“Travailler sans le savoir : le chef-d’œuvre du capital” – un texte de Carlo Formenti
En perpétuelle recherche de taux de profit plus conséquents (ou simplement pour préserver ceux-ci), le capitalisme mute ; sans cesse. Il parvient pourtant – coup de maître – à donner l’impression que ses petites mains y gagnent reconnaissance et autonomie. Une construction fallacieuse, parfaitement démontée dans un texte de Carlo Formenti, traduit par Serge Quadruppani.
Fondé en 1979 par Nanni Ballestrini, poète, romancier, peintre et militant de l’autonomie ouvrière [1], le mensuel culturel Alfabeta paraît jusqu’en 1988. Umberto Ecco y collabore dès les premiers numéros, ainsi que des intellectuels proches du PCI, d’autres de l’extrême-gauche extra-parlementaire et de nombreux membres du groupe 63. Ecco et Ballestrini ont voulu renouveler l’aventure. Ils publient depuis l’année dernière Alfabeta2 avec l’aide des éditions DeriveApprodi [2]. Carlo Formenti, un des premiers collaborateurs, a écrit pour le n°2 un texte sur l’apport de l’ « opéraïsme », face théorique du mouvement de l’autonomie ouvrière (à partir de quoi Negri a construit ses travaux ultérieurs), et sur son utilité aujourd’hui encore. Par sa clarté peu jargonneuse et les éclairages qu’il jette, à la fois sur l’histoire des mouvements en Italie et sur le moment présent dans le capitalisme, ce texte m’a paru mériter une traduction.
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Travailler sans le savoir : le chef-d’œuvre du capital
Par Carlo Formenti – article publié dans Alfabeta2 n°2
(Traduction : Serge Quadruppani)
En 1961, naît Quaderni Rossi(« Cahiers Rouge » – NdT), revue destinée à agiter les eaux stagnantes du marxisme italien, envasé dans une gluante orthodoxie théorique (à laquelle le pragmatisme « révisionniste » du PCI faisait un paradoxal contre-chant). Y écrivent des auteurs comme Mario Tronti, Raniero Panzieri, Vittorio Rieser et Antonio Negri, qui proposent une réinterprétation des pages les plus « visionnaires » de Marx : le cycle capitaliste n’est pas gouverné par les lois « objectives » de l’économie, mais reflète l’effort continu d’ « adaptation » du capital aux comportements subjectifs des travailleurs. La contribution fondamentale de cette hérésie « opéraïste » (comme elle sera baptisée) consiste dans le fait d’avoir repris le point de vue de la « critique de l’économie politique », c’est-à-dire de l’unique perspective en mesure de démasquer la nature idéologique de la « science » économique, en mettant en lumière les rapports de force entre les classes sociales qui se cachent derrière ses soi-disant vérités objectives.
Cependant, à ce mérite indiscutable était associé un vice destiné à influencer lourdement sur les possibilités de traduire en action politique efficace la théorie opéraïste : à savoir la tendance à « absolutiser » l’autonomie du travail par rapport au capital, duquel on tendait à sous-évaluer l’incroyable capacité à inventer toujours de nouvelles modalités de subordination du travail. À cause de cette sous-évaluation, l’opéraïsme s’est constamment refusé de prendre acte de l’alternance entre phases historiques – à des phases d’autonomisation du travail succèdent des phases de crise et de restructuration capitaliste, au cours desquelles naissent de nouvelles modalités de subordination du travail – en s’obstinant à décrire l’évolution de la réalité sociale comme un mouvement « ascensionnel » dans lequel l’initiative stratégique est constamment du côté du travail, tandis que le capital apparaît contraint de répondre à son action à travers des réponses tactiques.
Voyons maintenant comment ces points de force et de faiblesse ont influé sur les interprétations de quarante ans d’histoire sociale. Dans les années 70, l’opéraïsme a su saisir avec lucidité la relation entre la stagflation – aggravée par l’événement exogène de la crise pétrolière – et les niveaux d’autonomie acquis par l’ouvrier-masse [3] durant le cycle de luttes entre la fin des années 60 et le début des années 70 ; de même qu’il a su reconnaître dans le binôme crise-restructuration les deux faces d’un même projet de démantèlement de l’usine fordiste, ancien terrain de concentration du contre-pouvoir ouvrier, en vue de la transition vers l’organisation du travail post-fordiste. En même temps, il a nourri de pernicieuses illusions sur le présumé rôle révolutionnaire de ce qu’il a appelé l’ouvrier social – un concept qui ne prendrait de consistance que des décennies plus tard, avec la diffusion de l’organisation productive en réseaux, alors qu’à l’époque il fut utilisé pour évoquer l’expulsion de l’ouvrier masse des usines et les premières mises en forme de mise au travail du territoire (usine diffuse). Le défaut de reconnaissance de l’efficacité de la contre-offensive capitaliste incita à attribuer à l’ouvrier social des niveaux d’autonomie inexistants, avec des effets politiques dévastateurs bien connus [4].
