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“Gilets jaunes, (ba-)taille unique”

Traduction d’un texte paru sur le site « commune »

Gilets jaunes, (ba-)taille unique

Le gilet jaune a bon dos : il va au pire comme au meilleur. Pourtant, le devenir du mouvement, et de bien d’autres choses, se jouera dans les rues, et non dans les discours d’une gauche médusée.

Au cours des semaines qui ont précédé le premier jour d’action du mouvement des gilets jaunes (GJ), le 17 novembre, le sujet brillait par son absence dans les conversations entre mes camarades de la gauche antiautoritaire, alors que nous sommes généralement assaillis d’informations lorsque des mobilisations comme celles-ci se préparent. Une pétition contre la hausse des taxes sur les carburants décidée par le président Macron avait déjà recueilli des centaines de milliers de signatures. Le chauffeur de poids lourds, Eric Drouet, avait lancé un événement sur Facebook, une journée nationale de blocages routiers contre la hausse, qui avait largement été relayé. Et pourtant, fin novembre, on ne trouvait quasiment pas de mention des « gilets jaunes » dans les fils d’information, les listes de diffusion ou les groupes de discussion auxquels je participe, généralement frappé d’effervescence rhétorique quand une grève ou une manif se profile. Inutile de dire notre surprise lorsque des centaines de milliers de gens se mirent à bloquer des routes le 17 novembre.

C’est précisément parce que les GJ sont sortis de nulle part, ou ont du moins débarqué d’une galaxie bien éloignée des mots d’ordre et des sermons de gauche, que certains parmi les radicaux sont demeurés sceptiques, voire hostiles face à la tournure que prenaient les événements. La résistance à l’impôt ne colle pas bien avec le répertoire des revendications de la gauche radicale, et s’elle n’y figure pas, il faut lui trouver une autre étiquette politique : populiste, réac, fasciste, etc. Est-ce qu’on a pas entendu quelques GJ proférer des injures sexistes ou racistes ? D’autres n’ont-ils pas livré des migrants sans papiers à la police ? Est-ce qu’il ne s’agissait pas d’une large coalition réactionnaire de prolétaires en cheville avec la classe moyenne et avec les capitalistes de tout poil ?

De nombreux radicaux antiautoritaires furent amenés à revoir leur jugement lorsque La Réunion fut le théâtre d’importantes émeutes visant la police pendant plusieurs jours : les Réunionnais érigèrent des barricades sur les routes de l’île pour protester contre les augmentations de taxes, exigeant une vie affranchie de la précarité, des salaires de misère et des biens d’importation hors de prix. L’économie de l’île fut presque entièrement paralysée quand les raffineries de sucre, les dépôts de carburant, le port de commerce, l’aéroport et les supermarchés se retrouvèrent bloqués. En métropole, à partir du 20 novembre, les blocages s’étendirent alors aux raffineries aux dépôts de carburant, ainsi qu’aux terminaux pétroliers. Quatre jours plus tard, des milliers de manifestants défilaient dans tout le pays, alors que des affrontements éclataient dans les beaux quartiers qui entourent l’Arc de triomphe. Le gouvernement et la presse bourgeoise cherchaient à tout prix à désigner des responsables de ces émeutes chez les extrémistes de droite ou chez les fascistes, mais les participants de ces événements ne se laissèrent pas facilement assigner à de telles catégories. Il est vrai que huit « porte-parole officiels » des GJ, dont certains avaient des liens plus ou moins formels avec la droite, furent élus, mais l’immense majorité du mouvement les rejeta immédiatement. Les porte-paroles furent conviés à se rendre à Matignon le 30 novembre, mais seuls deux d’entre eux se rendirent à l’invitation ; l’un d’entre eux refusa de décliner son identité à cause de toutes les menaces qu’il avait reçues de la part d’autres GJ.

Puis le 1er décembre, une machine de guerre improvisée, armée jusqu’aux dents avec tout ce qui lui était tombé sous la main, à la maison ou le long des Champs-Élysées (y compris des panneaux routiers et des boules de pétanque), mit le siège devant l’Arc de triomphe et les boulevards environnants, contraignant les flics à la retraite et faisant passer, en comparaison, toutes les actions des black blocks français pour de paisibles escarmouches échiquéennes. Les GJ pillèrent les quartiers commerçants chics des 8e et 9e arrondissements, au cœur de la capitale, sabrant le champagne devant les façades éventrées des banques. En dépit d’une intervention réussie des antifascistes, on vit surnager au-dessus du chaos drapeaux français et croix celtiques brandis par les participants, signes, selon ses adversaires bornés, du caractère intrinsèquement droitier ou fasciste de l’affaire. Dans les jours qui suivirent, les salles d’audience parisiennes virent défiler des centaines de GJ arrêtés au cours des émeutes et placés en comparution immédiate. Il s’avéra que nombre de manifestants condamnés étaient des précaires ou des salariés modestes qui n’avaient jamais pris part à une manifestation parisienne auparavant.

