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L’idéologie du Blocage

Contribution à l’analyse du mouvement d’octobre/novembre

Première lettre

Je  pense  que,  sans  nier  l’apparition  de  quelques poussées  de  révolte  ces  dernières  semaines,  dans le genre des émeutes à Lyon, il est essentiel de tenir compte des limites des multiples manifestations ac- tuelles de contestation qui, grosso modo, n’outrepas- sent pas le cadre de la défense de l’Etat providence à la française, avec ce que ceci implique de quasi-ab- sence de critiques sérieuses de la société capitaliste et de l’Etat en général. Dès que l’on ne se contente pas d’applaudir à la multiplication des formes existantes, mais que l’on prend en compte leur contenu, l’inca- pacité globale de l’immense majorité des protagonis- tes à dépasser le cadre du syndicalisme de base et de l’ensemble  des  médiations  citoyennes  qui  les  domi- nent et qu’ils recréent par eux-mêmes est ?agrante, y compris dans le cas des lycéens. Bien que ces derniers aient quelques excuses, vu qu’ils participent souvent à leur premier blocage, voire leur première grève. Je ne préjuge évidemment pas de l’avenir. Mais, pour le mo- ment du moins, il en est ainsi. Car, à moins de vouloir jouer les illusionnistes, force est de constater que les ruptures attendues ne sont pas actuellement au ren- dez-vous. C’est le moins que l’on puisse dire.

L’analyse de telles limites n’est pas nouvelle, bien que j’ais tenté de l’actualiser récemment dans La forme d’abord. Elle est abordée depuis presque quinze ans en France, en gros depuis la grève des transports de1995, marquée par la montée en puissance du syndi- calisme rénové de SUD, suivie par la multiplication de coordinations dans divers secteurs en 1997, celles des in?rmières entre autres, puis lors du mouvement,à première vue plus général, des chômeurs de 1998, en particulier, signalent depuis plusieurs années que, en elles-mêmes, des formes de lutte et d’association, décalées par rapport à celles préconisées d’ordinaire par les institutions syndicales ne doivent pas, a prio- ri,  être  identi?ées  à  la  rupture  avec  le  syndicalisme en général. Par suite, lesdites institutions peuvent, à l’occasion, s’en accommoder et les manipuler derrière l’écran de fumée de l’intervention anonyme, sans af- ?cher leur label. Récemment, tout en renâclant par- fois contre la « trahison des directions », la majorité des  personnes  mobilisées,  y  compris  sous  la  forme d’assemblées de ville, n’ont pas dépassé, bon gré, mal gré, les limites acceptables par le pouvoir, y compris par le pouvoir syndical. Seules des minorités sont ar- rivées à les outrepasser quelque peu. Par minorités, je n’entends pas nécessairement des individus révol- tés depuis longtemps, ni même ceux encartés ou en quête d’identité, anarchiste entre autres. Loin de là. En  tout  cas,  accumuler  les  « évidences »,  détachées de leur contexte, comme nombre de radicaux le font aujourd’hui trop souvent, du genre : « Il y a multiplica- tion des grèves, des blocages, des débordements com- me les émeutes à Lyon, des convergences sont créées à travers de telles formes de lutte, etc. » ne nous fera pas avancer du moindre pouce. En en restant au factuel, détaché du monde et de l’histoire, il nous est impossi- ble de comprendre ce qui advient e?ectivement.