Le schéma se répète avec les interprétations du cycle de l’ascension et de la crise successive de la new economy, du milieu des années 90 à aujourd’hui. Le point de vue qui place au centre l’autonomie du travail permet en fait de mettre en évidence quelques éléments de nouveauté absolue du capitalisme informationnel. En premier lieu, le fait que la totalité de l’appareil technico-culturel (machines, programmes, protocoles, langages, relations et règles communautaires, etc.), qui a permis l’avènement du capitalisme dot.com, a été projeté et construit par les couches supérieures des knowledge workers (autrement définis hackers ou classe créative), en totale autonomie par rapport au marché, à travers des formes de coopération sociale spontanée et gratuite dont la communauté des développeurs de logiciels open source constitue un exemple paradigmatique. Du moment où le capital a commencé à investir massivement dans les secteurs de l’information médiatisée par l’ordinateur, il s’est vu contraint de convaincre ces travailleurs – à taux élevé d’autonomie – de « rentrer » dans les entreprises en leur offrant des tâches et des revenus élevés (sous forme de participation aux profits à travers les stock options), des horaires flexibles, afin d’assurer une difficile « fidélisation » (dans les années 90, les travailleurs de la connaissance américains changeaient d’entreprise tous les trois ans, exploitant les occasions d’amélioration que mettait à leur disposition un marché du travail en constante expansion). C’est aussi et surtout pour gérer ces rapports de force que le « capitalisme digital » a adopté un modèle de développement fondé sur des rythmes vertigineux d’innovation, financés à travers la surévaluation structurale des titres boursiers (les valeurs ne reflétaient pas les capitaux de l’entreprise mais des profits futurs).
Le point de vue se révèle tout autant efficace dans la lecture de la crise actuelle, dans la mesure où il permet de mettre en lumière la continuité substantielle entre l’écroulement des titres technologiques en 2000-2001 et l’actuelle crise financière déclenchée par les subprimes (les dettes « titrisées » de la middle class américaine). La première phase a fauché emplois et revenus des travailleurs de la connaissance (perte irréversible, vu que ces emplois ont été « externalisés » en Chine, Inde, Brésil et autres pays émergents). Puis s’est déclenchée la deuxième phase, caractérisée par un double saut de qualité : d’un côté, la consommation, qui risquait de s’écrouler à cause de la chute de l’emploi et des salaires, a été alimentée à travers des financements à haut risque de l’endettement privé ; de l’autre, on a tenté de transformer en source de profit (toujours à travers des processus de tertiarisation/financiarisation) le travail gratuit de millions de « prosumers » (producteurs-consommateurs puisque l’acte de production et celui de consommation tendent à se confondre sur la Toile – NdT) qui s’agrègent autour des plate-formes du Web 2.0.
Existe-t-il un risque de répéter une erreur semblable à celle de la fin des années 60, quand on sous-évalua la puissance de la contre-offensive capitaliste ? Seul un aveuglement éclatant pourrait conduire à ne pas voir à quel point ont été détruits les rapports de force des knowledge workers. Pour s’en rendre compte, il suffit de lire un article publié voilà quelques mois par l’Economist, au sujet de l’extension des agences de placement on-line pour travailleurs free-lance. Ces entreprises qui, dans les années précédentes, fonctionnaient surtout comme intermédiaires entre employeurs des pays riches et travailleurs des pays en voie de développement, fonctionnent toujours plus souvent comme recruteurs de free-lance à qualification élevée dans les pays avancés. On estime que cette modalité d’accès au travail domestique, précaire et « au projet » (comme on dirait en Italie – ou « à la tâche », pourrait-on dire en France), concerne désormais douze millions de travailleurs américains, soumis à des rythmes de travail très durs (les employeurs utilisent des logiciels de contrôle qui prennent des « clichés » périodiques du bureau de l’ordinateur, mesurent le temps d’utilisation de la souris et contraignent les travailleurs à tenir des « journaux » sur la progression du travail), sous-payés (l’employeur peut refuser de payer s’il considère que les objectifs n’ont pas été atteints) et privés de toute espèce de garanties juridiques et syndicales. En ce cas, parler d’ « autonomie » voudrait dire s’aligner sur les thèses de l’ultra-libéral Economist, qui a le culot de soutenir que ce type de solution offre aux travailleurs la « flexibilité » en leur permettant de consacrer plus de temps aux affects domestiques et aux hobbies personnels !
