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Trouvé sur la toile :Les sentiers de la révolte

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Les sentiers de la révolte (À Corps Perdu n°3)

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Il peut y avoir un moment, une rupture, dans le cours d’une révolte, qui dépasse le temps historique, la cadence imposée pour la survie, afin de renouer avec la vie et ses caprices. Si la révolte reste strictement enfermée dans une projectualité objectiviste, avec ses buts, ses stratégies, sa discipline, et finalement, la hiérarchisation de ses composantes et son retour inévitable dans le giron des rapports sociaux du capitalisme, elle n’aura que peu de chance de passer pour une révolution. C’est à partir de cette question que surgit le problème (si l’on peut parler de « problème ») de la subjectivité. Croit-on pouvoir la déterminer à l’avance que l’on s’y égarerait (les fameux « sujets » révolutionnaires que seraient sensée être pour certainEs le prolétariat, l’individu moderne, ou l’Homme générique). Il ne peut y avoir de sujet en notre époque que celui qui ne se laisse pas embarquer dans la tourmente, mais qui s’y embarque lui-même, en découvrant instinctivement toute l’ampleur de la futilité des objectifs autour desquels s’est concentré sa vie jusqu’à présent et en tant qu’extériorités n’ayant plus aucun sens pour lui. Il apparaît alors une souveraineté, un temps hors du temps, d’où les rôles sociaux qui définissent nos identités d’individus du capital nous semble d’un coup insupportables et ridicules, inutiles et sclérosantes. L’autre devient alors le frère ou la sœur, ceux ou celles par lesquelles peut s’affirmer notre être en même temps que des relations qui s’établissent autour d’affinités, d’amitiés mais aussi de conflits et de reconsidération de l’humain autour de nouvelles valeurs. La vieille morale s’effondrera en même temps que le culte de la « pratique utile » et de la production lorsque se terniront à jamais dans la tête des prolos que nous sommes, les folles espérances en des lendemains déçus. Mors ultima ratio !

Dans ces moments de révolte où tout se fend, se craquelle, se rompt, se fait sentir le besoin de communisme, la nécessité d’un territoire commun qui n’est pas donné d’avance, donnée métaphysique sur la vérité de l’Homme, mais qui se fonde sur le désir et plus, la nécessité, de partager des instants d’entraide entre les individus qui, de l’assujettissement à l’objectivité, découvrent la puissance de la subjectivité hors de la continuité banale de la survie dans la temporalité capitaliste, sans doute pour les dépasser toutes deux. Tout comme il n’y a pas de sujet révolutionnaire à découvrir dans les méandres de l’existant, il n’y a pas non plus de communisme à bâtir dans les interstices de la société, des communes qui finiraient de toute façon par avoir toutes les (mal)chances de ne reposer que sur les valeurs, les seules que nous connaissions, qui sont celles de cette société, le moralisme humaniste et productiviste de cette société (les limites de l’alternative). La tension vers le communisme est en germe au sein même du capitalisme, il le porte comme son cancer, mais de cette tension il ne s’en déduit pas pour autant que le communisme pourrait être une réalité comme d’un automatisme déterministe en fonction de l’intensité d’une révolte ou d’un état de ras-le-bol généralisé. Il y a un passage à franchir, un pas, afin de sauter dans l’inconnu de la « production » alchimique de la subjectivité souveraine, une rupture historique. Et toute la question est dans ce « pas-sage ». En tout cas, une telle aventure, car c’en est une, ne peut émaner de décisions prises dans les assemblées permanentes ou de la part d’organisations, comme de préalables « démocratiques », mais être issue d’une diffusion d’une multiplicité de formes d’attaques contre les vieilles choses qui n’auront que trop duré. C’est dans le feu de ces actions que se pose la question de la volonté, de l’aiguillon de la volonté qui pousse toujours plus loin la tension vers l’au-delà de ce monde, vers la (re)construction de la subjectivité ; c’est en elles que s’affirme, ou pas, une volonté vers plus de vie tendant à détruire et à rebâtir simultanément. Il y a des conditions, mais pour qu’elles accouchent de leur propre dépassement, se pose alors la question de la volonté, du travail de sape de l’existant, au sein du cours tumultueux de celui-ci.

