« le Monde ou rien » remarques sur l’agitation sociale en France au printemps 2016
« le Monde ou rien » remarques sur l’agitation sociale en France au printemps 2016
Alèssi Dell’ Umbria est l’auteur entre autres d’une Histoire universelle de Marseille, De l’an mil à l’an deux mille (Agone, 2006) et de C’est de la racaille ? Eh bien, j’en suis ! À propos de la révolte de l’automne 2005(L’Échappée, 2006). Sollicité par des amis latino-américains, il a rédigé à leur attention une analyse de la situation politique française.
(Ce texte a été écrit à l’intention de camarades latino-américains qui, du Mexique à l’Argentine, me demandent des éléments d’information et d’analyse sur l’agitation en France. Ce qui explique que beaucoup de précisions y soient formulées qui n’ont évidemment pas raison d’être pour des camarades français.)
« Le confort est la pire chose qui puisse arriver à un mouvement social, et c’est ce qui a accablé l’insurrection de Gezi. Pour qu’un mouvement reste en mouvement, il faut que quelque chose d’insupportable continue de le démanger, jour et nuit. Si rien ne vous gêne, si au contraire vous commencez à prendre vos aises, vous allez vous arrêter, et c’est normal ; le besoin de repères, de stabilité, est naturel. Or, se révolter, c’est être prêts à lutter contre ses propres besoins naturels. Pour se révolter, il faut se sentir fort mais démuni, démuni mais fort. L’inconfort est la seule force qui nous incitera à aller de l’avant. »
Kenan Görgün, Rebellion Park.
L’agitation a commencé en mars contre un projet de loi sur le travail, dite loi El Khomri du nom de la ministre du Travail. “La controverse suscitée par la loi sur le travail dérive vers une crise idéologique et un rejet du système dans son ensemble” selon une note interne du Service Central du Renseignement Territorial en date du 28 avril, jour où se produisirent quelques-unes des manifestations les plus dures. “Contre la loi travail et son monde” disaient certaines banderoles… Cette loi arrive aussi après une longue série de mesures gouvernementales en rupture flagrante avec les promesses de campagne électorale de François Hollande, candidat du Parti Socialiste élu président de la République au printemps 2012… Elle a finalement été adoptée le 21 juillet, après que le Premier ministre Manuel Valls ait eu recours, pour la troisième fois dans cette affaire, à l’article 49.3 de la Constitution, qui permet une adoption sans vote parlementaire. Elle a été publiée au Journal Officiel le 9 août. Reste à voir si les décrets d’application verront le jour…
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La loi El Khomri fait partie de ces mesures législatives qui font date. En France, nous vivons la fin de tout le cycle ouvert par le pacte stalino-gaulliste de la Libération. La notion de contrat entre le capital et le travail, qui fondait ce pacte, et assurait à la main d’oeuvre le bénéfice de certaines protections sociales dans le cadre de son exploitation, est à présent caduque. L’institutionnalisation des syndicats, après l’abandon définitif de toute référence à un saut qualitatif (la fameuse “grève générale insurrectionnelle” prônée par le syndicalisme révolutionnaire de jadis), installait ceux-ci dans un rôle de co-gestionnaires de la force de travail au sein du capitalisme, ce qui allait fonctionner durant toute la période fordiste, les syndicats disposant alors d’une capacité de négociation inédite. Celle-ci ne suffisait pas toujours à empêcher des grèves sauvages dans l’industrie fordiste des années 1970, qui pouvaient exprimer parfois un véritable refus du travail. Mais pour l’essentiel, en France les luttes ouvrières restèrent contenues par ce cadre syndical, qui fut si souvent débordé dans certains pays voisins…
Dans cette régulation des conflits, des protagonistes aux intérêts opposés se retrouvaient indissolublement liés. L’opposition du travail et du capital ne devait jamais se transformer en contradiction, sous peine que les conflits sociaux ne débouchent sur un conflit politique comme cela se produisit en 1968… L’opposition pouvait prendre des formes aiguës, mais qui devaient toujours se résoudre de façon contractuelle, par des accords de branche (le modèle restant les accords de Grenelle qui, fin mai 1968, devaient court-circuiter la grève générale sauvage qui paralysait le pays). Cette dynamique conflit-négociation entre le capital et le travail, qui fonctionnait dans le cadre d’un marché intérieur et d’une monnaie nationale, entra doublement en crise : d’abord avec le déclin du système fordiste qui commença en France à la fin des années 1970, et ensuite avec la constitution du marché unique européen. L’instauration de la zone euro aura marqué la sortie irréversible du capitalisme hors du cadre étatique-national, avec la subordination du marché intérieur aux règles d’un marché commun et aux impératifs d’une monnaie supranationale.
Il n’existe d’économie que politique. L’économie n’est pas une catégorie du monde, comme le sont l’argent, la marchandise, le salariat et le capital : l’économie n’est que la pensée bourgeoise et bureaucratique sur le monde. Mais pour s’exercer, cette pensée nécessite un champ d’application -ou plutôt, c’est l’apparition d’un tel champ qui nécessite un certain type d’expertise qui fonctionne ensuite comme discours dominant. L’économie politique est née historiquement avec la constitution de l’État-nation, qui instaura un champ de gouvernance traversé par une tension entre l’intérieur et l’extérieur du marché qu’il s’agissait de réguler. Mais à présent la gouvernance a été transférée vers des institutions internationales qui constituent le véritable pouvoir politique, FMI, Banque Mondiale, OMC sans oublier évidemment l’Union Européenne. La tension entre pouvoir et richesse, qui déterminait toute l’activité de l’État, s’est donc déplacée et s’exerce désormais selon d’autres paramètres que ceux de l’économie politique classique -celle qui s’étendait de l’école mercantiliste jusqu’à Keynes. Les gouvernements n’ont d’autre voie que de se raccrocher aux dictats de la gouvernance mondiale : finiront-ils par signer les accords de libre échange transatlantique, qui les déposséderont encore plus de leurs prérogatives ? Probablement, puisqu’il en va de “la croissance” et de “l’emploi”…
Le discours des dirigeants sonne alors aussi faux que jadis l’idéologie du Parti dans les régimes staliniens en bout de course. N’importe qui perçoit le caractère mensonger et irréel du discours politique, qui doit se contenter de relayer une sémantique néolibérale structurée autour de quelques signifiants martelés à l’infini -“la croissance”, “l’emploi”, “le développement durable” etc. Jamais le spectacle de la politique n’avait atteint un tel niveau d’antinomie entre ce qui est promis et ce qui est accompli, entre ce qui est affirmé et ce qui est vérifié. Ce qui explique l’importance prise par le lexique guerrier et sécuritaire dans le langage du pouvoir puisqu’il se rapporte au seul champ dans lequel la politique étatique a encore une effectivité : la gouvernance nationale ne pouvant plus s’exercer comme économie politique mais comme pure gestion disciplinaire des populations —on n’ose même plus parler de “protection”… D’où le rôle qu’en sont venus à prendre dans l’opinion publique les thèmes sécuritaires et xénophobes.
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La loi El Khomri a officiellement pour but de « protéger les salariés, favoriser l’embauche, et donner plus de marges de manœuvre à la négociation en entreprise ». Soutenue par le MEDEF, syndicat des patrons français, elle vise en réalité à accroître la flexibilité de la main d’oeuvre, à accentuer la précarité salariale et réduire le coût du travail, suivant en cela les recommandations de la Commission Européenne —dont le président, Jean-Claude Juncker, déplorait lors de son dernier passage à Paris qu’il y ait eu peu d’évolutions du droit du travail en France depuis des décennies : “Qu’on élimine certaines rigidités semble être un geste législatif approprié”. D’autres pays d’Europe, l’Allemagne, l’Espagne, l’Italie avec le Jobs Acts de Matteo Renzi ont d’ores et déjà pris des mesures allant en ce sens. En Belgique, un projet de loi analogue, la loi Peeters, a provoqué des manifestations et des grèves au printemps 2016.
La plupart des législations européennes prévoient en effet que, dans chaque branche d’activité, des accords contractuels définissent les conditions de travail et de salaire : selon les dispositions introduites par la loi El Khomri, les accords par entreprise primeraient désormais sur les accords de branche. Ces derniers, du fait qu’ils instaurent une règle générale, applicable à toutes les entreprises de la même branche d’activité, métallurgie, chimie, transports, bâtiment etc. sont en effet dénoncés tant par le MEDEF que par les eurocrates comme empêchant un usage flexible de la main d’oeuvre. Il est clair que dans les entreprises où le rapport de force n’est pas favorable aux salariés, ceux-ci seraient plus facilement contraints de céder au chantage patronal.
Si la loi El Khomri constitue un ajustement aux directives européennes, qui vont dans le sens d’une dérégulation du travail, elle traduit aussi la relative impuissance des gouvernances nationales face à celle de l’U.E. Par exemple, chaque État qui est entré dans la zone euro a perdu la capacité de jouer sur sa monnaie (ce qui était une prérogative essentielle du pouvoir étatique). Impossible dès lors de stimuler la production industrielle, qui stagne depuis 2008, en relançant les exportations par une dévaluation de la monnaie. Pour compenser cela, chaque gouvernement doit donc se livrer à une surenchère de désinflation salariale, par tous les moyens imaginables, afin de garantir aux entreprises installées sur son territoire un taux de profit acceptable. C’est le sens d’un certain nombre de mesures prises ces dernières années en France, qui soulagent les entreprises d’une partie de leurs charges fiscales et de leurs cotisations sociales : et, avec la loi El Khomri, abaissent le coût du travail en diminuant le paiement des heures supplémentaires et du travail nocturne et réduisant le coût des licenciements. Là encore, cette loi ne fait que suivre la tendance générale dans les pays de la zone euro. Il ne fait donc aucun doute que l’application de la loi El Khomri accentuera en France le développement des working poors, comme on l’a vu en Grande-Bretagne à la suite de la dictature de Margaret Thatcher. Il existe d’ores et déjà dans tout le pays deux millions de ces working poors, correspondant à 7,6% des emplois salariés (selon des chiffres datant de 2013) : des travailleurs qui gagnent trop pour mourir de faim mais pas assez pour vivre.
La loi El Khomri entend aussi balayer les dispositions qui, en réglementant le temps de travail, ralentissent la logique des flux tendus. Celle-ci exige en effet des horaires de travail toujours plus flexibles, une main d’œuvre confinée à un statut précaire, en intérim ou en contrat court, ainsi que la sous-traitance sur site. Il n’est pas fortuit que beaucoup d’actions de blocage en mai-juin aient visé des entreprises logistiques : le transport devant obéir aux même impératifs de rapidité et de flexibilité que la fabrication, le chauffeur-livreur ou le docker se retrouvent toujours plus opprimés par l’exigence de gagner du temps et condamnés à se montrer toujours plus disponibles. Et cette flexibilité débridée impacte la vie des travailleurs hors du travail proprement dit, affectant la simple possibilité d’avoir un semblant de vie sociale ou familiale…
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La faiblesse de la mobilisation syndicale pendant les deux premiers mois contrastait avec la force de la mobilisation chez les étudiants et plus encore chez les lycéens. L’agitation n’a jamais présenté le caractère d’un mouvement massif comme en 1994 (contre le CIP), ou en 2006 (contre le CPE) ni même comme à l’automne 2010 (contre la réforme sur les retraites). Cela même parmi les lycéens : sur 188 lycées à Paris, seuls 33 ont été bloqués. Par contre, une très forte détermination des participants, d’autant plus impressionnante si l’on prend en compte le niveau de violence policière et judiciaire mis en oeuvre contre eux. Le Mouvement Inter-Lycées Indépendant qui rassemble sur Paris des lycéens, des étudiants, des précaires, des apprentis, des chômeurs est emblématique de cette détermination. Dans les autres villes, la cohésion s’est faite à partir de liens collectifs formés dans des luttes locales (contre l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes dans le cas de Nantes et Rennes) ou improvisés (le collectif ’13 en lutte’, à Marseille) [1]. La direction confédérale de la CGT a dû finir par mobiliser au niveau national, sous la pression des sections d’entreprise voire des unions locales dont certaines commençaient à remuer (notamment dans le secteurs des transports), en même temps qu’elle ne pouvait risquer d’apparaître trop déphasée par rapport à l’agitation des jeunes. Elle n’a cependant jamais lancé de mot d’ordre de grève générale reconductible —il n’est d’ailleurs pas sûr du tout qu’un tel mot d’ordre ait eu des chances d’aboutir à autre chose qu’à un échec démobilisant.