Par  exemple,  ce  mois-ci,  des  personnes  sont  ve- nues rejoindre des piquets de grève autour des ra?- neries, en règle générale à l’appel des comités inter- syndicaux  locaux,  rebaptisées  souvent  assemblées interprofessionnelles, histoire d’en élargir les assises. Bien entendu, de telles personnes n’avaient pas néces- sairement des visées politiciennes mais, simplement, elles avaient l’impression de dépasser l’atomisation, de sortir des séparations et des corporatismes, bref, de participer à la « convergence des luttes » et « au blo- cage de l’économie », comme le prétend aujourd’hui le NPA qui contrôle SUD. Décidemment à la pointe de  la  récupération  de  la  contestation  des  décennies précédentes, le trotskisme relooké façon idéologie de- leuzienne appelle même parfois la « société civile » à constituer des « réseaux de luttes multiples », au nom des  vertus  supposées  de  « l’horizontalité »  contre  la « verticalité » de la hiérarchie syndicale traditionnelle. Du coup, les personnes qui gon?ent les piquets ne se demandent pas pourquoi les syndicalistes de l’Ener- gie et de la Chimie, si corporatistes et si repliés sur eux-mêmes habituellement, ont ainsi besoin de faire appel  à  des  forces  n’appartenant  pas  à  leur  secteur, voire étrangère au « monde du travail », même parfois à des « anarchistes » sur lesquels ils crachaient encore ouvertement la veille. S’agit-il de nouvelles percées à travers les murs de tels bastions, à l’ordinaire parti- culièrement bien contrôles par les syndicalistes, qui, de leurs miradors, organisèrent des cordons sanitaires autour d’eux ? Assiste-t-on à la rupture réelle des sa- lariés de tels secteurs avec leur corporatisme spéci?- que, fondé sur l’horrible tradition néostalinienne du « produire et consommer français », etc. ? En réalité, sauf peut-être pour quelques-uns d’entre eux, il n’en est rien. Il su?t de discuter avec eux pour s’en ren- dre compte. C’est souvent la douche froide, l’indi?é- rence, voire l’hostilité larvée dès que l’on aborde les questions qui fâchent, au premier chef celles relatives à leur travail, dans les sites particulièrement dange- reux et mortifères de la pétrochimie, pour eux comme pour les populations environnantes.

Seulement voilà, depuis presque trois ans, la prin- cipale centrale syndicale du secteur, à savoir la CGT, reconnaît  que,  pour  négocier  au  mieux  de  ses  in- térêts la délocalisation en cours des ra?neries dans les régions d’extraction du pétrole, elle ne peut plus compter sur ses seules forces, vu la désyndicalisation qui touche ses dernières « forteresses ouvrières » dé- labrées, même les chasses gardées traditionnelles que constituent l’Energie et la Chimie. La pilule est amère, mais elle doit bien l’avaler, il y va de sa survie et de sa capacité de négociation au sein de l’Etat. D’où l’ac- ceptation des quelques « forces » venues d’ailleurs, qui, pour l’essentiel, doivent jouer le rôle de troupiers ad- ditionnels de l’appareil syndical de la CGT, mais aussi de celui de SUD.

C’est  là  que  commencent  la  comédie  et  l’impos- ture, en ce qui concerne les objectifs réels de ladite « convergence ».  Ainsi,  bon  nombre  de  personnes croient que les ra?neries ont été stoppées par les gré- vistes, qu’elles ne tournaient plus. Or, il n’en est rien, ce qui explique qu’elles puissent produire à nouveau à peine trois jours après la reprise o?cielle du travail. En réalité, les syndicalistes ont appliqué au pied de la lettre les prétendues consignes de sécurité, signées depuis longtemps avec les industriels de la pétrochi- mie et l’Etat, à savoir que les ra?neries ne sont jamais totalement mises à l’arrêt, mais plutôt mises en veille, ce qui facilite leur redémarrage rapide. A la limite, si les centrales syndicales tenaient vraiment compte de leur dangerosité, elles auraient appelés à stopper toute la  chaîne  de  transformation  du  pétrole  brut.  Mais, alors, c’est trois semaines au moins et pas trois jours qu’il faudrait pour les remettre en marche ! Seule ex- ception, la ra?nerie des Flandres, à Dunkerque, mais l’Etat  français  s’en  moque  puisqu’elle  va  fermer,  les recommandations de l’Agence mondiale de l’énergie, relatives à la vétusté du site, tombant à pic. Bref, les conséquences de l’arrêt général, en termes de « blo- cage »,  auraient  pu  être  bien  plus  conséquentes.  Et, alors, l’Etat aurait pu traîner les auteurs de tels actes devant les tribunaux, même en l’absence de sabotages, en leur appliquant les peines prévues : jusqu’à cinq ans fermes, d’après le Code pénal.

