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★ LETTRES D’UKRAINE // PARTIE 1 ★

A lire le premier épisode de nos Lettres d’Ukraine. Un entretien au long cours avec A., un jeune révolutionnaire ukrainien, à propos de la guerre et de ses répercussions.

★ LETTRES D’UKRAINE // PARTIE 1 ★

18.03.2022

Le traitement médiatique mainstream de l’invasion de l’Ukraine par la Russie ne nous convient pas. Las des grandes analyses géopolitiques, des débats à propos des rôles joués par l’OTAN, l’U.E. et le concert des nations en général, nous avons voulu expérimenter un nouveau format. Nous avons donc préféré prendre le temps de donner longuement la parole à A., un jeune ukrainien, étudiant en informatique, féru d’histoire, de pensée critique et passionné de révolution. Nous entamons aujourd’hui avec lui une série d’entretiens qui paraîtra sur Tous Dehors chaque semaine jusqu’à ce que la conversation s’épuise. Ce qui ne semble pas être pour bientôt tant ce qu’il nous livre dans ce premier entretien nous a paru profondément marquant.

Peux-tu commencer par nous parler brièvement de ton parcours avant la guerre. D’où viens-tu ? Que fais-tu dans la vie de tous les jours et quels sont tes intérêts ?

Je suis originaire de Kharkiv, dans l’est de l’Ukraine. C’est la deuxième ville du pays et elle est située à quelques kilomètres de la frontière russe. Néanmoins, j’ai passé les dernières années à étudier à Lviv en Ukraine orientale. Ma famille et mes proches sont également originaires de Kharkiv. Avant de m’installer à Lviv, je parlais russe quotidiennement. Kharkiv est une ville presque entièrement russophone, mais comme nous le voyons depuis le début du conflit, cette orientation linguistique ne s’est pas du tout traduite dans des positionnements pro-russes.

J’étudie l’informatique, en partie parce qu’en Ukraine, c’est l’une des seules manières de gagner un salaire qui ne soit pas misérable et que cela ouvre aussi la possibilité d’émigrer à un moment donné. J’aime aussi la programmation et la technique en général. Je m’intéresse d’ailleurs depuis longtemps aux manières dont la modernité capitaliste a drastiquement déterminé le développement de la technologie, tout en permettant paradoxalement une certaine liberté des usages.

En dehors de cela, je m’intéresse à essayer de comprendre les conditions d’une possible révolution aujourd’hui. Essayer de discerner de telles perspectives exige de comprendre la structuration du monde capitaliste et l’histoire en général. Dans ce cadre, je m’intéresse à la manière dont le marché mondial a pu émerger et, plus particulièrement, comment ce que les historiens appellent le “second servage” et l’expansion impérialiste ont façonné le pays où j’ai grandi. J’essaie de comprendre la manière dont l’histoire ukrainienne a été marquée par une modernisation capitaliste lente et inégale autour de l’axe Saint-Pétersbourg – Iuzovka [ancien nom de Donetsk] – Odessa, ainsi que par les modernisations soviétiques, et de tirer les leçons des mouvements de libération qui ont engagé la lutte tour à tour contre la domination des seigneurs, des capitalistes et des bureaucrates.

Quelle a été ta réaction durant les premiers jours de l’invasion ? As-tu été surpris ou t’attendais-tu à une opération militaire russe de cette ampleur ?

Je m’étais effectivement préparé à une éventuelle invasion. J’avais empaqueté mes affaires les plus essentielles ainsi que les documents les plus importants. Je m’étais assuré que ma famille à Kharkiv pourrait fuir la ville en cas d’attaque. Néanmoins, je ne pensais pas qu’une invasion à grande échelle allait se produire. Je supposais que la Russie allait mener une campagne de désinformation de masse comme elle l’avait fait en 2014, au moment des invasions de la Crimée et du Donbass, mais le secret très bien gardé de la radicalité du plan d’invasion a rendu ces “indicateurs de propagande” peu fiables. Vérifiant quotidiennement les médias d’État russes et ne constatant aucune hausse significative des provocations, j’ai pensé que les troupes stationnées près de la frontière pourraient être utilisées comme un levier pour amener l’Ukraine et l’OTAN à négocier des conditions plus acceptables pour la Russie. Dans l’ensemble, je trouvais que quelques personnes réagissaient même de manière excessive en scrutant chaque nouvelle photo satellite montrant des bases militaires russes, alors que la majorité s’habituait au fait que la Russie conduirait peut-être une opération et intensifierait ainsi le conflit dans l’est de l’Ukraine.

