Théorie Communiste N° 24 est sorti
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« Le visage de Garbo est Idée, celui de Hepburn est événement »
Roland Barthes, Mythologies, “Le visage de Garbo”
Tel quel
Le moment révolutionnaire comme conjoncture
Lire Lénine (les Thèses d’Avril, les Lettre de loin, en général tous les textes entre février et octobre 1917) comme on lit Machiavel, Clausewitz ou Sun-Tzu, ni plus ni moins : un théoricien du moment décisif des conflits, c’est-à-dire un théoricien de la conjoncture, du « moment actuel ». Il reste de bon ton de citer Machiavel, Clausewitz ou Sun-Tzu, pourtant l’un était au service des Princes italiens, l’autre du roi de Prusse, et le troisième… alors pourquoi pas Lénine.
« Ni la nature ni l’histoire ne connaissent de miracles ; mais chaque tournant brusque de l’histoire, et notamment chaque révolution, offre une telle richesse de contenu, met en jeu des combinaisons si inattendues et si originales de formes de lutte et de rapports entre les forces en présence que, pour un esprit vulgaire, bien des choses doivent paraître miraculeuses. » (Lettre de loin 1, 7 mars 1917, Œuvres, t. 23, p. 325.)
« […] en raison d’une situation historique d’une extrême originalité, des courants absolument différents, des intérêts de classe absolument hétérogènes, des tendances politiques et sociales absolument opposées se sont fondus avec une “cohésion” remarquable. » (ibid., p. 330.)
« La première révolution (1905) a profondément ameubli le terrain, déraciné des préjugés séculaires, éveillé à la vie politique et à la lutte politique des millions d’ouvriers et des dizaines de millions de paysans, révélé les unes aux autres et au monde entier toutes les classes (et les principaux partis) de la société russe quant à leur nature réelle, quant au rapport réel de leurs intérêts, de leurs forces, de leurs moyens d’action, de leurs buts immédiats et lointains. » (Lénine, ibid.)
« Avec la proclamation de la République sur la base du suffrage universel s’effaçait jusqu’au souvenir des mobiles et des objectifs limités qui avaient précipité la bourgeoisie dans la révolution de Février. Au lieu de quelques rares fractions de la bourgeoisie, c’était toutes les classes de la société française qui étaient soudain projetées dans l’orbite du pouvoir politique, contraintes de délaisser les loges, le parterre, et la galerie pour jouer en personne sur la scène révolutionnaire ! » (Marx, Les Luttes de classes en France, Ed. de La Pléiade, Œuvres politiques, t. 1.)
Encore faut-il pour précipiter toutes les classes sur la scène révolutionnaire qu’existe comme dit Lénine un « puissant régisseur » : « Cette révolution de huit jours [la révolution de février] a été jouée, s’il est permis de se servir d’une métaphore, comme après une dizaine de répétitions générales et partielles ; les “acteurs” se connaissaient, savaient leurs rôles, leurs places et tout le décor en long et en large. […] Il a fallu encore un grand, un vigoureux, un tout-puissant “régisseur” capable, d’une part, d’accélérer énormément la marche de l’histoire universelle et, d’autre part, d’engendrer des crises mondiales économiques, politiques, nationales et internationales d’une intensité sans précédent[1]. » (Lénine, Lettre de loin 1.)
« D’après la conception matérialiste de l’histoire, le facteur déterminant dans l’histoire est, en dernière instance [souligné dans le texte], la production et la reproduction de la vie réelle. Ni Marx, ni moi n’avons jamais affirmé davantage. Si, ensuite, quelqu’un torture cette proposition pour lui faire dire que le facteur économique est le seul déterminant, il la transforme en une phrase vide, abstraite, absurde. La situation économique est la base, mais les divers éléments de la superstructure – les formes politiques de la lutte de classe et ses résultats – les Constitutions établies une fois la bataille gagnée par la classe victorieuse, etc., – les formes juridiques, et même les reflets de toutes ces luttes réelles dans le cerveau des participants, théories politiques, juridiques, philosophiques, conceptions religieuses, et leur développement ultérieur en systèmes dogmatiques, exercent également leur action sur le cours des luttes historiques et, dans beaucoup de cas, en déterminent de façon prépondérante la forme. » (Engels, lettre à Joseph Bloch, 21 septembre 1890.)
« Il n’y a qu’à regarder le 18 Brumaire de Marx où il s’agit presqu’uniquement du rôle particulier joué par les luttes et événements politiques, naturellement dans la limite de leur dépendance générale des conditions économiques. Ou le Capital, par exemple le chapitre sur la journée de travail, où la législation, qui est bien un acte politique, agit de façon si radicale. Ou encore le chapitre sur l’histoire de la bourgeoisie (le 24e chapitre). » (Engels, lettre à Conrad Schmidt, 27 octobre 1890.)
Quelques citations et un peu de provocation dans les signatures. Mais la principale provocation de ces citations est de nature théorique et elle définit l’objet de ce texte qui n’est rien de moins que la remise en chantier de la compréhension du capital comme contradiction en procès et de la production de la mécanique de son dépassement, que nous définirons dans le concept de conjoncture.
Capital comme contradiction en procès et conjoncture
Le programmatisme : une contradiction simple et homogène
Bien sûr, il y a le cours du capital comme contradiction en procès : « Le capital est une contradiction en procès : d’une part, il pousse à la réduction du temps de travail à un minimum, et d’autre part il pose le temps de travail comme la seule source et la seule mesure de la richesse. » (Marx, Fondements de la critique de l’économie politique, Ed. Anthropos, t. 2, p. 222.)
Cette contradiction était l’essence de tout, elle avait une forme simple et homogène, comprenait tout, expliquait tout, mais… comme une avalanche emporte tout sur son passage. Tout le reste n’était que phénomènes et accidents, contingences. Auprès de l’économie toutes les autres instances du mode de production capitaliste ne faisaient que de la figuration. La segmentation même du prolétariat, la multiplicité des contradictions dans lesquelles étaient engagés ces segments, la contradiction entre les hommes et les femmes, les autres classes entraînées dans la lutte avec leurs propres objectifs, n’étaient que les ombres projetées au fond de la caverne par la réalité substantielle toujours déjà là de l’unité de la classe et du devenir du capital comme contradiction en procès. Poser la contradiction, c’était ipso facto saisir le procès de son abolition et la production de son dépassement.
Bien sûr, c’était le mouvement naturel du programmatisme où la contradiction entre les classes se résout dans la victoire d’un de ses termes. Jusqu’à la crise de la fin des années 1960 et la restructuration qui s’ensuivit, le capital comme contradiction en procès était bien le contenu de la contradiction entre prolétariat et capital, elle se situait à ce niveau par la production et la confirmation, à l’intérieur même de cette contradiction en procès, d’une identité ouvrière par laquelle se structurait le cycle de luttes comme la concurrence entre deux hégémonies, deux gestions, deux contrôles de la reproduction.
Le programmatisme en tant que théorie et pratique historiquement définies de la lutte des classes est le dépassement du capital comme contradiction en procès par la libération du travail et l’affirmation du prolétariat. Et quand, quelques fois, il était question des femmes, leur émancipation consistait à être naturellement, gaiement et volontairement mères et tout aussi librement travailleuses. La résolution de la contradiction entre les hommes et les femmes était réellement évacuée vers un avenir post-révolutionnaire et indéfini par la configuration de la contradiction entre les classes mais aussi par celle de la contradiction entre les genres, car le travail et la population demeuraient, après la révolution, plus que jamais la principale force productive et en conséquence les femmes demeuraient des femmes. Les luttes de femmes demeuraient prises dans le paradoxe de l’affirmation de l’identité féminine et de la revendication de l’indépendance et de l’égalité avec les hommes (sur la base de la reconnaissance de cette identité)[2].
Ainsi, la théorie de la révolution communiste a pu longtemps se contenter de la seule contradiction entre le prolétariat et le capital. Cette seule contradiction, parce qu’elle se résolvait par la victoire d’un de ses termes, il suffisait de la saisir et de l’énoncer dans sa forme simple et homogène, laissant comme circonstances accidentelles et phénomènes les formes multiples, diverses, immédiates de son existence par lesquelles elle se distribue dans de multiples existences du rapport d’exploitation (elle n’existe que dans cette distribution) et les multiples niveaux de ses formes d’apparition. Cela suffisait pour rendre compte du devenir contradictoire du mode de production capitaliste et du mouvement de son abolition. Nous n’avions pas besoin d’autre chose.
Les théoriciens programmatiques de la conjoncture situaient eux-mêmes leur réflexion dans le cadre de cette réalité.
« Apprécier tout “moment actuel”, non seulement du point de vue de son originalité présente, d’aujourd’hui, mais encore en tenant compte de ressorts plus profonds » écrivait Lénine dans les Lettres de loin. C’est à l’envers que nous devrions maintenant écrire cette phrase : « non seulement du point de vue de ses ressorts profonds, mais encore et surtout en tenant compte de son originalité présente, d’aujourd’hui ». La question de la conjoncture existait mais celle-ci n’était qu’une enveloppe que venait crever la contradiction essentielle se révélant. Le caractère concret d’une situation révolutionnaire n’est pas la contingence où se réalise la nécessité, cette nécessité nous la rencontrons dans un présent concret et défini. La nécessité du Procès Contradictoire du Capital ne fraie pas sa voie dans la contingence des circonstances. Dans toute situation où les contradictions entre les classes et entre les femmes et les hommes sont intriquées et a fortiori dans une situation révolutionnaire, nous nous trouvons à l’intérieur d’un résultat de cette intrication, mais nous n’agissons jamais dans Le Procès Contradictoire du Capital en général, mais dans le concret de la situation, de la conjoncture, dans le moment actuel. La situation était décomposée en un caractère invariant, substantiel, et des circonstances historiques particulières, entre l’essentiel et le phénoménal, entre la puissance et l’acte[3], mais rien n’existe autrement qu’en actes et l’existant en actes est tout le concret ou le réel.
Il y avait donc le cours du capital comme contradiction en procès. On en connaît la définition de Marx dans les Grundrisse, elle est insuffisante.
Classes et genres : redéfinition du capital comme contradiction en procès
L’originalité du cycle de luttes actuel qui a accompagné la restructuration du rapport entre prolétariat et capital dans les années 1970 est double. Pour la lutte de classe, cette originalité consiste à avoir conféré à la contradiction entre le prolétariat et le capital comme contenu essentiel son propre renouvellement, c’est-à-dire l’identité entre la constitution et l’existence du prolétariat comme classe et sa contradiction avec le capital. Dans sa contradiction avec le capital qui le définit comme classe, le prolétariat est dans un rapport contradictoire avec sa propre existence comme classe.
Pour la contradiction entre les hommes et les femmes, cette originalité est de lui avoir conféré comme contenu essentiel et problématique l’existence naturelle du corps féminin, le sexe et la sexualité comme définition des femmes. Non seulement le travail et la population comme force productive sont un problème pour le capital, mais encore, dans la phase actuelle du mode de production capitaliste, avec la faillite du programmatisme, ils ont, l’un et l’autre, perdu tout contenu de revendication et d’affirmation contraire au capital. Quand le travail et la population comme principales forces productives (celles qui les résument toutes) deviennent, en tant que puissance révolutionnaire, un problème pour eux-mêmes (elles le sont toujours pour le capital, c’est en cela qu’elles ont pu être le fondement de la perspective libératrice du programmatisme) cela signifie qu’être une femme est apparu comme contradiction[4]. La revendication des droits, de l’indépendance et de l’égalité en s’intriquant avec la question du corps produit et rencontre dans le fait d’être femme sa propre limite. Quand la « nature » est mise en jeu, elle ne reste pas longtemps naturelle. « Etre femme » est ce qui ne va plus de soi. Le genre se met à précéder le sexe.
Avec la faillite du programmatisme, le capital comme contradiction en procès est devenu l’unité dynamique que les contradictions de classes et de genres construisent. La contradiction entre femmes et hommes est elle-même une autre contradiction que celle entre prolétariat et capital. Quatre éléments, deux contradictions, une seule dynamique, celle du capital comme contradiction en procès qui ne se décompose pas, qui ne s’autodétermine pas comme contradiction entre les classes et contradiction entre les hommes et les femmes mais qui est concrètement construite par ces deux contradictions (cf. Réponse aux Américaines).
Partir de la reproduction (biologique) et de la place spécifique des femmes dans cette reproduction c’est présupposer comme donné ce qui est le résultat d’un processus social. Le point de départ est ce qui rend cette place spécifique comme construction et différenciation sociale : les modes de production jusqu’à aujourd’hui. Jusqu’au capital inclus où la chose devient contradictoire, la source principale de ce surtravail est bien sûr le travail, ce qui signifie l’augmentation de la population. L’augmentation de la population comme principale force productive n’est pas plus un rapport naturel que n’importe quel autre rapport de production. Mais, posséder un utérus ne signifie pas « faire des enfants », pour passer de l’un à l’autre il faut tout un dispositif social d’appropriation et de mise en situation (de mise en fonction) de « faire des enfants », dispositif par lequel les femmes existent. Posséder un utérus est une caractéristique anatomique et non déjà une distinction, mais « faire des enfants » est une distinction sociale qui fait de la caractéristique anatomique une distinction naturelle. Il est dans l’ordre de cette construction sociale, de ce dispositif de contrainte, de toujours renvoyer ce qui est socialement construit, les femmes, à la biologie. La nécessaire appropriation du surtravail, phénomène purement social (le surtravail ne tient pas à une supposée surproductivité du travail) qui suppose le travail et la population crée les genres et la pertinence sociale de leur distinction sur un mode sexuel et naturalisé.
Pas de surtravail sans travail, pas de travail sans population comme principale force productive. Là où nous avons exploitation, nous avons la création des catégories femme et homme, leur naturalisation inhérente à l’objet même de leur construction, et par là l’appropriation de toutes les femmes par tous les hommes. La construction simultanée et interdépendante des contradictions de genres et de classes introduit les clivages de chacune de ces catégories dans l’autre, mais aussi les contradictions propres à la construction sociale de chacune de ces catégories qui deviennent des contradictions inhérentes à l’autre. Inextricable, l’expérience est toujours impure.
Mais, il ne suffit pas de dire qu’aucune expérience ni aucun sujet ne sont purs, comme une constatation, c’est cette « impureté » qu’il faut fouiller et construire dans son intimité.
La contradiction entre le prolétariat et le capital suppose celle entre les hommes et les femmes, de même que celle-ci suppose la première, l’exploitation. Nous retrouvons notre formule : quatre éléments, deux contradictions, une dynamique. Mais cette formule s’enrichit du fait qu’aucune des deux contradictions n’est telle sans l’existence conjointe de l’autre.
C’est du surtravail que viennent les hommes et les femmes, leur distinction donc leur contradiction ; c’est du même surtravail que viennent les classes et leur contradiction. L’existence du surtravail, c’est l’existence de deux contradictions. Chacune a dans l’autre non seulement sa condition mais encore ce qui la fait être une contradiction, c’est-à-dire un procès remettant en cause ses propres termes dans leur rapport.
Cette existence conjointe qui fait de chacune une contradiction n’est pas une rencontre ou une somme mais existe pour chaque contradiction dans ses propres termes, dans son « langage ».
Entre le prolétariat et le capital, c’est l’existence même du travail comme force productive (la contradiction entre hommes et femmes) qui est, dans les termes du rapport, ce devenir du rapport conflictuel en contradiction : le travail comme unique mesure et source de la richesse. Cela fait que la lutte des classes a pour dynamique et objectif l’abolition des classes (et non un simple déplacement du curseur entre travail nécessaire et surtravail sur la ligne de la journée de travail), ce qui est le capital comme contradiction en procès. C’est la définition des femmes, c’est-à-dire la contradiction entre les hommes et les femmes (la définition est en elle-même la contradiction) qui se joue sur le travail.
Entre les hommes et les femmes, c’est l’existence du surtravail et de sa relation au travail nécessaire (la contradiction entre les classes) qui est, dans les termes du rapport, ce devenir du rapport conflictuel en contradiction. Le surtravail et sa relation au travail nécessaire font que le conflit entre hommes et femmes a pour dynamique et objectif l’abolition des conditions inhérentes à l’individualité que sont être une femme ou un homme, ce qui est le capital comme contradiction en procès. Autrement dit : cette contradiction entre surtravail et travail nécessaire est celle par laquelle la population comme principale force productive (la distinction de genres) est abolie comme nécessité. Contrairement à ce que nous écrivions dans TC 23, la révolution n’est pas « suspendue à l’abolition des genres », ni « ne pourra échapper à leur dépassement » car c’est l’une et l’autre dans leur mouvement spécifique et se déterminant réciproquement comme contradiction qui construisent le capital comme contradiction en procès. Ce n’est pas un hasard si dans tous les moments révolutionnaires les deux contradictions se sont toujours jointes, entrecroisées, confortées et le plus souvent confrontées.
La population comme principale force productive (la population et la productivité du travail comme synthèse des forces productives), c’est-à-dire le travail comme problème dans le mode de production capitaliste est la dynamique propre de la contradiction entre les hommes et les femmes (et non la forme qu’elle prend). Elle est la dynamique propre d’une contradiction particulière par laquelle celle-ci existe bien comme particularité de la totalité : le capital comme contradiction en procès. La distinction de genres et la contradiction entre hommes et femmes dans son contenu spécifique et sur tous ses fronts doit être prise en compte comme l’autre particularité de cette totalité : dans leur différence et leur unité. L’unité comme unité vivante, active, c’est la relation nécessaire entre ces deux contradictions (le surtravail) par laquelle l’unité les fait siennes et agit effectivement comme leur unité. L’unité ou totalité porte la relation entre ses termes (classes et genres) à une contradiction pour eux-mêmes ; le tout est là actif et distinct comme relation entre des parties qui deviennent, par son action, les siennes.
La contradiction entre hommes et femmes ne fait pas irruption dans la contradiction de classes, elle la module constamment, de même que l’exploitation module constamment la contradiction entre hommes et femmes. Leur intrication constitue une succession de configurations historiques de la lutte des classes ainsi que de la contradiction entre hommes et femmes, elle définit un cycle de luttes. La lutte des femmes ne voulant pas demeurer ce qu’elles sont a une histoire : de la revendication de l’égalité des droits civils et politiques, de la revendication de l’égalité dans le travail à la remise en cause de leur propre définition (dans le féminisme des années 1970 où le corps même devient l’objet de la revendication et de la critique sociale) qui dépasse le paradoxe du féminisme énoncé par Joan W. Scott. Il est faux de dire que la lutte des classes dépend (est suspendue), quant à son dépassement, de la contradiction entre les hommes et les femmes, de même qu’il serait faux de dire que le dépassement des catégories homme et femme dépend de la lutte des classes. Particularités d’une même totalité en tant que contradictions spécifiques (par leur spécificité, le tout n’est pas une autodétermination) elles construisent et se construisent constamment comme un seul et même mouvement (à l’intérieur duquel leur relation d’intrication conflictuelle est toujours historiquement spécifique) de succession de cycles de luttes (luttes des classes/contradiction de genres et l’une parce que l’autre) toujours historiquement définis. Deux contradictions, quatre éléments mais un seul mouvement, une seule dynamique, celle du capital comme contradiction en procès dont chaque contradiction par sa spécificité existe comme particularité de cette totalité (le piège spéculatif c’est l’autodétermination du tout). Les luttes qui constituent ces cycles sont toujours, considérées dans la dynamique unique du capital comme contradiction en procès, dans l’intrication nécessaire et conflictuelle (la lutte des classes a toujours affaire avec la contradiction générale entre hommes et femmes, de même que cette dernière a toujours affaire avec le clivage des classes) des contradictions de classes et de genres[5].
Si l’abolition de la distinction de genres est une nécessité du point de vue de la « réussite » de la communisation, ce n’est pas au nom de l’abolition de toutes les médiations, ni parce que la révolution serait « suspendue » à la nécessité de cette abolition. Prendre les choses ainsi relève d’une démarche téléologique et normative. C’est dans son caractère concret, immédiat, que cette contradiction entre hommes et femmes s’impose dans la réussite de la communisation contre ce que ce rapport implique de violence, d’invisibilisation, d’assignation à une place de subordination. Si l’abolition de la distinction de genres s’impose comme une nécessité de la communisation, c’est que la contradiction qui définit les femmes existe dans la vie courante, et c’est de cette situation, de cette contradiction, dont nous partons pour parler de la nécessité de l’abolition des genres. Travail domestique, place dans la division du travail, modalités d’insertion dans le procès immédiat de production, formes « atypiques » du salariat, violence quotidienne dans la conjugalité, famille, négation et appropriation de la sexualité féminine, le viol et/ou la menace du viol, sont les divers fronts où se jouent la contradiction entre les hommes et les femmes qui a pour contenu leur définition et assignation contrainte (aucun de ces éléments n’est fortuit). Tous ces fronts sont les lieux d’une lutte permanente opposant deux catégories de la société formées comme naturelles et déconstruites comme telles par les femmes dans leur lutte.
D’une question à l’autre : vers le concept de conjoncture
Cette redéfinition du capital comme contradiction en procès indiquait la réponse à une question qui avait le seul défaut de ne pas avoir été posée. Dès que l’on considère le capital en tant que contradiction en procès comme la construction de deux contradictions qui, bien que conjointes, ne se confondent pas, on désigne une situation révolutionnaire ou de crise comme une conjoncture. Dans une sorte de quiproquo, en répondant à la question du capital comme contradiction en procès, nous indiquions dans notre réponse la présence d’une autre question : celle de la nature de son dépassement et pas seulement la question de la nature de son cours.
Il s’agit donc de reformuler adéquatement la question.
D’une part, nous savions que le capital comme contradiction en procès est une « tension à l’abolition de la règle » mais cette tension ne nous donne que la possibilité ou la nécessité du dépassement mais ne nous dit pas ce qu’il est[6].
D’autre part, nous savions que le pas que la lutte de classe et celle des femmes doivent franchir (la production de l’appartenance de classe et de la distinction de genres comme contrainte extérieure) est précisément le contenu de ce qu’est le dépassement. Mais ce contenu ne nous dit pas comment la « tension » devient en lui une réalité effective et efficace.
Enfin, nous savons que si nous pouvons parler au présent de la révolution comme communisation c’est parce que la lutte de classe actuelle contient, à l’intérieur d’elle-même, la production de l’appartenance de classe comme une contrainte extérieure, elle contient des écarts[7] : « Actuellement, la révolution est suspendue au dépassement d’une contradiction constitutive de la lutte de classe : être une classe est pour le prolétariat l’obstacle que sa lutte en tant que classe doit franchir/abolir. » (Le moment actuel, Sic 1.) A la suite des deux précédentes, lorsqu’on en arrive à cette dernière proposition, le concept de conjoncture en découle.
Comment la structure contradictoire du devenir du mode de production capitaliste, cette « tension à l’abolition de sa règle », se transforme-t-elle en situation révolutionnaire ? Evidemment, la question n’est pas de savoir quand et où une telle chose advient, mais quelle est la nature de cette transformation, non pas ce qui la produit (nous l’avons cerné dans Le moment actuel, dans La théorie de l’écart et dans la Réponse aux Américaines)[8] mais la nature de ce qui est produit.
Conjoncture : unité et formes de manifestation
La nature de ce qui est produit est une conjoncture, un moment actuel.
C’est la théorie de la révolution comme communisation, non comme prospective mais comme présent de l’appartenance de classe comme limite de la lutte en tant que classe, et présent de la contradiction entre hommes et femmes qui remet en cause leur définition, qui frappe d’obsolescence le paradigme théorique du cours d’une contradiction simple et homogène, parce que se résolvant dans la victoire d’un de ses termes.
Bien sûr donc, il y a La Contradiction qu’est le capital comme contradiction en procès, unité dynamique des contradictions de classes et de genres, elle est une et essentielle, mais dans son efficacité historique elle n’existe que dans toutes ses formes de manifestations. Aucune de ses formes, politiques, juridiques, relations internationales, idéologiques, etc., aucune des formes de relations entre les instances fonctionnelles du capital (capital industriel, capital financier, capital marchand), aucune des formes particulières dont elle affecte chaque fraction du prolétariat et les assignations de genres, et par lesquelles elle se réfracte à tous les niveaux du mode de production, réfractions qui sont sa condition même d’existence, aucune n’est un pur phénomène sans lequel La Contradiction pourrait tout aussi bien exister. Les conditions immédiatement existantes sont ses conditions d’existence. Elle ne produit pas son dépassement, sa négation, la trop fameuse négation de la négation, aussi « inéluctable que les lois de la nature » et de la dialectique, comme un devoir être du simple fait que La Contradiction est posée. Dynamique des contradictions de classes et de genres, c’est dans toutes les formes dans lesquelles elle existe réellement, dans leur combinaison à un moment donné, dans une conjoncture, qu’elle est révolutionnaire. En tant que telle, elle n’est qu’un concept.
C’est la manière dont on comprend dans son efficacité historique le capital comme contradiction en procès et pas seulement la contradiction entre le prolétariat et le capital qui est maintenant en jeu. Non seulement les formalisations « classiques » du capital comme contradiction en procès se limitent à la seule théorie de la lutte des classes, mais encore elles se proposent de dissoudre les formes d’apparition pour les ramener à une sorte d’unité essentielle interne. Précisément, ces formalisations ne comprennent pas ces formes comme formes d’apparition de cette essence interne (comme si on parlait du capital sans la concurrence, de la valeur sans le prix de marché), elles affirment, avec la fatuité de ceux qui sont sûrs d’eux, l’essence interne par la négation paresseuse et condescendante des formes d’apparition qu’elles exorcisent comme vulgaires apparences au nom de l’invariance substantielle du concept. Bien sûr, « l’essence interne » sera entourée de milliers de circonstances mais sans jamais comprendre que ces « circonstances » sont nécessaires et définitoires de cette « essence interne ». C’est une méthode théorique et toute une compréhension du capital comme contradiction en procès, c’est-à-dire une compréhension de la contradiction entre le prolétariat et le capital et de la relation, non saisie comme contradiction, entre hommes et femmes qui sont ici en jeu. En un mot nous n’étions pas sortis du programmatisme.
