“Refuser le travail, c’est bien… dépasser le travail, c’est mieux”
Critique radicale de la valeur et Critique du travail (Repenser la théorie critique du capitalisme) Mardi 22 septembre 2009 A propos de « Attention Danger Travail » de Pierre Carles.
Par Gérard Briche.
Texte rédigé pour un débat lors de la projection du film « Attention Danger Travail » de Pierre Carles, au festival Avatarium à Saint-Etienne, le 22 novembre 2003. Avec une sympathie évidente pour ses auteurs et la dimension critique du sujet qu’ils cherchent à traiter, ce texte montre l’intérêt mais aussi les limites théoriques véritables du film quand il parle de ce qu’est le « travail » (qui sous le capitalisme n’est pas une simple activité, mais doit être considéré d’abord comme un « rapport social » spécifique à la fois au fondement et au fonctionnement du capitalisme, cf. Postone), et il nous invite tous à repenser vraiment la théorie critique du capitalisme, de manière radicale, c’est-à-dire aller voir ce que sont les racines sociales même de cette société fétichiste, pour les découvrir comme ni naturelles, ni transhistoriques, mais à abolir. [print_link]
Donc, comprendre ce qu’est réellement le « travail » sous le capitalisme, pour vraiment chercher la possibilité de son dépassement. Car il existe autour de ce qu’est le « travail » une grande confusion entretenue à la fois par le marxisme traditionnel qui a toujours été dans la continuité de la théorie naturaliste de la valeur-travail portée par l’économie politique classique, mais aussi bien sûr par les sciences économiques qui naturalisent les types de rapports sociaux que nous avons tous les jours, pour mieux faire accepter l’idée de l’éternisation de ces évidences prétendument indéboulonnables – mais en réalité socialement constituées par des formes de socialisation particulières – que seraient la marchandise, le travail, l’argent, etc., en un mot le capitalisme dont en l’état nous faisons tous socialement partie, qu’on le veuille ou pas. Un des apports majeurs de la « critique radicale » est dans la localisation de la forme la plus fondamentale des relations sociales qui caractérise la société capitaliste : le caractère double du travail, où le même travail par un certain côté est un travail concret (il fait une valeur d’usage) et par un autre côté il est aussi au même moment du « travail abstrait ». Comme l’a montré Moishe Postone, dire que le travail a une dimension abstraite (dimension qui dévore le côté concret), « signifie que le travail sous le capitalisme a aussi une fonction sociale unique (…), il n’est pas seulement le travail comme nous l’entendons dans le sens transhistorique commun [une simple activité de force ou intellectuelle, et qui en effet a de moins en moins de sens], mais il est aussi une activité de médiation sociale historiquement spécifique » (il est un moyen qui grâce à la forme sociale de sa dépense, va me permettre d’obtenir des produits fabriqués par d’autres). De là les objectivations de cette fonction historiquement spécifique du travail dans le capitalisme (la marchandise, le capital), qu’est la dimension abstraite du travail, sont autant des produits concrets du travail que des formes objectivées de médiation sociale
Palim Psao
Qu’est-ce que montre le film « Attention Danger Travail » ? Il montre des hommes et des femmes qui ne veulent plus, qui ne veulent pas du travail. Refuser le travail, ça semble à première vue proprement scandaleux. D’ailleurs, et le témoignage de V. le montre, on se sent coupable de refuser un travail alors que tant de chômeurs sont eux, à la recherche du travail. Et il faut bien travailler pour avoir de quoi vivre, pour avoir accès aux biens de consommation… Ah bon ? Voilà pourtant une idée fausse !
