BULGARIE – « Manifester sert toujours à quelque chose »

Pour le troisième jour consécutif, des manifestations contre l' »incurie » et la « corruption » du gouvernement ont lieu devant le Parlement à Sofia. Le jeune écrivain Guéorgui Gospodinov salue ce sursaut de civisme et fustige l’action des forces de l’ordre. [print_link]
Plusieurs jours avant le 14 janvier, date choisie par l’opposition pour appeler à une manifestation nationale contre le gouvernement [du socialiste Sergueï Stanichev, essentiellement critiqué pour sa gestion de la crise du gaz, qui a vu la Bulgarie entièrement privée de combustible bleu à cause de son entière dépendance à Gazprom], on disait qu’une fois de plus manifester n’allait « servir à rien ». « Cela ne sert à rien » est une raison à la fois définitive et difficile à expliquer ; c’est de surcroît, en Bulgarie, un alibi historique pour justifier le statu quo quasi permanent dans lequel se trouve le pays. « Cela ne sert à rien » parce qu’il ne se passera rien, parce que personne ne va venir, parce qu’on s’est fait déjà avoir plusieurs fois, parce qu’il n’y a pas d’opposition, pas d’alternative. Bref, « cela ne sert à rien » parce que cela ne sert à rien.
Il faudra certainement beaucoup réfléchir à cette « sagesse » accumulée au fil des années, cette sorte de « zénitude » bulgare si proche de l’inconscience et de la suffisance. Mais continuer à dire, hic et nunc, que « cela ne sert à rien » alors que plus rien dans ce pays ne semble obéir à la logique est de plus en plus absurde. Surtout lorsqu’on considère les événements de l’année qui vient de s’écouler. Est-ce que cela aura « servi » à quelque chose que nous soyons désormais membre de l’Union européenne ? Nous sommes toujours le pays le plus corrompu de l’Europe, entièrement dépendant, de surcroît, des livraisons d’hydrocarbures russes. Non, vraiment, cela ne sert à rien de continuer.
Avancer l’idée que la manifestation n’allait servir à rien est, en fait, la première provocation du gouvernement. L’autre était de diffuser l’information selon laquelle le ministère de l’Intérieur savait depuis plusieurs jours que des groupes radicaux allaient y prendre part. Et c’est exactement ce qui s’est passé, malgré le fait que les policiers étaient déjà au courant. Pourquoi ne pas les en avoir empêchés, alors ? Cette poignée de casseurs agressifs que la police connaît certainement par leur nom et prénom et qu’elle a l’habitude d’affronter lors des matchs de foot était au contraire laissée libre de ses agissements. Le ministre de l’Intérieur, Mikhaïl Mikov, allait plus tard expliquer que la police n’avait aucune « base légale » pour les empêcher de se joindre au mouvement de protestation. En revanche, policiers et gendarmes ont immédiatement trouvé une base légale pour commencer à disperser à coups de matraque les manifestants pacifiques deux heures avant le début de la manif. Du sang a ainsi éclaboussé les célèbres pavés jaunes du centre de Sofia. On a préféré arrêter 150 manifestants plutôt que la vingtaine de casseurs dénoncés à plusieurs reprises par mégaphone par les organisateurs même du meeting.
* Né en 1968, Gospodinov est l’un des auteurs phares de sa génération ; il est traduit dans plusieurs langues, dont le français (Un roman naturel, Phébus, 2002 ; L’Alphabet des femmes, Arléa, 2003).

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