Les lois de reproduction du mode de production capitaliste sont identiques à celles de son abolition : le capital comme contradiction en procès ou la baisse tendancielle du taux de profit ne sont pas des déterminations économiques objectives sous-tendant les contradictions entre les classes et les genres mais directement leur existence comme unité. Ces affirmations sont tout autant d’une terrible exactitude que maintenant d’une terrible inutilité si nous nous contentons de les comprendre comme l’expression d’un mouvement contradictoire simple et homogène et non comme une multitude de contradictions « partielles » au niveau de l’exploitation et de tous les dispositifs sociaux par lesquels les femmes sont assignées à leur nature, par laquelle elles sont femmes. Le capital comme contradiction en procès c’est une multitude de formes d’actions et de luttes à tous les niveaux du mode de production. Son dépassement est une conjoncture, c’est-à-dire l’unité d’une multitude de contradictions à tous les niveaux du mode de production devenant une unité de rupture.
Ce que nous entendons par conjoncture n’est pas la rencontre des deux contradictions que nous avons exposées (prolétariat/capital ; hommes/femmes), elles ne se rencontrent jamais parce qu’elles sont toujours déjà conjointes. Ce que l’une et l’autre de ces contradictions et leur unité nous amène à produire c’est que le capital comme contradiction en procès n’est pris comme objet de transformation que dans la multiplicité de ses formes et niveaux d’apparition sans lesquels il n’existe pas. C’est la multiplicité des formes d’apparition de cette unité à tous les niveaux du mode de production qui définit une conjoncture et plus précisément la cristallisation dans une instance du mode de production des contradictions multiples qui désignent (momentanément) cette instance comme dominante. La construction de l’unité comme unité dynamique de deux contradictions contient déjà en elle-même, dans le processus de sa construction, ses conditions d’existence, c’est-à-dire son existence, comme intrication de multiples niveaux du mode de production. En cela le concept de conjoncture est celui de la crise de sa reproduction.
Conjoncture : l’autoprésupposition du capital, une mécanique qui se grippe
Non seulement la révolution n’est pas le résultat de la transcroissance de la montée en puissance de la classe, la victoire et l’affirmation de sa situation dans le mode de production capitaliste, mais encore, le contenu de ce saut qualitatif est de se retourner contre ce qui l’a produit. Ce retournement, c’est le bouleversement de la hiérarchie des instances du mode de production qui est la mécanique de son autoprésupposition. Toutes les causalités et l’ordonnance normale des instances du mode de production (économie, relations de genres, droit, politique, idéologie, etc.) concourant dans cette normalité à sa reproduction se trouvent minées.
Une conjoncture est à la fois une rencontre et une défaisance. Elle est défaisance de la totalité sociale qui jusque-là unissait toutes les instances d’une formation sociale (politique, économique, sociale, culturelle, idéologique) ; elle est défaisance de la reproduction des contradictions formant l’unité de cette totalité. Il y a de l’aléatoire, de la rencontre, des choses de l’ordre de l’événement dans une conjoncture : un dénouement qui se produit et se reconnaît dans l’accidentel de telle ou telle pratique. Ainsi une conjoncture se présente comme ce qui arrive dans la mesure où « ce qui arrive » forme la condition particulière de ne pas savoir « ce qui peut arriver », elle est le moment où peut s’exercer la puissance de faire de « ce qui est » plus que ce qu’il contient, de créer en dehors des enchaînements mécanistes de la causalité ou de la téléologie du finalisme.
Une conjoncture est aussi une rencontre de contradictions qui avaient leur propre cours et leur propre temporalité, n’entretenaient entre elles que des relations d’interactions : luttes ouvrières, luttes étudiantes, luttes des femmes, conflits politiques à l’intérieur de l’Etat, conflits dans la classe capitaliste, cours mondial du capital, reproduction de ce cours dans une aire nationale, idéologies dans lesquelles les individus menaient leurs luttes. La conjoncture est le moment de ce carambolage des contradictions, mais ce carambolage prend forme selon la détermination dominante que désigne la crise qui se déroule dans les rapports de production, dans les modalités de l’exploitation[9]. La conjoncture est une crise de la détermination autoreproductrice des rapports de production qui se définit par une hiérarchisation déterminée et fixe des instances du mode de production.
Une conjoncture est cette situation propre aux périodes de crises où le mouvement du capital comme contradiction en procès n’est plus une seule contradiction (entre les classes ou entre les genres) ni même l’unité simple et homogène des deux. Le capital comme contradiction en procès ne s’impose plus comme le sens toujours déjà là de chacune de ses propres formes d’apparition. Une conjoncture est ce moment historique où la contradiction entre les classes, celle entre les hommes et les femmes sont prises comme objets de transformation dans la multiplicité des contradictions, des divisions de genres et des segmentations de classe qui jouent conflictuellement entre elles, et enfin des conditions réelles, concrètes, immédiates qui sont ce par quoi et seulement ce dans quoi existe le capital comme contradiction en procès. Les contradictions se recomposent, s’unissent en une unité de rupture, la pratique révolutionnaire, les mesures communisatrices, bouleversent la hiérarchie des instances du mode de production par laquelle sa reproduction était le sens immanent de chacune. Au-delà de cette immanence, de cette autoprésupposition qui contient et nécessite la hiérarchie établie des instances, il y a de l’imprévisible et de l’événement. La conjoncture est la mécanique, les rouages intimes, du saut qualitatif en lequel se brise la répétition du mode de production. C’est ce concept de conjoncture, devenu nécessaire à la théorie des contradictions de classes et de genres comme théorie de la révolution et du communisme, que ce texte tente d’approcher.
« Moment actuel », « conjoncture », sont des concepts qui en période de crise deviennent essentiels, incontournables, qui s’imposent comme la connaissance adéquate du cours historique des choses dans son acception la plus immédiate.
Toutes les formes d’existence de cette contradiction en procès doivent être saisies comme ses propres conditions d’existence dans lesquelles seulement elle existe, elle n’est rien d’autre que la totalité de ses attributs.
Au tout début de Travail salarié et capital (1849), Marx écrit : « Les journées de juin, la chute de Vienne, la tragi-comédie qui se joua à Berlin, les efforts désespérés de la Pologne, de l’Italie et le Hongrie, l’Irlande affamée jusqu’à l’épuisement, tels étaient les moments principaux où se résumait la lutte des classes [c’est nous qui soulignons] engagée entre la bourgeoisie et la classe ouvrière […]. Au cours de 1848, nos lecteurs ont vu la lutte des classes prendre des formes politiques colossales [idem]. Le moment est donc venu d’examiner les rapports économiques eux-mêmes. Sur ces rapports, en effet, se fondent, et l’existence de la bourgeoisie, et sa domination de classe, et l’esclavage des travailleurs. »
Dans les ouvrages historiques comme Les Luttes de classes en France (1848), on pourrait multiplier les citations dans lesquelles Marx rend compte d’un événement en déplaçant sans cesse les dominances et les déterminations (en multipliant les angles d’attaques, bien que l’expression soit en fait mauvaise parce qu’elle présuppose l’existence de l’objet et seulement le changement des angles de vision, alors que c’est de la constitution de l’objet dont il s’agit dans les variations de dominances et de déterminations), tant et si bien que dans Les Luttes de classes, on ne sait plus très bien combien de classes composent la société, tant on passe sans cesse de la notion de « situation de classe » à celle de « position de classe » par les variations de dominance constituant l’événement. La Guerre civile en France serait également très intéressante à étudier de ce point de vue pour définir théoriquement le concept de conjoncture.
Dans la citation de Travail salarié et capital, Marx pose (volontairement ou non, en 1849 il n’a pas encore le concept de mode de production) une différence entre conjoncture et analyse générale abstraite et conjointement l’unité entre les deux. La conjoncture c’est le processus de ce « résumé » (« se résumait la lutte de classes »), de cette concentration en un lieu, en un moment. Toute la question de la conjoncture se trouve dans l’unité de cette différence et de cette unité. On peut l’approcher par le jeu entre détermination et dominance entre les instances d’un mode de production, par les diverses temporalités qui constituent l’histoire comme autant de déterminations qui lui sont nécessaires, par lesquelles elle existe et non comme une décomposition de l’histoire comme objet qui leur préexiste.
La conjoncture est inhérente à la révolution comme communisation : autotransformation du sujet. Toutes les manifestations de l’existence sociale, c’est-à-dire pour chaque individu « les conditions inhérentes à son individualité » (Idéologie allemande), sortent de leur rapport hiérarchisé du mode de production et se recombinent – de façon mouvante car créant des situations nouvelles – dans leur relation de détermination et de dominance. Ces manifestations deviennent ainsi objet de contradictions et de luttes dans leur spécificité et non comme effet et manifestation d’une contradiction fondamentale et supprimées seulement « en conséquence »[10].
Quand lutter en tant que classe est la limite de la lutte de classe, quand le fait d’être femme est la limite des luttes de femmes[11], la révolution devient une lutte contre ce qui l’a produite. Toute l’architecture du mode de production, la distribution de ses instances et de ses niveaux se trouvent entraînées dans un processus de bouleversement de la normalité/fatalité de sa reproduction définie par la hiérarchie déterminative des instances du mode de production. C’est parce qu’elle est ce bouleversement et seulement si elle l’accomplit que la révolution est ce moment où les prolétaires se débarrassent de toute la pourriture du vieux monde qui leur colle à la peau[12], tout comme les hommes et les femmes de ce qui constitue leur individualité (cf. note 4). Il ne s’agit pas d’une conséquence mais du mouvement concret de la révolution où toutes les instances du mode de production (idéologie, droit, politique, nationalité, économie, genres, etc.) peuvent être tour à tour la focalisation dominante de l’ensemble des contradictions. La révolution comme communisation aura à se nourrir de l’impureté, de la non-simplicité, du procès contradictoire du mode de production capitaliste. Changer les circonstances et se changer soi-même coïncident : c’est la révolution, c’est une conjoncture. Une théorie de la conjoncture c’est une théorie de la révolution qui fait sienne le fait que « Ni au premier, ni au dernier instant, l’heure solitaire de la dernière instance – l’économie – ne sonne jamais » (Althusser, Contradiction et surdétermination, in Pour Marx, p. 113), parce qu’il n’est pas dans la nature de la révolution de la faire sonner. Ce n’est pas une formule littéraire que de dire que la révolution est une transgression de l’histoire, de sa temporalité, et ce n’est pas sans raison que Walter Benjamin notait que les révolutionnaires tiraient sur les horloges.
Une théorie de la révolution comme rupture contre ce qui la produit, comme communisation, doit passer par une théorie de la conjoncture. Dans un mode de production, toutes les instances qui le composent ne vivent pas au même rythme, elles occupent une région dans la structure globale du mode de production qui leur assure leur statut et leur efficacité de par la place spécifique assignée à une de ces instances. Il se trouve que dans le mode de production capitaliste, l’économie est à la fois l’instance déterminante et l’instance dominante, ce qui n’était pas le cas dans d’autres modes de production (cf. la citation de Marx de la note 10).
Une conjoncture est une crise de cette assignation, elle peut donc être une variation de la dominance (politique, idéologie, rapports internationaux[13]) à l’intérieur de la structure globale du mode de production sur la base de la détermination par les rapports de production.
Nous retrouvons ce qui fait fondamentalement du concept de conjoncture un concept nécessaire de la théorie de la révolution : le bouleversement de la hiérarchie déterminative des instances du mode de production. Une conjoncture désigne le mécanisme même d’une crise comme crise de l’autoprésupposition du capital.
C’est, dans la crise de la reproduction, ce déplacement des instances comme dominantes et déterminations qui est le comment de la tension à l’abolition de la règle devenant la réalité effective de la remise en cause de l’appartenance de classe et de l’assignation de genre, c’est ainsi que le capital comme contradiction en procès est pris comme objet de transformation, se retourne contre lui-même : il n’est plus cet automatisme simple et homogène se résolvant toujours en lui-même. Quand l’unité se défait (du fait des rapports de production qui sont la détermination) cela signifie que l’assignation de toutes les instances du mode de production est en crise. Il se produit alors un jeu de dominante désignée dans lequel rien n’est fixe : le mistigri circule. Une conjoncture c’est l’effectivité du jeu qui abolit sa règle.
L’angle mort
La structure globale du mode de production capitaliste est une contradiction en procès, cela signifie que simultanément, d’une part elle ne produit que sa propre reproduction et que, d’autre part, elle est un jeu qui abolit sa règle. Mais en en restant là, on ne peut s’approcher plus près de la révolution (le fameux « angle mort »). Il faut donc ne pas changer de registre mais voir que ce registre des rapports de production n’est pas la totalité du mode de production même s’il en est la structure déterminante.
Le jeu qui abolit sa règle nous mène seulement au bord de ce qu’est une conjoncture (ou ce que Lénine théorisait sous le terme de « moment actuel »). La production interne de la transgression de la structure qu’est le mode de production capitaliste passe par la constitution d’une conjoncture. L’importance de ce concept à l’intérieur de celui de « capital comme contradiction en procès » nous fait comprendre la révolution comme un événement qui passe au-delà de ses causes, contre celles-ci (c’est la communisation), en tant que renversement déterminé du déterminisme des rapports de production.
L’activité dans la lutte de classe n’est pas le simple reflet des conditions qui la constituent, elle crée de l’inadéquation : « Les révolutions prolétariennes, par contre [contrairement aux révolutions bourgeoises qui “se précipitent de succès en succès… et rapidement atteignent leur point culminant”, nda], comme celles du xixe siècle, se critiquent elles-mêmes constamment, interrompent à chaque instant leur propre cours, reviennent sur ce qui semble déjà être accompli pour le recommencer à nouveau, raillent impitoyablement les hésitations, les faiblesses et les misères de leurs premières tentatives, paraissent n’abattre leur adversaire que pour lui permettre de puiser de nouvelles forces de la terre et se redresser à nouveau formidable en face d’elles, reculent constamment à nouveau devant l’immensité infinie de leurs propres buts, jusqu’à que soit créée enfin la situation qui rende impossible tout retour en arrière, et que les circonstances elles-mêmes crient : Hic Rhodus, hic salta ! » (Marx, Le 18 brumaire de Louis Bonaparte, Ed Soc, p.16-17.)
On peut trouver ici la description d’une conjoncture ou d’un événement, c’est-à-dire une situation qui excède ses causes, qui se retourne contre elles. Si le capital est une contradiction en procès ou si le cours de son accumulation est celui de son abolition, c’est là que se situent l’activité, le choix, la liberté, l’indéterminé : le retournement comme lutte de classe et dans les luttes, le retournement des lois de reproduction du mode de production contre elles-mêmes. Mais nous devons ici faire attention de ne pas reproduire une mécanique semblable à la mécanique hégélienne des « ruses de la Raison » : la raison historique ne faisant que semblant d’abandonner son cours pour mieux se retrouver elle-même. L’événement n’est pas une ruse de la Raison. Les lois de reproduction du capital comme contradiction en procès nous disent pourquoi il y a des événements mais elles n’en sont pas la cause, la question de la causalité et de l’événement est posée à nouveaux frais.
L’événement crée une discontinuité, du nouveau, et qui par là ne peut être réduit à un simple moment dans un processus successif continu comme prolongation de ses causes : dans les crises révolutionnaires, les révolutionnaires sont occupés à se transformer, eux et les choses, à créer quelque chose de tout à fait nouveau, écrit Marx au début du 18 brumaire. Il poursuit : « La révolution sociale du xixe siècle ne peut pas tirer sa poésie du passé, mais seulement de l’avenir. Elle ne peut pas commencer avec elle-même avant d’avoir liquidé complètement toute superstition à l’égard du passé. Les révolutions antérieures avaient besoin de réminiscences historiques pour se dissimuler à elles-mêmes leur propre contenu. La révolution du xixe siècle doit laisser les morts enterrer leurs morts pour réaliser son propre projet. » L’événement va contre ses causes : hic Rhodus, hic salta.
Dans une conjoncture, les lois de reproduction d’un système sont celles de son renversement car une conjoncture – défaisance et rencontre – est le retournement des causes contre elles-mêmes. Ce que dit simplement Lénine dans la fameuse citation de La Maladie infantile sur « ceux d’en haut » et « ceux d’en bas ».
« Pour que la révolution ait lieu, il ne suffit pas que les masses exploitées et opprimées prennent conscience de l’impossibilité de vivre comme autrefois et réclament des changements. Pour que la révolution ait lieu, il faut que les exploiteurs ne puissent pas vivre et gouverner comme autrefois C’est seulement lorsque “ceux d’en bas” ne veulent plus vivre et “ceux d’en haut” ne peuvent plus continuer à vivre à l’ancienne manière, c’est alors seulement que la révolution peut triompher… » (Lénine, La Maladie infantile du communisme, Œuvres, t. 31, pp. 80-81.)
Quels sont maintenant ces « courants absolument différents », ces « intérêts de classe hétérogènes », ces « tendances politiques opposées », cette « richesse de contenu » et ces « combinaisons inattendues » qui affectent « ceux d’en bas » et « ceux d’en haut » ?
« Ceux d’en haut » et « ceux d’en bas »
Commençons par « ceux d’en haut »
Dans la restructuration du capitalisme qui s’est mise en place à partir du milieu des années 1970 ont disparu les contraintes sur l’accumulation que représentaient les rigidités des marchés du travail nationaux, les protections sociales telles qu’elles existaient, la division de l’économie mondiale en blocs issus de la guerre froide et les développements nationaux protégés que cela permettait dans la « périphérie » de l’économie mondiale. A l’époque, la crise du modèle social fondé sur le modèle productif et « l’Etat-providence keynésien » ou « fordiste »[14] aboutit à la financiarisation, au démantèlement et à la délocalisation de la production industrielle, à la destruction d’un pouvoir ouvrier, d’une identité ouvrière confirmée par la reproduction du capital, à la dérégulation, à la fin de la négociation collective, à la privatisation, à l’évolution vers le travail temporaire et flexible. La formation d’un marché global du travail de plus en plus unifié comme un continuum de segmentations, la mise en place de politique néolibérales, la libéralisation des marchés, et la pression internationale à la baisse des salaires et à la détérioration des conditions de travail a représenté une contre-révolution dont le résultat est que la contradiction entre le prolétariat et le capital se situe au niveau de la reproduction elle-même du rapport d’exploitation, au niveau de l’implication réciproque du prolétariat et du capital.
Dans la crise actuelle ce sont ces caractéristiques définitoires du capitalisme restructuré qui de dynamiques se sont retournées en limites et contradictions du développement, qui de contre-tendances à la baisse tendancielle du taux de profit sont devenues les axes portant cette baisse. C’est bien le capitalisme restructuré qui est spécifiquement entré en crise. Les contradictions et les limites qui explosent actuellement sont celles-là mêmes qui avaient constitué la dynamique du système et en avaient défini les conditions de développement.
Un mode d’exploitation de la force de travail à l’échelle mondiale, de mise en valeur du capital, est à bout de souffle et s’effondre dans son exacerbation. Toutes les fractions nationales de la classe capitaliste mondiale cherchent à le sauver en en renforçant les caractéristiques, tant et si bien que son unité vole en éclats.
Actuellement, les Etats-Unis redoutent un effondrement et une implosion de l’Europe, cet « homme malade du monde », mais font tout, afin de se sauver eux-mêmes, pour que cette éventualité advienne ; la Chine, l’Inde, le Brésil, sont pris en tenailles entre leur rôle fonctionnel dans le système qui s’effondre et leur propre développement acquis qu’ils ne peuvent encore faire valoir pour lui-même ; dans des zones entières comme l’Asie centrale, l’Amérique centrale, ou en Afrique, bourgeoisie, bureaucratie, mafias, police et armée gèrent les investissements étrangers, les activités pouvant s’articuler avec la valorisation mondiale, se découpent des monopoles. Pendant ce temps, pour une grande partie de la population, le constant décalage que crée l’accumulation du capital entre la masse de main-d’œuvre libérée disponible et son absorption comme force de travail, devient la condition d’existence de toutes sortes d’activités reproductives pour cette population même et très souvent nécessaires aux secteurs plus performants de cette accumulation : chantiers, services fournis aux classes moyennes et supérieures des « beaux quartiers », fournitures de certaines matières premières recyclées, etc.
Dans les pays arabes du pourtour méditerranéen, les révoltes prolétariennes et interclassistes ont signifié la faillite d’une classe capitaliste construite comme une oligarchie clientéliste se confondant avec les appareils répressifs de l’Etat métamorphosant en activités produisant de la rente toute production ou service pouvant entrer dans le flux de la valorisation mondiale du capital. Toute activité économique susceptible d’entrer dans ce flux est accaparée, en connexion avec l’Etat, par une fraction de la bourgeoisie et devient l’objet d’un monopole se coulant dans la forme d’un monopole naturel (centres touristiques, activités d’import/export, campagne de vaccination, téléphonie, fourniture de main-d’œuvre, immobilier, etc.). Cette fraction de la bourgeoisie était devenue un « pouvoir », c’est-à-dire que dans l’Etat, elle a pouvoir sur l’Etat. Cette classe dominante ne possède pas en elle-même les ressources et la dynamique de sa propre recomposition. C’est ce vide qu’occupe pour l’instant l’islam politique, il lui faut pour être actuellement la « révolution » comme ordre rétabli être simultanément l’Etat et le peuple. En cela, dans les mains des islamistes, l’Etat est toujours menacé dans sa séparation d’avec la société et les luttes de classes, ce que leur rappelle vigoureusement, en Egypte, l’armée.
Au niveau mondial, dans ce mode d’accumulation qui s’effondre, il y avait déconnexion entre la valorisation du capital et la reproduction de la force de travail.
Cette déconnexion était un zonage géographique du mode de production capitaliste : des hypercentres capitalistes regroupant les fonctions hautes dans la hiérarchie de l’organisation des firmes (finance, haute technologie, centres de recherche, etc.) ; des zones secondes avec des activités nécessitant des technologies intermédiaires, regroupant la logistique et la diffusion commerciale, zones à la limitation floue avec les périphéries consacrées aux activités de montages souvent en sous-traitance ; enfin, des zones de crises et « poubelles sociales », soumises de temps à autre à quelques expéditions sécuritaires préventives, dans lesquelles prospèrent tout une économie informelle sur des produits légaux ou non, économie qui le plus souvent s’articule avec les autres niveaux de la valorisation du capital et de la reproduction de la force de travail employée par ailleurs.
Si la valorisation du capital est unifiée au travers de ce zonage, il n’en est pas de même de la reproduction de la force de travail. Chacune de ces zones a des modalités de reproduction spécifique. Dans le premier monde : des franges à hauts salaires avec privatisation des risques sociaux imbriquées dans des fractions de la force de travail où sont préservés certains aspects du « fordisme » et d’autres, de plus en plus nombreuses, soumises à un « nouveau compromis » dont le contenu est l’achat global de la force de travail[15]. Dans le deuxième monde : régulation par des salaires bas, imposés par une forte pression des migrations internes et la grande précarité de l’emploi, îlots de sous-traitance internationale plus ou moins stables, peu ou aucune garantie des risques sociaux, migrations de travail. Dans le troisième monde : aides humanitaires, trafics divers, survie agricole, régulation par toutes sortes de mafia et de guerres, mais aussi par la revivification des solidarités locales et ethniques. Ce zonage se doit d’être une mise en abyme : chaque niveau d’échelle, du monde au quartier, reproduit cette tripartition. La disjonction est totale entre la valorisation mondiale unifiée du capital et la reproduction de la force de travail adéquate à cette valorisation. Entre les deux, la relation réciproque de stricte équivalence entre production de masse et modalités de la reproduction de la force de travail, qui définissait le fordisme, a disparu.
Ce zonage était une détermination fonctionnelle du capital : maintenir, malgré la rupture entre les deux, des marchés mondiaux en expansion et une extension planétaire de la main-d’œuvre disponible, cela en dehors de toute relation nécessaire sur une même aire de reproduction prédéterminée. La rupture d’une relation nécessaire entre valorisation du capital et reproduction de la force de travail a brisé les aires de reproduction cohérentes dans leur délimitation régionale ou même nationale.
Dans la crise actuelle de cette phase du mode de production capitaliste issue de la restructuration des années 1970, ce zonage avec sa mise en abyme de chaque segment, détermination définitoire de cette phase, est par là-même entré en crise. On assiste, d’une part, à un mouvement de fuite en avant : les capitaux quittent la Chine pour le Vietnam, le Vietnam pour le Cambodge ou l’Indonésie ; en Afrique – Afrique de l’Ouest, République démocratique du Congo, Sahel – le racket, la violence armée étatique ou para-étatique, le massacre de populations, deviennent un mode ordinaire d’appropriation de ressources et de rentes ; un pays comme la Russie s’enfonce dans un processus de désintégration rentière. D’autre part, principalement en Amérique du Sud, en même temps que se poursuit la concentration de la population dans d’immenses bidonvilles, des programmes sociaux cherchent à jeter les bases d’une intégration de cette population dans des circuits formels de l’économie. Que cela soit dans sa fuite en avant ou dans les tentatives d’intégration formelle, c’est ce zonage qui est entré en crise dans la crise actuelle. Il tend à devenir contre-productif. L’identité, dans la crise actuelle, entre crise de suraccumulation et de sous-consommation signifie que la déconnexion entre valorisation du capital et reproduction de la force de travail est devenue un problème. Dans cette identité de la crise, la déconnexion qui était fonctionnelle à une phase du mode de production devient contradictoire à sa propre poursuite. Cela tant au niveau de l’architecture mondiale de la réalisation faisant des Etats-Unis le consommateur en dernier ressort, qu’au niveau, tout aussi important et peut-être plus pour la suite, du développement « national » des « capitalismes émergents ». On ne reviendra pas en arrière, mais la mondialisation peut prendre un autre tour indéfinissable actuellement et qui ne pourrait être qu’une fonction de nouvelles modalités de la valorisation et du rapport d’exploitation.