À moins de penser que seules les conditions objectives seraient à même de faire que de ce monde naisse un nouveau, une nécessité impulsée par les propres limites de ce monde et de sa dynamique, une réalité extérieure à nous qui implique en elle-même son dépassement, il n’y a guère que les individus, les être humains eux-même en qui pointe le désir de mettre en jeu leurs propres certitudes, leurs propres croyances, leur vie, qui sont à même de provoquer le vieux monde et de faire trembler ses fondations. Mais dans les luttes actuelles, rares ont encore été les occasions de vraiment faire trembler ces fondations, et de (re)construire dans le feu de l’action de la subjectivité révolutionnaire. Jusqu’à quand si l’on considère que cette possibilité, si elle ne tient d’aucun automatisme, n’en est pas moins réelle car inhérente à la vie en tant que volonté ? Comment y inclure la volonté vers l’Anarchie et l’auto-critique vers la communisation ? Il n’y a pas de réponses toutes faites, seulement une interprétation de faits qui nous permettent, ou pas, de donner un sens à nos pensées et nos actions. Ce qui nous incite toujours plus à remettre en cause nos propres objectivités, l’utilité présupposée de nos attributions, qu’elles soient imposées par la nécessité du monde actuel ou guidées par la croyance en un monde meilleur. La critique radicale devient alors une arme d’auto-destruction massive.

Max L’Hameunasse

Les sentiers de la révolte (À corps perdu n°3)

Texte trouvé sur :

http://www.non-fides.fr/?Decembre-2008-Les-sentiers-de-la

La rage et l’insurrection

Disons le sans trop hésiter : les révoltés, les prolétaires enragés, se bougent surtout à partir des situations concrètes, à partir d’un ras-le-bol qui se généralise. A des moments plus conflictuels, ils se posent, pour ainsi dire, dans le négatif face à la réalité qui les entoure. Ce négatif, comme il reste en dialectique avec la réalité vécue, a toujours eu des difficultés à se détacher des chaînes de cette réalité à laquelle il s’oppose. Souvent, c’est plus à cause de ça qu’à un réformisme profond que les révoltes des opprimés se trouvent, après un certain temps, sur une voie sans issue où la force manque pour tenter le saut qualitatif d’imaginer déjà un monde complètement autre. Ce n’est pas un hasard si les révolutionnaires se sont souvent posés la question de ce saut, car c’est là que réside toute la différence entre « exprimer sa rage » et « faire l’insurrection ». Dégoûtés par les visions léninistes et ne croyant guère aux fantômes de la Sociale à travers la grève générale, nous hésitons à nous poser cette question… et nous avons perdu la capacité que d’autres avaient encore maintenue : poser la question de l’insurrection, de ses méthodes et de ses buts.
En décembre 2008, la rage met les centre-villes de Grèce à feu et à flammes. La diffusion de la pratique destructive a été impressionnante, fruit d’années d’expériences de combat et de défense de la nécessité de l’action directe. Cependant, cette révolte est en général restée une réaction – féroce oui – mais une réaction quand même. Et rarement dans l’histoire récente, les révolutionnaires ont été tellement préparés au point de pouvoir immédiatement mettre en avant (et pousser vers) l’insurrection, dans une situation où la réponse à la brutalité de la domination prend la forme d’une révolte se généralisant. Car il faut l’avouer, nous avions presque oublié que dans l’histoire, des compagnons, et pas qu’une poignée, se sont servis de la méthode insurrectionnelle d’une manière consciente.
Si nous nous rendons compte des potentialités subversives qui existent en Grèce, ne serait-il pas imaginable de poser la question de l’insurrection dans un sens plus réfléchi, visant davantage à réaliser certains objectifs et à libérer à chaque fois l’espace nécessaire pour continuer à saper les rapports sociaux existants ? Pouvons-nous retrouver cette capacité perdue au fil du déclin de la lutte de classes et des initiatives révolutionnaires ? La révolte en décembre 2008, tout comme d’autres explosions sociales récentes qui prennent des allures que nous avions du mal à nous imaginer, montre à quel point il est toujours possible de partir à l’assaut du meilleur des mondes. Sans tomber dans un optimisme qui serait très mal placé dans un monde où la réaction à l’oppression semble se cristalliser plus autour d’autres idéologies réactionnaires qu’autour de l’émancipation libératrice, il semble que, aussi peu que nous sommes, nous pouvons faire plus que juste rendre des coups de temps en temps, ou simplement accompagner les flambées sociales avec des propositions subversives.
En regardant vers l’avenir, il nous faut poser la question de savoir si le saut qualitatif entre les émeutes généralisées qui endommagent les façades de la domination et l’insurrection qui fait trembler ses fondements est possible, et si oui, comment on peut l’articuler. Ceci ne témoigne pas d’un avant-gardisme, comme certains pourraient le croire, ni d’un blanquisme actualisé, comme d’autres le professent déjà, mais d’un souci d’aller plus loin, de recommencer à penser et mettre en pratiques les hypothèses insurrectionnelles.
A l’aide de l’expérience grecque, nous partons à leur recherche, pas tellement pour trouver des réponses claires, mais pour discerner des chemins possibles et imaginables.