Ce n’est pas l’homme qui consomme : c’est le travail qui consomme l’homme
Certes, plus encore que l’accès aux moyens matériels d’existence, le travail est dans cette société le mode même de l’existence. On travaille pour gagner sa vie ; et, comme le constate Y., ancien chef d’entreprise et chômeur épanoui, « gagner du fric pour tenir ce système de vie ». Oui, ce « système de vie » où on travaille, non pour produire quelque chose d’utile, d’enrichissant pour l’homme, mais pour avoir de l’argent. Pour consommer ce qui n’a été fabriqué que pour être acheté par des gens qui travaillent pour gagner de l’argent pour consommer ce qui n’a été fabriqué que pour… Stop ! Dans ce cycle infernal, l’homme n’est qu’un maillon : le « sujet automate » de cette société, c’est le processus dans lequel le travail « concret » est indifférent. Parce que seule importe la production d’une marchandise, quelle qu’elle soit, qui réalise plus d’argent que sa production en a coûté. Bref, seul importe le travail « abstrait » dans lequel de la force de travail humaine est dépensée pour une production en tant que telle indifférente. Et dans ce processus, l’homme n’est qu’une marchandise que le travail consomme. Que le travail mutile l’homme, que vivre n’est guère plus que « survivre », l’exemple de la chaîne le montre de manière poignante ; mais les travailleurs du télé-marketing en sont une actualisation frappante. Ou les livreurs de pizzas : « pas de temps à perdre… on est là pour bosser ! »
Refuser la soumission au travail : une réaction de bonne santé
J., ex-ouvrière enfin heureuse nous en donne le témoignage encourageant : on peut exister hors du travail, c’est même alors qu’on vit vraiment. Mais la solution est-elle « d’apprendre à vivre sans travailler » comme le suggère P., chômeur militant, quitte à avoir un « train de vie » modeste qui, pour le productivisme ambiant, constitue une provocation ?
Réaliser, comme V., que « le travail n’est pas forcément une fin en soi », est un début encourageant. Mais en tirer comme conséquence que « comme le chômage existe, il faut en profiter », c’est ne faire que la moitié du chemin. Refuser de « perdre sa vie à la gagner », c’est une bonne chose ; vivre le chômage comme une guérilla avec le « système » est une excellente chose. Mais le travail, ce n’est pas seulement le travail ennuyeux ou abrutissant : tout travail, dès lors qu’il est inséré dans le processus d’échange contre de l’argent, n’est que travail « abstrait », c’est-à-dire qu’on produit n’importe quoi, pour autant que ce soit vendu. Réaliser cela, c’est la première étape d’une critique radicale de ce monde.
Critique du travail, critique de la valeur
Un produit quelconque dont l’intérêt réel est indifférent pourvu qu’il soit vendable par n’importe quel moyen, ça s’appelle une marchandise. Et si la « sacralisation du travail » est caractéristique du productivisme, comme l’explique Loïc Wacquant, c’est parce que la valeur d’une marchandise n’est que la coagulation du travail « abstrait » contenu en elle. Critiquer le travail, c’est refuser un travail dont la fonction essentielle est de développer toujours plus l’échange de marchandises à l’intérêt réel toujours plus indifférent. Car ni le produit, ni le producteur n’importent : seuls importent la production toujours plus importante et l’échange toujours plus large, dans le but de l’augmentation croissante de la valeur en circulation.
Le problème, c’est que cette société du travail et ce monde du productivisme fonctionnent de plus en plus mal. A la suite de l’apparition de machines permettant une forte productivité avec peu de travail humain, le mécanisme « tautologique » de valorisation de la valeur en arrive à mettre hors circuit de plus en plus de travailleurs désormais superflus. Crises insolubles, guerres inextinguibles : autant de symptômes d’un règne de la « barbarie » dans lequel les sorties de secours et autres « systèmes D » ne sont que des solutions trompeuses, certes gratifiantes mais sans doute intenables à moyen terme…
L’espoir réside alors dans les mouvements de rébellion qui partout dans le monde se font jour, pour autant qu’ils parviennent à sortir de la cage de fer des « blocages mentaux » (Loïc Wacquant) qui empêchent, non « d’apprendre à vivre sans travailler » dans une société du travail, mais d’imaginer vivre « au-delà du travail » dans une société qui, d’avoir éliminé travail, échange et valeur, serait une société où les hommes vivraient en commun, tout simplement.
Rêverie utopique ? pas du tout ! pour avoir davantage d’informations : visitez le site http://www.krisis.org (rubrique « non-german texts ») [ou le site http://www.exit-online.org/ (rubrique « transnationales »), sites des revues allemandes Krisis et Exit ! ] qui [ont] engagé depuis une vingtaine années une réinterprétation de la théorie marxienne de la valeur, non plus comme théorie de la valeur-travail, mais comme théorie de la forme sociale de la valeur et du fétichisme.