Cette déconnexion était un système mondial. La Chine, l’Inde, le Brésil, etc., y avaient leur place à la fois comme puissances économiques autonomes montantes et pièces de cette structure mondiale. Que la Chine ou l’Inde parviennent à se constituer pour elles-mêmes en tant que marché intérieur dépend d’une révolution dans les campagnes (privatisation de la terre en Chine ; disparition de la petite propriété et des formes de métayages en Inde) mais aussi et surtout d’une reconfiguration du cycle mondial du capital supplantant la globalisation actuelle (une renationalisation des économies dépassant/conservant la globalisation, une définanciarisation du capital productif…). C’est dire que cette hypothèse est hors de notre portée actuelle car hors de ce cycle de luttes, elle suppose la révolution telle que ce cycle la porte battue et, dans cette défaite, une restructuration du mode de production capitaliste.
Toute la géographie de la reproduction mondiale du capital et son zonage en abyme se délite. Ce qui faisait système ne le fait plus : austérité, baisse du salaire au-dessous de la valeur de la force de travail n’alimentent plus les assignations sur une valorisation future du capital financiarisé qui s’alimente lui-même à la « planche à billets ». C’est la monnaie elle-même dans toutes ces fonctions qui tend à devenir le nœud de la crise, c’est-à-dire que la crise du capital, parce que crise du capital, devient une crise de la valeur[16]. C’est-à-dire de la façon la plus sensible, une crise de tout ce qui fait les relations définissant l’unité de la classe capitaliste, c’est sa cohésion interne dans la multiplicité de ses liens financiers, de crédits, d’échanges qui s’effrite.
Si la société est le résultat final du procès de production en tant qu’il est subsomption du travail sous le capital, c’est la société qui se trouve alors en déshérence de représentation. La société civile, cette réorganisation par l’Etat des rapports de production, se désagrège en multiples fractions aux contours changeants. Aucune représentation politique et étatique n’est plus légitime comme universalisation réelle des intérêts particuliers de la classe dominante unifiée. Cette classe dominante elle-même ne croit plus en son Etat. C’est la bourgeoisie elle-même qui supprime l’autonomie relative de l’Etat et de la politique vis-à-vis de l’économie, le jetant dans la tourmente immédiate de tous ses conflits internes et de son conflit fondamental avec le prolétariat. Si bien que le dernier rempart idéologique de cet Etat mis à nu ce sont ceux qui d’une certaine façon le conteste qui le dresse au nom de sa propre existence idéale (l’indignation). Cette contestation n’en signifie pas moins que toutes les médiations idéologiques (partis, syndicats, système éducatif, etc.) qui cimentent la reproduction sociale et convoquent même les intérêts divergents des classes dans une reproduction antagonique du système ne jouent plus leur rôle.
Si : « Le procès de production capitaliste considéré dans sa continuité, ou comme reproduction, ne produit donc pas seulement marchandise, ni seulement plus-value ; il produit et éternise le rapport social entre capitaliste et salarié » (Marx, Le Capital, Ed. Sociales, t.3, p. 19-20), alors la restructuration, comme structure mondiale d’exploitation en place depuis le début des années 1990 a consisté à dépasser tout ce qui peut faire obstacle à la fluidité de cette reproduction en en éliminant tous les points de cristallisation. L’impossibilité de continuer à exploiter et à gouverner comme avant est toujours historiquement spécifiée. Actuellement, pour la classe capitaliste, cette spécificité historique c’est la connexion dans le procès de valorisation de toutes les instances du mode de production et de toutes les déterminations fonctionnelles (productive, marchande, financière) du capital comme valeur en procès. Il peut y avoir restructuration, mais il n’y a pour l’instant aucune fonctionnalité du capital ou instances de la reproduction du mode de production qui puisse être son vecteur. La classe capitaliste doit détricoter la totalité : le capital financier et le capital productif, l’Etat et la reproduction de la force de travail, les aires nationales et la mondialisation, les productions idéologiques et le rapport classes/individus/Etat/rapports de production comme vécu de ces relations. Pour l’instant, l’aspect central du « moment actuel » se caractérise par l’exacerbation, au moment où elles ne font plus système, de toutes les déterminations de la phase d’accumulation qui est entrée en crise.
A la fin du xixe siècle, la cartellisation et la fuite en avant dans l’accumulation de la section I (celle des biens de production) est la réaction du mode de production capitaliste au déséquilibre entre les sections de la production qui avait mené à la baisse du taux de profit et à la « grande dépression » ; au début des années 1930, Hoover précède Roosevelt ; au début des années 1970, les politique de « relance keynésienne » précèdent Thatcher, Reagan et le plan de rigueur socialiste français de 1983 ; au début des années 2010 la pression sur la valeur de la force de travail pour accroître le taux de plus-value et la déflation par la dette redoublent. Chaque fois, dans une première phase de la crise, la réaction spontanée de la classe capitaliste est d’accentuer ce par quoi la catastrophe est arrivée. C’est alors le cours de la lutte des classes, dans ses formes historiquement spécifiées par la nature du rapport d’exploitation qui entre en crise, qui détermine la suite. Il n’y a pas de téléologie du mode de production capitaliste.
Dans le cadre de la crise du mode de valorisation du capital à l’échelle mondiale, la classe capitaliste est contrainte à sa recomposition, à réévaluer les relations entre ses diverses fractions, à passer de nouveaux compromis avec les couches sociales de l’encadrement, à redéfinir ses hiérarchies internes et nationales. Il ne s’agira pas d’un recentrage économique national mais d’une accentuation du zonage de la valorisation du capital et de la mise en abyme de ce zonage, ce qui signifie à la fois une accentuation de la segmentation et de la précarisation de la classe ouvrière, mais aussi une multiplication des zones intermédiaires et centrales dans les périphéries ainsi que de leurs propres interrelations, en même temps qu’une paupérisation de la classe ouvrière dans les zones centrales ouvrirait la voie à une plus grande diffusion de ce zonage que l’on appellerait « réindustrialisation » ou « relocalisation ». Actuellement, les « filets sociaux » organisent cette paupérisation comme une forme dispersée et dédiée à certaines consommation d’un revenu minimum garanti qui a toujours été un procédé de baisse de la valeur de la force de travail employée (cf. la note 15 sur l’achat global de la force de travail). Après avoir été la condition et la forme même de la restructuration dans les années 1980, la financiarisation du capital productif[17] est devenue un obstacle à la valorisation du capital[18]. Ce n’est pas la première fois dans l’histoire de ce mode de production que la classe capitaliste doit se recomposer et réinventer toutes ses formes de domination et d’exploitation. Ce qui nous importe maintenant c’est que de Los Angeles à Shanghai en passant par Francfort, Athènes et Le Caire « ceux d’en haut ne peuvent plus vivre et gouverner comme autrefois » ; mais surtout, ce sont les caractéristiques actuelles de « l’impossibilité, pour ceux d’en bas, de vivre comme autrefois » qui sont déterminantes.
Et « ceux d’en bas » ?
D’un côté, ce qui, pour « ceux d’en haut », est l’impossibilité de continuer à exploiter et à gouverner comme avant, est, de l’autre, maintenant, pour la classe exploitée, « ceux d’en bas » dans leur immense diversité, la mise en question de son existence même de classe dans cette impossibilité à vivre comme autrefois. Dans sa contradiction au capital, c’est sa propre existence comme classe qu’elle affronte, c’est sa lutte nécessaire en tant que classe qui est devenue une contradiction pour elle-même. Du côté du prolétariat, avec la disparition de l’identité ouvrière, la situation commune d’exploités n’est rien d’autre que leur séparation. La tension à l’unité existe dans le heurt avec les séparations, mais elle est alors, pour les prolétaires, identique à la production de l’appartenance de classe comme une contrainte extérieure. La crise actuelle est une crise du rapport salarial tant comme capacité de valorisation du capital que comme capacité de reproduction de la classe ouvrière en tant que telle.
Plus d’identité ouvrière confirmée dans la reproduction du capital, plus d’unité de la classe préalable à la révolution, la définition même du mode de production capitaliste issu de la restructuration des années 1970, l’absolue fluidité, signifie que cette restructuration est, sur ses propres bases, sans fin et qu’elle existe comme multiplicité de contradictions et de luttes.
L’attaque et la destruction de ce qui pouvait encore apparaître comme les caractéristiques d’un noyau stable de la classe ouvrière est un processus continu, même si ce « noyau stable » n’est plus le principe structurant de la reproduction de la force de travail mais une simple particularité dans la segmentation générale de cette force de travail, dont la précarité et la menace permanente du chômage (menace de devenir un simple surnuméraire) est le principe général. Quand, en France, à l’automne 2010, une fraction de la classe ouvrière revit de façon idéale le mythe de l’identité et de l’unité ouvrières, la lutte contre la réforme des retraites synthétise une multiplicité de luttes locales qui ont toutes en commun de mettre en mouvement des fractions ouvrières stables menacées ou éliminées par la fermeture ou la restructuration de leur entreprise. L’identité ouvrière est revécue de façon idéale parce qu’elle n’est plus le sens du rapport au capital mais cet « idéal » n’est pas fortuit, il se nourrit de luttes locales et trouve une forme synthétique adéquate dans le sujet même de la retraite, symbole de la dignité ouvrière[19].
De leur côté, chômeurs et précaires ne sont plus depuis longtemps un accident des luttes ouvrières, un simple scandale vis-à-vis du travail salarié. Le chômage n’est plus cet à côté de l’emploi nettement séparé, la segmentation de la force de travail, la flexibilité, la sous-traitance, la mobilité, le temps partiel, la formation, les stages, le travail au noir, ont rendu floues toutes les séparations. Si l’on passe d’une considération du chômage en termes de stocks, à une considération en termes de flux, la conclusion s’impose : les chômeurs travaillent. Leur situation actuelle dans le rapport d’exploitation est celle d’une particularité qui dans la lutte tend à se faire valoir comme définitoire du rapport actuel d’exploitation.
C’est là un point central de la restructuration comme abolition de tous les points de cristallisation du double moulinet de la reproduction du capital : le procès de reproduction d’un côté de la force de travail dans son dénuement face au capital ; la reproduction de l’autre des conditions objectives du travail comme capital face au travail dans sa subjectivité. Chacun de ces procès peut être plus ou moins fluide. La fin de la dichotomie entre travail et chômage est un moment essentiel de cette fluidité qui pose la contradiction entre les classes au niveau de leur reproduction, c’est également, pour la détermination de la lutte de classe, la disparition de l’identité ouvrière telle qu’elle pouvait être confirmée dans la reproduction du capital. Avec la lutte des chômeurs s’impose quasiment comme une évidence que la lutte du prolétariat ne contient plus aucune confirmation de lui-même, cela ne tient pas au chômage en lui-même, mais à son inscription actuelle dans le rapport d’exploitation.
L’enjeu des luttes de chômeurs et de précaires est de recomposer la contradiction qu’est l’exploitation à partir du chômage et de redéfinir à partir de lui ce qu’est l’emploi salarié. Dans leur existence actuelle (différente de ce qui avait pu exister dans les années 1930), les luttes des chômeurs et précaires, en définissant le chômage et la précarité au cœur du travail salarié, posent la question centrale de la lutte révolutionnaire, c’est-à-dire comment une classe agissant strictement en tant que classe peut abolir les classes, comme une question pratique, comme cours et enjeu de la lutte des classes.
La lutte des chômeurs et précaires a le contenu fondamental suivant : l’emploi salarié sous sa forme classique s’est effondré, la situation de chômeur qui lui était liée s’effondre avec lui. Dans les luttes de chômeurs et précaires de la période actuelle c’est la redéfinition des chômeurs, la formulation sociale de leur identité qui est le point de départ de la reformulation de l’emploi salarié. C’est un renversement historique : jusqu’au début des années 80, c’est la définition de l’emploi salarié qui définit le chômage. L’enjeu de la lutte des chômeurs et précaires, quelle que soit son ampleur et la capacité à atteindre son but, est la recomposition de la classe autour des chômeurs, ce qui en fait un monstre social, ce qui concrétise dans le prolétariat la contradiction constitutive de l’accumulation capitaliste entre, d’une part, la nécessité de tout mesurer en temps de travail et de poser l’exploitation du travail comme question de vie ou de mort et, d’autre part, l’inessentialisation du travail vivant immédiat par rapport à ce que le capital concentre en lui de forces sociales. Cette contradiction inhérente à l’accumulation capitaliste, et qui fait du capital une contradiction en procès, prend alors la forme bien particulière de la définition de la classe face au capital. Toute la logique de la reproduction capitaliste est dans le mouvement inverse : ramener le chômage à sa définition par rapport au travail salarié, par rapport à l’emploi.
Mais nous savons que le capital comme contradiction en procès est la construction de deux contradictions, et s’il y bien un point où la conjonction de ces deux contradictions n’est pas un long fleuve tranquille, c’est bien lorsqu’il est question de chômage et de précarité.
La montée du travail féminin durant les trente dernières années est essentielle dans l’instauration de cette porosité entre chômage, emploi et précarité devenant dominante. Dans ses caractéristiques actuelles (les femmes ont toujours travaillé), le développement du travail féminin suit la destruction de l’identité ouvrière, le développement de la précarité et de la flexibilité dont elles sont les premières victimes. Le travail à temps partiel c’est avant toute chose du travail féminin, d’où l’importance de la présence des femmes et de leur action, par exemple dans la lutte des chômeurs de l’hiver 1997-1998 en France, dont le signal est donné par la manifestation féminine du samedi 15 novembre 1997. Mais si la lutte est commune, la contradiction entre hommes et femmes est partout présente, tant dans le cours de la lutte, les formes d’activités et les rôles impartis aux unes et aux autres que, fondamentalement dans des situations qui ne sont pas identiques et des buts qui ne sont pas forcément communs.
« Ce que l’on observe, écrit Margaret Maruani, de façon tout aussi prononcée, c’est la ténacité des mécanismes de discrimination, de division sexuelle du travail et c’est aussi l’apparition de nouvelles formes d’inégalités. Si la crise de l’emploi n’a pas, comme dans d’autres périodes, chassé les femmes de l’emploi, si elle ne les a pas renvoyées dans leur foyer, elle a accentué leur vulnérabilité aux intempéries du marché du travail. Si bien que l’on voit se recréer, et pas seulement se perpétuer, des différences entre hommes et femmes qui vont complètement à contre-courant de l’irrésistible montée de l’activité féminine. La féminisation du marché du travail ne s’est pas accompagnée d’une mixité du monde du travail. Les professions féminisées ont continué à se féminiser, les métiers masculins sont restés des “métiers d’hommes”, des bastions imprenables. […] La concentration des femmes dans un tout petit nombre de secteurs d’activité reste un des traits dominants de la structure de l’emploi. » (Margaret Maruani, Emploi des femmes : un tableau contrasté, in AC : Données et arguments t.2, p 106, Ed Syllepse.) Mais, ces différences entre hommes et femmes, loin d’aller à contre-courant de « l’irrésistible montée de l’activité féminine », en sont la principale raison.
Si la notion d’armée de réserve est devenue caduque pour parler de l’emploi féminin, pourtant le temps partiel essentiellement féminin fait partie de la « tolérance sociale », et, spontanément, cette tolérance est présente dans les mouvements de chômeurs. Il y a des situations auxquelles personne n’échappe, si le chômage est général, il est aussi sélectif, celui des femmes revient même moins cher. Dans l’Union Européenne, un chômeur sur deux reçoit des indemnités, ce n’est le cas que pour une chômeuse sur trois.
Par la présence massive des femmes dans les luttes des chômeurs et précaires, c’est le renversement historique de la définition réciproque entre chômage et emploi salarié, comme enjeu de la lutte de classes qui se joue. Mais si ce renversement historique dont nous parlions au début de ces paragraphes sur les luttes de chômeurs et précaires dépend de la capacité du prolétariat à reconnaître le tort « particulier » fait aux femmes comme sa situation générale, cette reconnaissance ne va pas de soi mais du caractère toujours déjà lié des contradictions de classes et de genres et de la confrontation de leurs protagonistes.
Comme pour les chômeurs et précaires, avec les sans-papiers, c’est toujours dans une particularité que la situation générale existe comme segmentation qui conforte la particularité dans laquelle elle existe. Partout dans le monde, la contradiction interne de tous les mouvements de sans-papiers consiste à lutter contre la clandestinité, à vouloir être un « prolo ordinaire », alors que leur existence même signifie la disparition du « prolo ordinaire ». Mais, la « perversité » de la précarisation généralisée consiste à renforcer la segmentation dans la généralité même. L’existence du sans-papiers exprime alors cette généralité dans la particularité de sa situation : l’absence juridique de papiers. Les hiérarchies sont conservées. Comme revendiquer de ne plus être un clandestin ne peut plus signifier revendiquer d’être un « prolétaire ordinaire », dans l’existence même du clandestin, c’est le « prolétaire ordinaire » qui est en voie de disparition, mais pour cela le clandestin doit le demeurer[20].
Mais là également la forte féminisation des mouvements migratoires à l’échelle mondiale et de la clandestinité qui souvent les accompagne n’est pas qu’une caractéristique supplémentaire de la chose ne changeant rien à sa nature et à celle des luttes, de leur signification et de leur terrain. La segmentation de la force de travail, indissociable du rapport hommes/femmes et de l’assignation des femmes à leur rôle dans la reproduction de la force de travail, est devenue une segmentation mondiale. « Les données indiquent une tendance à la polarisation non seulement des revenus salariaux mais aussi de la qualité de l’emploi. L’examen des emplois nouvellement créés est central pour mon analyse de la capacité des secteurs de croissance émergents à produire à la fois des emplois hautement qualifiés et des emplois de très piètre qualité, comme conséquence du capitalisme avancé. […] L’organisation sectorielle, les types d’emplois et l’organisation du marché du travail renforcent la tendance à la polarisation. Ce modèle explique en partie la demande de travailleurs à bas salaires dans les entreprises des secteurs économique avancés et dans les ménages de professionnels hautement qualifiés. Les villes globales constituent un carrefour où se rencontrent nombre de ces nouvelles tendances d’organisation et où l’on trouve précisément une concentration disproportionnée des emplois de type supérieur et inférieur. […] Le genre joue un rôle stratégique dans l’émergence et le fonctionnement de certains de ces processus de restructuration. […] Le rôle stratégique du genre dans les villes est manifeste, tant dans la sphère de la production que dans celle de la reproduction sociale des secteurs avancés de l’économie urbaine. […] Dans la sphère de reproduction sociale, le genre devient stratégique pour la main-d’œuvre professionnelle hautement qualifiée pour deux raisons. D’abord la disparition de la travailleuse domestique qu’était l’“épouse” dans ces ménages, compte tenu des longues journées de travail à fournir, et ensuite, du fait des nouvelles exigences professionnelles. On observe dans les villes globales une prolifération de ce que l’on pourrait appeler le “ménage professionnel sans épouse”, précisément au moment où ces ménages doivent présenter un mode de vie à la pointe du progrès. Je propose de reconceptualiser ces ménages comme faisant partie de l’infrastructure stratégique des villes globales, et les travailleurs domestiques à bas salaires comme des travailleurs de maintenance stratégiques pour cette infrastructure. […] Les femmes migrantes et minorisées constituent une source de main-d’œuvre privilégiée pour ce type de travail domestique, à l’intersection clé entre les conditions de vie des pays du Sud global et des villes globales du Nord et du Sud. En outre, être une femme migrante ou minorisée contribue à couper le lien entre le fait d’occuper une fonction importante dans l’économie capitaliste mondiale et la possibilité de devenir une force, comme cela était le cas dans l’histoire des économies industrialisées. » (Saskia Sassen, Mondialisation et géographie globale du travail, in Le Sexe de la mondialisation, ouvrage collectif, Ed. Les presses de Sciences Po, pp. 34-38.)
Ce phénomène de féminisation croissante des migrations internationales que Sassen étudie dans le cadre des « villes globales » est majoritaire en ce qui concerne les mouvements en provenance d’Amérique latine depuis les années 1990 : plus de 60 % pour les migrations bolivienne, colombienne et péruvienne vers l’Espagne et jusqu’à 70 % pour les migrations dominicaine vers l’Espagne et brésilienne vers le Portugal. Ce que Sassen analyse pour des catégories sociales particulières dans les « villes globales » est un mouvement massif et général.
« La “crise du care” dans les pays européens – résultant de la hausse des taux de participation des femmes à la force de travail, du vieillissement de la population découlant de la chute des taux de fécondité, associé à un allongement de l’espérance de vie, et de la “nucléarisation” accrue de la famille – a été partiellement résolue grâce à la main-d’œuvre étrangère, notamment grâce aux femmes d’Amérique latine[21]. […] Les immigrés fournissent ainsi l’aide nécessaire pour que les femmes et les hommes des classes moyennes européennes puissent participer à la force de travail rémunérée. Leur contribution implique d’une part, les tâches de reproduction sociale telles que les soins aux enfants, le travail domestique et d’autres tâches liées à la famille, et, de l’autre, les soins aux personnes âgées[22]. Pour ces raisons, les femmes immigrées trouvent plus facilement un emploi que les hommes, avec des rémunérations relativement faibles pour le pays d’accueil, mais suffisamment élevées pour inciter à émigrer. […] La constitution de familles transnationales implique non seulement une évolution significative des relations entre les sexes, mais également fait partie du “nouvel ordre du genre” associé à la mondialisation. Les rôles des femmes subissent des changements contradictoires. D’une part, il y a des inversions de rôles, symbolisées par leur décision d’émigrer et de trouver un emploi à l’étranger avant que les hommes ne le fassent, ou par leur nouveau rôle dans l’entretien de la famille à travers les envois d’argent. Ces deux faits représentent pour les femmes un accroissement de leur autonomie individuelle et financière, qui peut contribuer au processus de “défaire le genre”. Par ailleurs, le maternage transnational implique également une continuité dans les rôles traditionnels des femmes, […] l’attention que les femmes émigrées portent à leurs enfants ne cesse pas dès lors que celles-ci sont physiquement absentes[23]. » (Lourdes Beneria, Travail rémunéré, non rémunéré et mondialisation de la reproduction, in Le Sexe de la mondialisation, op. cit., pp. 77-78.)
La clandestinité est comme intrinsèque à ces emplois féminins. « La division sexuelle et ethnique du travail à l’échelle internationale assigne les femmes à des emplois précaires, dans des secteurs d’activité socialement dévalorisés : services, hôtellerie et restauration, santé, petit commerce et industrie (assemblage textile) La plupart participent de fait à un transfert international du travail de reproduction sociale [c’est nous qui soulignons]. Quant à leur présence dans des activités liées à la commercialisation du sexe, elle est entre autres liée à la mobilité des hommes – des touristes en tout genre, ou encore des militaires, paramilitaires ou des pacificateurs militarisés. Ces activités ne sont généralement pas reconnues comme du travail et sont invisibilisées, ou se situent en dehors du cadre réglementé. Les appellations en France et dans certains pays voisins font d’ailleurs référence aux termes “aide” ou “assistance” et non au travail : domestic helper, Haushaltshilfe, assistante maternelle, aide-ménagère, assistenza ou collaborazione familiare. » ( Mirjana Morokvasic, Le genre est au cœur des migrations, ibid., pp. 106-107.) Cette absence de recrutement dans des emplois légaux s’accompagne souvent de l’informalisation et de la tolérance de fait des entrées. En Allemagne, par exemple, se développe un « modèle circulatoire » (Mirjana Morokvasic) dans lequel s’engagent les femmes de l’Est. En Italie ou en Espagne, les régularisations successives permettent d’absorber périodiquement la masse des travailleurs accumulée : sur 600 000 personnes régularisées au début des années 2000 en Italie, 300 000 étaient dans le service domestique[24].
D’un côté, cette émigration féminine maintenant massive s’effectue sur la base de rapports de genres établis qu’elle conforte tant chez les employeurs que chez les employées, les migrantes ne mettent pas en cause les rapports entre les hommes et les femmes. La plus grande partie des migrations féminines obéit à des normes sexuées et aux rapports de domination des femmes par les hommes. Au-delà du travail domestique, les infirmières originaires du Kerala massivement présentes dans les pays du Golfe financent ainsi leur dot, les commerçantes tunisiennes en Italie investissent l’argent gagné dans la dot de leurs filles, les Moldaves travaillant en Russie dans toutes sortes d’emplois le font pour être de « bonnes mères ». De nombreuses femmes, travailleuses domestiques, en provenance de l’Europe de l’Est, organisent leur migration sous forme de rotation autogérée : rarement plus de cinq par groupe, elles alternent des périodes de travail en Allemagne et des périodes plus longues en Pologne, le système repose sur la solidarité et la réciprocité entre les participantes. Ainsi, tout en travaillant dans des foyers allemands ou belges, elles demeurent disponibles et présentes au sein de leur famille. La rotation est rythmée par les obligations familiales en Pologne. De même les commerçantes tunisiennes s’organisent pour éviter des séjours prolongés à Naples et se servent des hommes comme prête-noms pour leur entreprise commerciale, une façon de ne pas défier la position masculine.
Cependant, d’un autre côté, même si c’est de façon marginale, les femmes migrantes s’appuient sur ces rapports de genres dans leur propre intérêt. Pour l’employée philippine, se marier avec un Japonais est l’alternative au retour aux Philippines ; l’infirmière du Kerala, en finançant elle-même sa dot, commence à s’affranchir de son père et de ses frères, elle a « gagné » son mari ; la commerçante tunisienne investit dans la dot de sa fille mais aussi dans son éducation et le mari n’est qu’un prête-nom dans un réseau de commerce en norias de plus en plus féminisé dans la région euro-méditerranéenne.