La question du Palais d’Hiver

C’est une vieille métaphore, mais parfois même les vieilleries valent le coup d’être répétées et réinterprétées. Le pouvoir, au moins si nous nous battons pour un changement social et pas politique, ne réside pas dans un quelconque Palais d’Hiver qu’il faudrait conquérir. Pour opérer un banal changement politique, il est vrai qu’il suffirait de prendre, par le vote ou la force, le lieu du pouvoir pour le perpétuer d’une manière différente. Par contre, comme les fondements du pouvoir et de l’exploitation sont justement les rapports sociaux, et que l’activité révolutionnaire doit viser à subvertir ces rapports sociaux, toute stratégie insurrectionnelle qui ne les pose pas comme cœur du problème tournera vite à des conceptions putschistes.
Durant plusieurs semaines, la révolte de décembre 2008 en Grèce s’est diffusée à un tel point qu’elle a touché presque toutes les grandes et petites villes, qu’on a senti les odeurs d’essence dans presque tous les quartiers, et qu’il a été très difficile de ne pas entendre son cri. Mais la diffusion de la révolte n’a pas été exactement le résultat d’une croissance quantitative du mouvement. Ce n’est pas tant parce que des milliers de personnes ont rejoint le côté de la révolte que plus de structures ont été attaquées. Ce fut par contre le fruit d’un choix très précieux, celui de ne pas se laisser opérer une quelconque centralisation, un choix qui n’a pas été la consigne de quelque comité central ou directoire, mais justement la rencontre fertile entre les expériences du passé et les idées antiautoritaires. La volonté aussi de refuser une manifestation unitaire et massive de la révolte, de se concentrer autour d’un lieu ou d’un quartier, mais de préférer une multitude d’initiatives disparates et diffuses.
Le choix de la décentralisation de la révolte, d’un mouvement qui s’étend plus qu’il ne se focalise, est un choix inspiré par le refus de la politique, de la représentation, qui pousserait vers des moments de référence, comme la grosse manifestation ou la journée de grève nationale,… Elle est aussi le fruit des habitudes d’informalité bien ancrées dans le mouvement anarchiste en Grèce, qui a toujours refusé de se constituer autour d’une organisation de synthèse (comme par exemple une fédération anarchiste) ou autour d’une organisation de type anarcho-syndicaliste réduisant le spectre de la subversion sociale à la lutte autour des lieux de production. La « force » des anarchistes en Grèce est aussi liée au fait de s’organiser selon les affinités, dans un archipel toujours étendu de liens entre individualités et entre petits groupes, et de combattre – aussi en son sein – l’émergence de groupes dominants ou de représentants dans la bataille sociale.
Voilà donc une révolte qui n’a pas aspiré à conquérir une représentation. Elle a refusé, en pratique, tout dialogue avec le pouvoir et ses concurrents. Elle a refusé de se laisser entraîner dans le jeu des revendications, de se perdre dans la recherche d’un rapport de force avec l’Etat et ses flics, là où elle était attendue.