Même si les rassemblements des GJ du 8, 15 et 22 furent moins violents, les bloqueurs ne baissèrent pas les bras et des grèves se multiplièrent pendant les deux dernières semaines de décembre, en particulier dans les lycées des zones les plus pauvres du pays. Les lycéens protestaient contre la réforme éducative introduite par Macron, qui doit déboucher sur des réductions de personnel enseignant, une spécialisation et une individualisation de l’épreuve du baccalauréat, ainsi que l’introduction de nouveaux critères de sélection pour l’entrée à l’université. Le 6 décembre, à Mantes-la-Jolie, une banlieue principalement prolétaire et racialisée à l’ouest de Paris, théâtre de plusieurs épisodes émeutiers suite à des meurtres commis par la police, des lycéens qui manifestaient furent arrêtés par la police et contraints de rester à genoux sur le sol, mains derrière la tête, pendant plusieurs heures. Le flic qui avait filmé et tweeté la scène ne s’attendait probablement pas à ce que cette posture soit reproduite par les GJ dans tout le pays, en signe de solidarité avec les lycéens.

Alors qu’au sein de la gauche radicale on a pu se tenir à distance des GJ (pour s’en dissocier ou juste pour les imiter), les gens extérieurs à ces réseaux ont été dès le départ plus réceptifs. Le premier à m’avoir mis à la puce à l’oreille au sujet des GJ fut un ami marocain. Chaque fois que je parlais de questions politiques en France, il me rappelait qu’il n’était venu en France que pour une seule raison : être salarié chez TNT. « Je suis là pour faire du fric, c’est tout. » Face à la hausse des taxes sur les carburants, la réaction de mon ami fut tout à coup différente. Il me fit suivre une petite vidéo sur le 25 octobre. On y voyait Ghislain Coutard, technicien mécanicien à Narbonne. Depuis son camion, les mains sur le volant, il appelait tout le monde à descendre dans la rue le 17 novembre, muni de leur gilet jaune réglementaire. En guise de références politiques explicites, il évoque dans son discours de motivation la liesse populaire massive lorsque l’équipe de France a remporté la Coupe du monde en 1998 et 2018. C’était alors le moment de « montrer qu’il y a pas que le foot qui rassemble », parce que « pour le gasoil, pour les taxes, pour tout, pour tout, on se fait enculer de partout ». Mon ami ajoutait le commentaire suivant : « Pas con, ça ». Le temps que j’en prenne connaissance, cette vidéo avait déjà suscité l’engouement. C’est de là que vient l’idée du gilet jaune, qui allait devenir le symbole de nombreux blocages, rassemblements, manifestations et émeutes à venir.

Comme l’a remarqué très tôt le démographe Hervé Le Bras, la majeure partie des GJ qui manifestèrent et bloquèrent les routes et les péages le 17 et le 24 novembre étaient issus de zones rurales à faible densité de population, comme Coutard. Ces régions, depuis les Ardennes dans le nord au Pays basque au sud, sont en déshérence de services publics. La voiture y est bien plus qu’un moyen de transport. Elle sert de lien avec le reste de la société. Il n’est pas surprenant, donc, que ceux qui ont besoin de leur voiture diesel dès qu’ils veulent se rendre quelque part perçoivent les hausses de taxes sur les carburants comme une exclusion sociale croissante. On a vu à Paris des manifestants porteurs de gilets couverts d’inscriptions exprimant la difficulté quotidienne qu’il y a à dépendre de leur voiture et, indirectement, leur vulnérabilité face aux fluctuations du prix du pétrole. Pour eux, les arguments écologiques du gouvernement Macron en faveur des hausses de taxes prennent des allures de mauvaise blague, étant donné que les voitures électriques les plus abordables se vendent à 10 fois le salaire minimum. Avec de telles contraintes, il n’est pas surprenant que les GJ soient d’abord apparus comme un mouvement d’abonnés à la pompe à essence.