Plus fondamentalement, je pense que personne n’aurait pu être préparé à ce qui allait arriver. Même si vous savez que l’invasion russe dure déjà depuis 8 ans, même si vous êtes conscient que la vie quotidienne est depuis régie par l’accumulation de marchandises gorgées de sang, des ambitions impériales multiples et une sorte guerre civile mondiale en cours, rien ne pouvait vous préparer à l’aube du 24 février 2022. Personne n’est prêt à être réveillé par des sirènes vous prévenant d’un raid aérien imminent. Des premières pensées envahissaient mon esprit à moitié conscient et le faisaient exploser de l’intérieur, car je n’étais pas encore sûr de l’ampleur des événements. “Tous les aéroports militaires ont été détruits”, ai-je entendu et je me suis souvenu de toutes les cartes avec des points rouges autour de la frontière, puis “les tanks sont dans les villes” résonnait dans ma tête alors que je commençais à préparer dans l’urgence mes affaires. Mon corps semblait refuser de coopérer, chaque son était décuplé et je ne pouvais pas m’asseoir une seconde, faisant défiler les nouvelles et envoyant des SMS à mes amis, alors que je faisais les cent pas dans l’appartement. C’est dans un tel état d’esprit que j’ai passé les premiers jours de l’invasion, mais l’avancée russe a fini par se ralentir, et de nombreuses personnes ont commencé à reprendre leurs esprits.

Ma famille a eu la chance de quitter Kharkiv en voiture tôt le matin après les premières sirènes. Des proches ont réussi à traverser la frontière polonaise. Moi, j’ai rejoint ma famille et nous sommes toujours en Ukraine occidentale, dans une sécurité relative. Nous avons été rejoints par quelques parents qui ont pu eux aussi être évacués de Kharkiv. Étant donné que je suis éligible au service militaire, rester en Ukraine est la seule option pour moi. Nous ne sommes pas encore sûrs de ce que nous allons faire, cela dépendra évidemment de la durée de la guerre, mais surtout d’avoir la possibilité de retrouver un foyer stable.

On pourrait dire qu’une guerre marque un arrêt dans le cours normal de la vie, qu’elle est comme une irruption de l’exceptionnel dans le quotidien. À ton avis, dans quelle mesure la situation actuelle bouleverse-t-elle la société ukrainienne ? Les anciennes divisions politiques et sociales sont-elles maintenues et intensifiées ou, au contraire, assistons-nous à une restructuration rapide autour de nouvelles lignes de division ?

Ceux qui n’ont pas appris la leçon selon laquelle l’état d’urgence est la règle pensent percevoir une intensification évidente des lignes de division existantes. Ce n’est pas un hasard si les personnes coincées dans les villes occupées et encerclées sont disproportionnellement pauvres, et souvent âgées, bien que par ailleurs, des efforts considérables soient déployés pour dépeindre les travailleurs qui éteignent les incendies et nettoient les rues, tout cela sous des bombardements incessants, comme des héros patriotiques. Alors qu’en raison des énormes files d’attentes pour traverser les frontières, des personnes dorment dehors, d’autres sont purement et simplement rejetées parce qu’elles ont le malheur de venir d’Afrique, du Moyen-Orient ou d’Asie. Beaucoup de gens ont dû abandonner leur travail, alors que le gouvernement tente de convaincre les habitants des régions “pacifiques” qu’un retour à la normale s’impose. Il me paraît difficile de nier que la situation actuelle sert définitivement les forces réactionnaires. Les groupes nationalistes militarisés reçoivent un soutien croissant et sont de plus en plus normalisés. Les libéraux progressistes ont oublié leurs “luttes” pour la démocratie et adhèrent avec engouement à l’appareil d’État. Néanmoins, je vois aussi de nombreuses opportunités de radicalisation, car l’armée et la police, en procédant à la conscription générale et en interdisant aux hommes de sortir du pays, en arrêtant et en tuant les pillards sur place, montrent leur penchant pour la protection de la loi elle-même, plutôt que pour la survie de tout un chacun. Une fois que tu comprends que le système dans lequel nous vivons est aussi la cause de toute cette horreur, qu’il se nourrit de cette violence, une fois que tu le ressens dans ta propre chair, il est vraiment difficile d’écouter ces politiciens qui mobilisent la rhétorique des souffrances et du martyr éternel du peuple ukrainien en n’y opposant que des demi-mesures.