La révolte de décembre 2008 n’a pas été centralisée, même si c’est une question que se sont notamment posés les participants aux assemblées de l’Ecole Polytechnique, à côté d’Exarchia. Tandis qu’au cours des premiers jours après le 6 décembre les révoltés avaient réussi à balayer les forces de l’ordre d’Exarchia et autour des universités occupées, l’Etat n’a pas tardé à les réorganiser pour tenter d’endiguer les révoltés dans le périmètre d’un kilomètre carré autour de ce quartier. Les compagnons se sont bien rendus compte qu’une révolte qui se laisse isoler territorialement est vouée à mourir dans un bain de sang. Après les premiers jours, l’atmosphère générale s’est donc orientée vers un retour dans les autres quartiers de la métropole, gardant ainsi l’initiative, seul remède contre l’asphyxie prévisible.
Cette diffusion s’oppose de fait à la conception classique de la libération de territoires, c’est-à-dire de construire des forteresses en y chassant les flics et les représentants de l’ordre, et d’essayer que ça fasse tâche d’huile. Bien que les révoltés soient nombreux et déterminés, il aurait été impossible de tenir ce face-à-face. Dans la première semaine après le 6 décembre, les flics s’étaient en effet rapidement réorganisés pour occuper temporairement les rues et les places d’Exarchia et circonscrire les rues avoisinantes des facultés occupées, invitant les révoltés à se perdre dans une bataille selon des règles militaires où ils ne pouvaient pas gagner.
Si sans points d’appui, sans points forts, toute tentative d’insurrection est vouée à l’échec, ceci ne veut pas dire que ces points doivent être fixes ou territoriaux. Les « foyers » de la révolte de décembre 2008 se trouvaient dans l’action même, dans la coordination spontanée ou organisée informellement entre les insurgés. Ils se sont dotés d’outils de discussion et de coordination, comme des assemblées souvent éphémères. Ce n’est que dans certains cas que ces assemblées se sont converties en organes permanents, s’éloignant de fait toujours plus des questions réelles de la révolte.
D’autant plus que, y compris à travers les actions destructives, les révoltés n’ont pas insisté pour continuer de tenter d’attaquer au même endroit ou contre les mêmes cibles. Reste alors à aller comprendre pourquoi tant d’articles et d’analyses qui parlent de décembre 2008 insistent autant sur le nombre de tentatives de brûler à nouveau l’arbre de Noël sur la place Syntagma. Tout au long des semaines, les révoltés ont fait preuve de leur capacité d’attaquer là où on ne les attendait pas, de se disperser quand il le fallait, et de ne pas se laisser piéger dans un affrontement qui transformerait les attaques diffuses en une guerre de tranchées. Cette forme qu’a pris la révolte témoigne aussi de son caractère profondément antiautoritaire : elle laisse à chacun et chacune la responsabilité d’agir de manière autonome, selon ses propres conceptions et estimations, au lieu de pousser vers une position d’attente de la prochaine manifestation émeutière. C’est la tension vers la décentralisation, vers l’autonomie et la responsabilité de chaque individu en lutte qui a permis à cette révolte de s’étendre et de durer pendant plusieurs semaines.

Les façades et l’infrastructure

Au cours des premiers jours de la révolte en décembre 2008, les révoltés ont réussi à paralyser une partie de la circulation marchande en attaquant, saccageant et incendiant d’innombrables structures visibles de la domination. Au cours des trois semaines que durera la révolte, plus de 500 commerces, banques et bâtiments gouvernementaux ont été brûlés. Très vite, la question n’a pas été seulement d’attaquer pour exprimer sa rage à propos du meurtre d’Alexis et contre cette prison sociale où nous sommes tous enfermés. La révolte a laissé voir la possibilité d’aller bien au-delà. Il s’agissait d’empêcher le retour à la normale pour créer l’espace et le temps propices afin d’avancer certaines questions, d’encourager la discussion et la confrontation avec tous les exploités, y compris avec ceux qui restaient encore dans la position de « spectateurs » que l’Etat cherchait à stimuler à tout prix. « Il est impossible de penser librement à l’ombre d’une chapelle », et c’est ce constat qui nous pousse à être des éléments moteurs vers des ruptures. Voilà donc que la question se pose de comment il est possible de mettre à sec les artères de cette société. Pas pour s’engager dans un prétendu rapport de force avec l’Etat et ses représentants, pas pour faire un chantage sur la population, mais pour justement relâcher, même si ce n’est que très temporellement, un peu les prises quotidiennes de l’autorité et créer de l’espace, né dans la rupture, pour pouvoir se poser les bonnes questions.
Dans l’Espagne d’avant 1936, les révolutionnaires tentaient une insurrection après l’autre. Il serait certainement très intéressant de revenir sur cette période pour comprendre le développement d’hypothèses insurrectionnelles, leurs mises en pratiques et leurs effets. Mais ici, ce ne sera qu’un aspect qui nous intéresse, parce qu’il nous semble très pertinent : malgré le fait que les technologies étaient beaucoup moins développées que maintenant, les insurgés cherchaient dès la première heure de l’insurrection (ou voire même un tout petit peu avant…) à couper tous les moyens de communication et de transport. Au cours des préparatifs et lors de l’insurrection des Asturies en 1934, des insurgés s’étaient ainsi organisés pour couper les lignes de train, ces monstres ferrés qui pouvaient en quelques heures ramener des centaines de soldats, ou à l’inverse soustraire de la ville à peine conquise des armes et des produits finis bien utiles,…
Tout comme il serait bien que la télévision se taise un peu lors d’une révolte qui se généralise, il serait utile que la production, si elle n’est pas bloquée par des grèves ou des sabotages sur les lieux de travail, s’arrête un peu et que la circulation se limite aux mouvements des insurgés. La communication et la production sont en effet devenues tellement dépendantes de l’infrastructure, c’est-à-dire de l’électricité, des connexions téléphoniques, des axes routiers et des flux continuels d’information, qu’il ne faut certainement pas être un grand spécialiste pour les obstruer.
Les deux décennies de révolte diffuse en Grèce et sa défense sociale ont porté leurs fruits en décembre 2008. Au fil des années, aussi bien au niveau de la contre-information qu’au niveau de l’attaque, les structures de l’ennemi ont été identifiées et rendues visibles aux yeux de tous ceux qui veulent encore voir. Plus important que tous autres préparatifs ou stratégies, ce sont ces choix conscients et délibérés pour l’attaque, ici et maintenant, qui ont donné de l’oxygène à la révolte de décembre 2008, un oxygène qui a également donné des ailes pour voler au-delà des frontières. Mais il n’en reste pas moins vrai qu’à des moments qui portent de telles possibilités, et où tout pourrait être mis en jeu, la question ne peut pas être réduite à détruire le plus de façades de la domination possibles, mais consiste justement à faire le pas pour partir à l’assaut de ces infrastructures. Car dans ses caves, l’Etat sauvegarde des cartographies entières de la population, tout comme les futurs projets mortifères de la domination se concrétisent peu à peu dans ses centres de recherche. Sans s’illusionner sur le fait que détruire aussi tout cela subvertirait profondément les rapports sociaux existants, on pourrait au moins essayer de garder le chemin ouvert pour cette subversion, en freinant ainsi des projets qui peuvent hypothéquer à jamais sa possibilité même.
Ce n’est pas parce qu’une généralisation de la révolte offre des possibilités de ruptures bien plus profondes qu’en temps de « paix », qu’il serait convenable de la considérer comme quelque chose de détachée de toutes les autres luttes, souvent spécifiques ou partielles, qui ont été menées jusqu’à ce moment-là. Profitant de la hausse de la température sociale et de la force croissante, on pourrait évaluer les possibilités de porter ces luttes jusqu’au bout, et ainsi encore contribuer à la diffusion de la révolte, portant la subversion sur tous les terrains qui existaient déjà. Par exemple, lier le grondement social croissant avec ce petit peu qui manque souvent pour empêcher la construction de tel ou tel projet nuisible. Ceci nous permettrait de tisser les liens entre l’avant, le pendant et l’après de l’intensification de la guerre sociale.