Continental, PSA-Aulnay, Goodyear, Air France, Bosch, les récentes luttes ouvrières en France s’inscrivent dans la ligne droite tracée depuis la fin des années 1970 : en réaction à des suppressions d’emploi, ou des fermetures d’usine, souvent délocalisées sur un autre continent ou, depuis une vingtaine d’années, dans un pays d’Europe de l’Est. La seule chose restant négociable est alors le montant de l’indemnité de départ : scénario qui s’est répété depuis plus de trente ans dans la sidérurgie, la construction navale, la pétrochimie, l’automobile… Dans le secteur public, les grèves se produisirent en réaction à des mesures aggravant les conditions de travail, notamment pour les cheminots et le personnel hospitalier. Dans tous les cas, il s’agit de luttes qui, pour être parfois très dures, n’en sont pas moins défensives. Dans ce contexte, le syndicat ne peut plus gérer que sa propre survie, et doit fonctionner comme un supplétif technocratique du capital (CFDT) ou bien se battre pour conserver son statut d’opposant-interlocuteur privilégié (CGT pour le secteur ouvrier, FO pour les fonctionnaires, tous deux taxés d’archaïsme par la CFDT, le syndicat alternatif SUD étant traité d’aventuriste).
La composition du salariat ouvrier en France est polarisée depuis plusieurs décennies entre d’une part des ouvriers qualifiés et garantis, en CDI, et de l’autre des précaires peu qualifiés, en interim ou CDD. Le mode d’organisation syndical a toujours empêché la communication entre les deux, ce qui n’a pas été sans conséquences, les syndicats admettant, comme une contrepartie inévitable des droits acquis par les travailleurs qualifiés, la généralisation de la précarité à l’extérieur de cette zone salariale protégée. Il s’oppose a fortiori à toute communication entre ces travailleurs adultes et intégrés et les jeunes encore libres (la haine des membres du s.o syndical envers ces jeunes “qui foutent la merde” en témoigne).
Dans la mesure où l’horizon syndical est délimité par l’entreprise, ou bien par la branche d’activité, la foule atomisée des travailleurs intérimaires, précaires, des chômeurs et des allocataires du RSA se trouve de fait exclue des luttes revendicatives : les mouvements de chômeurs apparus en France pendant l’hiver 1998 se sont éteints au bout de quelques années. Être sans emploi équivaut alors à un néant social, du point de vue syndical. Les syndicats de lutte, la CGT, FO et SUD se sont donc arc-boutés sur la défense des acquis des travailleurs garantis, auxquels ils entendent éviter la chute dans ce néant. Mais ces fameux acquis ne sont qu’une cristallisation de rapports de force à présent dépassés : d’où la difficulté à mobiliser actuellement même sur des secteurs traditionnellement combatifs comme les cheminots ou le personnel hospitalier.
L’objectif premier des syndicats, et particulièrement de la CGT (qui reste le principal syndicat du pays mais pourrait bien se trouver dépassé par la CFDT aux prochaines élections de délégués), est de conserver un rôle institutionnel significatif dans une période où les grandes décisions se prennent désormais sans eux, qui se voient concéder un simple rôle consultatif dans le meilleur des cas. Et si, dans ce cas-là, la CGT était encore l’interlocuteur privilégié sous Sarkozy, avec Hollande elle s’est vu remplacée par la CFDT, qui a directement inspiré le contenu de la loi El Khomri. La CGT, depuis l’effondrement du PCF, a cessé d’être le syndicat monolithique qu’elle avait été cinquante ans durant, pour assumer une certaine hétérogénéité —c’est inversement la CFDT qui se la jouait autogestionnaire après 1968 qui est devenue monolithique et pyramidale ! La CGT a certes conservé sa bureaucratie, à tous les échelons de son organisation, ses congrès sont toujours aussi verrouillés et caractérisés par l’absence de débat de fond, son service d’ordre toujours aussi flicard, mais, à l’intérieur de ce système stalinien des failles s’ouvrent, les structures de base flottent, dans une relative autonomie par rapport à la direction confédérale, les Unions Locales de la CGT se risquant à prendre des initiatives impensables jadis.
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Dans ce contexte, il est impératif pour les syndicats de contrôler le moment le plus spectaculaire de l’agitation en cours, la manifestation. Leur problème, c’est que là l’énergie vient des jeunes, et des lycéens plus encore que des étudiants —ce n’est certes pas une nouveauté. Ce qui est nouveau par contre, c’est que ces jeunes s’organisent pour mener leurs propres manifs, et que dans les manifs “unitaires” ils aient réussi malgré le service d’ordre de la CGT à s’imposer en tête du défilé. Le simple fait qu’à l’intérieur de ces cortèges incontrôlés plusieurs centaines de jeunes, souvent masqués et revêtus de K-ways noirs aient pu tenir tête à la flicaille comme on l’a vu lors des manifs du 17 puis du 31 mars à Paris est en soi remarquable. Dans ces situations, les clivages qui s’étaient révélés, de façon parfois violente, lors du mouvement anti-CPE du printemps 2006 ne semblent plus aussi forts : les cortèges de lycéens étaient manifestement colorés, des jeunes Noirs et Arabes ont participé. Et le slogan, crié ou écrit sur des banderoles, “Zyed, Bouna, Rémy, on n’oublie pas !” en disait long.
L’apparition de ces cortèges a pris de court les syndicats, engendrant une lutte pour l’espace symbolique dans les manifs. Les cortèges incontrôlés n’ont cessé de grossir, attirant des syndiqués dès la fin avril, au point d’être désignés comme “le cortège de tête”, pour repartir parfois en manif sauvage après la dispersion officielle. D’où des interventions violentes des s.o de la CGT et de F.O. Ces services d’ordre, qui n’ont jamais protégé aucun manifestant contre la violence policière sont là uniquement pour maintenir le contrôle des appareils syndicaux sur le déroulement des manifs [2]. Cela devint flagrant lors de la manifestation du 17 mai à Paris où ils chargèrent littéralement les manifestants qui tardaient à se disperser. A Nantes, le s.o CGT empêcha les tracteurs des paysans de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes d’entrer dans la manif sous l’argument imbécile que “la ZAD n’a rien à voir avec l’objet de cette manif” ; à Marseille, le 12 mai, le s.o, par pure paranoïa, agressa à coups de bâton et de gaz toutes sortes de manifestants qui se dispersaient. Des exactions analogues ont été rapportées dans plusieurs autres villes. Ces violences allèrent jusqu’à provoquer des protestations de nombreux syndiqués contre le comportement provocateur du s.o. De son côté la police laissait tranquille les cortèges syndicaux, et attaquait systématiquement les cortèges incontrôlés, agissant parfois en relation avec les s.o syndicaux.
Si les turbulents cortèges de tête ont fait résonner une autre tonalité dans toute cette agitation, les appareils syndicaux n’entendent en rien renoncer à la très conventionnelle “journée d’action” avec ses foules disciplinées défilant derrière les camions-sono. Ces journées offrent le spectacle d’une mobilisation qui, précisément, n’est convoquée que pour démobiliser. Il n’est donc pas étonnant que cette technique disciplinaire s’accompagne d’un discours de soumission à la légalité joyeusement revendiquée : ainsi l’appel de SUD Rennes à venir manifester casqué —rien de plus—, lancé en mai après une série de blessures graves infligées à des manifestants rennais par la flicaille, a provoqué une protestation unanime des autres syndicats. Quand le simple fait de se protéger est perçu comme une atteinte à l’ordonnance policée de la manif, on peut dire que le discours des directions syndicales est arrivé au niveau du “On a rien à cacher si on a rien à se reprocher” du collabo-délateur moyen. A l’opposé, se situe le beau geste de solidarité des lycéens du XIº arrondissement à Paris, justement révoltés par le tabassage d’un des leurs la veille : attaque des commissariats du Xe et XIXe le 25 mars —improvisée, certes, il y eut peu de dégâts matériels- et ensuite pillage d’un supermarché et distribution d’une partie du butin aux réfugiés syriens qui campaient non loin de là, place Stalingrad.
De son côté, la police signifia qu’elle ne tolérerait pas la moindre déviance par rapport au schéma de la manif-syndicale-tous-en-rang-derrière-le-camion-sono-et-les-ballons-du-syndicat. Dès le début des protestations contre la loi, ce ne furent qu’une suite d’interventions policières aux portes des lycées pour empêcher les blocages, tant en ville que dans les banlieues, chaque fois avec une brutalité savamment calculée. Des assemblées générales en fac furent dispersées tout aussi brutalement. Les manifestants arrêtés et menottés ont été méthodiquement tabassés après leur arrestation, parmi eux des gamins de 15 ans. La technique de la nasse impliquait de couper systématiquement les cortèges en deux pour isoler et enfermer une partie de la foule, au milieu de laquelle les flics lançaient ensuite des grenades. A quoi s’ajouta l’utilisation de drones pour surveiller les manifs à Paris. Le recours au RAID, unité d’élite anti-terroriste, pour évacuer la Maison du Peuple à Rennes, occupée à la suite d’une manifestation, indique une tendance encore plus inquiétante.
Non seulement les syndicats fermaient délibérément les yeux sur ces violences policières, mais rivalisaient avec le gouvernement, chacun renvoyant à l’autre la responsabilité de la casse. Que la figure du “casseur” soit un élément clé de la novlangue spectaculaire n’est certes pas une nouveauté. Il est quand même important de signaler que la casse a été très généralement ciblée : les vitrines des agences bancaires, des agences immobilières ou de travail intérimaire, et des locaux du Parti Socialiste évidemment… Il y eut des exceptions à cette intelligence du vandalisme, la plus notable étant le fameux incident de l’hôpital Necker le 14 juin. Mais pour la première fois le clivage casseur-manifestant s’est trouvé remis en cause —ou du moins a commencé de l’être. Ainsi la porte-parole de la Coordination étudiante, Aissatou Dabo déclarait publiquement : “On a décidé de ne pas se dissocier de ce que vous appelez les casseurs”. L’intervention de Samir Elyes, ancien du Mouvement de l’Immigration et des Banlieues, à Nuit Debout, le 17 mai, articulait les affrontements actuels avec ceux de la révolte des banlieues pauvres en 2005 : “La convergence doit se faire avec ceux qui lancent des pierres (…) Une émeute, c’est politique”. Pendant ce temps, le bureaucrate en chef de la CGT poursuit inlassablement ses dénonciations contre des “casseurs” soit-disant manipulés par le gouvernement…
D’ores et déjà, l’agitation contre la loi El Khomri aura eu le mérite de bafouer l’état d’urgence, renouvelé pour trois mois à la fin février puis de nouveau jusqu’à fin juillet. Les rues du pays, qui avaient été occupées en 2015 par les manifestants-Charlie embrassant les CRS, l’ont été plusieurs mois durant par ceux qui criaient “Tout le monde déteste la police”. Un slogan dans lequel les jeunes des cités de banlieues pauvres tout comme les lycéens d’en-ville peuvent se reconnaitre sans l’ombre d’une hésitation. Si nous devions employer le langage de la vieille politique, nous dirions que c’est un slogan fédérateur —qui n’a cessé de prendre de l’ampleur au fur et à mesure de l’agitation.