Cette utilisation introduit des segmentations nouvelles et des contradictions chez les immigrés et les sans-papiers. A partir d’enquêtes effectuées aux Etats-Unis, Morokvasic soutient que : « En dépit d’inégalités sexuées inhérentes au marché du travail, les femmes “gagnent” dans la migration, tandis que les hommes perdent en statut social dans le nouveau contexte. […] Même lorsque les femmes n’arrivent pas à intégrer le marché du travail, elles sont néanmoins gagnantes parce qu’elles jouissent d’un accès aux institutions et aux ressources qu’elles n’auraient pas eu dans leur pays d’origine. […] Les recherches sur la migration de retour confirment que les femmes sont plus réticentes au retour au pays que les hommes. Les femmes seraient mieux intégrées et plus enclines à l’installation dans le pays de destination, alors que les hommes cherchaient à le fuir pour retrouver les valeurs et les normes qui leur sont favorables et qui leur font défaut en situation migratoire, dans un milieu jugé hostile. » (ibid., pp. 107-108.)
L’informalité et le recours au travail clandestin souvent féminin dans les grandes villes des pays développés (New-York, Londres, Paris ou Berlin) déprécient un grand nombre d’activités pour lesquelles existe une demande effective croissante et qui devraient en conséquence se trouver en position favorable. Les immigrants et les femmes auxquels il est facile d’imposer de bas salaires ou de faibles revenus absorbent les coûts de cette informalité. Mais les effets sont différents sur les femmes et les hommes. Saskia Sassen souligne que dans les « villes globales », cette informalité qui fait totalement partie des activités globales les plus avancées « réintroduit la communauté et la maison en tant qu’espaces économiques importants. […] Par contraste, le fordisme et la production de masse avaient placé le travail rémunéré loin des femmes et des maisons. […] Les femmes immigrantes gagnent une autonomie personnelle et une indépendance relativement plus grande tandis que les hommes perdent du terrain. […] Ce sont elles qui, dans la famille, recourent aux services publics. Cela leur donne une chance d’être intégrées dans la société au sens large et d’être les médiatrices entre le ménage et l’Etat. » (La Globalisation. Une sociologie, Ed. Gallimard, pp. 126-127.)
La participation de plus en plus importante et parfois majoritaire des femmes aux mouvements de migrations internationales fait que l’exploitation de cette main-d’œuvre immigrée (et souvent clandestine dans les secteurs d’emplois féminins) ne peut plus être abordée en dehors de son intrication avec les rapports de genres. En effet, les femmes ne viennent pas s’ajouter quantitativement aux travailleurs immigrés et/ou clandestins en tant que simples éléments neutres faisant nombre, c’est spécifiquement dans leur définition de femmes qu’elles participent à ces mouvements internationaux. Il semble que la place des femmes dans les mouvements migratoires mondiaux pose de façon conjointe les rapports de genres et les rapports de classes. De façon conjointe mais non indifférenciée ou identique. Pour les femmes, les rapports de genres sont intriqués aux modalités de leur exploitation. Leur insertion dans l’économie mondiale au travers des migrations est toujours sexuée, mais cette sexuation est non seulement leur rapport au capital mais devient aussi quelque chose mis en mouvement dans leur rapport à tous les hommes et en premier lieu aux travailleurs migrants hommes. Alors que pour les hommes, la migration et la clandestinité ne renvoient qu’à une situation économique, pour les femmes ce sont les rapports de genres qui informent la situation économique. Il ne s’agit pas de dire simplement que, pour les femmes, les migrations internationales ajoutent quelque chose ou qu’elles ont une signification supplémentaire, mais que la sexuation de ces migrations est une dynamique générale de leur effectuation. La lutte des travailleurs immigrés et encore plus des clandestins est traversée par la contradiction entre hommes et femmes qui en devient une caractéristique essentielle si ce n’est définitoire.
Au-delà de la lutte en tant que chômeurs, précaires, immigré(e)s clandestins ou non, dans les banlieues des métropoles capitalistes, en France en 2005, en Angleterre en 2011, ou en Algérie à la moindre occasion, et un peu partout dans le monde quotidiennement, une population excédentaire de surnuméraires (gérée par le racisme, la police, la prison, l’émigration et les guerres locales), par l’émeute, ne revendique rien et attaque sa propre condition dans tout ce qui la produit, la définit et la maintient. Quand, comme en Grèce en 2008, les émeutes s’étendent et durent, elles définissent comme leurs cibles et globalement comme leur enjeu la reproduction des rapports sociaux, mais elles n’atteignent ce niveau qu’en définissant dans leurs pratiques cette reproduction comme coercition. Vivant quotidiennement cette reproduction comme séparée et aléatoire par rapport à la production même, pour les acteurs de ces émeutes, être une classe est l’obstacle que leur lutte en tant que classe doit franchir et abolir, mais ils posent cet obstacle, formalisent cette contradiction et ils en restent là. Dans les émeutes grecques de 2008, ce ne fut qu’ainsi, séparée de la production, autonomisée dans les formes institutionnelles de cette reproduction et celles de l’échange que l’appartenance de classe fut produite, comprise et combattue comme contrainte extérieure. La remise en cause par le prolétariat de sa propre existence comme classe ne put être telle que parce que l’action était demeurée séparée au niveau de la reproduction. Ici aussi, la généralité de la situation attaquée demeure prisonnière de la particularité des acteurs en lutte[25].
De même, dans les émeutes dites « de banlieues », le contenu général qu’elles revêtent n’existe que dans une forme particulière qui loin d’être une simple enveloppe est sa possibilité même d’existence. On peut voir le contenu général mais le voir de façon abstraite : la situation de cette force de travail ne serait qu’une forme transitoire et annonciatrice en attendant que les acquis sociaux du monde du travail aient été éliminés par le processus de dérégulation. En quelque sorte un terrain d’expérimentation de statuts entièrement précarisés qui seront ensuite généralisés en totalité ou en partie à l’ensemble des salariés. Dans une telle vision, la généralité de la fraction de la classe ouvrière qui s’est révoltée est abstraite, c’est-à-dire dans une identité non-médiatisée avec sa particularité. Pour trois raisons. D’abord, la précarisation n’est pas comprise comme segmentation, dans sa généralité elle n’est pas particularisée. Ensuite cette généralité, comme généralisation, est une simple extension quantitative qui n’est pas comprise comme rupture historique, restructuration du rapport entre le travail et le capital, engageant en cela des figures historiques du prolétariat différentes. Enfin, à partir de ces deux premières incompréhensions, la précarité n’est pas comprise comme générale en ce qu’elle structure l’ensemble du rapport d’achat-vente entre le travail et le capital (y compris les segments « protégés »), mais en ce qu’elle éliminerait purement et simplement ce qui n’est pas elle, c’est encore ici la rupture historique et la segmentation qui disparaissent.
Ainsi ce contenu ne devient général qu’exprimé par une fraction et par les conflits que l’existence même de cette fraction implique à l’intérieur de la classe ouvrière. La généralité n’est pas quantitative, elle n’est pas non plus cachée sous la gangue des apparences, elle inclut les discontinuités et les ruptures historiques, elle se produit. Même si la fraction « stable » de la classe ouvrière ne possède plus en elle-même sa propre raison d’être mais n’est qu’un segment de la décomposition de la force de travail, elle peut voir dans ces émeutiers sa propre déstabilisation. On peut craindre que cela n’ira pas sans conflits, y compris des conflits racialisés.
Il y a fort à parier que toute action de grande ampleur contenant la remise en cause et l’attaque par le prolétariat de tout ce qui le définit et qui commencera comme l’action d’une fraction de la classe, quelle qu’elle soit, ne pourra aller sans affrontements à l’intérieur du prolétariat. Le prolétariat est une classe de ce mode de production, il a en lui son existence, l’abolition du capital sera l’abolition du prolétariat par lui-même, il nous faut alors admettre que son auto-transformation dans l’abolition du capital puisse être un conflit à l’intérieur du prolétariat lui-même. Le prolétariat affronte sa propre condition (ce qu’il est et ne veut plus être) parce que son être est tout entier en face de lui dans le capital, mais cela signifie que, tant que sous quelque forme parcellaire ou atypique que cela soit, le capital se reproduit, il est la reproduction de cet être, il reproduit avec lui les prolétaires, dans une situation révolutionnaire cela ne pourra aller sans conflits internes. Il serait dangereusement angélique de ne pas concevoir que, dans les cités et ailleurs, le refus de tout ce qui fait maintenant l’exploitation peut nous donner des conflits aux allures absurdes et barbares entre ce refus même et ce qui continue à être et être vécu comme « être un travailleur ». Dans les cas de la France, mais ce n’est pas une exception, depuis plus de vingt ans, le chômage de longue durée, la relégation liée à la perte d’emploi, la réclusion dans les HLM dégradées, la compression des revenus, l’échec scolaire des enfants, rapprochent les conditions de l’ex noyau dur de la classe ouvrière de celles des groupes dont ils pouvaient se croire éloignés, ou qu’ils pouvaient imaginer moins bien armés qu’eux.
L’affirmation d’être un travailleur n’exprime plus rien au-delà du capital, mais seulement la hantise d’être précipité à nouveau dans le monde auquel on entendait échapper, une manière de restaurer une identité, de conjurer le déclassement. Il n’est pas jusqu’au « racisme ordinaire » qui ne soit, alors, une façon de marquer la distance qu’on voudrait ne pas voir abolie avec ceux qui sont encore un peu moins. Jusque dans leur organisation matérielle, le procès de travail, les conditions de reproduction de la force de travail, atomisent les ouvriers et les mettent en concurrence : responsabilisation individuelle sur la qualité, les délais ; éloignement physique des postes de travail ; éclatement des horaires ; évaluation personnelle et entretien avec le supérieur direct, file d’attente à Pôle emploi, liste d’attente dans les offices de HLM… L’atomisation est telle et la perte de l’identité ouvrière confirmée par et dans la reproduction du capital si inexorable que l’Etat et la Nation, les communautés les plus abstraites et parce que les plus abstraites, peuvent seules être fantasmées comme la communauté de cette individualisation (comme ailleurs la religion, lorsque les communautés traditionnelles éclatent). Cette identité se forge dans la délimitation et la différence d’avec les exclus de la vie nationale, immigrés et même chômeurs « nationaux » auxquels on reprochera les « avantages » octroyés par les « élites mondialisées». Tout se mêle ici : l’identité nationale et l’ancienne fierté du travail. L’identité nationale revendiquée c’est avant tout le mépris vis-à-vis des « exclus », reposant sur la crainte d’en être.
« Etre un travailleur » implique alors la délimitation entre « nous » et les « autres », elle s’inscrit dans un mouvement interne au rapport entre travail, welfare et services publics (habitats, écoles, hôpitaux, Poste, etc.), c’est la revendication d’un Etat « qui marche ». Le critère de la délimitation c’est l’ordre qui surdétermine le « bon fonctionnement » de l’accès au travail, au welfare, aux services publics. Cet ordre c’est la légitimité exclusive du travail salarié que menacent le « chômeur professionnel » (toujours l’autre), le « clandestin », le « dealer », « celui qui vit des allocations familiales », tous ceux dont une identité particulière peut être imaginairement la source d’un « avantage », d’une « dérogation » à la règle commune. La délimitation n’a rien de naturel, elle construit ses termes, elle est plastique, elle passe maintenant entre cet ordre et ce qui le menace dont la figure paradigmatique est le « jeune Arabe » ou la « bande de Blacks » et, comme le nazisme avait inventé les « enjuivés », ceux dont le comportement quotidien est assimilé à ce paradigme. Comme toujours le groupe « racial » (puisque c’est de cela dont il s’agit) est une complète construction historique qui suit les linéaments des circonstances particulières[26] : le jeune « Gaulois » peut être « Arabe » et l’Algérien qui a 25 ans de chaîne derrière lui « Français ».
La racialisation de la lutte de classe est sous-jacente à la segmentation de la force de travail, d’autres clivages peuvent apparaître et de tels conflits seront potentiellement présents dans le processus même de la communisation parce qu’en tant qu’abolition du capital, elle est abolition du prolétariat.
Partout dans le monde, une population excédentaire pour la valorisation capitaliste s’oppose à l’ordre capitaliste mondial identifié à sa forme dominante étasunienne. Les interventions américaines, de l’OTAN ou de l’ONU sont des activités inscrites dans la restructuration sans fin : après la fin des nationalismes, populismes et autres « développements autocentrés », aucun cadre national ou régional d’accumulation du capital ne doit émerger (entre protectionnisme et libéralisation, avec la Chine, l’Inde ou le Brésil l’affrontement est rude). Les formes d’interventions sont celles de la discipline. Si le principal résultat du capital c’est la reproduction du face-à-face entre le prolétariat et le capital, que de ce face-à-face découle ipso facto le premier moment de l’échange entre le capital et le travail (achat-vente de la force de travail) ne va pas de soi. De Gibraltar à l’Indonésie ce n’est pas une supposée peau de chagrin du développement capitaliste qui pose problème mais au contraire l’énorme développement spécifiquement capitaliste qui y a eu lieu depuis 25 ans. La situation de la force de travail y est fondamentalement la même que dans les aires les plus développées : la force de travail existe face au capital comme force de travail sociale globale. Mais alors qu’elle est dans les aires développées globalement achetée par le capital et individuellement utilisée, il n’y a pas d’achat global dans les nouvelles périphéries, d’où l’importance de la disciplinarisation de la force de travail. La discipline « gère » les ruptures au niveau du troisième moment de l’exploitation[27], elle est nécessaire face à un prolétaire transformé en « pauvre », face au désir/haine de la richesse et des Etats Unis, face aux tendances velléitaires mais bien réelles de rejet de l’« Occident » et de sécession. Il faut simultanément écraser tout ce qui peut restaurer un espace et une cohésion nationale (c’est le rôle d’Israël au Proche et Moyen-Orient) et maintenir et renforcer ce qui au travers de l’islam politique est contrôle et reproduction sociale : « l’assistance sociale » et le contrôle de la petite production marchande et de ses réseaux.
Par l’énorme saccage social mondial des économies locales de survie, c’est une extension de l’accumulation intensive qui se réalise. La mondialisation n’est pas une tache d’huile sur un espace donné, mais une structure d’accumulation, construction d’un espace comme diraient les géographes : disjonction entre un échappement de la reproduction de la valorisation et des conditions de l’accumulation vers « le haut » et de la reproduction de la force de travail et des conditions de sa disponibilité et de sa mobilisation vers « le bas ». Nous sommes entrés dans un monde capitaliste étrange dans lequel plus les modes de reproduction de la force de travail semblent s’éloigner des « règles théoriques » de la subsomption réelle, plus le mode de production devient totalement et partout, sous des conditions, des contradictions et des formes de luttes particulières, spécifiquement capitaliste. Mais c’est alors un monde dont la reproduction réclame des interventions militaro-policières permanentes.
Partout dans le monde également, mais toujours dans des contradictions et des modalités spécifiques l’asystémie de la revendication salariale s’est imposée[28]. Le salaire n’est plus un élément de la régulation d’ensemble du capitalisme ; il y a déconnexion entre reproduction de la force de travail et valorisation du capital ; il y a déconnexion entre revenu et consommation par l’implication financière massive des revenus salariaux (l’endettement et les fonds de pensions deviennent la parade à l’exclusion du salaire direct et indirect du mode de régulation) ; la segmentation de la force de travail devient fonctionnelle à ce régime des salaires.
On peut ajouter qu’aucune résurrection des relations salariales telles qu’elles étaient dans les aires centrales du capital ne verra le jour dans le développement du salariat dans les pays actuellement dits « émergents ».
Actuellement, la revendication salariale voit son caractère central redéfini dans la lutte des classes. Bien sûr, le partage de la journée de travail entre travail nécessaire et surtravail est toujours définitoire de la lutte des classes. Mais, maintenant, dans la lutte sur ce partage c’est paradoxalement dans ce qui définit le prolétariat, au plus profond de lui-même, comme une classe de ce mode de production et rien que cela, qu’apparaît pratiquement et conflictuellement, dans le rapport même au capital qui le définit comme classe, que son existence de classe devient pour le prolétariat la limite de sa propre lutte en tant que classe. Dans le cours le plus trivial de la revendication salariale, le prolétariat voit son existence comme classe s’objectiver comme quelque chose qui lui est étranger dans la mesure où le rapport capitaliste lui-même le pose en son sein comme un étranger nécessaire.
« Aux Etats-Unis, le revenu moyen par foyer est à son plus bas niveau depuis 15 ans, le recul des gains du travail constitue une constante pour 90 % des salariés américains depuis 10 ans. […] Un couple moyen avec deux enfants a perçu, en 2010, 4 120 dollars par mois pour son travail, soit 7,1 % de moins qu’en 1999. Quelle que soit l’année, la rémunération moyenne d’un salarié américain en dollars constants, n’a plus jamais dépassé le niveau atteint en 1978. […] Les 20 % les mieux payés bénéficient de 50,2 % du total des rémunérations contre 49,7 % en 2007, les deux cinquièmes des salariés les moins rémunérés qui n’en percevaient déjà que 12,5 % il y a quatre ans, n’en reçoivent plus que 11,8 %. » (Le Monde du 16 septembre 2011.)
Toujours aux Etats-Unis, même durant une phase de croissance élevée comme entre 2002 et 2005 : « 1 % des ménages au sommet de l’échelle – a gagné 268 milliards de dollars alors que les 50 % des ménages qui sont situés au bas de l’échelle ont perdu 272 milliards de revenus (Saskia Sassen, Mondialisation et géographie globale du travail, in op. cit., p. 35).
En Allemagne : « En 2001, avant les réformes de M. Schröder favorisant la flexibilité, les entreprises de plus de dix salariés employaient 29,7 millions de personnes, contre 31,5 millions en 2011. Soit presque deux millions de postes en plus. Mais en 2001, on comptait 23,7 millions d’emplois normaux – à temps plein et à durée indéterminée (CDI) et 5,9 millions de contrats atypiques – temps partiel, intérim, contrats à durée déterminée (CDD). En 2011, l’Allemagne ne compte plus que 23,6 millions d’emplois “normaux”, légèrement moins que dix ans auparavant, et au contraire 7,9 millions d’atypiques. Comme si tous les emplois créés outre-Rhin depuis dix ans étaient d’une façon ou d’une autre précaires. Un quart de la population active n’a donc pas de contrat “normal”. Les femmes sont particulièrement concernées : en 2010, 2,3 millions d’hommes avaient un contrat atypique (sur 16 millions d’actifs), mais 5,5 millions de femmes étaient dans cette situation (sur 14,8 millions d’actives). Résultat, la part des bas salaires dans la population augmente. En 2010, 20,6 % des salariés dans les entreprises de plus de dix personnes ne percevaient qu’un bas salaire, c’est-à-dire, selon la définition internationale, une rémunération inférieure aux deux tiers du salaire médian. Ils étaient 18,7 % deux ans plus tôt (Le Monde du 12 septembre 2012). Et ce ne sont pas les augmentations cosmétiques négociées en mai-juin 2012 dans la fonction publique et la métallurgie (qui ne touchent que le noyau central de la classe ouvrière, toujours plus restreint) qui changent grand-chose[29].
Cependant, que l’on soit en Europe occidentale, ou dans l’ex-Europe de l’Est, aux Etats-Unis, en Chine, en Inde ou au Brésil, cette asystémie n’est pas identique à elle-même, n’engage pas le prolétariat dans une contradiction identique avec le capital. En Europe occidentale elle articule le salaire direct au salaire différé et est le signe de la restructuration sans fin. Elle redouble la segmentation de la force de travail et renvoie au chômage massif des jeunes. En Europe orientale, elle signifie la délocalisation d’activités productives dont la profitabilité dépend de la rencontre entre une main-d’œuvre qualifiée et de bas salaires. En Inde et surtout en Chine, la revendication est asystémique au sens où elle ne fait pas (encore ?) système avec l’accumulation du capital. En Chine, si les salaires augmentent, leur part dans la valeur ajoutée des entreprises diminue (de 53,6 % à 41,4 % entre 1982 et 2005) et la consommation intérieure ne représente que 35 % du PIB, dix points de moins qu’en 2000.
En Chine, en Inde, on ne passera plus de la multiplication des actions revendicatives multiformes, touchant tous les aspects de la vie et de la reproduction de la classe ouvrière à un vaste mouvement ouvrier. Ces actions revendicatives tournent souvent « paradoxalement » à la destruction des conditions de travail. Les grandes concentrations ouvrières en Inde ou en Chine s’inscrivent pour l’instant dans une segmentation mondiale de la force de travail. Tant par leur définition mondiale que par leur propre inscription nationale elles ne peuvent être considérées comme une renaissance ailleurs de ce qui a disparu en « Occident ». C’est un système social d’existence et de reproduction qui définissait l’identité ouvrière et qui s’exprimait dans le mouvement ouvrier et non la simple existence de caractéristiques matérielles quantitatives. Cependant, le caractère à la fois asystémique et inévitable de la revendication salariale la situe dans une relation contradictoire au capital tant national qu’étranger là aussi particulière. Plus haut, nous avons, à grands traits, présenté la situation à dépasser pour que la Chine ou l’Inde parviennent à se constituer pour elles-mêmes en tant que marché intérieur. Mais les linéaments de nouveaux développements capitalistes sont là, de même qu’ils sont là dans les révoltes arabes de l’année 2011, et ces linéaments définissent eux aussi des perspectives, des courants hétérogènes à l’intérieur du cours de la crise.
De la Tunisie à la Syrie, la confrontation sociale et politique s’est organisée autour de deux pôles opposés : d’un côté une classe capitaliste construite comme une oligarchie clientéliste se confondant avec les appareils répressifs de l’Etat ; de l’autre, un « mouvement de rue » venu des masses urbaines prolétarisées, des concentrations ouvrières, des classes moyennes marginalisées, d’une petite paysannerie sans perspectives. La pente naturelle de la lutte de classe a été un interclassisme dont le contenu propre est la politique : la formation d’une société civile.
La revendication de production d’une société civile a été, spécifiquement, ce contenu politique de l’interclassisme, elle est devenue le contenu de toutes ces révoltes, la revendication qui les a unifiées. Par société civile nous entendons l’ensemble des instances, associations, organisations, institutions, dispositifs de négociations et de traduction des conflits, par lesquelles les rapports de production du mode de production capitaliste existent dans leur histoire spécifique sur une aire nationale en tant que représentation et articulation de leur reproduction vis-à-vis du pouvoir politique et des appareils directement étatiques. Cette revendication a été comme l’éther dans lequel ont baigné toutes les motivations et revendications propres à chacune des composantes de ces révoltes et qui leur a donné leur coloration particulière. Elle n’a détourné, ni trompé aucun acteur de ces révoltes dans la mesure où elle a été le contenu de l’interclassisme qui pour chaque composante était inclus dans son opposition particulière à la classe dominante.
Que ce soit de par les modalités et les formes de l’exploitation directe de la force de travail, de par la création de masse d’exclus et de chômeurs ou d’un prolétariat flottant du sous-emploi à l’économie informelle, que ce soit de par l’éviction des classes moyennes et des entrepreneurs indépendants, et finalement de par les formes directes et violentes de domination sur l’ensemble de la société nécessaires à la transformation en génératrices de rentes de toutes les activités entrant dans la valorisation mondiale du capital, chaque composante du mouvement trouvait dans sa raison particulière d’entrer en scène la cause du développement interclassiste de sa lutte. Enfin, parce que les profits deviennent des investissements quasi exclusivement ciblés sur ces activités, délaissant « l’économie nationale » et les infrastructures, parce qu’ils sont consommés en tant que revenus ou parce qu’ils sont « exportés », cette valorisation du capital par génération de rentes confine la grande majorité de la jeunesse dans des activités économiques marginales, informelles, sans avenir et dont la rue est le théâtre. La rue est non seulement un lieu mais une forme de lutte adéquate à cet interclassisme politique, non seulement parce qu’elle est le lieu d’activité de la masse prolétarienne urbaine de sans-réserve qui forme les plus gros bataillons de ces révoltes mais c’est par le pouvoir de la rue et la prise des places que s’exerce le pouvoir politique de ces masses partout où se trouve la même polarisation entre une classe capitaliste rentière profondément intégrée à la valorisation mondiale du capital et son envers, son principal produit, un prolétariat urbain informel.
Les partis islamistes portent une réponse politique globale de la classe capitaliste à la question de la distinction et de l’articulation entre les rapports de production, la société civile et l’Etat. Ils n’apporteront aucune solution à la misère, à l’effondrement économique, au chômage ; les contradictions entre les classes, les grèves et les émeutes se poursuivront. Mais il sera possible de circonvenir les luttes économiques, sociales et politiques dans leur espace propre, de leur faire adopter la langue de l’Etat et de rendre la répression légitime.
« Voter la religion », ce n’est pas voter pour une personne ou un parti, c’est voter pour une médiation sociale, c’est-à-dire une représentation de la reproduction de la société comme un tout prenant la forme de l’universalité. Dignité, confiance, importance des valeurs, honnêteté, bien public, justice, communauté, bienveillance, moralité, entraide familiale, etc. C’est ainsi que les luttes se sont comprises elles-mêmes : réclamer du travail, une adduction d’eau ou le ramassage des ordures, sont des demandes concrètes et triviales mais c’est « sous des formes idéologiques que la lutte est menée ». Les islamistes sont maintenant le parti de l’ordre, mais le parti de l’ordre issu de la « révolution ».
L’ordre, c’est l’ordre moral. L’ordre moral n’est pas le simple enjolivement spirituel du travail de restauration de l’Etat et de recomposition de la classe dominante, il a un contenu économique et social bien matériel, immédiat et concret, il donne à la société civile comme compromis social entre les classes sa viabilité en soumettant la moitié de la population, les femmes, à l’autre moitié, les hommes. C’est de la façon dont les effets de la crise sont majoritairement reportés sur les femmes (chômage, précarité, baisse de salaire, accroissement du travail domestique, distribution de crédit ou tontine, etc.) dont il s’agit et de la reproduction de la distinction de genres dans le cours des luttes dans les quartiers et les usines. Le programme de restauration d’une vie publique non corrompue économiquement et moralement passe par un accroissement et une légitimation de l’exclusion des femmes. Il est dans la nature de la vie publique d’exister dans son opposition à la vie privée, il est dans la nature de cette opposition, dans les rapports sociaux capitalistes, d’être une distinction de genres. L’ordre familial est le garant et la condition de la moralité de la société civile.