Le Monde a publié une étude sociologique provisoire du mouvement le 11 décembre, estimant que les employés représentaient 33 % des manifestants, dont moins de la moitié étaient des ouvriers. C’était prévisible, quand on sait que les tendances à long terme, telles que la désindustrialisation et la hausse du chômage et de la précarité dont elle s’accompagne, sans parler des récentes réformes du droit du travail, sont venues saper une bonne partie des liens qui unissaient traditionnellement les travailleurs en tant que tels. La syndicalisation a par exemple connu un net recul. De nombreux GJ sont allés jusqu’à rejeter toute participation des organisations syndicales dans leurs manifestations et leurs rassemblements. Je n’ai pas vu plus d’une poignée de personnes arborant des autocollants syndicaux sur leur gilet jaune au cours des dernières semaines à Paris. Les GJ se sont au départ coalisés en redécouvrant leur dépendance matérielle commune, non pas vis-à-vis de leurs salaires, mais de l’achat de carburant, ce qui constituait l’alpha et l’oméga de la vidéo de Coutard.

De la même façon, les participants au mouvement n’ont pas eu recours aux symboles du xxe siècle (hérités des mouvements ouvriers, de la Résistance), ni à ceux du xixe (les grands soulèvements populaires de 1848 ou de la Commune). Il font au contraire référence en permanence à la Révolution française. On a vu fleurir de nombreux graffitis « 1789 » après le passage des rassemblements et des manifestations, dans lequel La Marseillaise sert de principale bande-son. Les GJ l’entonnent spontanément à tout propos, qu’il s’agisse d’inciter les CRS à les rejoindre ou quand ils s’attaquent à des véhicules de police.

Dans la plus pure tradition jacobine, les publications et les déclarations des GJ sur les médias sociaux présentent régulièrement leurs actions comme partie intégrante d’un soulèvement contre la classe politique dans son ensemble. C’est « le peuple » contre « le roi » (Macron). Les GJ font ainsi un retour aux fondamentaux, à ce que tout écolier français apprend à l’école. Pour eux, la référence à l’imaginaire d’une communauté nationale constitue un moyen de passer outre la politique parlementaire, ses clivages et ses affrontements internes permanents. Nombre de GJ refusent les formes établies de la gestion politique. Ils s’identifient comme citoyens moyens, unis par leur appartenance commune à la République française.

Cette forme d’anonymat politique marque une rupture nette avec le cours habituel de la démocratie politique libérale en France. Des gens qu’on entendait pas se font à présent entendre partout. Non seulement les GJ revendiquent le droit à l’expression politique, mais ils occupent et redéfinissent comme espace public chaque endroit qui leur permet de se montrer, se mettant volontairement devant les projecteurs. Il est actuellement impossible de circuler en France et d’emprunter les ronds-points des petites localités ou les rues des principales villes sans croiser des doléances, toutes de jaune parées, sur le prix trop élevé du carburant, des loyers et d’autres produits de première nécessité, par rapport à des salaires et des retraites inadéquates. Pour la première fois, on a vu des femmes prolétaires en livrée jaune évoquer à la télévision, aux heures de grande écoute, l’impossibilité de boucler les fins de mois. Le mouvement est allé au-delà des récriminations de départ de Drouet et Coutard à propos du prix de l’essence. Le gilet jaune est devenu la tenue de toute contestation autonome « d’en-bas » et contre le triste état de ce monde.

A première vue, la non-affiliation des GJ avec l’ordre politique actuel pourrait paraître stimulante, et presque irréprochable. C’est ainsi qu’une partie du milieu radical français a perçu le mouvement. Pour eux, nous assistons à une insurrection contre des conditions d’existence dégradées qui s’affranchissent de toutes les règles établie en matière de partis et de syndicats. Le jugement est correct, dans une certaine mesure. Les GJ ont repris des pratiques qu’on associe généralement au petit monde des anarchistes, comme les affrontements avec la police, l’érection de barricades et la destruction de bâtiments qui symbolisent l’ordre établi. Parfois, en collaboration avec la gauche radicale, mais principalement de façon autonome, ils ont organisé des blocages de routes et de péages, ainsi que d’un équipementier automobile et, malicieusement, d’une usine de gaz lacrymogène.