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Troisième protagoniste de l’agitation, après la jeunesse des lycées et les bastions ouvriers syndiqués, la classe moyenne plus ou moins en voie de déclassement. Et plus précisément les professions chargées de la reproduction culturelle du système (enseignants, animateurs culturels ou sociaux, artistes et techniciens du spectacle, etc.) qui furent les premiers animateurs de Nuit Debout. Ce secteur de l’animation culturelle se trouve à l’avant-garde de la modernisation capitaliste, puisqu’au nom de la ressource créative de nouveaux paradigmes d’exploitation s’y expérimentent qui tendent à se généraliser ensuite à d’autres secteurs (on peut voir là un mouvement de va-et-vient avec les pratiques du toyotisme et ses cercles de qualité…). Beaucoup sont en fait des travailleurs précaires, confrontés aux nouvelles formes d’esclavage salarié. Mais d’autre part, ces gens ne sont guère enclins à questionner leur propre rôle dans ce bas monde : il y eut peu d’interventions critiques sur l’enseignement et la culture dans les débats de Nuit Debout. Dans quelle mesure cette classe étend son rôle social sur l’agitation en cours, au lieu de partir de celle-ci pour remettre en cause sa fonction, la question reste posée…
La première Nuit Debout eut lieu à Paris le 31 mars, dans l’idée de donner une suite à la manifestation de ce jour-là en appelant les manifestants à se retrouver ensuite place de la République (où se trouve aussi la Bourse du travail). L’équipe du journaliste François Ruffin joua un rôle non négligeable dans cette initiative. En occupant une place qui porte ce nom, Nuit Debout envoyait un message fort contre l’état d’urgence : après les attentats de novembre 2015 la statue de la République, au centre de la place, avait servi de lieu de recueillement à la mémoire des victimes et la première manifestation publique contre l’état d’urgence en décembre fut réprimée à cet endroit-là. Une charge symbolique qui n’avait pas échappé aux instigateurs dont certains caressaient le projet d’y rédiger une nouvelle Constitution. Comme le raconte un participant : “Faut dire qu’on a l’étrange sensation de nager en mer ennemie, place de la République. Dans ce modèle de non-lieu haussmannien où fume encore l’écume des chefs d’État défilant après les attentats. On regarde ceux qui viennent se recueillir pour les victimes, par exemple cette dame en manteau chic balayant autour des bougies commémoratives. Au-dessus d’elle, la statue stratifiée d’histoire, entre envolées éthyliques et cris de révolte. À côté des inscriptions en hommage à Charlie ou aux morts du Bataclan, on peut lire : « Mangeons du riche », « À bas l’État, les flics et l’Unef », « Solidarité avec les réfugiés ». Ces strates l’annoncent mieux qu’un long discours : la séquence a changé.” [3] Le fait que l’occupation de la place de la République ait du être négociée et régulièrement re-négociée avec les autorités montre aussi son ambiguïté par rapport à d’autres occupations de place —celles de la place Tahrir du Caire en 2011, de la place Taksim d’Istambul en 2012, et, plus loin encore, du zocalo de Oaxaca en 2006. Elle se rapporte davantage au 15-M, dont elle a repris les travers —de fait une équipe débarqua de Madrid pour apporter son expertise en matière de com’ aux occupants de la place de la République et, effectivement, certains animateurs de Nuit Debout se sont principalement consacrés au maniement de médias dits alternatifs, de Radio Debout jusqu’aux réseaux sociaux suractivés.
Nuit Debout a donc été un lieu de con-fusion. Dans les interventions au micro, les lieux communs et les fulgurances se succédaient ; dans la foule des occupants, des gens se côtoyaient et parfois se confrontaient qui d’habitude s’ignoraient. Des zonards buveurs de 8.6 et des professeurs, des DJ’s techno et des militants libertaires, des punks et des syndiqués de base… Des commissions discutaient durant la journée, et chaque soir une assemblée générale était chargée de faire le point, quiconque étant libre de s’inscrire pour assurer la circulation du micro et garantir la rotation des tours de paroles, sage précaution anti-bureaucratique. Peu à peu, les énergies semblent s’être concentrées dans les commissions, aux objectifs plus tangibles, l’AG du soir finissant inversement par se vider de contenu. Une commission intitulée “Démocratie et assemblée générale” fut d’ailleurs chargée de poser la question du fonctionnement de l’AG du soir… À la longue, nombre de participants ont fini par avoir l’impression désagréable de tourner en rond dans des débats procéduriers —d’où souvent de petites émeutes de dépit en fin de soirée aux alentours de la place….
Nuit Debout tentait de renouer avec la publicité, comme on appelait le débat public et exécutif au temps des Sections populaires de la Révolution française, en 1792/93. Mais on ne peut fonder la publicité sur une immédiateté. Si cette tentative de publicité a consisté à investir un espace public et à l’ouvrir à tous, elle trouva ses limites dans le fait que cet espace ait été hors sol et hors champ. Comme le signalait avec pertinence Almamy Kanouté, du Val-de-Marne (banlieue sud) lors de son intervention à Nuit Debout, « Tout le monde n’a pas la patience de se poser par terre et d’écouter les gens parler pendant quatre-cinq heures. Dans les banlieues, il y a urgence. Des familles sont en train de se faire expulser. Les habitants des quartiers populaires attendent de l’action. Pourquoi ne pas faire un planning des expulsions et tous se rendre à chaque adresse pour empêcher ça ? ». Pourquoi le public de Nuit Debout n’a pas repris à la volée une telle suggestion ? Rappelons que le débouché le plus intéressant de 15-M, en Espagne, aura été la multiplication des collectifs qui s’opposent aux expulsions de familles ne pouvant plus payer leur loyer ou leur crédit (tandis que d’autres préféraient s’employer à édifier un nouveau racket politique…). Hors champ donc, parce que l’espace même de cette place symbolique fait illusion. Le champ des possibles s’ouvre ailleurs, aux entrées de lycées et de fac et, plus loin encore sur un plan géographique mais aussi social, aux entrées de zones industrielles et dans les cités de banlieue. De fait, beaucoup de gens de Nuit Debout allèrent renforcer les blocages, en ville ou dans les zones industrielles, durant le mois de mai. Mais il est tout aussi notable que peu de lycéens soient venus participer aux Nuits Debout, alors que la place de la République est située dans l’Est de Paris, où se trouvent également les lycées les plus impliqués dans l’agitation. De même, il y eut peu de gens des banlieues pauvres, même si plusieurs personnes sont intervenues, comme Amal Bentounsi pour dénoncer les innombrables meurtres racistes commis par la police, ou le rappeur Fik’s Navio, de la banlieue Sud.
L’intellectuel Frédéric Lordon était censé apporter à Nuit Debout la densité théorique que ni le film de François Ruffin, “Merci patron”, ni les éditos de son journal Fakir ne pouvaient apporter. Les considérations de Lordon dans un discours à la Bourse du travail le 4 avril sont révélatrices d’une grande partie de l’idéalisme qui a présidé à Nuit Debout : “Revendiquer, c’est déjà être soumis, c’est s’adresser à des puissances tutélaires aimables”. Un tel propos souligne l’incohérence de son auteur qui, dans son dernier livre, “Imperium”, s’emploie à argumenter, à l’encontre des penseurs de la tradition libertaire, que la verticalité est nécessaire et incontournable… et si l’on pense que toute société obéit fatalement à une organisation verticale, comme c’est son cas, on ne peut alors déplorer que des gens s’adressent aux puissances tutélaires qui occupent le sommet de la pyramide —lesquelles, soit dit en passant, sont rarement aimables. Mais passons… La société existante est de toutes façons construite de façon verticale, hiérarchique, et les gens comme Lordon occupent une place qui n’est pas dépourvue de privilèges dans cette hiérarchie. Chacun de ces intellectuels de gauche caressant d’ailleurs son dada, l’un prône la suppression de la Bourse, l’autre la mise en place d’un revenu garanti ; un autre propose le tirage au sort des représentants politiques tandis que d’aucuns la ramènent avec la taxe Tobin… Il faut surtout admettre qu’aucune de ces recettes de potion magique n’a la moindre chance de se convertir un jour en revendication collective. Nous ne verrons jamais les travailleurs cesser le travail pour exiger la suppression de la Bourse, dada cher à Lordon ; encore moins pour exiger l’application de la taxe Tobin.
Et s’il faut absolument s’en remettre à un mot d’ordre, autant que ce soit celui formulé voici cent cinquante ans et qui reste d’actualité : “Expropriation du capital et abolition du salariat” [4]. La question n’est donc pas de substituer aux revendications immédiates (“alimentaires”) comme diraient avec mépris les radicaux de service) des objectifs apparemment plus ambitieux : la question est plutôt de savoir comment la diffusion capillaire de l’agitation autour de revendications immédiates crée une situation dans laquelle des actes inédits deviennent possibles, la combinaison des luttes étant plus que leur simple somme. Il s’agit d’alchimie politique, mais celle-ci ne saurait dépendre d’une manipulation savante : elle dépend de ce que la lutte instaure un champ inattendu où les médiations institutionnelles ne sont plus opérantes. Une modeste revendication locale comme celle de défendre un parc peut aboutir à une situation insurrectionnelle comme on l’a vu place Taksim, à Istambul.