La famille et la condition féminine deviennent pour toutes les classes sociales le contenu du rapport idéologique adéquat aux enjeux des luttes de classes en cours comme redéfinition de la relation entre rapports de production/société civile/Etat et comme recomposition de la classe dominante qui sous sa forme et ses modalités d’actions et d’enrichissement antérieurs en était arrivé à menacer l’Etat lui-même. L’ordre moral signe sur la face voilée des femmes l’acte de naissance de la société civile comme lieu de compromis où se règlent dans la société que représente l’Etat les conflits définissant les rapports de production[30].
Que la tendance générale, mais ce n’est qu’une tendance générale, soit, dans la lutte de classe à la production de l’appartenance de classe comme une contrainte extérieure, n’empêche ni la revendication salariale quelle que soit son asystémie, ni la « défense des acquis », ni, là où les conditions économiques, tant au niveau de l’articulation mondiale du procès de production immédiat que des modalités du seul procès de travail, l’apparition, dans des moments de conflits, de velléités autogestionnaires. Nous pouvons évoquer l’Argentine du début des années 2000, mais aussi d’autres cas en Europe, en Asie et ailleurs en Amérique du Sud où des gouvernements dits « populistes » ne survivraient pas sans l’appui même turbulent d’une large fraction du prolétariat. Ce qui n’empêche que nous pouvons affirmer, par exemple, que ce qui s’est passé d’essentiel en Argentine, c’est que toutes les formes d’auto-organisation, d’autonomie, de récupération, d’assemblées ont immédiatement rencontré leurs limites sous la forme d’une opposition et d’une contradiction interne les traitant comme perpétuation de la société capitaliste. On s’auto-organise comme chômeurs de Mosconi, ouvrières de Bruckman, habitants de bidonvilles, mais ce faisant quand on s’auto-organise, on se heurte immédiatement à ce que l’on est qui, dans la lutte, devient ce qui doit être dépassé. L’unification est impossible sans être précisément l’abolition de l’auto-organisation, sans que le chômeur, l’ouvrier de Zanon, le squatteur ne puissent plus être chômeur, ouvrier de Zanon ou squatteur. Soit il y a unification, mais alors il y a abolition de cela même qui est auto-organisable, soit il y a auto-organisation mais alors l’unification est un rêve qui se perd dans les conflits que la diversité des situations impliquent. Dans la défense de ses intérêts immédiats, le prolétariat est amené à s’abolir parce que son activité dans l’« usine récupérée » ne peut plus s’enfermer dans l’« usine récupérée », ni dans la juxtaposition, la coordination, l’unité des « usines récupérées », ni de tout ce qui est auto-organisable.
Le prolétariat ne peut lutter contre le capital sans mettre en cause toutes les déterminations qui le définissent lui-même dans son implication avec le capital. C’est ce que l’on a vu poindre dans la contradiction interne des projets productifs (auto-organisation de la classe dont toutes les modalités effectives bouleversent toutes les déterminations définissant la classe) et dans les conflits entre structures auto-organisées.
Enfin d’un bout à l’autre de la planète du capital, il y a, parmi ces « courants absolument différents », ces « intérêts de classe et de fractions de classe absolument hétérogènes », l’entrée en lutte des classes moyennes prolétarisées ou en voie de l’être, ou simplement qui sans changer de place dans la division du travail voient leur niveau de vie terriblement menacé.
Les classes moyennes se caractérisent, entre autres, par cette menace constante de la prolétarisation et par un travail tout aussi constant et acharné de reconstitution des hiérarchies. Travail, jusqu’à maintenant, majoritairement couronné de succès dans la mesure où les classes moyennes sont une création fonctionnelle inscrite dans les rapports de production capitalistes. Tout s’origine dans la contradiction entre prolétariat et capital, mais nous devons considérer toute l’extension et le développement contenu dans le concept d’exploitation : le salariat comme rapport de production et rapport de distribution ; la distinction entre travail simple et travail complexe (constitutif de la valeur, temps de travail social moyen) – ces deux premiers points permettent d’introduire structurellement l’importance et la pertinence de la hiérarchie des revenus ; la dualité de la coopération (le travail salarié implique la concentration des moyens de production face à lui dans la production à grande échelle) ; le travailleur collectif ; la circulation de la valeur (A-A’) ; la distinction entre travail productif et improductif (qui ne doit pas être substantialisée sous la figure de personnes) ; la nécessaire reproduction du rapport avec toutes les instances et activités qui lui sont liées. Ce sont toutes ces déterminations intrinsèques au rapport entre prolétariat et capital qui non seulement segmentent le prolétariat mais encore se cristallisent dans la production des classes moyennes : ambivalence du salaire, coopération, reproduction, travail complexe (auxquelles on peut ajouter les inégaux niveaux de développement de l’accumulation capitaliste qui viennent surdéterminer tout cela). C’est la cristallisation sociale de ces déterminations, les ordonnant de façon particulière qui, à partir d’elles, donnent les classes moyennes.
Dans le mouvement dit des Indignés, on ne peut qu’être frappé par l’extrême diversité des origines sociales des participants, la diversité des réclamations. Revendications et rêves renforcent l’évidence de cette diversité. Cette diversité est aussi entre ceux qui sont déjà dans la situation combattue et ceux qui de toute évidence savent, sans y être encore, qu’ils vont y tomber. En ce qui concerne la Grèce, mais la chose semble assez générale, les camarades de Blaumachen soulignent que le mouvement en réussissant, c’est-à-dire en attirant ceux qui sont d’ores et déjà dans la situation contre laquelle il s’élève, en quelque sorte se saborde et n’y survit pas. Cela fait penser au mouvement anti-CPE en France à la suite des émeutes de banlieues de 2005 : un mouvement qui ne pouvait aller qu’à la compréhension de lui-même comme mouvement général contre la précarité mais qui se faisant se sabordait lui-même dans sa spécificité étudiante. Déjà aux Etats-Unis, la différence entre les mouvements de New-York et d’Oakland marque cette dynamique et cette coupure, de même qu’en Europe le peu de succès du passage de l’occupation des places aux comités de quartier (hormis occasionnellement à Barcelone). La limite essentielle qui pour l’instant structure ces mouvements est que le combat sur la reproduction générale de la force de travail occulte dans les rapports de distribution la détermination de ces derniers par les rapports de production. Parfois cette limite affleure comme contradiction interne au mouvement et dynamique de celui-ci.
Le slogan avancé par le mouvement new-yorkais, les 99 % contre le 1 %, signifie l’ensemble de la population contre non pas une classe définie dans des rapports de production (en effet toute la production serait de « notre » côté) mais contre une bande (un gang) de prévaricateurs. Le chiffre même dit que ce n’est pas une « coupure » de classe. Cette coupure ne peut pas ne pas faire penser au saint-simonisme de la classe des industriels : tous ceux qui participent réellement à la production y compris les « bons » banquiers. Au mieux nous sommes ici dans l’opposition entre riches et pauvres, ce qui n’a jamais défini des classes mais qui n’est pas sans importance pour la lutte de classes, dans la mesure où leur définition et leur opposition (l’exploitation) impliquent le revenu comme reproduction de la force de travail à un pôle et la concentration de la richesse à l’autre.
On peut reprendre ici un extrait de TC 20 : « Les classes ne sont ni des sommes d’individus regroupés par un intérêt commun, découpées sociologiquement dans la totalité de la société, ni de pures activités historiques comme l’IS et une partie de l’ultra-gauche, au début des années 1970, l’ont cru. Il faut dire cette chose triviale : le prolétariat c’est la classe des travailleurs productifs de plus-value. Ce n’est qu’une fois une telle chose dite que l’on définit la classe de façon historique parce qu’on a alors posé une contradiction, l’exploitation, et la polarisation de ses termes. Le prolétariat et la classe capitaliste sont la polarisation sociale de la contradiction qu’est la baisse tendancielle du taux de profit, en activités contradictoires. La contradiction qui résulte, dans le mode de production capitaliste, du rapport entre l’extraction de plus-value et la croissance de la composition organique du capital se développe comme péréquation du taux de profit sur l’ensemble des activités productives et structure comme rapport contradictoire entre des classes l’ensemble de la société. Dans cette polarisation ce sont les catégories de la société du capital qui se dissolvent comme prolétariat contre le capital et la classe capitaliste. »
Dire que le mouvement est interclassiste, ce n’est pas en conséquence le disqualifier, c’est tout d’abord le reconnaître tel qu’il est, c’est finalement « enfoncer une porte ouverte », mais c’est surtout être capable d’en reconnaître les limites en les nommant précisément et cela d’une façon non normative. Il est inutile de dire : « le mouvement n’est pas suffisamment ceci ou cela » ou « trop ceci ou cela ».
L’interclassisme est simplement une de ces limites. Dans ces mouvements dits des Indignés comme, dans de toutes autres circonstances, avec les « révoltes arabes », l’interclassisme est le mouvement dans lequel la classe ouvrière rencontre sa propre appartenance de classe comme une limite de son action en tant que classe. Car s’il y a interclassisme cela signifie qu’il y a aussi des ouvriers, des chômeurs, des précaires, etc. L’interclassisme n’est pas pour les prolétaires un détournement mais le point où, dans certaines conditions, les amène leurs propres luttes. Il s’agit d’une des formes de la situation générale actuelle de la lutte de classe. Mais il ne faut pas s’y tromper, c’est au travers des conflits internes d’une telle situation, conflits internes à ces mouvements, que cette situation générale peut devenir le fait de faire de l’appartenance de classe comme contrainte extérieure l’enjeu même de la lutte.
Que, pour le prolétariat, agir en tant que classe soit la limite de son action en tant que classe est maintenant une situation objective de la lutte de classe, que cette limite soit construite dans les luttes en tant que telle et devienne l’appartenance de classe comme contrainte extérieure est un enjeu dans ces luttes : niveau du conflit avec le capital ; conflits à l’intérieur même des luttes. L’interclassisme est l’un de ces conflits. Cette transformation est une détermination de la contradiction actuelle entre les classes, mais elle est chaque fois la spécificité d’une lutte à un moment donné, dans des conditions données. Nous n’aurons jamais un « mouvement purement prolétarien, libre de toutes médiations ». En outre, la forme et le contenu politiques de cet interclassisme, dans sa propre compréhension de lui-même, ne doit pas être négligé : « Il faut ensuite (pour qu’une révolution ait lieu) que les classes dirigeantes traversent une crise gouvernementale qui entraîne dans la vie politique jusqu’aux masses les plus retardataires (l’indice de toute vraie révolution est une rapide élévation au décuple, ou même au centuple, du nombre des hommes aptes à la lutte politique, parmi la masse laborieuse et opprimée, jusque-là apathique), qui affaiblit le gouvernement et rend possible pour les révolutionnaires son prompt renversement. » (Lénine, La Maladie infantile du communisme, op. cit., p. 81.)
Il est exact que nous trouvons chez les Indignés tous les thèmes du démocratisme radical, y compris « un autre monde est possible », mais un mouvement social ne se définit pas seulement par ce qu’il dit de lui-même. Le moment, le contexte ne sont plus les mêmes, les mêmes éléments différemment découpés et combinés ont alors une autre signification. Le grand changement c’est que les Indignés, contrairement au démocratisme radical, n’expriment pas maintenant la formalisation de toutes les limites des luttes actuelles. Dans son discours à OWS (Occupy Wall Street), Naomi Klein ne s’y est pas trompée, « notre mouvement, a-t-elle dit en substance, se situait dans un capitalisme prospère, en 1999, au sommet d’un cycle économique ». Le capitalisme devait alors se comportait de façon fairplay puisqu’il était l’horizon indépassable. Le démocratisme radical, dans ce moment de ce cycle économique pouvait non seulement être la formalisation des limites des luttes et les entériner, mais encore, il était le projet social construit sur le cours même de ces luttes comme luttes revendicatives.
Le démocratisme radical était bel et bien le projet d’achèvement des luttes revendicatives et en tant que telles elles ne pouvaient en avoir d’autre. L’évolution du temps de travail devait être porteuse d’émancipation dans le temps libre ; l’allocation universelle devait devenir passage progressif à l’activité bénéfique à l’individu et à la société, c’est-à-dire l’abolition de l’exploitation à l’intérieur du salariat ; la revendication salariale devenait partage des richesses ; la mondialisation et la finance, devenues première par rapport à ce dont elles étaient la mondialisation (le capital), étaient l’exploitation.
On peut reprendre aujourd’hui les mêmes thèmes mais ils ont une toute autre signification depuis le début de la crise, depuis les émeutes grecques, les émeutes de banlieues en France, les émeutes anglaises de l’été 2011 et globalement, de façon quotidienne, l’asystémie de la revendication salariale. Le silence des uns en dit long sur la vacuité des réclamations des autres. Ces dernières ne formalisent plus et n’entérinent plus les limites des luttes. Dans son discours et dans sa forme même (les campements autogérés) c’est une dissidence qui s’exprime et qui redouble à sa manière l’asystémie de la revendication. Si cette dissidence n’a aucun projet autre qu’elle-même, en tant que telle elle peut s’habiller de tous les mots qui étaient ceux du démocratisme radical. Mais ceux-ci n’ont plus le même sens. Là où les mots avaient une charge positive (démocratie directe, développement durable, contrôle de la finance, etc.) ils ont maintenant une charge négative : « Vous ne nous représentez plus. » Même quand se déploient les plus beaux discours sur une refondation sociale, les mots que profèrent les professionnels de la représentation contestataire ne font qu’habiller la peur, le désespoir et la rage ou… l’impuissance alternative. Le démocratisme radical formalisait et entérinait les limites des luttes, les Indignés sont la limite autogérée de leur propre mouvement, c’est-à-dire de leur propre raison d’être : la mise en coupe réglée de l’ensemble des salariés.
Il s’agit de politique et de distribution. Par là, il n’y a pas de contradiction entre la raison d’être de ce mouvement et le discours que pour l’instant il tient sur lui-même. En tant que fondamentalement, dans sa spécificité historique (la spécificité historique n’est pas le phénomène de la vraie réalité de la baise tendancielle du taux de profit), crise du rapport salarial, la crise actuelle met en mouvement toutes les couches et classes de la société qui vivent du salaire. C’est de salaire dont il est question parce que c’est de distribution dont il s’agit et le salaire c’est le prix du travail, forme fétiche nécessaire de la valeur de la force de travail quand, comme dans le mode de production capitaliste, on ne travaille pas deux fois (pour le travail nécessaire et pour le surtravail). Comme prix du travail, le salaire en appelle à l’injustice de la distribution, c’est normal[31]. L’injustice de la distribution a un responsable qui a failli à sa mission : l’Etat.
Sous le couvert de « tous les salariés », ce sont des « intérêts absolument différents » mais pas forcément « hétérogènes » qui sont alors mobilisés. D’autant plus que c’est de l’axe même portant la baisse du taux de profit dans cette phase du capital maintenant entrée en crise dont il est question. Dans TC 16, p. 101, nous écrivions : « Croissance faible, chômage comme moment du rapport salarial (et non plus opposé), modification du rôle et du fonctionnement de la domination américaine, retour des crises de cycles courts, régulation financière de la péréquation du taux de profit, sont des caractéristiques du rapport capitaliste restructuré et des axes autour desquels se modulera sa crise. Dans le rapport capitaliste tel qu’il s’est restructuré, les axes qui portent la baisse du taux de profit apparaissent au niveau de la péréquation, au niveau de la transformation de la plus-value en capital additionnel, au niveau de la reproduction (dans la première phase de la subsomption réelle ces axes se définissaient au niveau de la reproduction collective de la force de travail, et au niveau du procès de travail). La contradiction interne de cette phase de la valorisation se situe entre le travail immédiatement productif et la condition même de ce travail productif : être une force de travail socialisée, le “general intellect”. » Nous sommes entrés dans cette crise et elle comporte le moment de l’interclassisme de la « force de travail socialisée » dans toute son ambiguïté actuelle comme lieu et terme de la contradiction portant dans sa spécificité la baisse tendancielle du taux de profit. En ce sens l’interclassisme est une détermination actuellement incontournable de la lutte des classes. Le « travailleur collectif » n’est pas le nouveau nom du prolétariat, mais son problème et un moment dynamique de sa lutte.
La lutte sur la distribution, sur le salaire comme prix du travail est une forme instable. Dans les modes de production antérieurs au capital, la plus-value est concrètement visible, pourtant elle ne peut être reconnue et définie dans son essence que dans le mode de production capitaliste (procès de mise en valeur de la valeur) où elle est cachée. La plus-value n’est plus alors une forme au même titre que le profit, la rente ou l’intérêt, elle est le surtravail. Dans le mode de production capitaliste, le mode spécifique d’extraction de ce surtravail est un mode de constitution des revenus (un mode de répartition), c’est la constitution du profit, de l’intérêt, de la rente. Leur constitution en revenus est une forme transformée de la plus-value dans laquelle les revenus sont directement reliés non au surtravail mais directement à l’élément du procès de production auquel ils se rattachent. Le travail quant à lui donne le salaire.
Dans le mode de production capitaliste, la lutte des classes est d’abord inscrite dans les formes (salaire, profit-intérêt, rente) du procès de production, elle n’est d’abord qu’un affrontement de forces à l’intérieur de certaines limites directement déterminées par le procès de production. Il faut des conditions particulières pour que les formes soient pratiquement désignées pour ce qu’elles sont, des « formes transformées ». Dans leur généralité interclassiste, les mouvements des Indignés de par le monde, dans ce qu’ils peuvent avoir de commun, désignent simultanément le salaire comme prix du travail, forme de répartition, et, de par la même généralité, tous les revenus comme dépendants du travail, ceux de la rente, du profit, de l’intérêt. Le salaire comme prix du travail désigne alors ce qu’il cache : le salaire comme valeur de la force de travail, travail nécessaire, et tous les autres revenus comme formes transformées du surtravail. « Nous ne paierons pas votre crise. » Mais cette désignation est encore idéologique car, pour ce mouvement, son existence même, c’est-à-dire ses conditions d’existence, c’est-à-dire les conditions existantes, c’est-à-dire ce qui lui permet d’exister et par là le définit, c’est-à-dire ce qui lui permet d’effectuer cette désignation est en même temps le masque de la spécificité du travail productif.
Avec l’interclassisme nous touchons au fait que pour que le concept de classe soit produit, il faut que les subdivisions de classe le soient aussi. Quand on parle de salaire la détermination à partir des rapports de production est insuffisante, il faut également le déterminer à partir des rapports de distribution dans la mesure où ils s’articulent sur les rapports de production. On ne peut produire le salaire en tant que forme de la distribution/consommation directement et uniquement à partir des rapports de production. Si le salaire comme catégorie de la production détermine le salaire comme catégorie de la distribution, les deux catégories ne se recouvrent pas. Il existe une différence entre la classe ouvrière telle qu’elle est définie par la participation au revenu social sous la catégorie du salaire, et qui, comme telle, englobe tous les travailleurs productifs et non productifs nécessaires au procès de travail et la classe ouvrière telle qu’elle est déterminée par le salaire comme catégorie de la production dans le rapport salaire/plus-value, et qui, comme telle, n’englobe que le travail productif. L’interclassisme est aussi un jeu de subdivision de la classe ouvrière dans l’ambiguïté sociale, concrète, du salaire. Et ce jeu descend dans la rue, car les structures descendent dans la rue : à ce moment-là elles s’appellent des sujets.
Le moment actuel de la crise que l’on peut définir comme crise du rapport salarial (cf. Le moment actuel, Sic 1, novembre 2011) se définit premièrement comme délégitimation du politique (la crise du rapport salarial est crise des formes de distribution et redistribution) que dénonce le mouvement au nom d’une vraie politique, deuxièmement comme clôture de l’avenir perçu comme ascension sociale, et troisièmement comme généralité de l’attaque sur tous les revenus salariaux. En cela, ce moment non seulement frappe, entre autres, les classes moyennes et les fait sortir dans la rue, mais encore les formes mêmes de ce moment de la crise font momentanément des classes moyennes les représentants de ce moment dans une jonction conflictuelle avec chômeurs et précaires. Ce qui donne au mouvement à la fois son air bon chic bon genre et son aspect incontrôlable. Le mouvement des Indignés est pris dans un étau : lié au capital par le dépit, il cherche à faire valoir son allégeance à tous les idéaux de la société bourgeoise que de ce point de vue il ne saisit que comme société civile, interaction des individus dont le résultat leur échappe ; nostalgique de l’ascension sociale par les quelques acquis matériels de ses acteurs et surtout par la détention de son « capital » culturel, il rêve de restaurer le capitalisme des « Trente Glorieuses » ou même celui qui jusqu’à peu lui permettait, à crédit, de satisfaire ses projets d’ascension.
Lié par la crise du rapport salarial et par l’effondrement brusque de la situation de ses acteurs, subissant la pression de la crise dans laquelle les rapports de distribution et le salaire comme prix du travail désignent malgré eux ce qu’ils cachent, le mouvement est obligé de se mentir à lui-même, de louvoyer, de chercher à durer pour durer. Il ne peut éviter sa faillite, car il est impossible de s’arracher aux griffes des rapports de production sans quitter le terrain de la distribution (qui est également celui des grèves et revendications ouvrières). Mais quitter ce terrain n’est pas une simple question de discours théoriques et d’analyses justes, cela est impossible sans que toutes les contradictions qui opposent « ceux d’en bas » à la reproduction de l’état de choses existant se conjuguent, fusionnent, en une conjoncture qui soit une unité de rupture.
Enfin, traversant toutes ces segmentations, ces conflits et contradictions divers et parfois même les constituant, partout l’exploitation est un processus de racialisation et d’ethnicisation. Quels que soient les Etats ou les régions, jamais la contradiction entre le prolétariat et le capital ne se donne à voir en clair, comme la contradiction simple de deux termes existant dans la pureté de leur concept. Les formes d’apparition sont essentielles à la définition de ce qui « apparaît ».
Parce que l’exploitation capitaliste est universelle, parce que le capital peut s’emparer de tous les modes de production ou les faire coexister avec lui, en exploiter la force de travail ou la détacher de ses anciennes conditions d’existence, le mode de production capitaliste est une construction historique qui fait coexister dans son moment présent les différentes strates de son histoire. La bourgeoisie est rapidement devenue occidentale et blanche parce qu’elle a immédiatement grandi dans sa rivalité avec l’Orient (on n’est pas Occidental parce que l’on vit au ponant), parce qu’elle a fait de l’Europe le centre de l’économie-monde asservissant le monde à un modèle et le hiérarchisant, car ce modèle n’en tolère aucun autre. Mais, de même que les strates historiques ne deviennent pas automatiquement des moments synchrones, ce n’est pas pour cela que ce mode de production crée sans cesse des races et des ethnies. Pour cela, il faut l’intervention de quatre de ses déterminations essentielles : son inégal développement comme loi de son accumulation ; l’aspect historique de la valeur de la force de travail ; la division du travail ; la personnalisation et subjectivation des rapports sociaux. La racialisation est la combinaison des trois premières dans la quatrième.
Dans les rapports de production capitalistes, nous n’avons pas affaire à des « individus concrets » en tant qu’immédiatement existant comme individus singuliers dans leur unité, mais seulement aux individus en tant qu’ils remplissent certaines fonctions déterminées comme supports de celles-ci : « porteurs de force de travail », « représentants » ou « fonctionnaires » du capital, « femmes » ou « hommes ». Leur individualité est un effet des rapports de production, elle ne préexiste pas, elle n’est pas le fait d’un sujet et les rapports de production ne sont pas une « rencontre » intersubjective. C’est la personnalisation des rapports sociaux qui est la production des individus comme sujets. Le sujet c’est l’individu produit comme le centre ou l’intersection de toutes les déterminations. Le sujet concentre le tout en lui-même, si bien qu’on pourrait dire qu’il est, comme la fameuse monade de Leibniz, une « partie totale ». Le sujet devient le centre à partir duquel il serait possible de connaître et de construire l’articulation de toutes les déterminations du mode de production capitaliste. La personnalisation c’est la conjonction en un individu de déterminations sociales se manifestant de façon renversée comme existence de cet individu comme sujet, ses rapports devenant son actualisation comme son œuvre. Ce renversement, cette personnalisation[32], est tout aussi nécessaire que le fétichisme qui, attachant des rapports sociaux à des choses, attache ces choses à des individus promus et convoqués alors comme sujets dans ce même fétichisme : le travail aux ouvriers, les moyens de production aux capitalistes, la terre aux propriétaires fonciers.
Les inégaux niveaux de développement jusqu’à leur mise en abyme dans le capitalisme actuel, la division du travail, l’aspect historique de la valeur de la force de travail, dans leur combinaison s’attachent à un individu promu au rang de représentation centrale, d’intersection, dont les déterminations sociales sont renversées en manifestation de lui-même, en expression de son individualité, elles sont personnalisées. Ces trois facteurs sont les agents pertinents de l’invention des distinctions et de leur variation ou disparition (à Marseille, un Italien ou un Espagnol ne sont plus que de sympathiques joueurs de boules). Cet individu n’est pas « noir », « peul », « juif », « rom » ou « arabe ». C’est cette intersection, cette promotion de la combinaison comme sujet, promotion en figure centrale originaire, qui en fait un Noir, un Peul, etc. La racialisation n’appartient pas au concept même du capital (à la différence de la distinction de genre inhérente au travail comme force productive), mais celui-ci donné, elle est une forme de manifestation nécessaire. La transformation du rapport social en chose, c’est-à-dire « paradoxalement » en sujet est aussi bien une transformation de cette chose en rapport social entre sujets. En quelque sorte, le sujet est l’héritier du mouvement qui le crée. Cette inversion est la façon réelle dont les rapports de production n’agissent que dissimulés en tant que volontés et décisions de sujets.