Les occupations

Une des questions principales que se sont posés autant les révoltés que ceux qui ont tenté d’analyser le mouvement, c’est comment il serait possible d’impliquer plus de gens. Pas seulement plus dans un sens quantitatif, mais plus dans le sens des catégories sociales. Comment par exemple combler le fossé qui séparait les émeutiers dans la rue des ouvriers dans les lieux de production, ou les immigrés dans les quartiers ?
Tout d’abord, à force d’être pessimistes par rapport aux « missions historiques » de la classe ouvrière, des précaires ou des immigrés, on en oublie que sortir de son rôle social est primordial pour la révolte libératrice. S’il est vrai que la révolte doit partir de là où on est, elle doit aussi, pour prendre des allures insurrectionnelles, se diriger justement contre là où on est. Et si sortir de son rôle social est primordial, comment est-ce que nous pouvons alors baser nos perspectives sur le fait d’ouvrir les oreilles de telle ou telle catégorie sociale ? Nous ne ferions alors pas autre chose que de les reproduire. Est-ce qu’il ne serait pas possible au contraire d’envisager le développement de perspectives invitant chacun à quitter la servitude quotidienne et ses rôles ? Ce fut par exemple à la surprise de pas mal de compagnons que des centaines d’« immigrés », pourtant bombardés de victimisation militante, ont rejoint le mouvement de la révolte en participant aux émeutes et aux pillages…