Le fait que le public des Nuits Debout de la place de la République soit resté majoritairement monocolore est aussi significatif. Il y eut bien des Nuit Debout dans la proche banlieue, où vivent la majorité des immigrés et des enfants d’immigrés —à St Denis les 13 et 14 avril, à Ivry, St Ouen, Noisy-le-Grand, Romainville, St Ouen, Montreuil, Fontenay-sous-Bois, et plus loin à Créteil, Blanc-Mesnil, et encore plus loin à Cergy, Evry, Mantes-la-Jolie. Initiatives pleines de bonne volonté mais qui ne passèrent pas la nuit et ne semblent pas avoir eu beaucoup de suites… Dans la plupart des villes françaises il y eut aussi des Nuit Debout —et parfois jusque dans de petites villes. A Marseille, la Nuit Debout qui se réunissait en-ville sur le Cours Julien se transféra pour une soirée, le 23 avril, dans la cité HLM des Flamands, dans les quartiers nord. Après s’être gargarisés de discours consensuels durant un mois, évacuant toute voix dissonante comme une agression, les gentils citoyens avaient voulu se risquer chez les sauvages… et durent subir une certaine brutalité verbale. En effet, une habitante de la cité, militante de longue date sur des questions de logement, de racisme et de brutalités policières leur souhaita la bienvenue en précisant : « Ici, cela fait trente ans qu’on est debout. On n’a pas attendu pour combattre la précarité, les violences policières, les injustices sociales… Vous venez libérer notre parole ? Mais notre parole est libre. Personne ne l’entend parce qu’elle est censurée et stigmatisée. » Un autre habitant au profil identique ajouta : « Il y a une telle relégation sociale dans nos cités que les gens se foutent de la réforme du code du travail, de la loi El Khomri, ils ont d’autres priorités. » Il serait facile d’objecter que cette loi frappera d’abord les plus précaires, à savoir précisément les jeunes des cités de banlieue, mais la question du territoire est ici décisive et ne peut être résolue de façon symbolique. Elle reste donc en suspens…
Le slogan “On vaut mieux que ça” qui fait suite à l’injonction “Indignez-vous” d’il y a quelques années, fut avant tout le cri du coeur de la classe intellectuelle frustrée dans ses ambitions de reconnaissance sociale. Le 21 avril, Ruffin et son équipe appelaient à rejoindre les syndicats dans le cortège du 1er mai, mais la veille ses propositions pour une alliance lors du meeting de la Bourse du Travail ne furent reprises ni par la CGT ni par Nuit Debout. D’un côté la volonté des dirigeants syndicaux de garder le contrôle des événements, de l’autre la méfiance de beaucoup de gens de Nuit Debout envers des appareils bureaucratiques firent tourner court la manoeuvre. Ruffin se console en multipliant les interventions dans tout le pays, son film servant de lettre d’introduction : ce qui ne hausse certainement pas le niveau du débat, vu le credo souverainiste et productiviste de Ruffin qui renvoie aux pires heures du PCF bleu-blanc-rouge. Avec les rêves d’une nouvelle Constitution que ces gens n’ont cessé d’agiter au sein de Nuit Debout, ils illustraient parfaitement cette remarque de Marx contre les bourgeois libéraux de son époque : “Plus l’État est puissant, plus un pays est donc politique, et moins il est disposé à chercher dans le principe de l’État, et donc dans l’organisation actuelle de la société dont il est lui-même l’expression active, consciente et officielle, la raison des maux sociaux et d’en comprendre le principe général. L’intelligence politique est précisément intelligence politique parce qu’elle pense à l’intérieur des limites de la politique. Plus elle est aiguë, plus elle est vivante et plus elle est incapable de comprendre les maux sociaux.” [5]
Nuit Debout a été en quelque sorte un improbable mélange de l’huile et de l’eau. Le pacifisme le plus bêlant, qui portait certains à offrir des fleurs à des CRS qui, une heure après, allaient les matraquer sans pitié, le légalisme confinant à la collaboration n’ont pu empêcher de beaux excès de se donner libre cours à partir de la place de la République occupée. Le sommet ayant été atteint avec la manif sauvage au soir du 9 avril : quelqu’un ayant lancé à Nuit Debout l’idée d’aller rendre visite à la compagne de Manuel Valls qui n’habite pas très loin de la place de la République, deux mille personnes partirent en cortège spontané, se heurtant aux barrages de CRS mis en place à la dernière minute, échappant à une tentative de nasse policière et, en revenant sur la place, détruisirent au passage banques et agences de travail interim, nombreuses sur le boulevard Voltaire. C’est cette nuit-là qu’un des responsables autoproclamé de Nuit Debout alla demander l’aide des flics pour rétablir l’ordre sur la place —alors qu’à l’inverse, la commission chargée de la question de la violence avait décidé de ne pas condamner les actes de vandalisme lors des manifs. En finale, la confusion eut ceci de positif qu’elle empêcha les ambitieux de tout poil de se servir de Nuit Debout comme d’un tremplin.
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A la suite des heurts avec les s.o syndicaux, divers groupes et collectifs non institutionnels impliqués dans l’agitation ont appelé à la fraternisation des gilets rouges et des k-ways noirs. Ce qui témoigne d’un bonne vision, horizontale : la solidarité au niveau élémentaire, celui de la rue. De leur côté les appareils syndicaux ont dû prendre acte du fait que figuraient aussi des délégués syndicaux parmi les condamnés des manifs, de la CGT comme de SUD… L’attitude des syndiqués a donc été très variable, depuis les gars qui se débadgent avant de rejoindre le cortège autonome jusqu’aux syndicalistes haineux de voir ce cortège déborder le leur…
L’acmé des manifestations fut atteinte le 14 juin. A Paris cette manif rassembla au bas mot un demi-million de personnes (80 000 selon la police, un million deux cent mille selon les organisateurs). L’ensemble du parcours fut clôturé par des grilles de plusieurs mètres de haut, qui rendaient impossible toute échappée —et aussi toute entrée, des milliers de manifestants qui voulaient rejoindre le cortège en cours de route se trouvant de fait bloqués par ce dispositif. La police ne cessa de charger le cortège de tête sur les côtés, rencontrant une résistance acharnée. En fin de manifestation, un groupe important de dockers cégétistes s’affronta aux CRS après qu’un des leurs ait été gravement blessé par un tir de grenade. Ce soir-là, le préfet de police de Paris se déclara scandalisé que de nombreux drapeaux de la CGT flottaient dans le cortège de tête : “Il y avait une forme de solidarité, pour le moins passive, avec les casseurs” dénonçant le fait que certains syndicalistes tentaient de gêner les interventions des forces de l’ordre, notamment les interpellations. Valls a de son côté accusé la CGT d’avoir eu une “attitude ambiguë vis-à-vis des casseurs” et le président Hollande a menacé d’interdire toute manif’ tant que les conditions de sécurité ne seraient pas assurées, chantage envers la direction de la CGT pour qu’elle reprenne la tête des défilés et que son s.o recommence à jouer les supplétifs de la police contre les “inorganisés”. La priorité absolue pour le gouvernement était de briser les solidarités qui se construisaient dans ce cortège.
Ce qui était en jeu là, c’était bien plus que du verre brisé mais une communication inédite —un ami a eu à ce propos une belle formule, parlant d’une pollinisation des énergies dans ces cortèges où l’opposition médiatico-policière entre “casseurs et “manifestants” ne fonctionnait plus vraiment et ce fut évident le 14 juin pour qui se trouvait dans le cortège de tête. Des K-ways noirs cassaient les vitrines des banques, des agences immobilières, jusqu’à une saloperie de Starbuck’s Coffee qui a reçu la punition qu’elle méritait, beaucoup les applaudissant, quelques-uns déplorant, mais enfin tout ce beau monde avançait d’un même pas, chacun attentif à ses voisins et les incursions de la flicaille dans le cortège et les tirs de grenades n’auront pas eu raison de cette fraternité. Une revendication ponctuelle débouche alors sur des formes de vie qui s’ébauchent dans le cours de la lutte.
L’État joua donc l’étouffement contre cette communisation des énergies et des sensibilités, tout en mettant la pression sur des dirigeants CGT qui n’arrivaient pas à isoler le bon grain des manifestants dociles de l’ivraie des incontrôlés…
L’étape suivante dans le dispositif policier allait être d’enfermer les manifestations, sur le modèle des fan-zones expérimentées en même temps dans la capitale à l’occasion de l’Euro de football, dans une sorte de nasse géante. Et, effectivement, Valls refusa quelques jours après le trajet prévu par les syndicats pour le défilé du 23 juin, leur proposant en échange un rassemblement statique sur la place de la Nation —qui aurait été clôturée de tous côtés par un dispositif policier hermétique… Cette proposition fut refusée par les syndicats, qui présentèrent des propositions de parcours alternatifs à celui qu’ils avaient initialement prévu. En réponse, Valls fit annoncer le mardi 21 une interdiction pure et simple de la manif, les syndicats répondant qu’ils étaient prêts à braver une telle interdiction —jusqu’à la Ligue des Droits de l’Homme qui fit un communiqué allant en ce sens ! Nul n’a pu évidemment prendre de telles rodomontades au sérieux : le légalisme obstiné des directions syndicales les aurait condamné de fait à se contenter d’une protestation platonique en cas d’interdiction… mais la tension simulée entre les deux protagonistes de ce show devait finalement se dénouer par une proposition inédite : tourner en rond à l’intérieur d’une nasse policière à partir de la place de la Bastille le long du canal de l’Arsenal (soit un trajet de 600 mètres aller). La direction de la CGT et de FO furent enchantées de la contre-proposition gouvernementale, qui leur permettait de sauver la face tout en rejoignant le gouvernement sur une exigence commune : en finir avec ce cortège de tête et les actes de vandalisme politique qu’il autorisait. Ce défilé clôturé, sans enjeu, qui mettrait spectaculairement en avant la soumission des foules syndiquées aux impératifs du maintien de l’ordre, allait enfin mettre d’accord sur un point fondamental les centrales syndicales et le gouvernement : que les uns et les autres parlent le même langage, le secrétaire général de la CGT Philippe Martinez en a donné la preuve plus d’une fois, allant jusqu’à justifier les interdictions de manifester adressées à la veille du 14 juin à 130 personnes (dont quelques cégétistes…) : “C’est normal, ce sont des casseurs” (jugeant ainsi sur la base des dossiers de police). A l’opposé de ce collabo-délateur, les dockers du Havre qui avaient averti début avril qu’ils bloqueraient toute la ville si des étudiants ou des lycéens havrais venaient à être emprisonnés à la suite des manifestations…
Jusqu’à une date récente, le principal paramètre en matière de “maintien de l’ordre” en France était la dispersion des manifestants, des émeutiers, ce qui impliquait de laisser au moins une voie libre pour qu’ils dégagent. Il est clair que depuis quelques années un autre paramètre domine : rétrécir l’espace concédé à la manifestation jusqu’à l’étouffer. Avec cette technique de la nasse, importée de Grande-Bretagne, l’objectif n’est plus de dégager les rues mais d’infliger une punition à ceux qui ont osé l’occuper, une fois qu’ils sont immobilisés entre des rangées de CRS et de gendarmes —l’arsenal technologique dont ils disposent leur permettant de blesser et mutiler à volonté. Une démonstration exemplaire fut la manif du 1er mai, même si ce jour-là les ambitions policières (nasser plusieurs dizaines de milliers de personnes) ont échoué devant la détermination des manifestants. Mais selon toutes les personnes qui ont participé au 1er mai à Paris, l’étau policier du 14 juin était encore pire.
Le 23 juin apparaît comme un acte d’enclosure plus que symbolique —déposséder les manifestants de leur dignité en les faisant tourner en rond comme des animaux dans un zoo, non sans les avoir fouillés au préalable et embarqué tous ceux et celles qui disposaient de matériel de protection —ainsi un postier de Sud-92 s’est-il retrouvé en garde à vue pour avoir eu des lunettes de piscine sur lui et devra rendre compte de ce délit devant la justice ! L’humiliation n’a cependant pas été complète, car il y eut tout de même quelques cortèges sauvages en dehors du dispositif : ce 23 juin un groupe important a réussi à forcer la nasse policière devant la gare de Lyon, s’échappant vers Dausmenil, un autre a déboulé du côté de la place des Victoires et en soirée 500 personnes ont manifesté dans Belleville, détruisant divers symboles du capitalisme. Néanmoins le dispositif s’est répété le 28 juin puis le 5 juillet : et bien qu’à chaque fois l’affluence ait baissé, une partie importante des opposants à la loi El Khomri ont donc accepté, de fait, de rentrer dans cette case qui leur a été assignée, les autres se retrouvant soudain privés de l’espace que leur offrait malgré tout ces grandes manifestations. Et improviser des manifestations sauvages en d’autres lieux est toujours possible, —à condition d’être bien entraîné à la course à pied— mais l’inconvénient est alors de renvoyer ces manifestants plus déterminés à un entre-soi que les cortèges de tête avaient précisément permis de dépasser. “Nous avons atteint les limites de l’émeute”, ainsi que le titrait avec lucidité un article sur la manif du 14 juin. [6]
Si le deal entre ministère de l’Intérieur et s.o de la CGT, lors des manifestations n’a jamais cessé de fonctionner, sur le terrain il s’est trouvé remis partiellement en cause dans la seconde phase d’agitation, celle des blocages : alors que les consignes syndicales sur place étaient de ne pas assumer d’affrontement avec la police, celle-ci ne s’est pas gênée pour dégager les bloqueurs avec une débauche de violence, comme ce fut le cas à la raffinerie Esso de Fos-sur-mer. En effet, après deux mois d’atermoiements, les grèves tournantes avaient commencé à se multiplier, dans les secteurs liés à la circulation de la marchandise (SNCF, RATP, Port fluvial de Gennevilliers, transport routier) dans les raffineries de pétrole, dans les centres de traitement des déchets (Vitry, Port St Louis). En mai les blocages avaient gagné en intensité (raffineries, mais aussi plate-formes logistiques et voies ferrées et jusqu’à l’aéroport de Roissy, le plus important de Paris). Au Havre la CIM, qui décharge 40% du pétrole importé en France et distribué sur plusieurs raffineries de la région, resta bloquée par la grève plusieurs semaines, au point de compromettre l’approvisionnement de Paris et de ses aéroports… Plus anecdotiques mais bien ciblés furent le blocage à Marseille du centre commercial Les Terrasses du Port, construit sur des emplacements portuaires, le 26 mai par l’Intersyndicale, ou le blocage du train publicitaire de l’Eurofoot 2016 en gare de Paris Montparnasse par les cheminots de SUD-Rail en lutte le 8 juin… Ces blocages-là ne durèrent que quelques heures, vu l’intervention rapide de la police, mais ils indiquaient une voie plus féconde que les manifestations répétitives.