Ceci dit, toutes sortes de révolutionnaires antiautoritaires ont de bonnes raisons de modérer leur enthousiasme et d’apporter une contribution plus critique. Comme on l’a dit, le mouvement des GJ repose sur une dépendance commune vis-à-vis du carburant, au départ, puis, plus largement, d’une insécurité matérielle commune. Ces liens organiques et informels composent le fondement même de la non-affiliation politique du mouvement. Ils permettent aux GJ d’exprimer leurs doléances en tant que consommateurs, indépendamment de toute idéologie, qu’elle soit de droite comme de gauche, et de leur condition de travailleurs, de petits patrons ou d’autoentrepreneurs. Jusqu’à présent, pourtant, ces liens ne se sont pas concrétisés dans des formes viables d’auto-organisation permettant une communication et une coopération durables et cohérentes. La plupart des pages Facebook des GJ ressemblent davantage aux forums qui servent de défouloir et de dépotoir. Tout le monde a son mot à dire sur tout et rien, dans une logorrhée sans fin de revendications, de projets et d’objections formulés à la hâte. Au début du mois de décembre, quelques camarades vivant dans des petites villes ont cherché à établir des regroupements formels afin de renforcer les modes d’auto-organisation en voie d’apparition et leur donner une forme plus claire. Ce n’est que très récemment que de plus grandes assemblées générales de GJ ont eu lieu, principalement dans le Sud de la France. Dans la plupart des cas, cependant, les organisateurs comme les participants ont davantage utilisé ces assemblées pour l’élection de représentants que pour s’organiser. Certains GJ ont même salué l’apparition d’élus ou de figures politiques locales lors de ces réunions.

Sachant cela, on voit clairement qu’il n’y a pas lieu de penser que les GJ demeureront politiquement indépendants juste parce qu’ils s’organisent de façon assez anonyme et autonome. Les dernières semaines n’ont laissé apparaître aucun antagonisme clair avec le capital et l’État en tant que tels au sein du mouvement. Bien entendu, on assiste à de nombreux blocages et des émeutes impressionnantes, mais limités dans le temps et l’espace. En outre, les GJ font désormais l’objet d’une lecture symptômale de la part du gouvernement : « Vous n’aimez pas ça ? bon, on va le garder pour plus tard » ; « ça, c’était trop ? bien, on va vous donner un peu plus de ceci ».

Par leur propension à formuler des doléances et les revendications qui vont avec, les GJ pourraient même très clairement indiquer la marche à suivre au gouvernement pour sortir de la crise. C’était déjà perceptible lorsque le Premier ministre, Édouard Philippe, a annoncé un gel — transformé plus tard en annulation — des hausses prévues des taxes sur les carburants. C’est devenu encore plus visible quand Emmanuel Macron s’est adressé à la nation française le 10 décembre, proposant des solutions à certaines doléances des GJ. En particulier, il a promis d’augmenter le smic. Pourtant, comme le fait remarquer le journaliste du Monde diplomatique, Jean-Michel Dumay, dans le numéro de janvier 2019, il n’y aura en fait aucune augmentation. Ceux qui touchaient le salaire minimum en 2019 recevront  20 des 100 euros mensuels promis — qu’ils auraient de toute façon perçus, étant donné les modifications de la fiscalité et les dispositions sur les primes salariales.

Le paradoxe des GJ s’inscrit dans cette dynamique entre revendication et réponse. D’un côté, leur mouvement est auto-organisé, indépendant et non-affilié. De l’autre, dans leurs appels au retrait des réformes prévues ou la démission de Macron, ils ont pour interlocuteur privilégié le gouvernement. L’option de la démission peut paraître révolutionnaire, mais pour l’heure elle ne l’est absolument pas. Les nombreux appels à la démission qu’on retrouve inscrits sur les gilets dans les rues sont trop souvent motivés par la volonté de simplement assister à un changement de personnel. De nombreuses publications des GJ sur les médias sociaux évoquent la nécessité d’un président fort et avisé, soumis à un contrôle populaire accru.

Sous sa forme la plus intransigeante, l’appel à mettre fin au régime macronien constitue une revendication d’une démocratie plus directe reposant sur des référendums réguliers. L’idée est que « le peuple » devrait avoir les moyens de destituer n’importe quel personnage public — le président y compris —, de proposer ou d’abroger n’importe quelle loi et même d’amender la Constitution. D’après ce que j’ai pu constater dans les rues de Paris depuis le 1er décembre, l’appel à un référendum d’initiative citoyenne (RIC) est devenu l’une des principales revendications du mouvement. Les pages Facebook des GJ sont remplies de billets et de mèmes faisant en quelque sorte du RIC la revendication suprême — la revendication qui, si elle était satisfaite, permettrait aux GJ de faire valoir toutes les autres.