En décembre 2008, une des tentatives envisagées pour contribuer à diffuser territorialement et socialement la révolte a également été d’occuper des bâtiments et de les transformer en lieux de rencontre et de discussion. Lors des moments de conflictualité croissante, des compagnons avaient pris l’habitude d’occuper différentes universités. Il n’en fût pas autrement début décembre 2008. Pendant que les premières assemblées s’y déroulaient, plusieurs dizaines d’écoles aux quatre coins de la Grèce étaient à leur tour occupées. Ces occupations d’écoles ont moins servi comme points de référence et de débat que comme points de départ pour partir ensemble en manif sauvage, pour préparer des blocages ou des attaques. Ces occupations furent, pour ainsi dire, des outils presque techniques, nécessaires à la coordination et à l’organisation des initiatives.
Ensuite, ce sont des préfectures et des mairies qui ont été occupées dans différents quartiers d’Athènes. Tandis qu’elles répondaient clairement par endroit aux besoins matériels des révoltés, elles avaient vocation ailleurs à jouer un autre rôle, celui de l’autogestion. Ce fut par exemple le cas de l’occupation de la mairie de Halandri, où les occupants ont prié les employés municipaux de continuer leurs activités d’assistance aux citoyens et aux immigrés (notamment la délivrance de documents d’identité) en laissant tomber leurs activités « plus nocives ». Alors surgit une question intéressante, envisageable presque exclusivement dans un contexte de révolte généralisée, sur le que faire du monde existant, en pensant déjà à l’éventuel après de la révolte, au sens positif ou négatif. D’un côté, il y a la possibilité de détruire des infrastructures névralgiques de la domination (comme par exemple dans les mairies les cadastres de propriété, les fiches des habitants, toute la bureaucratie liée aux impôts, aux taxes, à qui habite où,…), rendant plus compliqué un rapide retour à la normalité. D’un autre côté, on pourrait dire que si la révolte n’aboutira pas comme ça, d’un coup, à la révolution, un certain pragmatisme ne nuirait pas forcément à une logique insurrectionnelle. Si de l’argent est brûlé, c’est pour jeter certaines questions sur la table, mais se réapproprier de l’argent au cours de la révolte, ce serait alors simplement se préparer pour la prochaine insurrection ? Est-ce que ce n’est pas pareil en ce qui concerne toute sorte de papiers d’identités ? Le terrain est peut-être glissant, mais ces questions s’imposent et peuvent difficilement être résolues, que ce soit de manière purement idéologique ou purement stratégique, hors des contextes précis.

Mais revenons aux occupations. La plupart des assemblées se sont déroulées au sein de ces occupations, mais ce n’est pas parce que des assemblées se déroulent dans un contexte de lutte que des mécanismes pourris n’apparaissent pas en leur sein. Les mécanismes de la représentation et de la délégation fleurissent volontiers lors d’assemblées de centaines de personnes, d’autant plus quand il s’agit d’arriver à prendre des décisions ensemble. Alors, comment éviter que les assemblées, outils nécessaires à la coordination et à la rencontre, ne deviennent des petits parlements antagonistes ? Comment empêcher qu’elles se donnent le pouvoir de prendre des décisions, de parler au nom des participants à l’assemblée ? Peut-on imaginer les assemblées comme des moments de discussion et de confrontation, et pas comme des instances de prise de décision ? Et il faut rester clair : même si en décembre 2008 les « résolutions » prises par des assemblées étaient surtout à caractère anti-autoritaire, cela ne change rien au fond du problème de comment éviter de reproduire les mécanismes de représentation et de délégation. Car un mini-parlement qui vote pour une résolution anarchiste restera toujours un parlement, foyer de la médiation et frein à l’association et aux libres initiatives. On pourrait donc se poser la question de comment il est possible que des textes signés par les assemblées aient pu sortir. Il me semble quasi inimaginable que des centaines de personnes puissent s’exprimer de manière libre et horizontale sur des textes de deux pages… donc au bout de compte, même tacitement, c’est le mécanisme du vote, de la délégation qui rend ça possible. N’est-il pas envisageable d’encourager tout le monde à écrire ce qu’il ou elle pense, sans devoir le cautionner par un quelconque tampon légitime (comme la signature « assemblée de »), et à le prendre en compte dans la mesure où ça parle, où ça inspire et où ça répond à certaines questions ? A encourager que les textes circulent sans qu’ils n’aspirent à aucune représentation ?

