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revue STOFF : « Substance du capital et lutte des classes (première partie) »

Dernier texte mis en ligne par la revue STOFF

Substance du capital et lutte des classes (première partie)

par stoff

octobre 2021

Préambule

Dans le petit champ des critiques radicales de la société existante, la critique de la valeur(Wertkritik [ci-après WK]), occupe aujourd’hui une place importante, aussi bien en Allemagne dont elle est issue qu’en France ou au Brésil. L’attrait qu’elle a pu exercer découle d’une certaine conjoncture historique où l’horizon des luttes de classe semblait s’effacer de la carte politique. Mais au lieu de considérer la théorie comme un simple refuge d’une avant-garde désemparée, la Wertkritik se distingue par le rôle décisif qu’elle lui accorde, comme seul moyen d’éclairer les consciences pour initier des luttes enfin révolutionnaires. Maintenant que les luttes sont revenues, mais dans le sens malheureux d’une « critique tronquée » du capital, il s’agirait au moins de pouvoir les réorienter dans le droit chemin par la diffusion d’une théorie vraie.

Il ne s’agit pas ici d’entreprendre une critique systématique de la Critique de la valeur, en remontant de sa théorie fondamentale des catégories de l’économie politique jusqu’à sa conception de la révolution, en passant par son analyse des crises. Plus modestement, nous souhaitons rendre compte de l’orientation générale de ce projet intellectuel à partir d’une lecture critique de l’une de ses œuvres canoniques : La Substance du capital de Robert Kurz récemment traduite en français. En supposant ici que la théorie de la valeur et l’analyse des crises qui en découle puisse être vraie, il s’agit de questionner plutôt les conséquences politiques qui en sont déduites. Un point nous intéresse particulièrement : la question de l’émancipation. Qui nous libérera du capitalisme, et comment ? Le primat accordé à la théorie, comme guide du nouveau sujet de la lutte, est la conséquence de l’abandon de l’idée d’une société de classe. Si nous rejoignons la Critique de la valeur sur le déclin de l’identité ouvrière comme sujet d’une lutte par et pour le travail, celle-ci ne signifie pas pour autant la fin de la lutte des classes. Une lutte qui, malheureusement, ne rejoint pas toujours les intérêts de classe du théoricien.

La WK et la critique catégorielle

Avant d’entrer dans le vif du sujet, rappelons le contexte historico-politique duquel émergea cette nouvelle approche théorique.

Robert Kurz (1943-2012) était le principal théoricien et fondateur du courant appelé Critique de la valeur, ou Wertkritik en allemand (WK). Ce courant marxien se développe en Allemagne à partir du milieu des années 80, produisant des revues comme Marxistische KritikKrisis (depuis 1990) et plus tard Exit ! (depuis 2004) en Allemagne, ou plus récemment Jaggernaut dans la sphère francophone. Le premier mouvement de cet effort de théorisation consiste à se détacher définitivement des différents socialismes alors existants et de leur idéologie fossilisée appelée « marxisme traditionnel », et, plus généralement, de « l’anticapitalisme tronqué » qui caractériserait l’ensemble des courants de gauche et d’extrême-gauche (et même de certaines droites et extrême-droites). Aux yeux des théoriciens critiques de la valeur, tous ces courants se caractériseraient en effet par l’absence d’une critique des structures, des « catégories » fondamentales du capitalisme. Qu’est-ce que cela signifie ? Ces catégories que l’on pourrait croire neutres et éternelles, telles que le travail, la marchandise ou l’État, loin d’être remises en question, sont revendiquées positivement ou alors critiquées de manière superficielle. L’essentiel, selon le canon marxiste traditionnel, était que la bourgeoisie, propriétaire des moyens de production, soit supplantée par le prolétariat, et que la planification succède au marché comme mode d’organisation « rationnel » de la production de marchandises – la révolution sans abolition des catégories capitalistes consistant alors en un simple transfert de la propriété des moyens de production des mains du bourgeois oisif et parasite aux mains calleuses du travailleur. C’est ce que la WK, tout comme Moishe Postone, considère comme une critique du seul mode de distribution de la richesse capitaliste.

La transformation sociale ainsi envisagée – que ce soit sous la forme du capitalisme d’État ou des conseils de travailleurs – se contenterait d’ajustements de surface qui ne toucheraient pas au cœur du capitalisme. Elle consisterait en une simple prise du pouvoir et des moyens de production pour son propre compte par la classe ouvrière, considérée comme extérieure au capitalisme, et non en une destruction des structures fondamentales du capitalisme. Tout questionnement portant sur le caractère de « seconde nature » que revêt la dynamique d’accumulation capitaliste se trouve aussi occulté. Le marxiste traditionnel ne s’occupe pas des catégories ? Qu’importe, ce sont elles qui s’occupent de lui. Pour éviter cet écueil, il faut donc procéder à une critique de ces catégories fondamentales. Une critique catégorielle. La Critique de la valeur se veut donc une critique catégorielle (et catégorique) des critiques marxistes traditionnelles et superficielles du capitalisme et en général de toutes les théories anti-capitalistes qui l’ont précédée.