Le gouvernement ukrainien et les médias dépeignent l’invasion comme le fruit d’événements “naturels” en inventant une nouvelle mythologie. Le ministre de la santé a vite remplacé la déclaration quotidienne du nombre de personnes infectées et tuées par le Covid à la déclaration du nombre d’enfants assassinés. Dans les discours du pouvoir, la guerre et la pandémie sont détachées de la normalité, on nie leurs causes et leurs conséquences dans la structuration même de l’État et du monde en général. Ils relèveraient de cataclysmes incontrôlables. Le meurtre de masse de la population civile ukrainienne est décrit de manière apolitique par l’État et les médias mainstream : il aurait pour origine une population héréditairement et génétiquement inhumaine d’ « orcs » russes. L’État ukrainien essaie tout simplement de survivre certes et pour ceci il entend nous inculquer que ne pas vouloir sacrifier notre vie pour le protéger relève d’une pure et simple trahison.

Ce qui caractérise également la situation actuelle, c’est que les nationalistes autant que les démocrates libéraux ukrainiens n’ont absolument aucune solution sur le long terme. Les demandes de sanctions et de futurs réparations adressées à l’ensemble de la population russe et les appels à assassiner Poutine montrent que l’agencement impérial du monde se pense éternel. Les aides financières à l’Ukraine sont certes importantes, mais les espoirs que tout ceci se concrétise, après la guerre, dans une renaissance économique soutenue par la ferveur patriotique renouvelée et l’unité nationale sont tout bonnement chimériques. Il ne s’agit que de demi-solutions tant cette guerre est inextricablement liée à des déterminations économiques plus larges. Elle ne constitue en aucun cas un moment exceptionnel dans le fonctionnement soi-disant normal de l’économie mondiale, et si un traité de paix ou la mort de Poutine pourraient hypothétiquement mettre fin à cette guerre, ils n’empêcheront pas la Russie de contrôler de facto les anciennes zones d’influence soviétique.

Seul un mouvement de masse puissant des deux côtés de la ligne de front, qui se propagerait jusque dans les armées elles-mêmes et surgirait d’une étincelle encore indéterminable à l’heure actuelle, pourrait mettre un terme à cette situation qui a amené la guerre aux portes de l’Europe. Je rejette les catégories d’innocence et de culpabilité qui servent à justifier des inconscients politiques racistes et potentiellement génocidaires. Nous devrions plutôt chercher à multiplier et à étendre des îlots de résistance civile et à construire des communautés ouvertes. L’impérialisme est indissociable du nationalisme économique qui l’anime. Cette gestion économique des populations qui abandonne sciemment des millions de personnes à la mort, que ce soit avec la pandémie de Covid-19, la guerre actuelle ou le changement climatique à venir constitue le mode de gouvernance sous lequel nous vivons. Il ne pourra  être dépassé que dans une révolution construisant un monde radicalement nouveau.

Ma question va peut-être te paraître naïve, mais que reste-t-il du mouvement Euromaïdan de 2013-2014 ? La mobilisation par le bas d’un nombre croissant d’ukrainiens ne réactive-t-elle pas certaines énergies du mouvement ? La guerre d’annexion qui oppose la Russie et l’Ukraine s’inscrit dans des événements antérieurs. Avec la Révolution Orange en 2004, puis avec Euromaïdan en 2014, l’Ukraine a connu deux mouvements conséquents qui ont conduit à la chute d’un régime pro-russe.