Il serait tentant d’opposer cette revendication politique aux revendications sociales pour de meilleures conditions matérielles, et d’analyser le succès du RIC comme une sorte de récupération légaliste-réformiste des GJ. Après tout, le Rassemblement national et la France insoumise ont très vite approuvé l’idée du RIC. Il serait plus réaliste, pourtant, de parler du RIC comme de la forme politique qui a spontanément surgi en adéquation avec le contenu social du mouvement des GJ. Le gilet jaune est « taille unique », à la fois politiquement et socialement. Comme l’ont souligné de nombreux radicaux, des gens issus de positions de classe très diverses peuvent se rapporter à l’opposition à certaines taxes et au rejet de Macron. Cette large coalition sociale pourrait maintenant laisser place à une coalition politique dans laquelle chacun est uni pour s’opposer à un « système » dont les contours restent flous.

Le problème ici est que dans la plupart des cas, cette critique du « système » n’implique pas un antagonisme avec la classe capitaliste, mais bien un rejet du cadre politique que le « mondialisme » est censé avoir imposé aux communautés nationales, avec des « élites en haut » et les « masses en bas ». Plusieurs camarades ont relevé une baisse progressive du nombre de GJ dans les rassemblements des 15 et 22 décembre, attestant de l’idée que le phénomène pourrait en définitive devenir un « mouvement social » — à savoir une explosion de luttes, mise en échec par le retrait des réformes prévues et par des manifestants littéralement surpassés numériquement par des forces anti-émeutes et leur grosse artillerie. Certains GJ toujours présents dans les rues n’ont en ligne de mire que la banque Rothschild (où Macron fut, un temps, employé) ou, dans certains cas, la supposée mainmise juive sur le pouvoir économique et politique. On a vu des GJ faire la quenelle, le geste antisémite bien reconnaissable de Dieudonné. L’utilisation de ce geste va de pair avec l’importance croissante accordée par certains GJ à l’opposition à une immigration censément renforcée par le récent accord de Marrakech sur la gestion des réfugiés.

Il ne s’agit pas, avec ces quelques remarques, de réduire un peu facilement les GJ à une mobilisation impure « de droite », « populiste » ou manquant de marxisme. Elle nous ouvre au contraire une perspective sur l’état actuel des choses, dans lequel toute critique sérieuse du capital, de l’État et du nationalisme reste confinée à des milieux restreints de la gauche radicale. Chez ceux qui n’ont pas connu les bons soins de ces milieux, il peut y avoir une tendance à penser la pauvreté et la précarité comme étrangères et immuables — l’immigrant, le réfugié — et à conceptualiser la richesse et le pouvoir en termes d’élite financière ou même de généalogie : une prétendue communauté homogène, organisée, internationale, qu’on désigne parfois comme « Sion ». De ce point de vue, la redistribution doit donner moins aux étrangers qui ne le méritent pas et aux élites cosmopolites, et davantage aux membres authentiques de la nation.

Réagir, ici, avec le même attachement obsessionnel à la pureté des révolutionnaires bien formés, avec la crainte d’être atteints et contaminés par les idées et les émotions des gens ordinaires, ne fait qu’élargir l’écart entre les petits groupes de radicaux que nous composons et les milliers et milliers de bloqueurs, de manifestants et d’émeutiers. Au contraire, réagir — ou plutôt, ne pas réagir — sous prétexte que ces diatribes contre « le système » proviennent d’une saine colère populaire, mais qui se trompe d’objet, aboutit à la même chose, parce qu’elle renforce notre position de simples spectateurs, incapables d’infléchir le cours des événements.

Pour l’heure, il semble que la position la plus prometteuse soit de partir du principe que les GJ ne sont ni un monstre qu’il faudrait vaincre ni une voiture-balai pour toutes les causes et les programmes qui nous tiennent à cœur. Les organisations les plus radicales ne sont parvenues à tenir compte de cet avertissement et ont fait ce qu’elles font toujours, cette fois-ci avec un gilet jaune, sur lequel elles ont peut-être griffonné « antiraciste » ou « antisexiste ». Ni la théorie abstraite, ni la stratégie mûrement réfléchie ne peut répondre aux questions que soulève cet attachement très fort au fétiche du gilet jaune lui-même — que signifie-t-il ? de quoi peut-il être le symbole ? Les milliers de lycéens dans tout le pays qui, détectant la remise en cause massive de la politique de Macron, ont renforcé leur propre opposition face à un système scolaire toujours plus inégal et injuste, en bloquant leurs établissements et s’attaquant aux flics, parfois organisés avec enseignants, parents ou syndicalistes, voient bien l’opportunité qui peut être saisie. Non pas une opportunité d’exprimer une contestation face à un « système » aux contours fantomatiques, ce qui n’est toujours que le reflet de notre impuissance, mais de combattre les effets concrets des politiques bourgeoises de là où l’on se trouve, montrant un chemin possible dans ce moment où le gouvernement a quelques ennemis qui ne sont pas encore nos amis.