Novembre 2003
Gérard Briche, philosophe, professeur d’esthétique, Université Lille III. Auteur de La domination de la marchandise dans la société capitaliste, Pire Fiction, 2008. On peut aussi lire et écouter l’allocution de Gérard Briche « L’origine de l’homme est encore devant nous » (juillet 2008) sur ce site.
Bibliographie sur la critique de la valeur :
– Moishe Postone, Temps, travail et domination sociale. Une réinterprétation de la théorie critique de Marx, Mille et une nuits, 2009.
Isaak I. Roubine, Essais sur la théorie de la valeur de Marx, Syllepse, 2009.
Anselm Jappe, Les Aventures de la marchandises. Pour une nouvelle critique de la valeur, Denoël, 2003.
Anselm Jappe, « Quelques bonnes raisons de se libérer du travail », 2005, version revue en 2008 par les Giménologues, en accord avec l’auteur.
Krisis, Manifeste contre le travail (Léo Scheer et UGE 10/18).
lu sur http://palim-psao.over-blog.fr/article-36388287.html
bonjour,
à propos de l’article
“Refuser le travail, c’est bien… dépasser le travail, c’est mieux” par Gérard Briche, du oct 3, 2009.
je vous invite à déposer votre cartable et à passer cinq ans dans une usine en travail de nuit à Roubaix. A ne plus avoir comme ami que cinq litre de biere entre 16h30 et munuit tous les jour, à voir deux de vos collègues se suicider chaque année, à n’avoir pour exemple que l’alcool viril et le pleurs de ces memes gaillards de trente , quarante ou cinquante ans. Votre interlocuteur le plus brillant sera votre colère interieure que vous retournez, de toute façon, contre vous meme. Votre allié, le chef des syndicalistes tond, au noir, bien sur, le week end la pelouse du herr-saïb-bwana. C’est la compétition de la mauvaise foi, de l’erreur qu’on te pousse à commettre pour te cibler, te rendre cible de toutes les autres frustrations. Bernardo, le bras droit de Monsieur, à fait retirer toutes les images de filles aux torses nus des armoires des ouvriers dans les vestiaires. Il n’y a aucune femme qui travaille ici, aucune. ce seul rapport à la mere, a meme ete interdit. Je voulais juste vous rappeler que ce n’est pas que physique ou intellectuel , le travail. il y a aussi cette notion de domination et de cynisme, d’humanité en quelque sorte. ca peut rendre libre , ca doit .
rahandemadrid
Sans « passer cinq ans dans une usine en travail de nuit à Roubaix », et sachant qu’il existe des degrés dans l’exploitation, il est parfaitement possible de percevoir ce point de vue là où “ce n’est pas le bagne”, comme dit un voisin de bureau.
Dans le secteur encore relativement protégé de l’administration d’Etat, sur fond de liquidation des « acquis du service public » (sic), c’est le règne de « la compétition de la mauvaise foi, de l’erreur qu’on te pousse à commettre pour te cibler, te rendre cible de toutes les autres frustrations.» Quand ce n’est pas la bagarre pour se faire une place contre le collègue – les travailleurs avant de se constituer en classe par la lutte, ne sont pas moins entre eux en concurrence que les capitalistes – quand ce n’est pas le cynisme, c’est la trouille qui régente les comportements au travail. La fausse solidarité, à gerber de la connerie de tous ces idiots utiles, ne s’inscrit plus que dans l’acceptation de la nouvelle idéologie managériale du développement durable. Elle est loin de n’être qu’une résignation, un faire-semblant ou un faire-avec. C’est, littéralement une acceptation, une aliénation. Le nouveau paradigme du Capital et de l’Etat en robe verte, qu’enfilent évidemment les organisations syndicales…
« Votre interlocuteur le plus brillant sera votre colère interieure que vous retournez, de toute façon, contre vous meme.» Malheur à ceux qui, pour ne pas la retourner contre eux, l’extériorisent, cette colère.
J’avais constitué un dossier, dépassé par les événements, “Critique du travail et critique de la critique du travail” > http://patlotch.free.fr/text/1e9b5431-879.html
bonjour,
quel est le nom du journal lillois de contre-information auquel a participé, récemment, monsieur Gérard Briche ? Merci.
Chais pô, pourquoi pas demander au Gérard Briche lui-même, pas trouvé sur les blogs de la critique de l’avaleur…
Ah, ces gens du Nord…