Mais alors toute la construction sociale s’efface d’elle-même dans le mouvement même où elle s’effectue dans la mesure où il lui est inhérent d’être le fait d’un sujet « partie totale » qui n’existe plus comme « porteur » ou « représentant » mais sujet constitutif et constituant. La distinction de races ou d’ethnie joue alors son propre rôle selon des déterminations prescrites par elle-même dans l’autonomie du domaine d’action qu’elle se crée : un Noir peut devenir président des Etats-Unis, il reste un Noir, et un prolétaire noir n’est pas un prolétaire blanc. Existant pour elle-même dans son domaine d’action la distinction peut même être l’objet d’une activité politique instrumentale comme on l’a vu en France lors de la grande vague de grèves dans l’automobile dans les années 83-84. La distinction est une idéologie et en tant que telle efficace comme assignation et relation des individus à leurs conditions d’existence et de reproduction, c’est-à-dire à leurs relations aux rapports de production. Il ne suffit pas de dire que la distinction de race crée une essentialisation hiérarchique des individus, qu’elle est un produit du mode de production, on en reste à faire de la description le concept de sa propre explication si l’on ne dit pas que c’est dans la personnalisation des rapports sociaux comme production de sujets que réside la question[33].
Ce que nous avons dit à propos des luttes de sans-papiers, de chômeurs et de précaires, des migrants et clandestins, de la racialisation, est en fait une condition générale : chaque fois la généralité de la situation attaquée demeure prisonnière de la particularité des acteurs en lutte. Dans les bidonvilles sud-américains les prolétaires qui ne se battent pas pour de l’argent mais pour ce que l’argent permet d’avoir (nourriture, eau, logement) ne créent pas de liaisons avec les autres fractions du prolétariat ; en Chine il n’y a pas de convergence entre les trois grandes catégories de luttes : les paysans contre l’accaparation des terres ; les travailleurs migrants ; les ex-ouvriers des grandes entreprises d’Etat. En Europe occidentale la tendance est à : « cela ne me concerne pas, mais seulement ceux qui sont opprimés, exploités, dans cette situation ». Quand une « unité » apparaît, comme en France sur les retraites à l’automne 2010, elle s’exprime sous la forme du spectre de l’identité ouvrière.
L’unité du prolétariat n’est pas une donnée objective toujours sous-jacente attendant de se manifester ou existant eucharistiquement dans chaque lutte particulière, elle est dans chaque cycle de luttes une construction historique, la dernière en date fut l’identité ouvrière.
Soyons matérialistes ou au moins pragmatiques. Comment pourrait exister une solidarité se référant à une identité commune d’exploités et d’exploitées ? On ne peut pas juger les différences comme seulement accidentelles et purement formelles. Elles sont intrinsèques à la définition même de l’exploitation et plus profondément encore à ce que définit le surtravail : les classes et les genres. Dans les rapports sociaux capitalistes, je peux avoir la meilleure volonté du monde et la meilleure conscience de classe anti-corporatiste, antiraciste, antisexiste possible, cela ne change rien si objectivement ou légalement, dans le cadre du travail ou de la reproduction sociale, les situations dans lesquelles j’existe sont telles qu’elles me favorisent.
On ne peut faire comme si les différences, les segmentations ne reposaient sur rien, n’étaient pas objectives vis-à-vis d’une entité supérieure : la situation commune d’exploités. L’unité de la classe par l’identité ouvrière était une situation et une construction historique et non un donné de fait objectif. Objectivement, le travailleur blanc et homme n’est pas une travailleuse noire et on comprend qu’il n’ait pas envie de le devenir. Ils ne pouvaient s’unir (difficilement et en invisibilisant toutes sortes de situations) que dans une « identité ouvrière », c’est-à-dire une forme historique de lutte et de représentation et non de par une situation commune d’exploités qui n’est qu’une abstraction permettant de construire et comprendre toutes les situations historiques.
« Pour s’unir, les ouvriers doivent briser le rapport par lequel le capital les “rassemble” […].On ne peut pas vouloir simultanément l’unité du prolétariat et la révolution communiste, c’est-à-dire cette unité comme un préalable à la révolution, une condition. Il n’y aura plus d’unité que dans la communisation, c’est elle seulement qui en s’attaquant à l’échange et au salariat unifiera le prolétariat, c’est-à-dire qu’il n’y aura plus d’unité du prolétariat que dans le mouvement même de son abolition. Les hagiographes des luttes revendicatives parlent d’“unité” en l’air, sans pouvoir préciser en rien la forme concrète qu’elle revêt, si ce n’est l’unité formelle du politique ou des formes d’organisation venant coiffer ce qui est divisé et qui le reste tant que la classe demeure dans la lutte revendicative. Cette unité est toujours ce qu’il faudrait ajouter aux luttes.
« Les ouvriers se forgent comme classe révolutionnaire, en révolutionnant les rapports sociaux, c’est-à-dire tout ce qu’ils sont dans les catégories de l’échange et du salariat. Dans les luttes salariales, ils ne voient apparaître ni “forces”, ni “projet”, mais l’impossibilité de s’unifier sans attaquer leur propre existence comme classe dans la division du travail et toutes les divisions du salariat et de l’échange, sans se remettre en cause comme classe, sans engager une pratique révolutionnaire. […] Des mesures communisatrices parties d’un point “quelconque” (certainement de façon quasi simultanée d’une multitude de points) de la planète capitaliste auront cet effet d’unification rapide ou alors seront écrasées. » (Théorie Communiste, L’auto-organisation est le premier acte de la révolution, la suite s’effectue contre elle, brochure juin 2006, pp.37- 39.)
Il ne s’agit pas de dire que plus la classe est divisée, mieux c’est, mais que la généralisation des luttes du prolétariat n’est pas synonyme de leur unité et encore moins du dépassement de la contradiction entre les femmes et les hommes (que la citation précédente laisse même de côté), c’est-à-dire du dépassement de différences considérées comme purement accidentelles et formelles. Ce qui se joue dans ces différences, dans cette segmentation, dans la contradiction entre les femmes et les hommes, dans la discontinuité, c’est la création d’une distance avec cette unité « substantielle » de la classe objectivée dans le capital. Non seulement l’unité de la classe ne peut plus se constituer sur la base du salariat et de la lutte revendicative, comme un préalable à son activité révolutionnaire, mais encore cette activité est traversée par et traverse elle-même la contradiction de genres.
La révolution comme communisation amène à faire son deuil de l’unité préalable de la classe et intègre les contradictions internes, les conflits entre les segments du prolétariat, la contradiction entre hommes et femmes, la racialisation de l’exploitation et de la distinction de genres. La révolution dans la mesure où elle est abolition du prolétariat et des genres n’ira pas sans violences internes, il n’y a pas d’unité préalable à la révolution. L’unité ne se fera pour le prolétariat que dans son abolition, ce qui ne pourra aller sans conflits internes du fait de sa reproduction toujours impliquée par celle du capital jusqu’à son abolition. Manque encore le « puissant régisseur » qui précipitera tout cela en une « unité de rupture » dans laquelle toutes les contradictions qui opposent « ceux d’en bas » à la reproduction de l’état de choses existant se conjuguent, fusionnent en une conjoncture.
Une « unité de rupture »
Il faut reconnaître actuellement une multiplicité de contradictions, multiplicité que l’on peut également désigner comme multiplicité des formes d’apparition par lesquelles seulement la contradiction dans son unité (le mode de production capitaliste comme contradiction en procès) existe. La contradiction dans son unité n’est rien d’autre que la totalité de ses attributs : son essence est son existence même.
Les contradictions qui opposent les classes moyennes, les chômeurs et précaires, les masses excédentaires des périphéries ou des banlieues, le « cœur stable » de la classe ouvrière, les ouvriers employés mais constamment menacés, etc., au capital, à sa reproduction, à l’exploitation, à l’austérité, à la misère, etc., ne sont pas identiques entre elles et encore moins à la contradiction entre les femmes et les hommes. De même, la classe capitaliste n’est pas un bloc unique et homogène, ni les nations ou ensemble régionaux structurant le cours mondial de la valorisation du capital. Il serait même d’une simplification extrême que de considérer que ces deux ensembles de contradictions (celles internes à « ceux d’en haut », celles internes à « ceux d’en bas ») ne s’interpénètrent pas, que le prolétaire brésilien est étranger au conflit que son capitalisme émergent entretient avec les Etats-Unis et les « vieux centres du capital » et que les hommes contre les femmes ne puissent être également des prolétaires contre l’exploitation capitaliste.
Parce que la révolution ne peut plus être affirmation d’un prolétariat se reconnaissant pour lui-même en tant que force révolutionnaire dans le mode de production capitaliste face au capital, parce qu’elle n’est plus le mouvement d’une contradiction simple entre prolétariat et capital ayant dans sa seule énonciation la nécessité de sa solution en ce que celle-ci était la victoire d’un de ses termes, parce que (dans un mouvement commun) la contradiction entre hommes et femmes portent sur leur propre définition qui est celle du travail et de la population comme principale force productive et unique source de la valeur et de la valorisation, pour tout cela le concept de conjoncture est devenu inhérent au concept même de révolution comme communisation. Le capital comme contradiction en procès est toujours (et plus que jamais) l’unité dynamique de ces deux contradictions dans le cycle de luttes actuel. C’est l’une et l’autre en en faisant leur unité et en se situant à ce niveau qui signifient que le dépassement du capital comme contradiction en procès est l’abolition de la valeur, du travail comme seule source et mesure de la richesse, de la population comme principale force productive. Inversement, l’unité du prolétariat et l’unicité de sa contradiction avec le capital étaient inhérentes à la révolution comme affirmation du prolétariat, à son érection en classe dominante généralisant sa condition (avant de l’abolir…) et à la libération des femmes en tant que telles.
Toute lutte du prolétariat ou lutte de femmes (chacune a en elle-même l’existence de l’autre sans se confondre avec elle) se produit et se développe dans les catégories de la reproduction et de l’autoprésupposition du capital. Par définition, qu’elles soient luttes de classe ou luttes de femmes, formellement indépendantes ou intriquées, les luttes n’existent toujours que « surdéterminées », c’est le rêve programmatique qui veut une classe qui se dégage de son implication réciproque avec le capital et s’affirme en tant que telle dans une pureté autodéterminée, une classe subsistant par elle-même (les femmes suivent). Dans cette « surdétermination » ne réside aucun détournement, mais c’est l’existence et la pratique réelles en tant que classe ou en tant que genre que l’on trouve, car si les contradictions de classes et de genres construisent le capital comme contradiction en procès et se construisent réciproquement elles-mêmes comme contradiction (parce que c’est du surtravail que viennent l’une et l’autre), cela signifie que classes et genres existent et agissent dans les catégories définies dans la reproduction du capital qui les subsume.
Le caractère diffus, segmenté, éclaté, corporatif des conflits, c’est le lot nécessaire d’une contradiction entre les classes et d’une contradiction entre les genres qui se situent au niveau de la reproduction du capital. Mais c’est parce qu’il ne s’agit pas d’une somme d’éléments juxtaposés, mais d’une diffusion produite à partir d’une modalité historique du capital comme contradiction en procès, qu’un conflit particulier, de par ses caractéristiques, par les conditions dans lesquelles il se déroule, par la période dans laquelle il apparaît, quelle que soit sa position dans les instances du mode de production, peut se trouver en situation de polariser l’ensemble de cette conflictualité qui jusque-là apparaissait comme irréductiblement diverse et diffuse. C’est la conjoncture comme unité de rupture.
Nous avons déjà dit que pour s’unir, les ouvriers doivent briser le rapport salarial par lequel le capital les « rassemble » et que si, pour être une classe révolutionnaire, le prolétariat doit s’unir, il ne peut maintenant s’unir qu’en détruisant les conditions de sa propre existence comme classe. La seule unification du prolétariat est celle qu’il réalise en s’abolissant, c’est-à-dire qu’elle est l’unification de l’humanité. Non pas abstraitement par la réconciliation de l’homme et de son essence objectivée face à lui (séparation dont le prolétaire serait la forme achevée et en tant que telle portant son dépassement), mais parce que les mesures communisatrices en supprimant les bases de leur reproduction affrontent toutes les classes et les intègrent dans le mouvement du prolétariat en train de se dissoudre lui-même comme classe : processus révolutionnaire hautement complexe et à haut risque. Processus d’autant plus complexe que pris sous le seul angle de la contradiction entre le prolétariat et le capital, il ne peut rendre compte de lui-même, ni même cette contradiction rendre compte d’elle-même. Comme exposé plus haut : la contradiction entre le prolétariat et le capital suppose celle entre les hommes et les femmes, de même que celle-ci suppose la première.
On ne peut mener une révolution sans prendre de mesures communistes, sans supprimer les sphères publique et privée, sans dissoudre le travail salarié, communiser l’alimentation, le vêtement, le logement, se procurer toutes les armes (destructrices, mais aussi les télécommunications, la nourriture, etc.), intégrer les sans-réserves (y compris ceux que nous aurons réduits nous-mêmes à cet état), les chômeurs, les paysans ruinés, les étudiants paumés et sans attache. Parler de révolution menée par une « catégorie » qui représente 20 % de la population et qui est en train de faire des « grèves » pour demander à l’Etat qu’il satisfasse ses « intérêts », c’est une plaisanterie. Chacune de ces mesures implique un conflit entre les femmes et les hommes et une résolution de ce conflit ne serait-ce que comme la reconnaissance de son existence comme condition de la poursuite du mouvement. Chaque approfondissement social, chaque extension dissolvent les dispositifs de définition des genres, donnent chair et sang aux nouveaux rapports, en même temps qu’ils permettent d’intégrer toujours plus de non-prolétaires à la classe communisatrice en train de se constituer et de se dissoudre simultanément.
La dictature du mouvement social de communisation est ce processus global d’intégration de l’humanité au prolétariat. La stricte délimitation du prolétariat par rapport aux autres couches, sa lutte contre toute production marchande sont en même temps un processus qui contraint les couches de la petite bourgeoisie salariée, de la « classe de l’encadrement social » à rejoindre la classe communisatrice, elle est donc définition, exclusion et, en même temps, démarcation et ouverture, effacement des frontières et dépérissement des classes et de la distinction de genres. Les mesures communistes sont la réalité du mouvement où le prolétariat se définit dans la pratique comme le mouvement de constitution de la communauté humaine. Le mouvement social en Argentine, parce qu’il y a été confronté, a posé la question du rapport entre les hommes et les femmes, des rapports entre prolétaires en activité (salariés), chômeurs, exclus et couches moyennes. Il n’a apporté que des réponses extrêmement parcellaires dont la plus intéressante est sans doute son organisation territoriale. Dans cette situation, les pourfendeurs radicaux de l’interclassisme et des organisations particulières de femmes comme divisant le mouvement ou les propagandistes de l’unanimité nationale démocratique incluant entre autres les revendications des luttes de femmes, sont les militants de deux types différents de défaite. La révolution qui ne peut plus être dans ce cycle de luttes que communisation dépasse le dilemme entre les alliances de classes léninistes ou démocratiques et « le prolétariat seul » de Gorter de même que le dilemme entre organisations féminines spécifiques et intégration indifférenciée dans le grand tout du prolétariat en lutte, car dans l’organisation spécifique c’est de la disparition de la spécificité dont il est question.
Dans le cycle de luttes actuel, l’association ne se fera plus que dans la destruction directe du rapport salarial et de la distinction de genres. Qu’importe l’événement qui catalysera ce saut. Il sera toujours impossible de déterminer l’endroit ou plutôt la multiplicité des lieux où seront prises les premières mesures communisatrices. Cet « angle mort » n’est pas la reconnaissance d’une impossibilité de connaissance, cet angle mort est connu en tant que tel dans le concept de conjoncture et ce dernier désigne la forme concrète inhérente à la révolution comme communisation. On ne peut pas juxtaposer une vision qui reste celle de « l’ancien mouvement ouvrier » du xixe siècle et de la majeure partie du xxe et un contenu de la révolution qui remet en cause la conception même de la contradiction qui présidait à la pratique politique et revendicative de la classe ouvrière généralisant sa situation comme libération du travail et résolvant la « question féminine ». Non seulement la contradiction était suffisante dans sa simplicité et son homogénéité, mais encore elle était unilatérale.
Le capital comme contradiction en procès suffit à définir l’exploitation et la distinction de genres, c’est-à-dire la contradiction entre le prolétariat et le capital et celle entre femmes et hommes qui consubstantiellement la construisent, elle suffit, en outre, à définir la possibilité (ou même la nécessité…) de la révolution. Cependant, elle n’est comprise comme situation révolutionnaire et plus précisément comme situation de rupture révolutionnaire qu’à partir du moment où elle est conçue comme l’ensemble de ses formes d’apparition, c’est-à-dire comme étant l’ensemble de ses conditions d’existence qui sont son existence.
Cette contradiction ne devient une rupture que dans une accumulation de circonstances et de courants telle qu’ils « fusionnent » en une unité de rupture quand ils regroupent l’immense majorité du prolétariat et des classes moyennes dans une attaque contre un mode de production que les classes dirigeantes sont impuissantes à défendre. Ce qui ne définit pas cette rupture comme pacifique, mais ces classes sont déchirées à l’instant suprême, sans solution, sans politique, sans idéologie, sans dirigeant de rechange, prises dans leur propre concurrence, les linéaments d’une restructuration, toujours présents dans une crise, ne formant pas système. La révolution est une lutte sur tous ces fronts qui peuvent tour à tour prendre le caractère de front central ou dominant.
Bien sûr, le procès contradictoire fondamental est actif dans toutes ces contradictions, mais il serait absurde et idéaliste (relevant d’une conception hégélienne de l’Histoire avec un grand « H ») de prétendre que ces contradictions et leur fusion n’en soient que le pur phénomène. Les contradictions relèvent de différents niveaux du mode de production et même celles qui relèvent directement des rapports de production ne sont pas de simples accidents d’une forme pure que serait « le capital comme contradiction en procès », ni même l’exploitation, qui est toujours, non seulement de fait mais par nature, un procès circonstancié, particulier, divers. Toutes ces contradictions, si elles se fondent pour former une unité, une conjoncture révolutionnaire, ne s’évanouissent pas comme de purs phénomènes dans l’unité intérieure d’un procès contradictoire simple. L’unité qu’elles constituent dans cette fusion qu’est la rupture révolutionnaire, elles la constituent à partir de ce qu’elles sont en propre, de leur efficacité propre. En constituant cette unité, elles reconstituent et accomplissent bien l’unité fondamentale qui les anime, mais ce faisant elles indiquent aussi la nature de cette contradiction : elle est inséparable de la société toute entière, inséparable de ses conditions formelles d’existence. Elle est elle-même intérieurement affectée par ces conditions qui sont ses conditions d’existence, c’est-à-dire, plus immédiatement encore, les conditions existantes. Etre intérieurement affectée, c’est pour l’unité être toujours une structure hiérarchisée (et non un ensemble dans lequel un principe unique se diffuse de façon uniforme et restant toujours semblable à lui-même : la nature en Egypte, la politique en Grèce, la loi à Rome, la religion au Moyen-âge, l’économie depuis les Temps modernes.) avec une instance déterminante, parfois également dominante[34], des instances dominantes désignées par la précédente, des permutations hiérarchiques, etc. C’est dans la hiérarchie, dans le caractère déterminant et/ou dominant de tel ou tel niveau du mode de production, dans la désignation des dominantes, que l’unité existe.
Une telle approche de la conjoncture révolutionnaire comme unité de rupture pourrait avoir toutes les apparences du « pluralisme », de « l’empirisme », de la « théorie des facteurs », quand on évoque ces circonstances multiples et exceptionnelles qui se fondent en une révolution. Lorsque nous nous livrons à cette énumération, nous ne nous livrons pas à la simple description d’une situation donnée, à une énumération empirique d’éléments divers et exceptionnels, cette énumération a un sens théorique. Ce sens est celui de la définition d’une conjoncture, le « moment actuel », pour reprendre l’expression de Lénine dans la Première Lettre de loin. Cette énumération ne fait que livrer la matière première spécifique qui perd son existence d’éléments juxtaposés comme matière première en se constituant comme conjoncture. Ces éléments n’existent eux-mêmes en tant que tels, c’est-à-dire éléments juxtaposés et matière première, que comme formes de manifestation de leur unité déterminée dans les rapports de production, unité dont ils sont eux-mêmes les conditions d’existence.
« On ne peut donc demander comment la forme s’ajoute à l’essence, car elle n’est que le paraître de cette même essence dans soi-même, la réflexion propre immanente à elle. » (Hegel, Science de la logique, la doctrine de l’essence, Ed. Aubier, pp. 97-98.)
Cependant les apparences et l’essence ne coïncident pas parce qu’il est dans la nature même de la structure du tout d’être ses effets (les lois du capital d’être concurrence entre capitaux ; la valeur d’être prix ; la plus-value d’être profit, etc.). « La vérité scientifique est toujours paradoxale au jugement de l’expérience journalière qui ne saisit que l’apparence trompeuse des choses. » (Marx, Salaires, prix et plus-value, Pléiade, t. 1, p. 508.) Ce type d’affirmation est continuel dans l’œuvre de Marx. La relation entre apparences et concept ne se limite pas à une différence entre diversités et généralité ou abstraction, mais entre mystification et compréhension. Le concept, dit Marx dans l’Introduction de 1857, est élaboré « à partir de la vue immédiate et de la représentation », mais « la totalité concrète en tant que totalité pensée, en tant que représentation mentale du concret, est en fait un produit de la pensée, de la conception ». L’essence ne correspond pas immédiatement à son apparence qui ne manifeste que l’opposition désordonnée de termes dont les relations apparaissent contingentes. Pourtant, l’essence n’est pas ailleurs que dans ce désordre.
Il y a une surface de la société capitaliste, mais une surface sans profondeur. L’essence n’est pas ailleurs que sur cette surface mais elle ne lui correspond pas parce que les effets de la structure du tout (le mode de production) ne peuvent être l’existence même de la structure qu’à la condition d’en être l’inversion au travers de ses effets. Ici nous rencontrons la réalité de l’idéologie.
L’essence n’est ni une chose réelle (réellement existante particularisée), ni un simple mot, c’est une relation constitutive. La plus-value n’est pas une idée, ou une abstraction, sous lesquelles peuvent être rangées les différences spécifiques et corollairement une réalité logée dans ces objets spécifiques (rente, profit, intérêt). Elle n’est pas non plus un universel abstrait de la réalité première des formes spécifiques. L’essence n’est pas ce qui existe idéalement dans chaque forme spécifique ou ce qui servirait, de l’extérieur, à classer ces formes spécifiques : l’idéologie ne serait alors qu’un reflet déformé de cette essence. Ce qui est essentiel, ce sont les relations (incluant l’illusion objective et efficace). Relations actives que ces formes spécifiques établissent entre elles, ce sont ces relations qui définissent ce qu’elles ont en commun : l’essence. Ces relations naissent, non seulement l’essence est contradictoire mais encore elle est une génétique. C’est le seul contenu effectif (réel) de l’essence. Elle ne se substitue pas aux êtres divers et finis en les résorbant dans une unité extérieure ou en les niant en ce qu’elle serait leur « vraie vérité intérieure ».
Les contradictions se déplacent, se condensent, c’est l’existence même du moment actuel. C’est l’existence, la seule existence, du procès contradictoire en général et non sa manifestation dans les circonstances ou pire sa réalisation. Dans les luttes et dans une situation révolutionnaire, ce procès c’est telles ou telles contradictions particulières et actuelles. On réfléchit et on agit dans le présent sur le présent, sur la nécessité à accomplir, sur les moyens et les voies de sa production.
Une conjoncture est constituée de contradictions multiples et inégales, s’il est possible de remonter au capital comme contradiction en procès en tant qu’unité dynamique de la contradiction entre les classes et de la contradiction entre les genres, c’est-à-dire à un procès contradictoire simple comme à la détermination fondamentale de cette multiplicité et de ces inégalités, ce n’est pas pour autant que l’on peut réduire la multiplicité à la simplicité comme à une origine produisant les autres contradictions comme ses phénomènes. En effet, ce procès contradictoire simple lui-même existe toujours déjà dans la multiplicité sans laquelle il n’existerait pas lui-même. On ne peut pas réduire la complexité et la multiplicité à la simplicité et à l’unité, comme on réduit à une origine, ou comme on réduit des apparences à leur vérité (nous sommes ici complètement à l’opposé du développement hégélien : il n’y a pas d’unité originaire simple). La conjoncture a toujours une dominante par laquelle elle a pour unité sa complexité et sa multiplicité même. Au cours de la lutte, selon les résultats momentanés et à dépasser qui apparaissent, selon les aspects changeants des rapports de forces, les points ou les « acquis » où se sclérose la communisation, cette dominante change, les contradictions permutent de place dans la totalité. C’est alors là, sur ce qui est peut être momentanément le point nodal, qu’il faut tirer pour continuer à démembrer l’ordre existant. Mais si les dominantes permutent (politique, économique, idéologique, polarisation des contradictions sur telle ou telle lutte de telle ou telle fractions du prolétariat, etc.), jamais la conjoncture n’est un pluralisme de déterminations s’additionnant et indifférentes entre elles.
Les formes contingentes ne sont pas le pur phénomène d’une contradiction essentielle. Cette dernière n’est pas l’essence dont les formes et les divers niveaux du tout social qu’elle détermine seraient autant de phénomènes, en seraient si bien les phénomènes que pratiquement le procès contradictoire essentiel pourrait exister sans eux, pourrait exister avant eux ou après (mythe d’un début conceptuel réel). Les contingences sont essentielles à l’existence même de la contradiction essentielle, elles en constituent réellement les conditions d’existence. La forme d’apparition, la contingence (qui en fait n’en est plus une car la contradiction n’est pas du tout indifférente à l’existence de ses « formes ») n’est pas le pur phénomène de la structure, elle en est aussi la condition d’existence. Ce conditionnement d’existence des contradictions les unes par les autres ne tombe pas dans la circularité, n’annule pas la totalité comme structure à dominante ni dans un éclectisme facile et additif, mais pas non plus dans une interconstruction indifférenciée.
