit le nombre de ses cellules d’entreprise, qui ne jouaient plus guère d’autre rôle qu’une force de soutien aux syndicats. Notre choix était motivé principalement par le fait que les grèves de masse de 1969 avaient commencé, à Mirafiori, dès la fin du printemps. Elles ont eu un caractère largement spontané, avec un rôle très remarqué des O. S. (concentrés surtout à la Carrosserie). Ce fut dans ces circonstances que naquit la revendication d’augmentation de salaires égale pour tous, à laquelle les syndicats s’opposèrent tout d’abord, ainsi que des formes de luttes plus dures, comme les cortèges dans les ateliers et les débrayages spontanés.
C’est dans ces circonstances que quelques groupes d’ouvriers se rapprochèrent des étudiants qui avaient conflué vers les grilles de Mirafiori dès les premières agitations. Les uns et les autres donnèrent vie à un organisme de masse, indépendant des syndicats, qui prit le nom « d’Assemblée ouvriers-étudiants » et réussit effectivement à diriger la lutte. L’affrontement à l’intérieur de l’usine fut dur, à la limite de la bagarre physique. Il ne porta pas tant (ou pas seulement) sur le choix des formes de lutte et sur la tactique du mouvement mais sur la possibilité de profiter de l’occasion pour ouvrir une perspective plus large : dans un cas, pour les groupes d’extrême-gauche, il s’agissait d’étendre et de généraliser sans trêve la lutte, afin de créer une situation révolutionnaire. Perspective contre laquelle les syndicats et le PCI luttaient de toutes leurs forces. Si l’on peut discuter du caractère réaliste ou non des perspectives agitées par les extrémistes, si l’on peut soutenir que ce n’était qu’aventurisme, on ne peut nier – du moins, le pensons-nous – que s’est définie là une stratégie politique alternative qui pesa fortement sur les événements des années suivantes.
C’est pour cela que nous avons tenté en priorité de dégager la signification historico-politique générale de ces événements. Les grèves de ces années-là, en Italie, et dans les autres pays industriels, constituent un cycle politique international de luttes qui attend encore d’être étudié et retracé dans toute son ampleur. Non pour la seule commémoration, mais aussi parce que, dans ses succès et dans ses échecs, il a été un élément déterminant de la restructuration du capitalisme et de l’organisation industrielle, qui apparaît aujourd’hui aux commentateurs justement « complexe ». Si la publication en France de notre travail pouvait prolonger notre réflexion sur ce sujet, nous en tirerions la plus grande des satisfactions.
D. G. & M. S. Turin, février 2005.
Pour la rédaction de ce livre, nous avons utilisé des documents d’origines diverses : tracts et documents, la plupart ronéotés ; articles des quotidiens ou des hebdomadaires (politiques ou d’information) ; témoignages, notes, mémoires des acteurs, la plupart inédits. La majeure partie de ces matériaux provient des archives de la Fondation Vera-Nocentini, à l’institut piémontais Antonio-Gramsci, et du centre d’études Piero-Gobetti de Turin, qui détient aussi les droits des photos du livre. Les entretiens que nous avons eu de manière informelle et occasionnelle avec Gianni Alasia, Mario Dalmaviva, Liliana Lanzardo, Rocco Papandrea et Vittorio Rieser nous ont été précieux. Enfin, des remerciements particuliers vont aux camarades de Mouvement Communiste, de Paris, qui ont établi la version française de notre livre. LES AUTEURS.
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