ZACHARIAS ZOUBIR

(Traduction : Julien Guazzini)

  1. AMIGAS
    31/01/2019 à 01:00 | #1

    (ba-)taille unique (bravo!)…un article écrit à quatre mains plus leurs ombres, non?

    Cette construction critique sophistiquée n’interprète pourtant pas le monde, mais la transformation du monde. En interprétant seulement la transformation, cette construction théorique n’est que l’achèvement philosophique de la philosophie. Elle veut comprendre un monde qui se fait lui-même.
    Cette pensée historique n’est encore que la conscience qui arrive toujours trop tard et qui énonce la justification après coup. Ainsi elle n’a dépassé la séparation que dans la pensée.
    Le paradoxe qui consiste à suspendre le sens de toute réalité à son achèvement historique, et à révéler en même temps ce sens en se constituant soi-même en achèvement de l’histoire, découle de ce simple fait que ce mouvement critique n’a cherché que la réconciliation avec son résultat. Cette critique ne peut pas exprimer tout le processus révolutionnaire. En ce sens elle est une philosophie non pas de la révolution mais de la restauration.

    las amigas de la critica.

  2. Lisbeth Salander
    31/01/2019 à 06:52 | #2

    “…ce moment où le gouvernement a quelques ennemis qui ne sont pas encore nos amis.”
    Je me sens assez proche de cette définition “géographico politique”…

    ““L’Etat est cet universel abstrait qui se sépare illusoirement de la société civile en idéalisant et séparant l’intérêt général des conflits qui la traversent, par là il n’est en fait que le comité de gestion des affaires bourgeoises.”
    Si on se réfère à cet extrait mis en exergue sur la page d’entrée de ce site, on peut interpréter le mouvement des GJ comme évoluant en ce moment vers un puissant bras de fer quasi syndical entre le “peuple français” et SON Etat.
    Le peuple, c’est à dire la mère célibataire ultramarine qui galère dans un EHPAD pour bouffer et faire bouffer ses deux mômes, derrière la même banderole que mon boulanger et Bernard Tapie…
    Le peuple car il semble que perdure la sympathie généralisée pour le mouvement, au travers des sondages ou des gilets jaunes posés derrière les pare brises….
    L’Etat, en le mettant devant ses responsabilités de classe: “vous êtes les gestionnaires assumés des intérêts de la classe bourgeoise alors c’est vers vous que l’on se tourne, comme garant du maintien en équilibre du rapport entre les classes”
    Avec, de façon hebdomadaire, le coup de pression qui maintient l’Etat dans la peur de l’embrasement, dans lequel la violence fait l’affaire de tous les GJ, comme moyen de pression quasi syndical…..

  3. R.S
    03/02/2019 à 00:58 | #3

    Salut
    Après la manif Etoile-Bastille à Paris de samedi dernier :
    “Oh! Oh!Oh! Macron…Oh!Tête de con! On vient te chercher chez toi.”(je ne peux pas rendre compte par écrit de l’air et de la scansion). Journée très agréable à Valence.
    R.S

  4. pepe
    03/02/2019 à 10:22 | #4

    http://dndf.org/wp-content/uploads/2019/02/46962335751_9be1a2f2f5_z.jpg
    A Marseille deux cortèges d’environ 3 à 4000 personnes chacun, complètement parallèles et étanches l’un à l’autre.
    Un tout jaune, Vieux Port Préfecture, qui ressemble de plus en plus a un cortège de la CGT. Johnny Halliday a tue tête qui chante le chant des partisans, tout le monde poing levé puis qui crient “stop au bain de sang”!! Sang commentaire.
    Et puis le cortège bariolé , de la Plaine au Vieux port, avec les Noailles et ceux celles de La Plaine. Deux peuples complètement différents en couleurs, sociologie, dynamisme…”nous sommes tous des enfants de Marseille
    Aucun affrontement

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