Ce conditionnement est, à l’intérieur même de la réalité des conditions d’existence de chaque contradiction, la manifestation de cette structure à dominante (c’est la grande différence avec la totalité hégélienne) qui fait l’unité du tout. Il faut considérer chaque contradiction comme une réflexion des conditions d’existence de la contradiction (dans son sens essentiel) à l’intérieur d’elle-même. Par là il est théoriquement permis de parler de conditions sans tomber dans l’empirisme ou l’irrationalité du « c’est ainsi » et du « hasard », les conditions sont l’existence réelle (concrète, actuelle) des contradictions constituant le tout parce que c’est fondamentalement la contradiction dans son sens essentiel qui leur assigne ce rôle, non comme un pur phénomène à côté d’elle, sans lequel elle pourrait tout autant être, mais comme une de ses conditions d’existence même. On parle des conditions d’existence du tout en parlant des conditions existantes : réflexion dans la contradiction même de ses conditions d’existences. C’est parce que chaque contradiction réfléchit en elle la structure à dominante du tout complexe où elle existe, donc l’existence actuelle de ce tout, donc ses conditions actuelles, qu’elle ne fait qu’un avec elles. Pour en revenir à la formule précédente : on parle bien des conditions d’existence du tout en parlant des conditions existantes. Au-delà de la causalité déterministe et univoque, au-delà de l’expressivité entière du tout dans chacune de ses parties ou de ses effets, la question est celle de l’efficace d’une structure sur ses éléments à laquelle Marx répond bien souvent par ses « coquetteries » hégéliennes (façon de faire appel à une solution inadéquate tout en la maintenant à distance)[35]. Il existe également la réponse métaphorique : « Dans toutes les formations sociales, c’est une production déterminée qui assigne à toutes les autres leur rang et leur importance : les rapports essentiels jouent un rôle déterminant vis-à-vis des autres. On obtient ainsi un éclairage général qui baigne toutes les couleurs et en modifie la tonalité particulière ; autrement dit chaque éther détermine le poids spécifique de chacune des formes d’existence. » (Marx, Préface de 1857.)
La fixité de la hiérarchie entre les instances du mode de production capitaliste construit une existence linéaire du temps, un lien de causalité qui relie les événements de façon successive dans une temporalité purement quantitative : c’est le donné, ce qui est là. La conjoncture est la crise que porte en elle cette temporalité de l’autoprésupposition du capital, moment de rupture contre le continuum de la temporalité homogène et quantitative, bouleversement de la hiérarchie des instances et de la détermination économique, discontinuité du processus historique : conjoncture.
« C’est “l’économisme” (le mécanisme), et non la véritable tradition marxiste, qui met une fois pour toutes en place la hiérarchie des instances, fixe à chacune son essence et son rôle, et définit le sens univoque de leurs rapports ; c’est lui qui identifie à jamais les rôles et les acteurs ne concevant pas que la nécessité du processus consiste dans l’échange des rôles “selon les circonstances” ; c’est l’économisme qui identifie d’avance et à jamais la contradiction-déterminante-en-dernière-instance avec le rôle de contradiction dominante, qui assimile à jamais tel ou tel “aspect” (forces de production, économie, pratique…) avec le rôle principal, et tel autre “aspect” (rapports de production, politique, idéologie, théorie…) avec le rôle secondaire, – alors que la détermination en dernière instance par l’économie s’exerce justement, dans l’histoire réelle, dans les permutations de premier rôle entre l’économie, la politique, et la théorie, etc. » (Althusser, Contradiction et surdétermination, in Pour Marx, p.219.) La variation est l’existence de l’invariant.
La conjoncture est avant tout un changement de temporalité, une sortie du répétitif, la porte étroite, vite refermée, par laquelle peut arriver un autre monde. La conjoncture est la pratique consciente que c’est maintenant que cela se joue, aussi bien l’héritage du passé que la construction de l’avenir, elle est un présent, le moment du à présent. Ce qui fut entrevu de plus fort en mai 68, plus qu’un monde sans capital, sans argent, sans autorité, c’est quelque chose que l’on ne connaît que complaisant et grotesque parce que séparé et donc sans importance, dans l’amitié ou dans l’amour. Chacun de nos gestes, chacune de nos pensées, de nos actions avait pour les autres un sens, elles étaient des actions réelles. La répétition avait disparu, nous nous construisions continuellement dans la relation avec les autres ; le sentiment intime que rien n’échappait. C’était de l’action, ce que nous faisions était totalement significatif parce qu’efficace instantanément et pas seulement dans un sens politique, mais individuel, c’était l’efficacité réaliste qui n’était plus efficace. Nous n’étions plus fractionnés, comme individus nous étions nos actions aux autres existant comme d’autres moi-même irréductibles. Nous avons furtivement vu, depuis un ailleurs, le monde capitaliste et toutes les formes d’aliénation, comme ces astronautes qui de la Lune ont vu la Terre et qui, depuis, sont tous atteints d’un syndrome étrange d’inactualité.
Nous avons tenté de montrer que l’on ne peut aborder concrètement et envisager de comprendre une rupture révolutionnaire à partir d’une certaine idée abstraite et assez rassurante d’un schéma dialectique contradictoire épuré, simple, se résolvant du seul fait de son existence : la « belle » contradiction en procès. Ce procès n’est jamais simple, il est toujours spécifié par les formes et les circonstances historiques concrètes dans lesquelles toujours, par définition, il s’exerce. L’exception est toujours la règle, jamais le fondement économique ne joue à l’état pur. On peut même aller, avec Marx, jusqu’à dire : « Alors s’ouvre une époque de révolution sociale. Le changement dans la base économique bouleverse plus ou moins rapidement toute l’énorme superstructure. Lorsqu’on considère de tels bouleversements, il faut toujours distinguer entre le bouleversement matériel – qu’on peut constater d’une manière scientifiquement rigoureuse – des conditions de production économiques et les formes juridiques, politiques, religieuses, artistiques ou philosophiques, bref, les formes idéologiques sous lesquelles les hommes prennent conscience de ce conflit et le mènent jusqu’au bout [c’est nous qui soulignons]. » (Marx, Préface de 1859.)
Etrange tout de même ces « formes idéologiques sous lesquelles les hommes prennent conscience de ce conflit (une révolution) et le mènent jusqu’au bout ».
Après avoir exposé les grandes articulations de ce qui deviendra les Livres II et III du Capital, Marx conclut une lettre à Engels datée du 30 avril 1868 de la façon suivante : « En conclusion, nous en arrivons aux formes de manifestation [souligné dans le texte] qui servent de point de départ dans la conception vulgaire : la rente venant de la terre ; le profit (intérêt), du capital ; les salaires, du travail [la fameuse “formule trinitaire” – le fétichisme propre au capital – exposée à la fin du Livre III, nda]. […] Finalement, ces trois éléments (salaires, rente, profit (intérêt)) constituent les sources de revenus des trois classes des propriétaires fonciers, des capitalistes et des travailleurs salariés, nous avons la lutte de classe, comme la conclusion dans laquelle le mouvement et l’analyse de toute cette merde se résout. »
C’est un fait remarquable que Marx passe aux classes et à la lutte de classe à partir des formes de manifestation après avoir consacré des milliers de pages à montrer qu’elles n’étaient pas l’essence, le concret de pensée, du mode de production capitaliste. C’est que les formes de manifestations ne sont pas des phénomènes que l’on pourrait écarter pour trouver dans l’essence la vérité de ce qui est et celle des pratiques justes[36]. Nous pouvons par là avancer un peu dans la compréhension de ces « formes idéologiques sous lesquelles les hommes prennent conscience du conflit et le mènent jusqu’au bout ».
L’idéologie est la façon dont les hommes (et les femmes…) vivent leurs rapports à leurs conditions d’existence comme objectives face à eux comme sujets, en ce sens l’idéologie n’est pas tant un reflet déformé dans la conscience de la réalité, mais un ensemble de solutions pratiques résolvant en la justifiant et l’entérinant cette séparation de la réalité en objet et en sujet.
La réalité apparaît d’elle-même comme présupposée et se présupposant, c’est-à-dire comme monde, comme objet, face à l’activité qui, face au monde, définit le sujet. Le défaut principal de tous les matérialismes critiqué par Marx dans la première thèse sur Feuerbach n’est pas seulement une erreur théorique, il est l’expression de la vie de tous les jours[37]. Comme nous l’avons dit précédemment, l’essence n’est pas ailleurs que sur cette surface mais elle ne lui correspond pas parce que les effets de la structure du tout (le mode de production) ne peuvent être l’existence même de la structure qu’à la condition d’en être l’inversion au travers de ses effets. C’est la réalité de l’idéologie. En bref, l’idéologie c’est la vie quotidienne.
Cette définition de l’idéologie intègre ce que l’on conçoit habituellement comme idéologies en tant que problématiques intellectuelles. Même dans ce sens, l’idéologie n’est pas un leurre, un masque, un ensemble d’idées fausses. On sait bien que, dans ce sens, l’idéologie est dépendante de l’être social mais cette dépendance implique son autonomisation, c’est la puissance paradoxale des idées. La théorie de l’idéologie n’est pas une théorie de la « conscience de classe » mais une théorie de classe de la conscience. La division entre travail matériel et travail intellectuel traverse toutes les sociétés de classes et tous les individus, si l’idéologie existe toujours dans les formes de l’abstraction et de l’universel c’est de par cette division qui plaçant le travail intellectuel du côté de la classe dominante donne à ce que produit ce travail la forme de l’universel que revêt toute domination de classe. La puissance paradoxale des idées et de leur universalité, cette inversion des représentations et de leurs fondements est parallèle à l’inversion réelle qui préside à l’organisation de la production, l’exploitation de la classe des producteurs entraîne que la production de la vie matérielle est réellement inversée, à l’intérieur d’elle-même, dans la production même de la vie matérielle. S’il est exact que « ce n’est pas la conscience qui détermine la vie mais la vie qui détermine la conscience », il n’en est pas moins vrai que c’est la vie qui « fait croire » que c’est la conscience. Les représentations bourgeoises sont des idéologies, et des idéologies tout à fait fonctionnelles et elles deviennent des institutions tout à fait réelles. La justice, le droit, la liberté, l’égalité sont des idéologies, mais lourdement matérielles quand on se retrouve devant un tribunal, en prison ou dans un bureau de vote. La bourgeoisie, dit le Manifeste, a façonné un monde à son image, mais l’image est alors la chose : la production d’idéologie est partie prenante de la production et des conditions de la vie matérielle. Les représentations ne sont pas un doublet plus ou moins inadéquat de la réalité mais des instances actives de cette réalité qui en assurent la reproduction et en permettent la transformation.
L’idéologie circule partout dans la société, elle n’est pas l’apanage de quelques activités spécialisées « haut de gamme ». Le rapport de la classe exploitée au procès de production est lui aussi de nature idéologique, ce rapport ne pouvant être identique à celui de la classe dominante, il semble au premier abord que nous ayons affaire à l’affrontement de deux idéologies. Au premier abord cela est vrai. Cette « seconde » idéologie est critique, subversive même, mais seulement dans la mesure où elle est le langage de la revendication, de la critique et de l’affirmation de cette classe dans le miroir que lui tend la classe dominante. L’idéologie est toujours l’idéologie de la classe dominante parce que l’intérêt particulier de la classe dominante est le seul intérêt particulier à pouvoir objectivement se produire comme universel.
Que les individus assument ou s’insurgent contre les tâches prescrites par les diverses instances du mode de production, ce rapport est une expérience qui n’est pas tant un objet de connaissance qu’une reconnaissance qui, comme toute expérience, est de l’ordre de l’évidence. Les représentations idéologiques sont efficaces parce qu’elles renvoient aux individus une image vraisemblable et une explication crédible de ce qu’ils sont et de ce qu’ils vivent et sont constitutives de la réalité de leurs luttes.
Qu’en est-il alors de la pratique révolutionnaire comme communisation ? Elle est production du nouveau non comme développement ou victoire d’un terme préexistant dans la contradiction, ou rétablissement d’une unité antérieure (négation de la négation), mais comme suppression déterminée de l’ancien et suppression, dans cette suppression, du sujet qui supprime. Si, dans ce moment ultime, le rapport d’implication réciproque contradictoire entre le prolétariat et le capital et la contradiction hommes/femmes demeurent déterminants (dans leur existence conjointe du capital comme contradiction en procès), dans ces circonstances bien particulières (celle de la conjoncture), ils désignent l’idéologie comme lieu de la contradiction dominante.
Dans son mouvement, dans les formes qu’elle prend et abandonne, la lutte révolutionnaire se critique elle-même. C’est parce que cette lutte, jusqu’à son terme, est scindée entre d’une part, ce qui demeure un mouvement objectif qui n’est pas une illusion, les contradictions du mode de production capitaliste, et, d’autre part, dans cette objectivité, la pratique de son abolition qui le désobjective, qu’elle demeure structurellement idéologique. Elle vit de la séparation de l’objet et du sujet. C’est parce que la dissolution de l’objectivité constitue un sujet en tant que tel, et qui se considère ainsi, que l’idéologie (invention, liberté, projet et projection) est inhérente à sa définition et son action[38].
N’ayant aucune base objective développée précédemment, le communisme est une production prise dans la contradiction d’un rapport contradictoire objectif dont le dépassement doit se produire alors comme la formalisation consciente et volontaire d’un projet car le procès de la révolution récuse toujours son état présent comme étant son aboutissement. Projet idéologique car il récuse son fondement objectif dans son état présent comme étant sa raison d’être, il place le futur, le devoir-être, comme compréhension du présent et comme pratique dans le moment actuel.
Dans la révolution communiste, toutes les configurations sociales (les formes qui faisaient société) se mettent à tomber dans le vide et même des situations antérieures, des contradictions que l’on croyait dépassées, relevant de modes de production antérieurs au mode de production capitaliste resurgissent. Nous en sommes actuellement à augurer la possible survenue dans la crise, du fait des caractéristiques du cycle de luttes et de la nature historique spécifique de cette crise, de pratiques constituant une conjoncture révolutionnaire. La conjoncture révolutionnaire c’est la transgression interne des lois de reproduction du mode de production, parce que les lois qui mènent le développement du mode de production capitaliste n’ont de finalité que du point de vue d’un acteur intérieur à ces lois[39]. Les lois qui mènent le capitalisme à sa perte ne produisent pas un idéal dont on attend la venue avec fatalisme, cette finalité est une organisation immanente de la lutte des classes que les luttes du prolétariat peuvent pratiquement déchiffrer. Ce déchiffrement est une organisation pratique des luttes selon les cibles et les enjeux de la cristallisation mouvante des dominantes, de leur relation et autonomie vis-à-vis de la détermination des rapports de production, c’est une conjoncture révolutionnaire.
Nous écrivions plus haut : « Il y a de l’aléatoire, de la rencontre, des choses de l’ordre de l’événement dans une conjoncture : un dénouement qui se produit et se reconnaît dans l’accidentel de telle ou telle pratique. Ainsi une conjoncture se présente comme ce qui arrive dans la mesure où “ce qui arrive” forme la condition particulière de ne pas savoir “ce qui peut arriver”, elle est le moment où peut s’exercer la puissance de faire de “ce qui est” plus que ce qu’il contient, de créer en dehors des enchainements mécanistes de la causalité ou de la téléologie du finalisme. » Cette puissance est projet, elle est idéologie.
Dans l’objectivité du processus révolutionnaire, le communisme est projet[40], c’est la forme idéologique du combat dans laquelle il est mené jusqu’au bout.
ANNEXE
Attention quand il s’agit de conjoncture, l’annexe peut être l’essentiel.
On trouvera à la suite un texte/tract diffusé à Athènes après la manifestation du 19 novembre 2011 et un bref commentaire de ce texte/tract.
Sans toi aucun rouage ne tourne…
« Dans la situation actuelle, les gens ne descendront dans la rue que quand ils auront peur. Et ils descendront d’un coup, tous ensemble… A ce moment-là on va dresser en face d’eux le Parti communiste pour qu’il les arrête. » Ce pronostic étonnamment exact a été émis en 2007 par un vieux trotskiste lors d’une discussion de café. Dans ce texte nous allons nous efforcer de comprendre ce que signifie pour l’évolution de la lutte des classes en Grèce le positionnement du Parti communiste grec (KKE) ouvertement en tant que police[41] –l’important événement du 20 octobre – et quel est son rapport avec l’évolution de la crise.
Nous allons commencer notre analyse en tentant une lecture critique de la position de base de tous ceux qui qualifient l’attitude du PC comme une « trahison de la classe ouvrière » et qui plus est pourquoi les défenseurs de cette position regrettent que « nous nous battions entre nous ». Ce point de vue semble ignorer ou oublier quel est le rôle du KKE dans la lutte des classes en Grèce. Mais en fait il ne s’agit pas d’une inattention. Il ne s’agit pas non plus d’une omission ni d’une méprise. Ce que cette conception ne perçoit pas est déterminé par l’essence de ce qu’elle voit, par la structure de sa vue, par le noyau même de son contenu. Ce qu’elle voit c’est la révolution comme triomphe de la classe ouvrière, la transformation de la société capitaliste en société d’ouvriers, bref la révolution telle que le KKE aussi prétend la concevoir (avec lui-même à la place des patrons, s’entend). C’est pourquoi cette critique accuse le KKE de « trahison » dans la recherche d’un but commun. Elle considère même que le KKE trahit l’objectif commun de la société ouvrière « libre » parce que, de par sa pratique et son discours, il met en avant la constitution de la forme politique d’un État ouvrier aux dépens de l’autogestion ouvrière de la production. C’est en ce sens que cette critique s’insurge contre l’utilisation par le KKE du slogan « Sans toi aucun rouage ne tourne – Ouvrier, tu peux faire sans patrons. »
Quoique cela puisse paraître paradoxal au premier abord, c’est dans ce slogan que se trouve la substance de l’évènement du 20 octobre. Le contenu de ce slogan exprime le point de vue du KKE (et pas seulement lui, ce qui est très important) dans l’affrontement qui se produit historiquement dans la période actuelle entre les pratiques de la lutte de classe. Quand on lit attentivement ce slogan, on voit que le mot ouvrier donne la clé pour la compréhension du contenu de la révolution d’après le KKE (et pas seulement). Cette révolution n’abolit pas l’ouvrier en tant qu’ouvrier, elle n’abolit pas le prolétaire, elle n’abolit pas les « rouages », c’est-à-dire qu’elle n’abolit pas la production de la valeur. Au contraire, elle appelle l’ouvrier à se battre (ou à se ranger comme un mouton derrière les bergers, dans le cas du KKE) pour continuer à être ouvrier, à « faire tourner les rouages ». L’expression utopique « sans patrons » signifie « de sa propre initiative », donc ayant des patrons qui seront eux aussi des ouvriers (soi-disant maîtres d’eux-mêmes) ou alors ayant comme patron le « parti des ouvriers ». Derrière la pratique opportuniste du KKE s’appropriant un « slogan des anarchistes » se trouve la substance du maintien du travail comme activité séparée des humains après la révolution, avec tout ce que cela entraîne.
L’attitude du KKE, consistant à défendre – dans ce moment critique pour le capital et l’État – le Parlement et la police contre les attaques d’une fraction du prolétariat, est parfaitement compatible avec ce slogan. D’autant plus que ces attaques contre l’État et la propriété ne deviennent possibles qu’en étant soutenues par une très grande partie du prolétariat, comme cela est apparu clairement le 19 octobre. La défense du travail ne peut se faire dans un vide historique, il n’y pas de forme anhistorique du travail (comme le laisse entendre le slogan « Nous voulons du travail, pas du chômage », etc.). Il s’agit forcément de la défense du travail tel qu’il se trouve constitué dans le présent historique. Et par la suite, la révolution d’après le KKE sera la restructuration du travail sur la base de ses termes historiquement déterminés (d’ailleurs c’est ce qu’ont fait les bolcheviques quand ils ont pris le pouvoir en Russie en prenant part à la révolution prolétarienne de 1917, et ce qu’ont essayé de faire les syndicalistes de la CNT quand ils ont assumé la gestion des usines après l’insurrection prolétarienne de l’Espagne en 1936). Si nous combinons ces conclusions avec la stratégie du KKE – revendiquer pour soi-même un rôle de plus en plus important dans la reproduction de la classe ouvrière, donc se renforcer en tant que mécanisme de reproduction des rapports capitalistes qui opère en parallèle avec l’État ou parfois comme « rouage » de la machine étatique – alors il devient patent, dans le cadre de l’importance grandissante de la répression pour la reproduction de la classe ouvrière, que le KKE doit jouer le rôle de la police.
Et à propos de ceux qui se sont attaqués au KKE ? Car si l’on suit cette ligne de pensée, comment expliquer qu’une partie de ceux qui se sont attaqués à la fraction rouge de la police, qui leur barrait la route vers sa fraction kaki, partagent dans une grande mesure la conception du KKE sur la révolution ? Ceux qui leur reprochent de seulement se disputer avec le KKE pour le contrôle de l’avenue Amalias et – par extension – pour la direction politique du mouvement ont-ils raison ? Ce point de vue est en partie fondé, mais l’erreur se trouve déjà dans le contenu de la question (qui doit prendre la direction politique du mouvement ?). La substance de l’évènement du 20 octobre se cache sous la surface de cet affrontement politique. La réponse à la question de savoir pourquoi cet affrontement se produit, quel est son contenu réel et pourquoi il arrive à constituer un problème central de la lutte de classe[42] dans plusieurs pays ne peut être cernée que si l’on arrive à sortir de la bipolarisation gauche/anarchistes (qui est une bipolarisation des révolutions passées, « la tradition de toutes les générations mortes écrasant de son poids le cerveau des vivants »). Pour en sortir il faudrait se pencher un peu sur le contenu du camp « anarchiste », ou black-bloc, ou nommé selon les goûts de chacun (quoique la difficulté de lui trouver un nom stable démontre déjà quelque chose). Tout le monde sait que, parmi les « gens qui se battent », la partie appartenant organiquement à la structure des groupes de l’« anarchie militante » est dorénavant très petite, et de plus en plus petite à mesure que la crise s’approfondit. On sait également que, parmi ceux qui se battent, on peut dorénavant trouver des travailleurs, souvent sans que leur pratique soit dénoncée par leurs syndicats (par ex. la Fédération des Travailleurs des Collectivités Locales), des chômeurs et même des petits bourgeois (par ex. des propriétaires de taxis) qui subissent une prolétarisation en pente raide. Les « gens » qui provoquent d’une façon ou d’une autre les émeutes de la période récente NE SONT PAS, dans leur majorité écrasante, des anarchistes organisés, et l’influence des anarchistes organisés sur eux est minime et en diminution constante. Il s’agit plutôt d’un amalgame de jeunes prolétaires (et pas que jeunes à mesure que la crise s’aggrave) qui ont un boulot précaire ou sont chômeurs, et aussi de lycéens ou étudiants. Les pratiques de ces gens, d’habitude des émeutes sans revendication précise ou dans le cadre de luttes revendicatives, expriment l’impasse actuelle de la revendication, l’absence d’avenir qui a été produite dans cette crise en tant que crise de l’existence même d’un salaire et donc crise de la reproduction du prolétariat. Ces gens NE SONT PAS des « révolutionnaires » qui se battent parce qu’ils auraient une « conscience de classe ». Ils sont les vecteurs des pratiques produites par le fait que des prolétaires sont exclus du travail, par la dégradation violente de la condition des couches moyennes, par la course folle de la crise du capitalisme restructuré, aussi bien que par la tentative d’y faire face de la part du capital avec un nouveau round d’attaque qui va jusqu’à remettre en cause l’existence même du salaire. Les pratiques de ces gens sont aussi sans issue, si on les considère du point de vue de la recherche d’une stratégie pour la victoire de la classe ouvrière et la réalisation d’une société ouvrière. Mais c’est précisément l’impasse de ces pratiques qui préfigure leur dépassement dans la lutte de classe, un dépassement qui ne signifiera pas leur imposition à l’encontre d’autres pratiques mais qui sera produit dans le cours de leur coexistence conflictuelle avec les pratiques revendicatives. Ce dépassement ne pourra être produit qu’au stade où cet affrontement ne sera pas seulement une reproduction de la dynamique des émeutes sans revendication précise, mais aussi la prise de mesures concrètes et leur mise en œuvre. Cet affrontement se produit objectivement, et les choix quelconques des individus sont surdéterminés par l’avancée foudroyante de la crise. Il ne s’agit donc pas d’un affrontement entre anarchistes et KKE devant le Parlement, cela n’est que l’apparence et une telle compréhension ne sert que les intérêts politiques spécifiques des anarchistes politiquement organisés et du KKE et ses petits compagnons de route. Il y aura certainement, des deux côtés de l’« affrontement devant le Parlement », des tentatives d’en extraire de la plus-value politique, et il se peut que sur le court terme ces tentatives paraissent aboutir (et cela aussi : des deux côtés). Toutes ces tentatives consisteront à se mettre en avant comme celui qui se soucie le plus de l’« unité de la classe ouvrière », et tout deux vont se servir presque des mêmes termes dans leurs accusations réciproques. Mais le développement de la crise s’accélère, et sous peu l’évènement du 20 octobre ressemblera à un petit jeu inoffensif ne se composant que de pierres, de deux ou trois Molotov et de quelques centaines de bâtons garnis de chiffons rouges.