Quand Robert Kurz donne ses premiers articles à la revue Marxistische Kritik, dans la seconde moitié des années 1980, l’impasse que représentait l’idéologie marxiste canonisée relevait depuis déjà longtemps de l’évidence pour une partie des (ex)étudiants et ouvriers radicalisés par le cycle de luttes des années 1968. Cela s’était vu en particulier avec l’apparition d’un nouvel élan contestataire parmi la génération née après la guerre – dont beaucoup étaient des étudiants et des étudiantes, mais les ouvriers et ouvrières ne manquaient pas (c’était avant la désindustrialisation). A côté des increvables discours de lutte pour le pouvoir ou pour la libération – où se recyclait le léninisme avec son programme, son parti, sa propagande, son avant-gardisme, etc. – on entendait parler de lutte contre le travail, et même de lutte contre la condition prolétarienne. A notre manière, et en suivant ici Théorie communiste, nous dirions que nous entrions alors dans un nouveau cycle où petit à petit se fit jour l’obsolescence des formes et contenus du cycle antérieur – notamment l’affirmation de la classe des travailleurs, de son identité sous la forme de la célébration du travail, de son rôle historique en tant que Sujet, affirmation médiatisée par ses divers organes de lutte et de représentation qui tous entraient dans une crise dont ils ne se sont jamais relevés. De ces mêmes changements découlait la nécessité d’une élaboration théorique nouvelle sur les ruines du programme prolétarien.

La fin de la lutte des classes ?

La théorisation critique catégorielle entreprit son cheminement mais se trouva bientôt seule, sans correspondance dans les luttes – ce qui ne contribua guère à modérer son penchant pour l’abstraction. Car le nouvel élan contestataire fit long feu. En 1979, les Anglais portent Thatcher au pouvoir. En 1981, Reagan devient président des Etats-Unis. La contre-révolution avait commencé. Restructuration du processus de travail, mondialisation de la production, montée du chômage de masse, précarisation. Démobilisation des travailleurs. Défaite sociale, économique, culturelle, symbolique du mouvement ouvrier organisé. C’est le passage d’ « une société d’intégration de masse à un ordre social néolibéral de sélection et d’apartheid[1]. » Le coup fut tellement dur que les intellectuels critiques autorisés à paraître dans les médias de masse diront pendant 20 ou 30 ans « économie de marché » à la place de « capitalisme ». Le reflux post-années 68 de l’utopie et le « retour au réel » marquait l’entrée en hibernation de l’idée révolutionnaire. Le capitalisme devint l’autre nom de la réalité, l’entièreté de la réalité. La seule et unique réalité. La nature seconde de notre existence. Et même une « ontologie historique » pour reprendre les termes de Kurz [2] – auxquels nous préférons ceux de réalisme capitaliste.

La (classe) moyennisation de la société était une idée des années 60 qui devint une certitude des années 1980. Impossible dès lors d’échapper au discours sur les « classes moyennes » ou sur la classe moyenne tout court et selon lequel la classe moyenne c’est vous c’est nous c’est tout le monde – sauf le clochard qui meurt de froid (les exclus) et le golden boy qui prend des bains de champagne (le 1%). Le triomphe apparent de la  « classe moyenne » forme ainsi l’envers de la liquidation d’un acteur collectif jusque-là incontournable, le bloc social des travailleurs, la classe prolétarienne comme sujet politique de référence, dont la vocation historique était, selon la dogmatique traditionnelle, de supplanter la bourgeoisie. Une défaite du prolétariat qui se traduit sous la forme de son intégration (toute relative : les pauvres disposent désormais d’une baignoire, mais pas des moyens pour la remplir avec du champagne de qualité) à la citoyenneté marchande, puis sous celle de sa paupérisation.[3] Selon Kurz, en obtenant gain de cause dans sa lutte pour la reconnaissance, le mouvement ouvrier se changea lui-même en sujet bourgeois enfermé dans la cage de fer de la socialisation capitaliste. Certes, il demeure une lutte entre le travail et le capital – « conflit indépassable, tant qu’il existe un mode de production capitaliste » – mais cela ne signifie pas, selon Trenkle, « qu’il devrait s’exprimer constamment comme opposition de classes[4]. » Un salarié peut bien rouspéter quand on lui refuse une augmentation, un directeur peut rouspéter à son tour quand ses subordonnés rouspètent trop bruyamment, mais tous ces rouspètements ne font pas des classes les agents de l’émancipation.

La lutte des classes a déçu les grands espoirs que d’aucuns – ultra-gauche comprise – plaçaient en elle. Aux yeux de Kurz, elle apparaît en phase avec cette ontologie historique, au sein de laquelle elle aurait participé de la modernisation de rattrapage des capitalismes retardataires sur le plan industriel.« L’immanence systémique de la lutte des classes menée par le mouvement ouvrier consistait précisément en ce qu’elle n’était qu’une “lutte pour la reconnaissance” (…) sur le terrain incontesté du travail abstrait[5].» Vous luttez pour un meilleur salaire ? Vous voulez davantage de congés payés ? Des retraites décentes ? Vous n’êtes que les rouages d’un (sujet) automate, les pions du capital sous sa forme-valeur.