En revanche, le moment où l’erreur risque de se répéter, c’est quand l’analyse se concentre sur le Web 2.0 et sur des millions d’usagers-consommateurs qui produisent et distribuent des contenus « auto-produits » à travers blogs, wiki, réseaux sociaux et autres plates-formes. Ici, il ne faut pas se laisser embobiner par les thèses d’auteurs comme Yochai Benkler, Kevin Kelly, Jeremy Rifkin, Clay Shirky et d’autres, qui vont partout blablater sur les troisième voie, le post-capitalisme, l’économie du don, le socialisme digital, etc. Les arguments sont connus :
1. Aujourd’hui, la valeur se crée surtout dans les secteurs qui produisent connaissances et informations, le coût des moyens de production nécessaires à mener de telles activités (ordinateur, programmes, connexions de réseau) est toujours plus bas, donc nous assistons à une redistribution des moyens de production, désormais accessibles à une myriade de producteurs indépendants ;
2. Ces prosumers, souvent motivés par la passion et la recherche de satisfactions personnelles, plus que par des fins lucratives, s’agrègent en communautés qui divisent librement leurs produits respectifs, donc l’économie de l’information évolue vers une sorte de capitalisme distributif (il y a quelques années, le sociologue italien Aldo Bonomi faisait figure de précurseur en parlant de « capitalisme moléculaire ») ou de socialisme coopératif ;
3. La forme en réseau prise par ces modalités productives inédites permet de dépasser les rapports hiérarchiques traditionnels, donc le travail est près de s’émanciper, sans devoir nécessairement passer par la lutte de classes.
Et pourtant, il suffit de peu pour démonter ces illusions :
1. Le capitalisme informationnel (colosses du hardware et du software, télécom, dot.com et nouvelle industrie culturelle) est aujourd’hui au centre d’un processus de concentration monopolistique (accéléré par la crise) dans des proportions jamais vues ;
2. Les commons (richesses et espaces communs) engendrés par la créativité et l’intelligence collective des communautés on line font l’objet de réappropriation gratuite par les compagnies internet qui réussissent à les « mettre au travail » (même si ceux qui sont victimes de cette forme d’exploitation ne sont presque jamais conscients de la nature de travail non rétribué que prend son travail) pour en extraire la plus-value ;
3. Le passage de l’entreprise traditionnelle au wiki sert non pas tant à aplatir les hiérarchies qu’à résoudre une contradiction séculaire des grandes structures hiérarchiques, à savoir la chute du taux de profit associée aux coûts de gestion des appareils bureaucratiques pléthoriques, dans la mesure où les réseaux sociaux se révèlent capables de gérer spontanément et à coût zéro le travail de coordination nécessaire à la réalisation de projets déterminés.
En conclusion : la phase historique que nous vivons, comme toutes les phases de crise et de restructuration capitaliste, n’est nullement caractérisée par une autonomie accrue du travail, mais bien par une puissante contre-offensive capitaliste qui, pour la première fois, ne se limite pas à redimensionner les rapports de force du travail, mais tente carrément de le faire disparaître, dans la mesure où elle réussit à faire croire qu’une série d’activités vitales sont en train de se « libérer » du marché justement au moment où ce dernier se prépare à les coloniser.
Notes
[1] À côté de son œuvre poétique et picturale très reconnue, il est notamment l’auteur d’un roman qui raconte de l’intérieur les vicissitudes de ses militants Gli Invisibili – en français : Les Invisibles, P.O.L., 1992 – ainsi que d’un autre, Vogliamo tutto – en français : Nous voulons tout, 2009, ed. Entremonde – écrit à partir du témoignage d’un ouvrier de Fiat, sur l’automne chaud italien.
[2] J’y ai publié un texte sur Haïti dans le numéro zéro.
[3] C’est ainsi qu’était désigné l’ouvrier peu qualifié des grandes usines, souvent un migrant du Sud de l’Italie venu travailler dans les fabriques du Nord.
[4] Ici, mon ami Sergio Bianchi, éditeur de DeriveApprodi, qui a participé au mouvement de l’autonomie ouvrière et a fait quelques années de prison pour cela, s’insurge : « Ce qui a eu des effets dévastateurs, ce n’est pas tellement le défaut de reconnaissance de l’efficacité de la contre-offensive capitaliste que le fait qu’on a mis dix-mille personnes proches de l’autonomie en prison ! »
jeudi 2 décembre 2010, par Serge Quadruppani
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