Je ne pense pas que le mouvement Euromaïdan puisse constitué le bon point de départ pour analyser la situation actuelle. Les manifestations de 2004 sont restées cantonnées au rôle d’un “mouvement progressiste de lutte contre la corruption”. Ce qu’on appelle la “Révolution Orange” a aussi vu l’essor des thèmes nationalistes qui tentaient de définir une ukrainité forte. De plus,  le mouvement de 2004 a profondément ancré dans les esprits l’idée que la corruption est la principale cause de la stagnation économique ukrainienne au lieu de montrer qu’elle est plutôt un symptôme révélateur de la faible rentabilité du capital dans les États postsocialistes. Je pense que tout mouvement de gauche qui considère la corruption comme sa principale cible de lutte mène une bataille déjà perdue en terrain ennemi.

Après une Révolution Orange relativement pacifique qui ne visait jamais qu’à reconnaître les résultats électoraux, les événements de l’hiver 2013-14 ont montré qu’il peut y avoir un mouvement de masse capable de combattre la police dans les pays de l’ex URSS. L’Euromaïdan lui-même ne peut être aisément classifié. Les revendications étaient multiples et le caractère très conflictuel du mouvement s’est intensifié au fur et à mesure que la répression policière sur les manifestants s’intensifiait violemment. Les manifestants n’étaient évidemment pas tous des militants d’extrême droite, mais on ne peut nier que nombre d’entre eux ont fini par s’accorder avec des groupes nazis pourtant relativement restreints en termes d’effectifs et par être influencés par leurs tactiques dans la rue, mais aussi par leur discours.

Après Maidan, la rhétorique d’extrême droite a continué à se répandre, d’autant plus que de nombreux libéraux trouvaient approprié de moquer fièrement les déclarations de Poutine selon lesquelles l’Ukraine était gangrénée par des bandes de fascistes « partisans de Bandera [N.D.L.R. : leader nationaliste et collaborateur nazi durant la Seconde Guerre mondiale] ». Je suis relativement pessimiste quant aux perspectives ouvertes par structures de solidarité post-révolte. L’histoire de l’après-Maidan est un excellent exemple de la façon dont des milices de droite ont réussi à consolider leur pouvoir dans la rue, en établissant de nombreux contacts et en se dotant d’une relative influence au sein des institutions militaires, de la police et de l’État, tandis que divers groupes anarchistes ont lentement périclités ou sont même désormais pour certains ouvertement patriotes.

L’Euromaidan et l’invasion russe dans le Donbass qui a suivi ont permis l’émergence d’un gigantesque réseau de volontaires. Comme aujourd’hui, les initiatives politiques visant à renforcer l’armée étaient alors considérées comme extrêmement populaires. Ces réseaux souvent apolitiques ont fini par alimenter certains bataillons d’extrême droite qui avaient créé leurs propres centres de formation. Ils ont ainsi pu activement recruter des jeunes, souvent prêt à faire le coup de force dans la rue en tabassant par exemple des homosexuels.

Ce que vous ne lirez dans presque aucun article occidental vantant les performances de l’armée ukrainienne aujourd’hui et ce que la plupart des gens ne comprennent pas, c’est que l’entrainement, la maintenance et l’armement de l’Ukraine, ainsi que les exigences du FMI en matière de crédits accordés à l’État, sont en même temps les causes structurelles du démantèlement  des hôpitaux, du sous-investissement dans l’éducation, des pensions de misère pour les retraités, de l’absence d’augmentation des salaires dans le secteur public. L’austérité est aussi l’avenir qui attend l’Ukraine si elle est un jour acceptée dans l’UE.

Categories: Nouvelles du monde Tags:
  1. Christian L
  2. Anonyme
    01/04/2022 à 18:42 | #2

    « La guerre détruit l’avenir, elle consume les bourses mondiales aussi vite qu’elle détruit les emplois et les carrières de millions de personnes. Elle consume tout simplement nos mondes. Alors que des amis sont entraînés dans les rangs d’une nouvelle armée patriotique, qu’ils sont submergés par la mémoire de générations mortes mais qu’ils tentent de célébrer cet ultime bégaiement de l’histoire, la possibilité d’une amélioration des choses semble être tout bonnement exclue pour le moment. »

    https://tousdehors.net/Lettres-d-Ukraine-partie-3

  3. lacanaille
    04/04/2022 à 16:22 | #3

    D’autres entretiens ont été menés avec la même personne :
    https://uneautreguerre.wordpress.com/

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