Je  comprends  que  des  ouvriers  n’aient  pas  envie de se retrouver en cour d’Assises et se posent parfois la question de savoir « si le jeu en vaut la chandelle », surtout que l’Etat a prévu des portes de sortie honora- bles pour nombre d’entre eux. En cas de fermeture de sites en France, ils pourront être a?ectés à l’étranger et même dans les centres de recherche dans l’Hexagone. Alors, autant le dire clairement, plutôt que de jouer les gros bras face aux « soutiens », parmi lesquels on peut compter également les « souteneurs » du syndicalisme de base sans étiquette, façon les « insurrectionnalis- tes » de Rebetiko. Mais l’arrêt général ne risquait pas d’advenir car les ouvriers du secteur sont particuliè- rement hostiles à tout ce qui leur apparaît comme la moindre attaque à « leur outil de travail », pour parler comme la CGT. De plus, la plupart des grévistes, à ma connaissance, n’étaient même pas sur les piquets. Ils restaient chez eux et les noyaux de syndicalistes mo- bilisés n’étaient pas su?sants pour les blocages. Il leur fallait donc accepter de l’aide, via les intersyndicales de  ville,  donc  accepter  aussi  de  se  retrouver  face  à quelques individus turbulents, mais au fond contrô- lables à distance, voire isolables. De toute façon, les fameux blocages extérieurs o?raient aussi l’avantage que les « bloqueurs » demeurent aux portes des sites, ou dans les environs, mais qu’ils ne pénètrent jamais à l’intérieur. Je ne défends pas, évidemment, l’idée de grève avec occupation qui, bien souvent, dans le passé, ne faisait qu’entraver toute possibilité de rencontres e?ectives.  Mais,  aujourd’hui,  via  le  recentrage  de  la principale centrale syndicale en direction des formes d’intervention à la mode, tel le blocage programmé d’axes de communication, parfois annoncé à l’avance à  la  police  par  les  leaders  syndicaux,  nous  sommes passés de la « grève par procuration », des années 80 et 90, au « blocage par procuration ». Les « bloqueurs » des sites, bien souvent, ont travaillé pour les centrales syndicales. Point barre.

Jai rédigé les lettres présentées ici ?n octobre 2010. Elles sont le fruit de discussions, de rencontres, de confronta– tions avec des situations qui, pour les plus lointaines, re- montent à l’époque où je vivais et, parfois, travaillais en Basse Loire. D’où les références qu’elles contiennent, en particulier sur la ra?nerie de Donges. Bien sûr, je nai pas la prétention de dresser le tableau critique de la to– talité de ce qui est advenu au cours du mois d’octobre en France. Par contre, j’ai tenté de dégager quelques traits caractéristiques de la situation actuelle, sous l’angle de la subversion du monde à laquelle j’essaie de participer

à la mesure de mes modestes forces. Des individus et des cercles a?nitaires, en  particulier  anarchistes,  croient que l’octobre 2010 annonce, sinon les prémices de révo- lutions mesurées à l’aune de l’octobre russe de 1917, de réputation ?nalement douteuse, au moins celles d’op- positions plus profondes et plus radicales, sanctionnées par le « blocage de l’économie ». Dans cette optique, la perturbation de la ?lière pétrolière en serait l’embryon. Or, loin de favoriser l’apparition de quelque chose de neuf, de ruptures inédites à venir, les délires autour du

« blocage pétrolier » révèlent essentiellement les propres limites de la militance à prétention révolutionnaire, qui

« débloque » plus quelle ne « bloque » quelque chose des– sentiel, qui joue le rôle de claque turbulente, mais de claque quant même, à gauche de la vieille gauche ins- tituée, même lorsqu’elle endosse le costume chatoyant de l’insurrectionnalisme. Nul mépris pour les individus qui y participent dans les critiques qui suivent. Mais il est indispensable qu’elles soient formulées, ou plutôt re- formulées car, en la matière, je n’ai pas l’impression de dépasser le cadre des banalités de base.