Comme l’explique Jean-Pierre Levaray, “Les grèves sont devenues quasi inefficaces, pour stopper le pays c’est devenu plus compliqué que ça. Les centrales, les raffineries, les usines de production sont devenues de plus en plus dures à arrêter et à remettre en route, ce qui rebute plus d’un. Les grandes industries sont moins nombreuses qu’il y a trente ans et, lorsqu’elles existent encore, le travail est séparé entre salariés à statut d’entreprise et les PME sous-traitantes, les intérimaires, voire les auto-entrepreneurs qui ne peuvent pas faire grève. De même, dans les transports, l’énergie, la santé, de puissants garde-fous ont été mise en place pour que le ’service’ soit rendu coûte que coûte. On en arrive donc à bloquer le nerf de la guerre économique : l’essence, le déplacement, la logistique. Éléments essentiels de la production et de la consommation. Bloquer les axes routiers, les zones industrielles, les ponts, les rails est devenu la pratique de lutte sociale de ces dernières années. Une nouvelle fois, la stratégie du blocage s’impose comme la pratique la plus immédiate, la plus évidente et la plus efficace dans un conflit politique” dixit le Comité Invisible’ [7]
La stratégie du blocage n’a cependant pas réussi à enrayer les rouages de la fabrique globale durant l’agitation du printemps. Si elle a ouvert une nouvelle ligne de front, nous sommes bien forcés d’admettre qu’elle n’a cependant pas atteint ses objectifs : tout au plus a-t-elle provoqué un début de raréfaction de l’essence dans les stations services, au milieu du mois de mai, et entraîné un ralentissement de la production dans certaines industries. Pour le reste, les centres commerciaux ont continué d’être approvisionnés, et les Français moyens à partir innocemment en week-end. Il est clair que, pour les syndicats, il ne s’agissait pas de bloquer effectivement le pays, mais seulement de se servir des blocages comme d’un moyen de pression pour contraindre le gouvernement à ouvrir des négociations —que celui-ci n’était nullement disposé à ouvrir, et qu’il n’a pas ouvertes ! L’échéance suivante était celle de l’Euro de foot 2016, organisé dans diverses villes de France à partir de la mi-juin jusqu’au début juillet. Le big boss de la CGT avait clairement annoncé qu’il n’entendait pas perturber cet événement. A Paris la circulation des métros fut un peu dérangée par les grèves tournantes des travailleurs de la RATP, dans les autres villes il n’y eut même pas cela. Il est clair que bloquer l’Euro de foot aurait impliqué des actions concertées de blocage et sabotage, visant à empêcher les transports en commun de desservir les stades et les fan-zones, à court-circuiter leurs approvisionnements électriques, à dérégler les retransmissions télévisées, etc… ce qui aurait porté l’agitation à un niveau supérieur. Une telle stratégie aurait certainement mis le gouvernement en péril, l’industrie du divertissement de masse étant aussi bien une technique de gouvernance de premier plan. Qu’il n’ait même pas été possible d’envisager cette échéance montre les limites de l’agitation contre la loi El Khomri.
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Pour autant, ce fut un beau moment. Cette agitation a été d’autant plus exemplaire si l’on mesure quelle chape de plomb recouvre ce pays où, depuis des années, seuls les partisans de l’ordre se faisaient entendre dans les rues, de la Manif pour Tous aux marches Je-suis-Charlie. La France s’abandonne à la crispation sécuritaire et identitaire, dans une paranoïa croissante qui se cherche des ennemis : les Musulmans, les Rroms, les immigrés clandestins, les chômeurs, et les jeunes de banlieue. Elle doit s’en trouver à l’intérieur comme à l’extérieur. Le fanatisme salafiste, cet ennemi que le monde occidental s’est patiemment fabriqué depuis trente ans, a permis de resserrer les rangs sous le spectacle du terrorisme. La France n’a jamais été autant en guerre que sous la présidence de Hollande ; ces guerres menées par des professionnels, dans divers pays musulmans, loin de l’hexagone non seulement ne provoquent pas de protestation, mais bien au contraire servent à resserrer les rangs à l’intérieur. Le terrorisme et l’état d’urgence rebondissent ainsi l’un sur l’autre, l’État français envoyant à chaque attentat salafiste son aviation bombarder quelques villes en Syrie, laissant des dizaines voire des centaines de civils tués ou mutilés qui appellent invariablement d’autres attentats dans une spirale sans fin. Nous entraîner de gré ou de force dans cette spirale est l’ultime moyen de gouvernement dont dispose l’État. Quand à l’état d’urgence, proclamé après les attentats du 13 novembre à Paris et soi-disant destiné à combattre d’autres tentatives d’attentats salafistes, qui élargit les pouvoirs de la police en matière de contrôle d’identité, de fouilles, de perquisitions, de saisie des données informatiques, de garde à vue, et d’interdiction des manifestations, il a surtout servi à interdire les contre-manifestations lors de la COP 21 en décembre 2015, puis à justifier un certain nombre de mesures appliquées contre l’agitation sociale au printemps 2016. Il parachève la tendance à instaurer un état d’exception dans le pays depuis une quinzaine d’années.
Dans ce contexte, le fait que Manuel Valls, qui s’était fait une spécialité au PS de traiter les questions “de sécurité”, avant de devenir logiquement ministre de l’Intérieur, se retrouve à la tête du gouvernement actuel est hautement significatif. Ce n’est donc pas la police qui échappe au contrôle du gouvernement, mais bien plutôt le gouvernement qui est devenu complètement policier. Le ministère de l’Intérieur est devenu la clé de tout gouvernement en France, et au plus le ministre affichera des postures martiales au plus il aura des chances de devenir premier ministre, voire président de la République. La performance exécutive est de toutes façons la valeur suprême de tels gens, qui calquent leur comportement sur celui des raiders. Nicolas Sarkozy avait déjà incarné un tel cynisme calculé, selon une trajectoire que Valls a suivi à son tour [8].
Valls dirige un gouvernement qui n’est en réalité qu’un simple organigramme institutionnel, la dimension symbolique, celle du pseudo-débat parlementaire, pouvant dès lors être évacuée —le recours au 49.3, procédé expéditif qui permet de faire passer en force une loi sans examen à l’Assemblée nationale, est en ce sens révélateur d’un autoritarisme monarchique dont la République française détient l’héritage, mais ici l’État n’est plus qu’un appareil subordonné à la gouvernance eurocratique. Et comme le disait le président de la Commission européenne lors du référendum grec sur l’austérité en 2015, « Il ne peut y avoir de choix démocratiques contre les traités européens ». A l’échelon européen, cela se traduit par la domination d’une technocratie qui ne reconnaît pour interlocuteurs que les cadres dirigeants du capital ; à l’échelon national, le transfert de la décision politique, qui délaisse le législatif au profit de l’exécutif, entraîne une concentration des fonctions au plus haut niveau (ainsi la loi El Khomri a-t-elle été en fait pensée et préparée dans le cabinet de Manuel Valls). On a pu parler à ce propos d’un gouvernement putschiste, dont Valls est depuis 2012 l’instigateur.
De même que la répression policière, le traitement judiciaire des personnes arrêtées pendant l’agitation relève d’un état d’exception en train de se banaliser. Nous l’avions annoncé en 2010 au moment du procès des émeutiers de Villiers-le-bel : l’appel à témoignages rétribués et non publiques allait instaurer un précédent. De fait, la notion même de preuve tangible, qui fondait jusque là la possibilité d’une accusation et donc d’une condamnation, semble s’être dissipée devant la simple présomption. Il suffit d’être considéré comme capable du fait pour en être coupable. Au début juillet 2016, il y avait eu depuis le début de l’agitation exactement 896 personnes placées en garde à vue, 32 condamnées à des peines de prison ferme et 59 personnes condamnées à des peines de prison avec sursis simple dont 23 avec mise à l’épreuve. Le profil des condamnés est à l’image du cortège de tête, extrêmement varié —on y trouve même des délégués syndicaux ! Comme pour les condamnés de l’automne 2005, la plupart l’ont été sur de vagues signalements —il suffisait de se trouver au mauvais endroit au mauvais moment ! Nouveauté dans l’arsenal répressif, les interdictions de pénétrer dans le périmètre des manifestations, remises par la police à des personnes ayant déjà été interpellées ou simplement identifiées lors de manifs précédentes, ont concerné plusieurs centaines de personnes, principalement sur Paris et les villes de l’Ouest (Nantes, Rennes, Rouen). La technique de la nasse n’est donc pas seulement destinée à punir, mais aussi à ficher des dizaines et des centaines de manifestants, qui pourront par la suite faire l’objet d’interpellations préventives, d’assignation à résidence, etc., voire se retrouver sur les fichiers antiterroristes [9].
Le déchaînement de violence policière ces derniers mois a été tel que certains commentateurs se sont demandés si la police n’avait pas échappé au contrôle du gouvernement… ce qui est bien naïf. La police détient de toutes façons un pouvoir spécial, le nombre d’homicides policiers commis sur de jeunes Arabes et Noirs, invariablement couverts par les autorités judiciaires, suffit à en témoigner. Mais elle n’a pas seulement les coudées franches dès qu’il s’agit de punir certaines catégories de la population. Le syndicat de policiers Alliance, qui s’est exprimé publiquement et de façon répétée sur les opérations de maintien de l’ordre tout au long de l’agitation, octroyant bons et mauvais points au ministère de l’Intérieur, est allé jusqu’à organiser le 18 mai un rassemblement syndical place de la République “contre la haine anti-flics”.
Quant à la question de savoir si la police est toujours sous contrôle, la réponse est assez évidente : un corps dont les deux tiers vote pour le Front National est parfaitement adapté pour appliquer la politique de l’extrême dont a besoin un régime aux abois. Il y a donc une parfaite coïncidence entre ce gouvernement PS et ses flics fascistoïdes, comme il y avait parfaite coïncidence entre les sociaux-démocrates au pouvoir dans l’Allemagne de 1918 et les gardes blanches qui ont assassiné Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg. Exemplaire à cet égard fut l’intervention sans précédent des flics contre la traditionnelle manif du 1er mai : CRS et gendarmes mobiles n’agissent pas ainsi sans ordres. La mobilisation contre la loi travail et son monde aura remis en question la fête du Travail [10]…
En outre, depuis quinze ans les gouvernements successifs ont méthodiquement équipé les divers corps de police en matériels de plus en plus sophistiqués, permettant des techniques de plus en plus vicieuses du maintien de l’ordre et encourageant un déchaînement de violence gratuite de la part des flics. L’usage du flash-ball et autres armes dites non-létales est destiné à intimider, voire terroriser en causant des blessures graves mais non mortelles —la hantise d’un nouveau Malik Oussekine… Le fait d’asphyxier les manifestants de gaz lacrymogènes puis d’envoyer des grenades offensives au beau milieu de la foule dit clairement cette intention, qui s’est traduite par un nombre impressionnant de blessures graves et de mutilations. Des gens ont été éborgnés, quelques-uns se sont retrouvés dans le coma, et beaucoup garderont dans leur chair les traces de ces grenades dites de désencerclement. La bestialité policière n’a pas épargné les journalistes indépendants, et pas davantage les équipes de Street Medics qui avec un dévouement admirable ont soigné sur place les blessés : plusieurs de ces soigneurs bénévoles ont eux-mêmes été arrêtés et brutalisés.