L’affrontement qui est apparu en termes de fétichisme politique comme un affrontement entre anarchistes et KKE devant le Parlement se produit comme un affrontement interne entre des pratiques du prolétariat dans tout le cycle de luttes qui a commencé avec la restructuration des années 80 (90 pour la Grèce). Il constitue la substance de ce cycle de luttes, et maintenant, dans la crise, toutes les contradictions qui l’ont engendré et développé se condensent et se rencontrent. Cet affrontement a été produit historiquement comme un résultat de l’accumulation du capital, c’est-à-dire de la lutte des classes, et n’est pas le produit de « stratégies », de « trahisons », de « conscience de classe » et autres constructions idéologiques. Les deux camps qui se forment à grande vitesse dans la condensation du temps historique ont des contours mouvants ; et ce qui semble aujourd’hui, à travers le dépassement de ses propres limites, préfigurer la révolution paraîtra demain divisé, ses contradictions internes, qui peuvent paraître aujourd’hui peu importantes, vont exploser. L’approfondissement de la crise mènera les pratiques au-delà du « stade des émeutes », dans lequel à l’évidence nous nous trouvons aujourd’hui. Les révoltés de demain (qui n’est peut-être pas si lointain) seront contraints à prendre des mesures de continuation de la lutte qui seront en même temps des mesures de survie : des mesures communistes qui toucheront le noyau de la production de plus-value et qui seront aussi l’édification de nouveaux rapports sociaux. Dans le camp qui contestera l’existence même de la valeur vont, par exemple, exploser les contradictions du militarisme et du sexisme, qui accompagnent inévitablement les émeutes. Des conflits internes viennent, de nouvelles divisions sont inéluctables.
Nous nous trouvons dans le tourbillon, il n’y a plus rien qui puisse nous sortir de là. Toute tentative de saisir la structure des rapports de notre époque, toute tentative de nous affranchir d’une conception politique de la révolution, d’une conception qui, étant politique, appartient au monde révolu des révolutions passées, ne manquera pas de contribuer à la critique de ce monde – d’un monde qui de toute façon tremble, qui, en tant qu’ensemble de rapports sociaux, est menacé de destruction totale par la révolution qui vient.
Des agents du chaos
Quelques mots de commentaire
Quand les camarades grecs de Blaumachen présentent ce qu’il s’est passé lors de la manifestation du 19 novembre 2011 à Athènes, cela permet d’approcher en situation ce que nous appelons conjoncture.
Ils présentent une situation qui permet de parler de programmatisme, d’identité ouvrière, d’unité de la classe, d’asystémie de la revendication salariale, de mesures communistes, de cycle de luttes, tout cela de façon événementielle.
Cette présentation cerne le mouvement d’éclatement d’une situation en multiples contradictions, la conjonction en un « moment actuel » d’intérêts opposés et hétérogènes qui se produisent, se précisent et se dépassent dans leurs affrontements, en un mot c’est l’essence même de ce que pourrait être une conjoncture qui est condensée dans ces trois pages et saisie comme telle. Sous l’effet de la crise et du « pas à franchir » de la lutte de classe, la contradiction entre le prolétariat et le capital telle qu’on l’appréhende comme immédiatement à l’œuvre n’est plus cette contradiction simple et homogène qui était théoriquement notre objet, elle est devenue l’ensemble de ses propres déterminations, de toutes ses formes d’apparition, y compris ses formes politiques, idéologiques, juridiques, qui ne sont pas de purs phénomènes, des manifestations, mais bien ce sans quoi elle n’existe pas. Toutes les classes et surtout toutes les fonctions et dynamiques jusque-là tenues comme absorbées dans une contradiction simple entre prolétariat et capital sont maintenant révélées à elles-mêmes et aux autres. Cette hétérogénéité des « acteurs » et des projets, ces conflits, ce sont les conditions mêmes d’existence de cette contradiction. Apparaît même que la définition économique de la crise et de la situation n’est déterminante que dans la mesure où elle se désigne elle-même comme affrontements politiques, comme hétérogénéité et conflits dans la lutte entre prolétariat et capital et à l’intérieur même du prolétariat. Cette détermination économique s’impose comme efficace dans le cours historique comme politique et comme idéologie.
Nous avons dans ces quelques pages à l’œuvre l’exposition et la compréhension d’une conjoncture. Avec un peu d’humour, mais sans ironie aucune, on pourrait dire que c’est aussi beau que du Lénine dans les quelques mois précédant Octobre.
[1] La Grande Guerre est le « régisseur » évoqué ici par Lénine.
[2] Revendiquer l’égalité et l’absence de différence au nom d’un groupe et par l’action d’un groupe que l’on a défini comme particulier (Joan W. Scott La Citoyenne paradoxale ; titre original Only Paradoxes to Offer, Harvard University Press, 1996).
[3] Aristote distingue dans l’Etre, la « puissance » qui est son principe essentiel et « l’acte » qui est la manifestation présente de ce principe (entre les deux intervient la « forme »). La plupart des théories actuelles du mode de production capitaliste et de la lutte des classes sont aristotéliciennes, c’est-à-dire idéalistes. Le concept, qui est un « concret de pensée » est pour elles une part concrète du réel qui se décompose en cette matière nucléaire conceptuelle (un oxymore) et la gangue, l’enveloppe des circonstances. Comme dans tous les idéalismes le processus de pensée et le concret sont assimilés et même confondus.
[4] « Tant que la contradiction n’est pas apparue, les conditions dans lesquelles les individus entrent en relation entre eux sont des conditions inhérentes à leur individualité, elles ne sont nullement extérieures et seules, elles permettent à ces individus déterminés et existant dans des conditions déterminées de produire leur vie matérielle et tout ce qui en découle ce sont donc des conditions de leur manifestation actives de soi et elles sont produites par cette manifestation de soi. En conséquence, tant que la contradiction n’est pas encore intervenue, les conditions déterminées dans lesquelles les individus produisent correspondent donc à leur limitation effective, à leur existence bornée, dont le caractère limité ne se révèle qu’avec l’apparition de la contradiction et existe de ce fait pour la génération postérieure. Alors cette condition apparaît comme une entrave accidentelle, alors on attribue à l’époque antérieure la conscience qu’elle était une entrave.» (Marx, l’Idéologie allemande, Ed. Sociales, p. 98.)
[5] Nous laissons de côté une question épineuse (peut-être parce que mal posée) : de droit (conceptuellement), aucune des deux contradictions n’a de primauté sur l’autre ; de fait (historiquement), la contradiction entre les hommes et les femmes reçoit de la lutte de classe, dans chaque période révolutionnaire, son ticket d’entrée. Cette question pourrait n’être induite que par le paradigme programmatique qui a contraint autant l’historiographie ouvrière et militante qu’universitaire.
[6] A travers la baisse du taux de profit, l’exploitation est un procès constamment en contradiction avec sa propre reproduction : le mouvement qu’est l’exploitation est une contradiction pour les rapports sociaux de production dont elle est le contenu et le mouvement. C’est le mode même selon lequel le travail existe socialement, la valorisation, qui est la contradiction entre le prolétariat et le capital. Défini par l’exploitation, le prolétariat est en contradiction avec l’existence sociale nécessaire de son travail comme capital, c’est-à-dire valeur autonomisée et ne le demeurant qu’en se valorisant : la baisse du taux de profit est une contradiction entre les classes. Le prolétariat est constamment en contradiction avec sa propre définition comme classe : la nécessité de sa reproduction est quelque chose qu’il trouve face à lui représentée par le capital pour lequel il est constamment nécessaire et toujours de trop : c’est la baisse tendancielle du taux de profit, la contradiction entre surtravail et travail nécessaire (devenant contradiction du travail nécessaire).
L’exploitation est ce drôle de jeu où c’est toujours le même qui gagne (parce qu’elle est subsomption), en même temps et, pour la même raison, c’est un jeu en contradiction avec sa règle et une tension à l’abolition de cette règle. C’est l’objet comme totalité, le mode de production capitaliste, qui est en contradiction avec lui-même dans la contradiction de ses éléments parce que cette contradiction à l’autre est pour chaque élément une contradiction à soi-même, dans la mesure où l’autre est son autre. Dans cette contradiction qu’est l’exploitation, c’est alors son aspect non symétrique qui nous donne le dépassement. Quand nous disons que l’exploitation est une contradiction pour elle-même nous définissons la situation et l’activité révolutionnaire du prolétariat.
[7] Agir en tant que classe c’est actuellement d’une part n’avoir pour horizon que le capital et les catégories de sa reproduction, d’autre part, c’est, pour la même raison, être en contradiction avec sa propre reproduction de classe, la remettre en cause. Nous appelons « écart » les situations et les pratiques qui expriment cette dualité.
[8] Le moment actuel (Sic n° 1) ; La théorie de l’écart (TC 20) ; la Réponse aux américaines (dans ce n°, TC 24).
[9] « Ce qui est clair, c’est que ni le premier (le Moyen-âge) ne pouvait vivre du catholicisme, ni la seconde (Athènes et Rome) de la politique. Les conditions économique d’alors expliquent au contraire pourquoi là le catholicisme et ici la politique jouaient le rôle principal [souligné par nous] » (Marx, le Capital, Ed. Sociales, t. 1, p. 93.)
[10] Cela peut être la famille comme être de la ville ou de la campagne.
[11] Cf. la longue grève des caissières de supermarchés sur les horaires pour pouvoir s’occuper de leur famille, mais aussi, dans un autre registre, les luttes sur l’avortement et la contraception : « Il y a une objection plus fondamentale à l’idée que sexualité et procréation sont naturellement liées et qu’il faut un effort humain pour les dissocier. Cette objection c’est que l’on présuppose que la sexualité humaine est naturellement hétérosexuelle et naturellement d’un type fécondant. Or, bien au contraire, il faut un effort humain, un effort culturel pour que les possibilités sexuelles des êtres humains soient canalisées vers un type de sexualité qui produit éventuellement la fécondation et la reproduction. » (Delphy, L’Ennemi principal, t. 1, p.80, Ed. Syllepse.)
[12] « Une transformation massive des hommes s’avère nécessaire pour la création en masse de cette conscience communiste, comme aussi pour mener à bien la chose elle-même ; or, une telle transformation ne peut s’opérer que par un mouvement pratique, par une révolution ; cette révolution n’est donc pas seulement rendue nécessaire parce qu’elle est le seul moyen de renverser la classe dominante, elle l’est également parce que seule une révolution permettra à la classe qui renverse l’autre de balayer toute la pourriture du vieux système qui lui colle après [souligné par nous] et de devenir apte à fonder la société sur des bases nouvelles. » (Marx, l’Idéologie allemande, Ed. Sociales, p.68.)
[13] Que l’on pense à la prise des Tuileries le 10 août 1792 ou à la Commune de Paris en 1871.
[14] S’il est possible de reprendre à l’école de la régulation le terme de « fordisme », il faut éviter son piège méthodologique : la transformation d’un principe d’intelligibilité de la période construit ex post en principe réel posé ex ante. Il s’agirait d’un plan qui s’est réalisé et non d’une trouvaille mise en place dans le cours de la lutte des classes, non seulement dans son origine, mais en continu. La « cohérence du régime d’accumulation » ne se limite pas à être un outil d’interprétation des enchaînements économiques et de la lutte des classes, elle se voit conférer une réalité intrinsèque. La restructuration dite fordiste s’est imposée à la suite d’une défaite ouvrière dans la guerre, la résistance et l’immédiat après-guerre, et les mécanismes de formation des salaires sont le résultat d’une dynamique conflictuelle. Dans son énoncé par les régulationnistes, le « compromis fordiste » se présente comme une régulation présidant à un type de croissance capitaliste, la « régulation » apparaît comme première et non comme le résultat a posteriori des conflits de classes (ce qui signifie qu’il n’y a pas de « régulation » dans le sens régulationniste que les auteurs utilisent).
[15] La classe capitaliste achète pour son usage global une certaine somme de travail productif – par l’intermédiaire de l’Etat ou d’organismes paritaires, et de plus en plus d’organismes privés dont c’est la fonction – et en complète la valeur selon l’usage qu’en fait tel ou tel capitaliste. Le salaire devient non le paiement d’une force individuelle à partir d’elle-même, mais une quote-part de la valeur générale de la force de travail disponible. La force de travail est alors présupposée comme propriété du capital, non seulement formellement (le travailleur a toujours appartenu à toute la classe capitaliste avant de se vendre à tel ou tel capital), mais réellement en ce que le capital paie sa reproduction individuelle en dehors même de sa consommation immédiate qui pour chaque force de travail est accidentelle. Le capital n’est pas soudain devenu philanthrope, dans chaque travailleur il reproduit quelque chose qui lui appartient : la force productive générale du travail devenue extérieure et indépendante de chaque travailleur et même de leur somme. Inversement, la force de travail directement en activité, consommée productivement, voit son travail nécessaire, lui revenant en fraction individuelle, défini non par les besoins exclusifs de sa propre reproduction, mais en tant que fraction de la force de travail générale (représentant la totalité du travail nécessaire), fraction du travail nécessaire global. Il tend à y avoir péréquation entre revenus du travail et revenus d’inactivité.
[16] Nous qualifions spécifiquement l’étape actuelle de la crise de crise du rapport salarial. « Mais cette crise structurelle (du rapport salarial) prépare une crise de la création monétaire (crise du mode de production capitaliste ayant les formes spécifiques de la phase d’accumulation caractérisée par la financiarisation de la valorisation et les modifications monétaires structurelles initiées en 1971) qui, dans la crise du rapport salarial dans laquelle elle s’inscrit, conserve et dépasse cette dernière en devenant crise de la valeur. Crise de l’activité humaine comme commensurable. Crise de la création monétaire et crise du rapport salarial se construisent réciproquement l’une dans l’autre. Dans le mode de production capitaliste, la valeur n’est la forme sociale généralisée des produits dans l’échange que parce qu’elle est valeur en procès, parce qu’elle ne se perd jamais grâce à l’échange avec la force de travail. La crise de la création monétaire, crise de la monnaie comme forme autonomisée de la valeur, n’est pas seulement une crise de la circulation, une crise des échanges, mais une crise de l’échange de marchandises en tant que ces marchandises sont capital, c’est-à-dire sont porteuses de plus-value, de temps de travail excédentaire. Une crise de la création monétaire advenant historiquement comme crise du rapport salarial ou une crise du rapport salarial comme crise monétaire est une crise de la valeur comme capital ou du capital comme valeur, c’est-à-dire, en synthèse, une crise de la valeur en procès : la seule crise de la valeur. Cette conjonction n’était pas inscrite de toute éternité dans le concept de capital mais advient comme crise d’une phase spécifique du mode de production capitaliste. L’unité, comme crise de la valeur, de la crise de la création monétaire intégrant la crise du rapport salarial désigne alors, en tant que crise de la valeur, le capital comme contradiction en procès comme son contenu historique concret. […] être une contradiction en procès est pour le capital sa dynamique même, mais cette dynamique devient, saisie dans les caractéristiques immédiates de cette crise, la contradiction du jeu qui abolit sa règle. » (Le moment actuel, SIC 1, pp. 111-112.)
[17] Il ne s’agit pas ici, en aucune façon, de « parasitisme » du capital financier sur le capital productif, cf. Too Much Monkey Business TC 22.
[18] Contradiction dans le capitalisme financiarisé entre l’augmentation du taux de profit et celle du taux d’accumulation, cf. Too Much Monkey Business, TC 22, p.117.
[19] Cf. Louis Martin, Je lutte des classes. Le mouvement contre la réforme des retraites en France, automne 2010, Ed. Senonevero, 2012.
[20] Sur cette dialectique de la généralité et de la particularité de la lutte des sans-papiers, cf. Roland Simon, Le Démocratisme radical, Ed. Senonevero, pp. 169-207. L’analyse se réfère aux mouvements de l’hiver 1996-1997.
[21] L’auteur indique en note que neuf femmes équatoriennes sur dix immigrées en Espagne sont engagées dans le travail domestique et ajoute que « le pourcentage est encore plus élevé dans le cas de celles qui n’ont pas de papiers en règle. » Ce qui est intéressant même si cela ne laisse qu’une faible marge pour le « encore plus ».
[22] Dans Machete, un film remarquable sur l’émigration mexicaine aux Etats-Unis, un milicien qui patrouille sur la frontière, dans un éclair de lucidité, se demande qui, à ce prix, va s’occuper de sa vieille mère s’il élimine tous les clandestins.
[23] En outre, l’auteur relève plus loin que lorsque des mères laissent des enfants derrière elles, ce sont essentiellement des femmes qui s’en chargent, des membres de la famille. Aux Philippines, grand pays pourvoyeur de main-d’œuvre féminine selon un système institutionnalisé par l’Etat, « l’idéologie de la domesticité des femmes reste intacte » (Gioconda Herrera, Etudes sur les migrations des femmes équatoriennes.)
[24] En Espagne ou en Italie, l’emploi de femmes étrangères comme domestiques ne touche pas seulement les classes moyennes mais aussi une partie de la classe ouvrière.
[25] cf. Théo Cosme, Les Emeutes en Grèce, Ed. Senonevero, 2010.
[26] Comme les Arméniens et les Azerbaidjanais qui s’entretuent chez eux et deviennent des « Caucasiens » à Moscou.
[27] L’exploitation est constituée de trois moments : le face-à-face de la force de travail et du capital, la subsomption du travail sous le capital, la transformation de la plus-value en capital additionnel. Ici, c’est ce troisième moment que nous prenons plus particulièrement en compte. Cette transformation de la plus-value en capital additionnel n’est jamais acquise : de par la concurrence bien sûr au niveau le plus superficiel, aussi de par le fait que cette transformation implique la rencontre du capital marchandise et de l’argent comme capital ou moyen de circulation (c’est la possibilité générale des crises), mais surtout parce qu’elle implique la transformation sous-jacente de la plus-value en profit, donc le rapport de la plus-value au capital total engagé et, dans le renouvellement des cycles de production, l’augmentation de la composition organique. La baisse du taux de profit est constamment l’angoisse au cœur de l’autoprésupposition ou, sans littérature, le caractère jamais acquis de cette transformation de la plus-value en capital additionnel, et donc du renouvellement du procès.
[28] Dans de nombreux textes antérieurs, nous avons utilisé le terme d’« illégitimité », si nous préférons le terme d’« asystémie », c’est pour éviter la connotation morale d’illégitimité ou simplement la compréhension étrange mais possible selon laquelle les prolétaires « ne devraient pas » revendiquer. Cependant « illégitimité » renvoie aussi à quelque chose de réel : la construction et la condamnation, parfois idéologiquement efficace, par la classe capitaliste, de la revendication salariale.
[29] Voir Sedasy, En passant : dualisme, dernières nouvelles, in blog Restructuration sans fin. En règle générale, ce blog présente d’excellents commentaires théoriques en quasi temps réel de l’actualité sociale et économique.
[30] Avec quelques modifications, nous avons repris ici quelques lignes du texte Du kochari, du jasmin et de la Charia publié dans ce même n° de Théorie communiste.
[31] Il est normal que, comme « prix du travail », le salaire en appelle à l’injustice de la distribution, car en tant que tel il n’est plus la seule source de valeur mais un revenu attaché à un facteur de la production au côté du capital et de la terre, qui eux aussi sont alors attachés à un revenu.
[32] A la place de « personnalisation », le terme de « naturalisation » aurait pu convenir, mais nous préférons conserver ce dernier terme pour la production de la catégorie « femmes ».
[33] Sur la conjonction race/genre, voir, dans ce n° de la revue, le texte Notes sur le black feminism.
[34] Il dépend des modalités d’extraction du surtravail dans tel ou tel mode de production (cf. Marx, Manuscrits de 1861-1863, Ed. Sociales, pp.138-139) que l’économie en tant qu’instance déterminante soit également, dans l’autoprésupposition du mode de production, instance dominante (voir note 10).
[35] « Aussi me déclarais-je ouvertement disciple de ce grand penseur [Hegel : contre la mode allemande à ce moment-là de le traiter en “chien crevé”, nda], et, dans le chapitre sur la théorie de la valeur, j’allais même jusqu’à me trouver parfois en coquetterie avec sa manière particulière de s’exprimer. » (Marx, Postface à la deuxième édition allemande du « Capital », 1873). En allemand, le même mot peut se traduire par « coquetterie » ou par « flirt ».
[36] « Les catégories de l’économie bourgeoise sont des formes de l’intellect qui ont une vérité objective en tant qu’elles reflètent des rapports sociaux réels. » (Marx, Le Capital, Ed. Sociales, t. 1, p. 88.)
[37] « Le défaut principal, jusqu’ici, de tous les matérialismes (y compris celui de Feuerbach) est que l’objet, la réalité effective, la sensibilité, n’est saisi que sous la forme de l’objet ou de l’intuition ; mais non pas comme activité sensiblement humaine, comme pratique, non pas de façon subjective. »
[38] Il faut cependant être très vigilant au statut accordé à cette distinction entre sujet et objet, aucun des deux ne tient son existence de lui-même ou même de leur réciprocité. En effet, la lutte du prolétariat et même la révolution ne sont pas l’irruption d’une subjectivité (plus ou moins libre, plus ou moins déterminée) mais un moment du rapport du mode de production capitaliste à lui-même à l’intérieur de lui-même, ceux qui voient là de l’objectivisme oublient seulement que le prolétariat est une classe du mode de production capitaliste et que celui-ci est lutte des classes. On ne peut isoler la question du rapport entre la situation objective et la subjectivité de l’auto-contradiction du mode de production capitaliste. Le sujet et l’objet dont nous parlons ici sont des moments de cette auto-contradiction qui dans son unité passe par ces deux phases opposées (unité de moments promus à l’autonomie).
[39] C’est en tant qu’il est pratique du prolétariat que le jeu abolit sa règle : « Quand nous disons que l’exploitation est une contradiction pour elle-même nous définissons la situation et l’activité révolutionnaire du prolétariat. » (Le moment actuel, Sic n° 1, pp. 135-136). Voir également la note 7.
[40] La présentation qui est faite ici du projet comme idéologie nécessaire dans le cours de la révolution revient en l’infléchissant et la développant sur la critique du « projet révolutionnaire » faite dans TC 20, pp. 63-66.
[41] Ce n’est pas seulement interdire aux manifestants l’accès à l’avenue Amalias qui définit la pratique du KKE comme policière. De nombreux documents prouvent que le KKE a protégé le mur de plexiglas dressé par la police avenue Vassilissis Sofias et le bâtiment du Parlement de façon très spécifique et ciblée, c’est-à-dire sans qu’il y ait aucune «population non-combattante» du KKE derrière le service d’ordre.
[42] Tellement central en Grèce qu’il repousse l’assassinat d’un manifestant par la police à l’arrière-plan. La police de l’État a utilisé une telle quantité de gaz lacrymogènes qu’elle a réussi à assassiner un de ceux qui défendaient la classe ouvrière en montant la garde devant le Parlement. Dans plusieurs pays, surtout de la première zone du capital (derniers exemples l’Italie et les États-Unis), l’affrontement apparaît sous la forme du bipôle émeutes d’une part, occupations et manifestations « pacifiques » de l’autre.
Pour commander TC 24 : tc@communisation.net
Les camarades de « il lato cattivo » ont fait une traduction en italien de « Tel quel »
Tale Quale (prima puntata)
http://illatocattivo.blogspot.fr/2013/03/tale-quale-prima-puntata.html
Bonjour,
je n’ai pas tout lu, mais j’ai une ou deux questions. Concernant la révolution qui vient, je me demande ce qu’elle a de révolutionnaire mais surtout, s’il y a une réelle révolution qui vient, c’est plutôt celle menée par une élite notoirement puissante, et quasi folle. Que les gens descendent dans la rue car ils n’ont plus à manger n’est en rien une bonne nouvelle, je le crains. Je trouve étrange (mais piquant, étant donné le sujet de ce commentaire), qu’un article est signé par les “agents du chaos”: c’est-à-dire ? Loin de moi l’idée que ce serait les auteurs de cet article qui sèment actuellement le chaos à tout vent. Qui a des moyens révolutionnaires pour changer le monde, effectivement ? Voilà. J’espère que c’est clair. A bientôt.
“La révolution qui vient…”C’est pendant, c’est après que l’on dira : c’est la révolution, c’était la révolution. La révolution ne vient pas, elle n’est pas quelque part, ni arrive, ni nous n’allons vers elle, n’est pas à atteindre, ni à attendre. Tentée, vaincue, menée, écrasée, victorieusement faite ou défaite.
“Ce qu’elle a de révolutionnaire.”..Instaurer des rapports non médiés : une communauté immédiate à ses membres ayant dépassé et aboli les relations fondées sur l’appropriation des femmes par les hommes (le genre), et corrollairement (les classes) sur l’exploitation de l’homme par l’homme. Ce qui implique un rapport révolutionné avec le substrat “naturel” sur lequel et dans lequel nous existons.
“c’est plutôt celle menée par une élite notoirement puissante, et quasi folle.”
Aucun doute sur le fait que la classe capitaliste mène sa lutte, j’exclus la folie, et je penche vers une question d’intérêt lequel, il est vrai a mené et mènera à toutes sortes d’atrocités et de catastrophes, fous du capital, délires de gestionnaires.
“Que les gens descendent dans la rue car ils n’ont plus à manger n’est en rien une bonne nouvelle, je le crains…”
Et s’ils restaient chez eux à croupir ? Meilleure éventualité ? Du reste, il ne s’agit pas toujours de gens qui n’ont plus rien à bouffer, non ce n’est pas le cas. D’autres part, si les gens descendent dans les rues, même ceux qui crèvent de faim, c’est que les conditions d’existence ne leur conviennent pas, et il me semble que la révolution c’est la réponse possible à ce qui ne va pas. Si tout allait pour le mieux, pourquoi songer à tout révolutionner ?
“« agents du chaos »: c’est-à-dire ? Loin de moi l’idée que ce serait les auteurs de cet article qui sèment actuellement le chaos à tout vent. ” Erreur ce sont eux les responsables, les prolétaires, les agents du chaos, responsables de tout.
“Qui a les moyens révolutionnaires…?” Les moyens sont à prendre par tous les moyens, c’est la communisation, le moyen de prendre au capital, de détruire les relations sociales et l’économie, de faire fondre le bloc de la trouille, d’unifier en abolissant les classes.
J’espère que c’est clair aussi.
Salut.