Une des occupations qui, dans certains milieux, a beaucoup été commentée et quasi glorifiée, fut celle du siège du syndicat GSEE. Des syndicalistes de base, des communistes autonomes et des compagnons anti-autoritaires avaient occupé ce bâtiment. Ils ont sorti plusieurs textes signés par « les occupants », appelant surtout à l’auto-organisation (il n’est pas clair si c’était à l’auto-organisation de la lutte hors de toute représentation, ou justement au sein de « syndicats de base ») et les « prolétaires » à rejoindre la révolte. S’il est évident, comme je suppose que cela l’était pour ces occupants, que les syndicats et le syndicalisme tout court sont des structures auxiliaires des rapports capitalistes, alors pourquoi occuper leurs bâtiments ? Parce que leur destruction serait mal perçue par les membres du syndicat ? Parce qu’une occupation prouverait que la lutte est possible hors du syndicat – bien que dans la rue, cela était déjà visible aux yeux de tous ceux qui voulaient le voir ? Ou parce que ça donnerait une légitimité au mouvement en prenant possession des structures de l’ennemi ? Cela ressemble au paradoxe qui consisterait à occuper le Parlement pour réclamer l’auto-organisation. N’oublions pas non plus que nombre d’occupants du GSEE se sont opposés physiquement aux compagnons qui voulaient détruire les archives et le matériel du syndicat, ou encore qu’ils ont fermé les portes du bâtiment contre d’autres qui tentaient d’échapper à une charge policière. Même les meilleures intentions n’empêchent pas que des glissements dans la politique se produisent et mangent, petit à petit, la révolte en son sein.

Les pillages

A partir du troisième jour après le meurtre d’Alexis, les pillages commencent à se généraliser. Les révoltés sont rejoints par nombre d’autres qui ne s’affrontent pas seulement à la police, mais cherchent aussi à reprendre un peu de marchandises. L’enchantement du respect de la propriété d’autrui commence à fondre comme neige au soleil. Qu’à des moments précis, des exploités se servent eux-mêmes sans passer par un intermédiaire quelconque est un beau contraste avec l’habitude de la servitude volontaire, avec le rabâchage habituel faisant l’éloge du travail et du « il faut gagner sa vie ».
Quand à un certain moment, des gens sont revenus les mains pleines de portables, d’ordinateurs, de radios etc. à l’occupation de Polytechnique, des discussions de plusieurs heures ont eu lieu à propos de ce qu’il fallait en faire. Et celles-ci se sont terminées avec la destruction par le feu des marchandises pillées. Même si cet épisode fut plutôt éphémère (car la plupart des marchandises pillées ont bien sûr été ramenées à la maison), cela ouvre le chemin pour un questionnement… S’il est vrai que le respect de la propriété privée semble s’effondrer lors des pillages, il ne s’agit pas pour autant d’attaques contre l’accumulation capitaliste ou la logique de la marchandise. La différence entre le pillage visant à la réappropriation et le pillage visant à l’expropriation réside probablement dans son pourquoi, dans sa motivation. Tout comme d’autres, les révolutionnaires peuvent profiter de l’occasion de l’insurrection, par les possibilités qu’elle rend concrètes, de déjà penser à l’avenir, à l’après, pour s’approvisionner matériellement en vue des batailles à venir. Il serait plutôt triste de sortir d’un mouvement insurrectionnel plus démunis qu’avant. Mais là, le pourquoi est différent de ceux qui pillent pour ensuite aller revendre la marchandise sur le marché, perpétuant ainsi l’accumulation capitaliste à l’intérieur d’une intensification de la subversion sociale. Oui, il y a une différence, le pillage est illégal tandis que l’exploitation salariale est légale, mais qu’est-ce que ça change en termes d’attaques contre les rapports capitalistes ? Peut-être convient-il donc mieux de s’abstenir de faire l’apologie des pillages en les posant comme une réappropriation « légitime » des exploités pour reprendre un peu du « produit de leur travail » ; tout comme il serait malvenu d’en faire la condamnation parce qu’il s’agirait seulement de tentatives d’exploités de devenir eux-mêmes des capitalistes. Ce qu’on pourrait peut-être en dire, c’est que les pillages sont simplement normaux, et que la profondeur de la subversion va de pair avec le changement d’attitude face aux marchandises, avec le pourquoi du pillage et avec le devenir concret de la question de l’expropriation.
« Que chacun prenne selon ses besoins » était un vieil adage de la révolution sociale. Il reste toujours valable, en temps d’insurrection comme en temps de paix sociale, en termes collectifs comme en termes individuels. Néanmoins, face à la pénétration toujours plus profonde de la logique de la marchandise, comment est-ce que nous pouvons sortir de la dialectique entre dépossession capitaliste et simple réappropriation, surtout en pensant au développement de technologies toujours plus nocives ? Comment détacher la question des besoins de ce que la société capitaliste nous inculque comme besoins ? Une insurrection incapable de se poser ces questions se retrouvera très vite sur une voie sans issue, où la révolte sera inévitablement réabsorbée par le capitalisme. Il serait plus courageux de poser ces questions, sans pour autant tomber dans un moralisme ascétique, que d’acclamer bêtement le « à chacun selon ses faux besoins ».