La surenchère dans l’équipement militaire ne cesse pas, encouragée par l’amalgame entre le terrorisme salafiste et des formes d’agitation sociale incontrôlables. Un nouveau fusil d’assaut, un casque balistique et un bouclier pare-balle souple viennent s’ajouter à une panoplie déjà bien fournie. Dans les médias, cela donne ce genre de discours : “Depuis 2013, les CRS réfléchissent à la riposte si des émeutiers ou des manifestants les visent avec des armes à feu. Avec la menace terroriste notamment, des risques de tueries de masse, le plan de formation s’est accéléré. Avant l’Euro 2016, 1500 CRS seront opérationnels (…) Lors des émeutes urbaines de Villiers-le-Bel, en 2007, ils avaient essuyé des tirs de fusil de chasse, sans pouvoir se défendre à armes égales”… Ce que la police et les médias considèrent comme l’arme “égale” à un simple fusil de chasse tirant de la chevrotine, c’est en l’occurrence une arme de guerre, le fusil d’assaut HK G36, qui va équiper les CRS mais aussi la BAC… muni d’un chargeur de 30 cartouches, mais pouvant en recevoir une centaine pour tirer en mode mitrailleuse (il est utilisé au Mexique et au Brésil par les polices fédérales).
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L’agitation du printemps 2016 est donc partie de presque rien —l’insatisfaction grandissante dans plusieurs secteurs de la société française. La période estivale (juillet/août) qui est celle des congés payés entraîne fatalement une suspension des luttes mais il est bien possible que l’agitation recommence dès la rentrée de septembre. Un cégétiste de base a bien résumé le point décisif en parlant de “guérilla sur le long terme” : un harcélement répété, qui ménage des respirations dans le temps de lutte, peut s’avérer bien plus fécond qu’un choc frontal. Et nous serions enclins à risquer l’hypothèse suivante : la grève générale, que d’aucuns voyaient comme l’horizon premier et incontournable de la lutte, et qui bien souvent n’a abouti qu’à un épuisement des ressources jusqu’à ce que les syndicats appellent à la reprise du travail —en prétendant que “la lutte continue sous d’autres formes” alors que les grévistes sont au bout du rouleau—, cette grève générale arriverait peut-être, à l’inverse de 1968, comme conséquence du moment politique et non comme sa cause.
Au demeurant, il est intéressant de noter que dans l’agitation en cours, les travailleurs en lutte n’ont pas formulé de cahiers de revendications, ils se sont contenté d’exiger le retrait de la loi El Khomri. Certains, qui avaient déjà des motifs de se mettre en grève auparavant (notamment les cheminots) en ont simplement profité pour ajouter cette exigence à leurs revendications initiales. A quoi s’ajoutent des grèves locales comme celle de l’usine Bosch, à Vénissieux, en grève du 26 avril au 11 mai contre la fermeture annoncée du site. D’autres se sont appuyés sur l’agitation en cours comme ces ouvriers d’Ascométal, à Fos-sur-mer, qui se sont mis en grève début juillet contre le licenciement d’un des leurs, soi-disant surpris par son contremaître en train de se rouler un joint, et qui ont bénéficié pour bloquer l’entrée de l’usine de soutiens qu’ils n’auraient probablement pas eu en temps normal —ne serait-ce qu’eu égard à l’isolement géographique de l’usine, entre les haut-fourneaux de Sollac d’un côté et la plaine de la Crau de l’autre, à 50 km de Marseille.
Le problème du syndicalisme, du point de vue d’une critique révolutionnaire, n’est tant pas son manque de combativité. On a vu aussi des syndicats extrêmement combatifs dès qu’il s’agissait de “défendre l’emploi” -sur le Port de Marseille cela s’est vu avec la CGT des dockers, des marins de la SNCM et de la métallurgie navale, capables d’assumer un affrontement de grande intensité mais qui restaient soigneusement enfermés dans cet espace, sans aucune communication avec le reste de la ville. C’est le statut du travailleur qui commande la lutte syndicale, non l’espace social et urbain auquel ce même travailleur appartient. Et l’on ne peut renverser un rapport social en restant enfermé dans un statut.
Poser le travail vivant comme une puissance autonome face au capital, tel aura été l’horizon du mouvement ouvrier pendant un siècle. Or le travail tel qu’il existe depuis la grande domestication industrielle (que les économistes osent appeler “révolution”) n’est que la condition d’existence du capital. La subordination du travail au capital n’est pas un malheur infligé au travail par le capital —même si c’est un malheur pour les gens condamnés au travail, condamnés à l’esclavage salarié. Le travail n’existe que subordonné au capital —sinon, c’est de l’activité, et non du travail. Cette opposition du travail et du capital, figée et théorisée par les différents courants révolutionnaires du XIXe siècle, a relégué de fait l’élément subjectif, celui du refus du travail, à la clandestinité. Dans cette perspective, aucun devenir n’était envisageable : les luttes ouvrières pouvaient être victorieuses sur le court terme, à long terme le capital regagnait largement ses positions en reconfigurant les termes de l’opposition de sorte que le travailleur soit toujours plus dépendant et plus assujetti aux dispositifs mis en place par l’ingénierie capitaliste.
Ce que nous connaissons sous le nom de travail n’est pas une réalité ancestrale, que le capital aurait aliéné : c’est quelque chose qui nous a été imposé avec l’avènement du capitalisme. Celui-ci ne peut se reproduire que dans la seule mesure où il réussit à imposer le travail salarié comme horizon général de la vie. C’est ce que beaucoup de jeunes du cortège de tête rejettent, des banderoles et plus encore des tags le disent clairement et poétiquement : “Le travail est cassé, jetons-le !”, “Burn-out général”, “Le travail est la pire des polices”, “N’aménageons pas le travail, généralisons la paresse !”, “Ni loi, ni travail” disaient des banderoles dans les cortèges de tête, sans oublier le magnifique “Nous sommes de ceux qui font l’amour l’après-midi” ! Ces slogans formulent ouvertement quelque chose d’indicible par ceux qui doivent aller au chagrin —même si un certain nombre de ces jeunes du cortège de tête sont eux-mêmes des travailleurs, précaires pour la plupart. Mais l’articulation entre les grévistes, syndiqués ou non, et ces jeunes (lycéens, étudiants futurs chômeurs, travailleurs précaires), entre des revendications et une aspiration, où et comment se fait-elle ? Les syndicats et la multitude du cortège de tête correspondent à des modes de socialisation différents, sinon antagoniques. D’une part la socialisation par le travail, par un statut de travailleur garanti, qui recouvre encore beaucoup de monde malgré la précarisation galopante, tandis qu’à l’avant du cortège une zone d’incertitude s’ouvre qui envisage de façon subjective un dépassement. Le moment où ces deux composantes distinctes convergeraient vers un même point de fixation serait véritablement politique. Il est permis de penser que cet horizon d’attente n’est pas absent des cortèges syndicaux —sinon, pourquoi tant de syndiqués remonteraient dans un cortège de tête qui affiche de tels slogans ?
S’il est bien évident que l’enjeu de cette agitation dépasse la loi El Khomri, celle-ci permettait de remettre la question du travail sur le tapis. Après tout, une telle loi ne fait que sanctionner la perte de sens social du travail. Pendant longtemps, à l’intérieur d’un régime global d’exploitation le travail constituait quand même la forme de socialisation et de légitimation individuelle majeure. A un tel degré de précarisation, de flexibilité et de mobilité le travail n’offre même plus cela. Sans parler de l’objet même de ce travail, de plus en plus absurde -fabriquer des hamburgers chez Mac Do, bosser comme vigile dans une agence de sécurité ou empiler des fringues dans une boutique H&M…
Contrairement aux ouvriers des chaînes de montage de l’époque fordiste, dont la révolte se socialisait dans l’espace de l’usine, la révolte des jeunes précaires et chômeurs-à-vie est en quelque sorte suspendue dans un vide social. Et si le rapport à la nécessité de l’argent constitue l’élément commun à tous ceux qui se trouvent contraints au salariat sous ses diverses formes —ou bien à l’indigence—, qu’est-ce qui va opérer une communisation dans la lutte ? Autrement dit : comment cette contrainte va-t-elle se trouver communisée ? Il ne s’agit pas seulement, comme le dit plaisamment un groupe de camarades toulousains, d’exiger ’des thunes en attendant le communisme’ (après tout, c’est ce qu’ont fait les piqueteros argentins et les Kirchner ont su les neutraliser en redistribuant de l’argent) mais de donner consistance au refus du travail en expérimentant des formes d’activités qui ne soient pas soumises à l’impératif de la valorisation.
Le plus significatif est qu’à Nuit Debout, pourtant issu des manifs contre la loi travail, il n’y eut quasiment pas de débat sur la question du travail ! Des interventions à n’en plus finir sur d’innombrables “question de société” mais pratiquement rien sur une question aussi fondamentale que celle du travail, ou plus précisément de la critique du travail. Laquelle est aussi bien critique de la séparation et de la hiérarchisation entre travail manuel et travail intellectuel. Ce qui passerait entre autres par le fait de renoncer à faire parler les intellectuels en tant que tels, à partir de la position spécialisée et privilégiée qu’ils occupent dans la société ; et de cultiver le doute sur tout discours qui se construit et se déploie à partir de cette position. Nuit Debout, loin de remettre en cause le statut de l’intellectuel, lui conférait une position dominante au sein de l’agitation en cours —deux minutes les temps d’intervention moyen d’un inconnu, des interventions sans fin pour les personnalités intellectuelles reconnues. La critique du travail serait d’abord une critique de la division dominante du travail.
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Si la contrainte qui pèse sur le travailleur s’exprime abstraitement, comme résultante de rapports sociaux impersonnels —la nécessité de l’argent, qui le contraint en silence à l’esclavage salarié— elle s’exerce cependant dans son travail selon des modalités bien concrètes. Il est donc vain de dire que la vraie lutte commencerait au-delà de toute revendication particulière. La question est plutôt : en quoi une revendication commune peut-elle ouvrir un champ conflictuel, et comment, portée à un certain point d’incandescence peut-elle entraîner une crise du pouvoir et se convertir ainsi en moment politique ? Marx avait montré en son temps, avec un talent inégalable, comment la lutte des classes latente en France débouchait sur l’insurrection en profitant des phases de crise politique —le printemps 1848, l’hiver 1870. La condition première est donc que l’agitation actuelle arrive déjà à s’inscrire dans la durée.
Le capital imprime au travail un double caractère : au travail concret de l’exécutant fait face la toute-puissance du travail abstrait, qui détermine le contenu et la forme du travail concret. “En fait, le travail qui est ainsi mesuré par le temps, n’apparaît pas comme le travail d’individus différents, mais les différents individus qui travaillent apparaissent bien plutôt comme de simples organes du travail” [11]. Le syndicalisme se déploie dans le champ du travail concret, mais ce travail —qui n’est certes pas le travail libre et plus ou moins créatif de l’artisan de jadis mais celui, répétitif et usant, de l’ouvrier exploité— n’a lui-même aucune consistance face au travail abstrait. Ce qui est bien exprimé par le contenu de la loi El Khomri. Que devient die beruf quand le travail vivant est à ce point mortifié ? Qui peut encore croire encore à l’épanouissement par le travail après les soixante suicides chez France Telecom entre 2006 et 2009 ?!
