La classe subsume…

La richesse dont disposent les dynasties fortunées de la noblesse et de la grande bourgeoisie est certes économique, mais aussi culturelle (on y trouve les grands collectionneurs), sociale (elles s’inscrivent dans de multiples réseaux) et symbolique (qu’incarnent certains patronymes).Cette richesse multiforme permet à ce groupe social d’atteindre au statut de classe sociale. Une classe en soi, avec des niveaux de vie et des modes de vie spécifiques, mais aussi une classe pour soi, chacun étant mobilisé dans la défense de ses intérêts et de ceux de la classe, d’ailleurs indissociables.[print_link]?Cette mobilisation se traduit dans une éducation des futurs héritiers qui ne laisse rien au hasard. La recherche de l’entre-soi démontre un haut niveau de lucidité sur le fonctionnement de la société, allié à un cynisme tranquille. Que ce soit dans les beaux quartiers, à Neuilly ou ailleurs, dans les stations balnéaires chics ou à Megève, dans les lycées ou les clubs sportifs, les cercles ou les conseils d’administration, la cooptation est la règle qui permet de choisir ses relations et assure à chacun la solidarité de tous les autres.

Cet ostracisme social est parfaitement assumé avec l’assurance propre aux dominants, persuadés de leur bon droit ancestral et de la qualité de leurs personnes. L’entre-soi de tous les instants offre une tranquillité d’esprit qui culmine dans les dîners et les soirées au cercle. Dans cette sociabilité mondaine, la classe subsume la diversité des activités professionnelles, des religions, de tout ce qui pourrait diminuer la force de la classe en jouant de différences secondaires.
Ce sont les diverses formes de richesse et de pouvoir qui, ainsi rassemblées, lui donnent une puissance redoutable, qui affermit la pérennité des mêmes personnes aux sommets de la société. Hommes politiques, industriels ou banquiers, officiers généraux, personnalités des arts et des lettres se sont donné des endroits pour partager leurs savoirs et leurs pouvoirs. Que ce soit dans la piscine du cercle, autour d’une bonne table, au cours d’une partie de chasse ou de golf, cette mise en commun s’effectue dans la discrétion. La sociabilité mondaine est une forme privée et déniée de la mobilisation constante de la classe.

CE QUI JAMAIS N’AURAIT DÛ ÉMERGER

Cet entre-soi et cette mobilisation se manifestent paradoxalement à travers un collectivisme pratique, bien loin de l’individualisme théorique qui va de pair avec le libéralisme économique. La classe laisse apparaître sa profonde unité dans les confrontations électorales. L’homogénéité idéologique et politique est telle que Nicolas Sarkozy a rassemblé, au second tour de l’élection présidentielle, 87 % des voix dans la riche ville de Neuilly.

Le collectivisme pratique de la classe dominante est en œuvre à des échelles très variables. D’un dîner en petit comité à l’ensemble d’une ville. Neuilly en est un exemple : il y a toujours eu un accord tacite entre les habitants et les responsables de la ville pour maintenir ce paradis urbain dans son intégrité à l’ouest des beaux quartiers parisiens, en refusant d’y introduire un minimum de mixité sociale. Ainsi les logements HLM sont très peu nombreux, à peine 3 % des résidences principales, très en dessous du minimum fixé par la loi à 20 %. De plus ces HLM sont occupés par une population assez étonnante, souvent très à l’abri du besoin.

La préservation de l’entre-soi est la condition pour que la classe dominante puisse fonctionner en harmonie avec les lois, dont elle est souvent à l’origine. Conçues pour défendre ses intérêts particuliers, ces lois sont transfigurées par cette aristocratie de l’argent en garantes de l’intérêt général. Mais l’entre-soi ne peut être absolu.

L’affaire Bettencourt-Woerth est le résultat d’une péripétie improbable, née de révélations qui sont le produit d’une crise familiale sur laquelle se sont greffées les indiscrétions d’anciens employés. Il faut bien se faire servir. Mais c’est mettre soi-même le ver dans le fruit. Aussi est-il de la plus haute importance de créer des relations de confiance et de reconnaissance réciproques avec un personnel qui se trouve confronté à une situation où la distance sociale infinie est vécue dans une intimité quasi familiale.

La haute société est un iceberg. Plus on en voit, plus il y en a de caché. L’affaire Bettencourt-Woerth a le mérite de donner à voir ce qui jamais n’aurait dû émerger.

Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot, sociologues

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Dernier ouvrage paru : “Les Ghettos du Gotha” (Points/Seuil, 2010).

Lemonde

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