Articuler le pourquoi

Si la révolte n’arrive pas à balayer les rôles que cette société nous impose, elle mourra vite. Si nous considérons que la domestication des individus par leur environnement et leur rôle social est inchangeable, ce sera la fin du rêve de la révolution sociale, et plus généralement de toute émancipation. Mais heureusement, la réalité de la révolte contredit de telles réflexions obscures, terre fertile pour un cynisme qui au bout du compte nie la possibilité de la subversion, ou encore terreau d’une auto-exaltation aristocratique méprisant les exploités à un tel point qu’elle les conçoit comme des ennemis à l’égal des exploiteurs.
Il demeure que tant que les exploités continuent à se définir ainsi et à axer leurs révoltes sur le rôle social qui leur est imposé, aucune explosion, aussi grande soit-elle, n’arrivera seule à, justement, subvertir les rapports sociaux et faire table rase du jeu de rôles de la société. Dans les nombreux communiqués sortis en décembre 2008, des immigrés, des soldats, des lycéens, les adolescents révoltés, des ouvriers en colère,… expriment leur « adhésion » à la révolte en mettant en avant leur condition sociale. Bien sûr qu’ils critiquent leur condition, mais quasi tous trouvent très important de se définir, de se tamponner avec telle ou telle étiquette, reprenant à leur compte les catégories imposées. Bien sûr que ça en dit long quand ce n’est pas seulement un « secteur » spécifique qui se bouge, et que d’autres le rejoignent, mais le plus important ce ne sont pas « les secteurs », ce sont leurs motivations, leurs pourquoi, leurs aspirations à renverser leur condition. C’est ce saut qualitatif qui pourrait être considéré comme signe d’une perspective insurrectionnelle, pas le fait que « d’autres catégories » rejoignent la lutte.
La question reste en effet toujours la même. Comment et sur quelles bases les révoltés peuvent-ils se rencontrer, se joindre à la révolte ? Cela suffit-il d’avoir la rage en commun ou de se retrouver ensemble dans l’attaque contre les structures de ce monde ? Ou est-ce que le processus insurrectionnel, c’est justement le saut qualitatif hors de la dialectique entre la réalité oppressante et le négatif purement destructeur ?
Depuis longtemps on n’avait plus vu des expressions si massives de solidarité comme lors de ce décembre 2008. Aux quatre coins du monde, avec non seulement la solidarité avec les insurgés au cœur mais aussi avec la détermination de souffler fort sur le feu de révolte dans son propre contexte, les structures du Capital et de l’Etat ont subi des dégâts. La révolte en Grèce a inspiré d’autres révoltés ailleurs, se rendant compte qu’il faut une tempête sociale pour découvrir ses complices et forger des liens dans le partage de la tension vers la liberté. Alors, dans les chemins tracés par la solidarité internationale, on pourrait peut-être apercevoir une tentative d’articuler un certain pourquoi. Au-delà des frontières et des catégories sociales, les rebelles d’ailleurs se sont reconnus dans la possibilité de jouer le tout pour le tout.

La volonté

Alors que les quelques textes venant de Grèce lors de cette période ne le mentionnent pas tant, beaucoup d’analyses ne cessent de mettre en avant la « crise », la brutalité « particulière » de la police grecque, ou encore « la corruption et la faiblesse de l’Etat grec ». Face à ceux qui sont éternellement à la recherche de « conditions objectives », on pourrait s’amuser amèrement à donner des dizaines de contre-exemples où quasi personne n’a réagi face à un meurtre par les forces de l’ordre, et où « la réponse du prolétariat » aux crises semble surtout consister à s’adapter le plus vite possible. Il ne s’agit pas de nier l’influence de la situation sociale et économique sur les possibles révoltes, mais il n’existe pas de simple relation de cause-à-effet entre l’oppression et la révolte, ni encore de « mouvement du capital » qui ferait révolter les exploités.
Ce serait une mythification de simplement présenter la révolte de décembre 2008 comme une conséquence automatique des conditions de vie détériorées. Elle a été, même si c’était largement une réaction, un mouvement volontaire, un choix conscient. Elle a été l’expression du fait de prendre et de vivre le combat en première personne – et pas comme pion d’un développement historique. En ça, on pourrait dire que c’est le fruit d’années de révolte acharnée des anarchistes et d’autres rebelles sociaux. Ceci illustre encore une fois que l’activité révolutionnaire sous toutes ses facettes est aussi importante dans les périodes de conflictualité sociale moins forte, qu’elle peut toujours porter ses fruits, même si les explosions sociales semblent parfois très lointaines.

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