Cette crise du travail fait que les syndicats peuvent de plus en plus difficilement assumer la fonction qui fut historiquement la leur, celle de négocier le prix de la force de travail, réduits à le faire à partir d’une position d’arrière-garde, à savoir “la défense de l’emploi” —en plus du fait que le champ ainsi délimité entre aussi en contradiction violente avec des exigences éthiques et écologiques élémentaires : pour une CGT Vinci qui accepte de condamner le projet d’aéroport de Notre-Dame-des-Landes, combien de sections CGT qui défendent l’emploi dans les usines fabriquant et exportant du matériel militaire, sans même parler de la position pro-nucléaire de la CGT Énergie…
La CFDT assume la crise du travail, dans une perspective qui n’a certes rien de révolutionnaire : une bonne partie de la loi El Khomri répond aux orientations de ce syndicat cogestionnaire. Mais que ce soit la CFDT ou inversement la CGT, FO et SUD, les syndicats raisonnent, chacun à leur manière, dans une perspective qui maintiendrait la centralité du travail. Et cela alors que la part du travail vivant dans la production de valeur ne cesse de s’amenuiser en proportion inverse de la part du travail mort (la pensée matérialisée dans l’appareillage technologique, toute l’ingénierie capitaliste en fait). Que 6,5 millions de chômeurs soient comptabilisés dans le sixième pays riche du monde ne laisse planer aucun doute là-dessus. Mais tandis que le travail vivant voit son rôle effectif relativisé au sein de la fabrique globale, il continue d’être posé comme un absolu dans la morale dominante, i.e dans l’économie et dans le discours politique qu’elle dicte. Ces axiomes que sont “l’emploi” et la “croissance” fonctionnent en binôme, chacun convoquant l’autre pour former un discours circulaire clôturant le champ du questionnement, et qui se traduit sur le mode de l’injonction moraliste : par exemple le slogan de la campagne présidentielle de Sarkozy en 2007, “travailler plus pour gagner plus”, ou plus récemment les insolences de son homologue Emmanuel Macron qui, drapé dans ses costards de luxe, va faire la morale aux ouvriers si mal vêtus… La première fonction politique de l’économie, qui certes ne date pas d’hier, est de dresser les gens dans la morale du travail.
Les syndicats, quant à eux, se retrouvent de plus en plus décalés par rapport à l’évolution du salariat : non seulement ils ne regroupent qu’une partie des salariés garantis, mais ils ne correspondent qu’à cette figure du salariat —qu’on pourrait désigner comme la partie fixe du capital variable. Environ 85% des contrats de travail actuellement signés en France sont des CDD, de courte durée pour la plupart : les grandes mobilisations syndicales ignorent de fait tout ce salariat flottant. A quoi s’ajoute le poids du travail non déclaré dans des secteurs aussi importants que le bâtiment, l’agriculture et la restauration… Le mouvement des Intermittents du spectacle avait commencé à questionner à propos de cette extension du salariat : “Cela fait maintenant un certain temps que ce qui était d’antan l’apanage des artistes et techniciens du spectacle, praticiens de l’emploi discontinu (être inventifs, disponibles, flexibles) est ce qui est de plus en plus réclamé à l’ensemble des salariés. Et c’est bien pour les amener à cette docilité enthousiaste à l’emploi précaire, sous-payé et indigne, qu’ont été conçus les accords Unedic (sur l’assurance-chômage)” déclarait voici quelques années la Coordination des Intermittents et Précaires d’Île-de-France.
“Le gouvernement d’une ’population flottante’ requiert des dispositifs de contrôle social, d’où la constitution de nouveaux ’patrons’ tels que l’Unedic, Pôle Emploi, l’État à travers la gestion du RSA. L’assurance chômage n’est pas simplement une institution d’indemnisation et d’aide permettant aux chômeurs de trouver un emploi : c’est aussi un dispositif de constitution, de régulation et de gouvernement d’un marché de l’emploi pauvre et d’une ’population flottante’. On peut dire la même chose de la gestion du RSA par l’Etat et les collectivités locales.”[M.LAZZARATO, Misère de la sociologie, pp.78/79, 2014.
]] Cet angle mort du salariat est de facto abandonné par les syndicats aux dispositifs de gestion étatique, appareils disciplinaires chargés d’exercer un chantage permanent sur les allocataires en vue d’en obliger une partie à accepter des travaux pénibles et mal payés. Et le workfare, importé des USA, annonce des lendemains encore plus difficiles pour beaucoup : les programmes de workfare posent comme principe que les bénéficiaires de l’aide sociale doivent travailler bénévolement pour toucher une allocation mensuelle. Plusieurs Conseils généraux ont d’ores et déjà décidé de conditionner le versement du RSA au fait d’effectuer des heures de travail gratuit au profit de collectivités locales ou d’associations… le retour des workhouses de jadis, mais en milieu ouvert. En outre, le recours au travail gratuit des allocataires contribuera à aggraver les conditions de travail de nombreux salariés en leur faisant concurrence à des coûts imbattables !
Les habitants des banlieues pauvres sont évidemment encore plus abandonnés à ces dispositifs, et l’assistance sociale soupçonneuse va de pair avec la surveillance policière. Exposés à la précarité, aux boulots temporaires et sous-payés ou à la prison, il est clair que tous ces gens qui auraient d’excellentes raisons de se manifester n’ont guère la possibilité de le faire dans le cadre syndical. Ce n’est pas le mantra d’une “convergence des luttes” qui incitera les relégués des banlieues à entrer dans la danse. D’autant qu’un facteur clairement contre-révolutionnaire joue contre celle-ci dans beaucoup de banlieues, à savoir le clientélisme, notamment associatif [12]. Mais celui-ci pourrait aussi entrer en crise, dans une période où les ressources à distribuer se raréfient —aujourd’hui, les élus en sont à accorder des emplois précaires à temps partiel payés quelques centaines d’euros par mois comme une faveur… Dans les banlieues pauvres du pays la question sociale se pose d’emblée à un tout autre niveau que celui posé par les syndicats ou par Nuit Debout —ou par certains anars et autonomes monomaniaques…
Si le travail demeure la référence dans les discours des politiciens et des économistes, il l’est aussi pour les syndicats puisque c’est la base de leur existence. Or la seule et unique chose qui identifie les prolétaires en tant que tel à présent, c’est le rapport à la nécessité de l’argent : autrement dit quelque chose qui est d’abord vécu sur le mode du manque. C’est cette nécessité qui est commune à tous —alors que les capitalistes ne connaissent l’argent que sous l’exact contraire du manque, comme capital. D’aucuns ont cru répondre à cette contradiction entre la nécessité de l’argent et le statut de travailleur en proposant d’instaurer un salaire social, un revenu garanti par un nouvel État-providence (cf. les élucubrations du stalinien recyclé Bernard Friot, entre autres). Nous n’entrerons même pas dans les discussions oiseuses pour savoir comment serait prélevé puis distribué un tel revenu, puisque nous pensons qu’il s’agit tout au contraire de définir un champ qui échappe à l’emprise du discours économique et où l’on cesserait de penser en terme d’emploi et de revenu pour penser en terme de mise en commun directe des ressources. Cela ne sortira pas de la tête d’un économiste, fût-il atterré, mais de la multiplication d’actions directes. Autant le dire clairement, cela se fera en toute illégalité, au détriment des entreprises et de l’État. Pour prendre un exemple dans la récente agitation, des actions comme celles des employés d’EDF qui, dans plusieurs départements, ont basculé les compteurs en heures creuses, vont dans ce sens.
Un tel champ ne peut certainement pas se concevoir à travers une position de surplomb. Il n’y a qu’un universitaire qui n’a jamais été au chagrin pour dire que revendiquer c’est déjà se soumettre… “Si la classe ouvrière lâchait pied dans son conflit quotidien avec le capital, elle se priverait certainement elle-même de la possibilité d’entreprendre tel ou tel mouvement de plus grande envergure.” [13] La conflictualité propre à l’opposition travail/capital n’est que l’état normal de la société, qui a conduit la bourgeoisie et ses gouvernants à reconnaître la nécessité d’avoir un interlocuteur syndical pour rendre le conflit négociable. Mais il est clair que cette régulation est entrée en crise. Les dirigeants de Air France avec leurs chemises déchirées et les cadres de Goodyear séquestrés en ont fait l’expérience cuisante : des délégués syndicaux ont participé à ces actions violentes, et ont été condamnés pour cela…
Les luttes sur les lieux de travail sont forcément revendicatives puisque c’est dans un champ de tension bien déterminé entre le travail et le capital qu’elles surgissent ; mais des intensités s’y exercent qui vont au-delà —ne serait-ce que le plaisir de fermer sa gueule au petit chef par exemple. Quand elles se généralisent et qu’elles sortent de l’entreprise, elles entraînent un déplacement du conflit vers ce que nous appelons un moment politique : elles basculent alors dans une dynamique qui n’est plus celle de la revendication mais de l’auto-organisation —non l’auto-gestion, qui demeure enfermée dans la logique de l’entreprise et du marché, mais la communisation des ressources. Cela s’est vu dernièrement dans plusieurs pays d’Amérique latine, de l’Argentine au Mexique en passant par la Bolivie. C’est là qu’il faut s’inspirer.
Nous avons vu des prémisses à la constitution d’un tel champ dans l’Italie des années 1970 où la séparation entre l’espace de l’usine et celui de la métropole tombait sous le coup des luttes autonomes. Plus récemment dans l’Argentine des années 2000 où le mouvement des chômeurs avait atteint une puissance véritablement politique : quand il s’agissait de défendre les usines occupées contre une expulsion, c’étaient les chômeurs organisés qui fournissaient le gros des troupes, inversant la relation entre travailleurs et chômeurs qui fait habituellement de ceux-ci les parents pauvres de la lutte. Quand dans un quartier de Buenos Aires les chômeurs constituent la principale force capable de soutenir les travailleurs, le champ de socialisation est tel qu’il déborde les murs de l’entreprise. On pense aussi à des formes de solidarité inédites expérimentées en Andalousie, et pas seulement à Marinaleda mais aussi dans ces quartiers de Cadiz où ceux qui ont un travail partagent leur salaire avec les voisins chômeurs chacun son tour. La perspective serait de construire un champ de relations qui sorte du cadre de l’entreprise (pour les travailleurs) et de l’assistance sociale policière (pour les sans-emploi). Comme préalable à un détournement social des ressources techniques que le moment politique (i.e la vacance du pouvoir) autoriserait. Il ne s’agit pas seulement d’expériences pratiques mais aussi bien d’un champ de réflexion. Bref, d’une communisation expérimentale.
Le fait qu’il existe des luttes importantes en dehors du champ syndical va dans le sens d’une telle ouverture : nul n’ignore le rôle de la ZAD de Notre-Dame-de-Landes, dans l’Ouest, sur les dynamiques nantaises et rennaises ces derniers mois. De même la question des réfugiés, notamment de Syrie : l’expulsion violente des campements de Calais, où l’on a vu les groupes fascistes aider les CRS, quelque temps avant le début de l’agitation, a contribué à accroître le ressentiment contre ce gouvernement. On a vu à Paris durant l’agitation du printemps plusieurs actions de solidarité, le soutien actif au campement de la place Stalingrad allant jusqu’à l’ouverture d’un collège abandonné pour y recevoir des migrants. Et il est notable que le MILI se soit constitué lors de mobilisation contre l’expulsion d’une lycéenne Rrom il y a quelques années.