Peter Vener

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  1. Patlotch
    22/11/2010 à 15:50 | #1

    Ce qui fait du mouvement sur les retraites de cet automne un événement d’aujourd’hui, c’est le contexte mondial du rapport accumulation du capital / reproduction de la force de travail dans lequel s’effondrent les spécificités de l’Etat providence français.

    Ce n’est pas la même chose de mener une lutte revendicative – quelles qu’en soient les formes, institutionnelles ou “de base”, manifestations ou blocages – quand elle est vouée à l’échec, et qu’on le sait, par rapport à l’époque où ces luttes pouvaient gagner. Ce n’est pas la même chose quand sont en cause d’un côté la pérénisation de l’exploitation et de l’autre l’appartenance de classe comme limite à la lutte. Ce n’est donc pas la même chose que le non dépassement d’une revendication purement défensive, certes d’acquis à jamais perdus, puisqu’aucune lutte ouvrière n’a revendiqué une réforme des retraites, et qu’elle vise, comme toutes les réformes depuis 20 ans, à adapter sans cesse les nouvelles modalités d’exploitation sur la défaite entérinée du mouvement ouvrier.

    C’est cela qui fait la différence et la nature des limites rencontrées. Ce texte affirme “L’analyse de telles limites n’est pas nouvelle, bien que j’ais tenté de l’actualiser récemment dans La forme d’abord ” [ http://debord-encore.blogspot.com/2010/10/la-forme-dabord.html ], mais il ne caractérise pas les limites à la lutte de classes comme étant celle de l’appartenance au capital d’une classe que celui-ci ne confirme plus dans sa reproduction.

    Pour l’auteur les limites sont en elles-mêmes le non-dépassement du caractère syndicaliste, revendicatif, de la lutte, le fait que les blocages économiques, quoi qu’on n’en dise (et là il a raison) ne dépassent pas cet objectif. Il fait la critique de la confusion entre forme (blocage) et contenu (bloquer l’économie) et de sa récupération par ceux qui prétendent aller plus loin en généralisant une forme qui n’a pas le contenu susceptible de le faire. Il dévoile la manière dont cela construit, et se construit sur, l’opportunisme des organisations syndicales, comme si elles en maîtrisaient les tenants et aboutissants, comme si cela était cousu de fils tissés entre elle et l’Etat. Il prend le contrepied de ceux qui voient dans certaines formes de luttes un “embryon”, “le matin du grand soir”. Sanitaire douche froide, mais encore…

    On se demande alors un peu pourquoi, malgré tout, il y a eu cette lutte, et pas rien. Circulez, ya rien à voir ?

    En apparence, non, puisque dans la deuxième lettre, il écrit “Je ne dis pas qu’il ne se passe rien, j’affirme par contre que le dépassement des limites initiales ne se pose plus comme il y a trente ans, pour la bonne raison que ces limites se sont déplacées elles-mêmes. L’oublier, c’est nous priver d’avance de toute capacité réelle d’intervenir dans le sens qui est le nôtre.” Mais je n’ai rien trouvé de différent sur la nature de ces limites.

    Logiquement, Peter Vener en vient à “constater que les ruptures attendues ne sont pas actuellement au rendez-vous”, ou que “rien n’est dépassé de façon générale // Peut-être demain, il en sera autrement mais, pour le moment, je n’en vois, globalement, pas vraiment les germes.”

    Peut-être que le vrai problème, c’est de ne rien attendre.

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