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“Ce n’est pas la manif qui déborde, c’est le débordement qui se manifeste” pouvait-on lire sur les murs en ce printemps 2016… Les camarades du MILI définissent bien l’amorce d’un moment politique : “Juste l’envie de créer les conditions d’un truc qui nous déborde, pas de contrôler quelque chose”. Nous ne faisons pas de politique, ce que nous faisons est, par moment, politique : ce moment où un accroissement de puissance collective est susceptible de faire disjoncter le pouvoir étatique.
Le pouvoir étatique se fonde sur deux pôles qui doivent toujours rester en tension, celui de l’ordre juridique et celui de l’ordre disciplinaire. Le premier se présente comme le pôle positif, qui assure protection, le second comme le pôle négatif, qui inflige punition. Quand ces deux pôles cessent d’être en tension, sous l’effet d’une agitation incontrôlable, la dynamique du pouvoir entre en crise. Les prémisses en sont actuellement perceptibles. D’une part, nous voyons que le pôle juridique du pouvoir, qui est aussi celui qui le légitime, se trouve de plus en plus affaibli (par exemple, le droit du travail est désormais relégué à l’arrière-plan) et selon des procédés expéditifs (la représentation nationale court-circuitée par le recours au 49.3). Notre propos n’est pas ici de défendre le code du travail, qui ne fait que réguler l’exploitation, et pas davantage de défendre le pseudo-débat parlementaire, qui ne fait que mettre en scène le spectacle de la politique ; nous observons seulement que la gouvernance commence à passer outre à tout ce dispositif de légitimation et de régulation qui constitue la sphère du Droit civil et politique —jusqu’au Droit pénal qui se trouve bousculé par les dispositions anti-terroristes ! D’autre part, nous voyons le pôle disciplinaire, qui est aussi celui qui réprime, s’emballer avec l’explosion d’une violence policière sans précédent et la mise en place inexorable d’un état d’exception dans tout le pays. La gouvernance agit désormais dans une urgence qui sent la fin de règne.
L’échéance politique à ne pas manquer sera d’organiser la démotivation électorale à l’approche des élections présidentielles puis législatives de 2017 : il ne saurait être question d’endurer passivement deux trimestres de campagne présidentielle. S’inspirer au contraire de la Otra Campaña que les camarades zapatistes ont organisée au Mexique en 2006 : que partout dans le pays des gens en train de s’organiser puissent débattre de leurs expériences respectives, laissant l’indignation aux impuissants.
Car l’indignation, elle, trouve toujours une chambre d’écho électorale, ainsi Ruffin déclare maintenant à qui veut l’entendre que “Nuit Debout c’est fini” : “A présent ce qui compte c’est de gagner les élections présidentielles de 2017”, autrement dit à faire campagne pour l’apparatchik Mélenchon. Ce qui aura l’avantage de placer clairement de telles gens, avec leur rhétorique souverainiste et productiviste, dans le camp de l’ennemi. Quant au Parti Socialiste, il en est réduit à annuler son “université d’été” annoncée à Nantes fin août, de crainte de subir la vindicte prolétaire dans une ville qui s’est montrée singulièrement agitée durant tout le printemps…
Sur sa droite, le gouvernement est dénoncé pour son incapacité à stopper l’agitation et ramener l’ordre —bien que la droite puisse difficilement faire de la surenchère, Hollande s’étant avéré encore pire que Sarkozy en matière de répression. Quand à l’extrême-droite, qui a tissé des lauriers à Hollande pour sa politique belliqueuse depuis les attentats, elle n’a pas vocation à exercer le pouvoir : elle a, de fait, déjà amplement rempli sa fonction dans le spectacle de la politique. De son côté le PS pourra difficilement récupérer des votes en jouant, comme il le fait depuis trente ans, sur la peur du Front National : dans un pays où un clone de Pierre Laval est Premier ministre, il est clair que cette fausse opposition ne mobilisera plus. Encore une fois, pour reprendre ce que nous avions écrit il y a dix ans, si la France a évité le fascisme ce n’est pas parce qu’elle serait le pays de la liberté mais parce qu’elle est le pays de l’autorité [14]. La reproduction de l’appareil étatique et disciplinaire est l’essentiel, la couleur de la livrée gouvernementale est accessoire.
Alors que l’état d’urgence est parti pour durer, et que les diverses mesures d’exceptions restreignant le champ des libertés juridiques sont manifestement appelées à constituer la norme pour longtemps, il est clair que la campagne présidentielle de 2017 aura pour objet d’obtenir sur cela le consentement explicite des électeurs-spectateurs. Depuis vingt ans, la “sécurité” est le thème sur lequel s’affrontent les candidats, chacun se posant comme le plus à même de la garantir aux Français. Dans ces conditions, le pays pourrait basculer dans un régime d’exception militaro-policier sans même avoir besoin d’un pseudo-coup d’État comme Erdogan en Turquie… la campagne électorale constituerait en elle-même un tel coup d’État, qu’il suffirait au vainqueur de ratifier sur le plan constitutionnel. Il importe donc de le destituer par avance.
“Continuons le début…”
Alèssi DELL’UMBRIA,
Marseille, juin/juillet 2016.
[1] Le MILI a d’ailleurs changé son nom, s’appellant désormais Mouvement Inter-Luttes Indépendant. Voici leur site : https://miliparis.wordpress.com/.
[2] Lors de la manif du 14 juin, trois flics en civil se trouvaient à la tête du cortège syndical, qui signalaient aux responsables du s.o quand s’arrêter, pour laisser avancer le cortège de tête et l’isoler du reste de la manif. Il est donc clair qu’il y a collaboration directe, sur le terrain, entre les responsables du s.o CGT et la police.
[3] Ferdinand CAZALIS, Nuit Debout, le mois le plus long, CQFD nº 144, mai 2016.
[4] Il faut le lire pour le croire ! « Comment sortir de l’antinomie entre l’improductivité et le retour à l’écurie parlementaire ? La seule réponse à mes yeux est : en se structurant non pour retourner dans les institutions mais pour refaire les institutions. Refaire les institutions, ça veut dire réécrire une Constitution. Et voici alors la deuxième raison pour laquelle la sortie par la Constitution a du sens : le combat contre le capital. Pour en finir avec le salariat comme rapport de chantage, il faut en finir avec la propriété lucrative des moyens de production, or cette propriété est sanctuarisée dans les textes constitutionnels. Pour en finir avec l’empire du capital, qui est un empire constitutionnalisé, il faut refaire une Constitution. Une Constitution qui abolisse la propriété privée des moyens de production et institue la propriété d’usage : les moyens de production appartiennent à ceux qui s’en servent et qui s’en serviront pour autre chose que la valorisation d’un capital. » Lordon croit qu’il suffit d’abolir la propriété privée des moyens de production pour en finir avec le capital, il n’a donc rien appris de l’expérience du capitalisme d’État, en URSS ou ailleurs… mais son idéalisme naïf atteint des sommets : l’expropriation du capital décrétée constitutionnellement ! Il suffisait de refaire la Constitution pour réaliser l’abolition du salariat, et en plus ça peut se faire via des forums internet, sans avoir à descendre dans la rue comme les révolutionnaires d’antan —de fait, une « assemblée citoyenne numérique et participative » fonctionne depuis la fin juin pour envisager cette refonte de la Constitution entre anciens de Nuit Debout ! Au moins, là, on ne risque plus de finir collé au mur des Fédérés : au pire, l’État n’aura qu’à couper la connexion internet pour dissoudre une si dangereuse assemblée !
[5] K.MARX, Gloses marginales critiques à l’article « Le roi de Prusse et la réforme sociale », Vorwärts !, 1844.
[7] ’Quand tout s’arrête, tout commence’, article de J-P LEVARAY paru dans CQFD de juin 2016, nº144. Levaray a travaillé toute sa vie comme ouvrier dans une usine de produits chimiques de Rouen, et il a raconté cette expérience dans plusieurs livres qu’il faut absolument lire, à commencer par « Putain d’usine ! ».
[8] Ces deux politiciens ont en outre en commun d’être viscéralement pro-sionistes, ce qui n’est pas innocent dans un pays où une grande partie des classes dangereuses est de culture, sinon de confession, musulmane. Ce qui signifie un alignement inconditionnel sur l’impérialisme US, sur ses choix militaires avec les conséquences qu’ils impliquent, et sur la théorie du « choc des civilisations » qui prétend justifier de tels choix —choc dans lequel évidemment Israel est posé comme un allié privilégié. Ce pro-sionisme actif a contribué à nourrir le terrorisme salafiste en France, justifiant en retour un état d’urgence et des législations pire que le Patriot Act. Il n’obéit donc pas seulement à un impératif de politique extérieure, mais aussi intérieure : ces deux versants de l’État tendent en fait à se confondre dans la même logique.
[9] Plusieurs personnes se trouvent emprisonnées sous l’accusation d’association de malfaiteurs pour l’incendie d’un véhicule de police à Paris en marge du rassemblement policier organisé par Alliance le 18 mai. A Rennes, une vingtaine de personnes qui avaient tenté de saboter des distributeurs de tickets du métro lors d’une manif ont été arrêtées et inculpées sous ce même motif. Rappelons aussi que dans l’affaire de Tarnac, qui remonte à novembre 2008, le juge d’instruction en charge du dossier avait fini par renoncer à cette qualification si grotesque de terrorisme vu la nature des faits reprochés : mais en pleine agitation sociale, en mai 2016, le ministère publique, émanation directe du gouvernement, a fait appel de cette décision en saisissant la cour de cassation. Quelques jours avant, Manuel Valls, dénonçant les violences émaillant les cortèges de tête, en attribuait publiquement la responsabilité aux « amis de Julien Coupat, tous ces gens qui n’aiment pas la démocratie » (Julien Coupat est l’un des inculpés de Tarnac, auxquels la police avait imputé la rédaction du livre ’L’insurrection qui vient’).
[10] Le 1er mai était jadis la fête des travailleurs, souvent marquée par des affrontements avec les flics. Elle fut d’abord légalisée par le régime de Vichy, puis par la IVº République en 1947, et devint la fête du Travail, ce qui n’est pas la même chose… Depuis 1968, c’est l’occasion d’un grand défilé intersyndical parfaitement institutionnalisé. L’intervention de la police lors de ce 1er mai 2016 indique bien que le château brûle…
[11] K.MARX, Fondements de la critique de l’économie politique.
[12] Ainsi il se dit que l’échec de Nuit Debout dans la cité HLM des Flamants à Marseille aurait aussi été lié à une campagne de désinformation menée par quelques personnes de la cité liées à des élus, qui avaient tout intérêt à discréditer une telle initiative en savonnant la planche à ceux des Flamants qui avaient décidé de l’accueillir.
[13] K.MARX, Salaire, prix et profit.
[14] Cf. ’C’est de la racaille ? eh bien j’en suis !’, ed. L’Échappée 2006, réed augmentée sous le titre ’La rage et la révolte’, Agone 2009. Vu que le terme de fascisme est employé à tout bout de champ et à toutes les sauces par la gauche et l’extrême-gauche, rappellons que les régimes fascistes se caractérisaient par des orientations clairement antilibérales, protectionnistes et corporatistes, ce qui ne correspond au programme d’aucun parti actuellement, même si le Front National de Marine Le Pen et le Parti de Gauche de Jean-Luc Mélenchon prônent un retour aux frontières commerciales de jadis et un retour au franc. Le fascisme avait le culte de l’autorité, pour autant tout ce qui est autoritaire n’est pas du fascisme -le stalinisme par exemple, ou la démocratie made in US.
Lu sur le blog https://lundi.am/remarques-sur-l-agitation-sociale-en-france
Ou est la version á espagnol de cette texte ?
Il n’y en a pas pour le moment, à notre connaissance….