Est-ce que nous n’avons jamais su faire autre chose ? Kurz évoque trois séquences historiques durant lesquelles l’automate aurait pu être envoyé à la casse. Dans des pages aussi brèves que captivantes, il évoque un« nuage de probabilités » qui plane à tout instant au-dessus de nos têtes. A certains moments de notre histoire, ce nuage a comporté la possibilité d’une sortie du capitalisme : les guerres des paysans allemands aux XVe et XVIe siècles ; les mouvements sociaux et révoltes à la charnière des XVIIIe et XIXe siècles et enfin le mouvement ouvrier moderne qui, « s’il est indéniable qu’il avait déjà largement intériorisé dans sa pratique le modèle disciplinaire du travail abstrait, portait en même temps en lui – en vertu notamment de sa réception de la théorie marxienne (…) – la possibilité d’une rupture consciente[6]. » Dans la mesure où la théorie marxienne l’avait fécondé, le mouvement ouvrier aurait pu donc opérer une rupture.

Voilà qui serait désormais chose révolue. À en croire Kurz, l’automate est à présent pleinement développé, son schéma d’action (sa mécanique) serait devenu implacable. Il pousserait l’humanité sur la voie de sa propre obsolescence. Le prolétariat et ses luttes modernistes finiraient à la casse, pendant que le capitaliste continue de barboter dans le champagne. La bataille a été livrée, et elle a été perdue.

A cette lutte des classes, les théoriciens de la Critique de la valeur vont par conséquent préférer une lutte émancipatrice sans classes, qui germerait sur le sol d’une « valeur mourant de ses contradictions internes[7]. » Or, théoriser une lutte émancipatrice sans classes implique, comme nous allons le voir, que la classe moyenne – ou du moins sa fraction la plus éclairée, la plus catégoriquement critique – pourrait s’émanciper sans le concours du prolétariat. Ou même – qui sait ? – contre ce dernier, s’il devait par malheur céder aux sirènes de la soit-disant critique tronquée.

Ainsi la théorie critique de la valeur s’attaquera non pas à la bourgeoisie mais au « sujet automate », la valeur qui « est devenue son but en soi[8] ». L’augmentation tautologique (c’est-à-dire qui est à elle-même sa propre fin) de la masse de valeur commande tout être et toute chose en ce monde. Selon la WK, toute attribution d’une figure humaine aux causes et aux effets de cette servitude manque l’essentiel. Oui, il y des profiteurs et des perdants, des rentables et des non-rentables, mais tous ne seraient que les opérateurs d’une mécanique sociale qui les dépasse. L’injustice, l’exploitation, la domination, cela existait avant le capitalisme. La spécificité du capitalisme résiderait dans son programme d’exécution : un mouvement d’accumulation de la valeur se prenant elle-même pour but, qui amènerait l’effondrement et avec lui le spectre de la barbarie. Et ce procès sans sujet – au sens où il est le produit non pas d’une classe ou d’un groupe d’agents mais d’une structure impersonnelle – comporterait notamment la production à grande échelle de surnuméraires.

Barbarie ou civilisation ?

Dans la seconde partie de son ouvrage La Substance du capital, Robert Kurz explique qu’il est parfaitement possible qu’il se produise une plongée dans la« barbarie » sans que celle-ci ne provoque de mouvement contraire dans le sens de l’émancipation. Inversement, les êtres humains pourraient en principe s’émanciper sans attendre que le capitalisme s’effondre. Mais si une chose, selon lui, est certaine, c’est que le capitalisme se précipite vers l’abîme. Pourquoi ? Il nous faut ici emprunter un rapide détour par la théorie des crises sur laquelle se fonde la Critique de la valeur. Obéissant à sa dynamique propre d’automatisation des processus de travail, le capital expulserait davantage de « travail vivant », c’est-à-dire de travailleurs et de travailleuses, qu’il n’en réintègre ultérieurement. Etant donné que ce travail vivant est la source de la valeur et donc du profit, la diminution de sa quantité relative au capital investi dans la machinerie entraînerait inévitablement une baisse du taux de profit. Ainsi le capital scierait la branche sur laquelle il est assis, tout en repoussant un nombre grandissant de travailleurs dans les abîmes de la superfluité. Pour la Critique de la valeur, nous sommes donc en présence d’« un procès de désubstantialisation, de disparition progressive de la substance travail, donc de dévalorisation de la valeur[9]. »

La limite interne à la valorisation formerait ainsi une borne indépassable du capitalisme, et constituerait la crise comme inhérente au capital, structurelle et endogène à son propre processus de valorisation. Cette crise n’est donc pas extérieure et d’origine politique ou sociale comme le croient le marxisme traditionnel (qui accuse la bourgeoisie), la gauche (qui s’en prend à la rapacité des multinationales, les marchés, l’égoïsme du 1%) ou une certaine droite (qui pointe du doigt les immigrés profiteurs, les juifs spéculateurs, les jeunes qui ne veulent pas travailler). Cette crise inévitable, déjà enclenchée, déboucherait sur ce que Kurz nomme la « barbarie » : des guerres civiles plus ou moins larvées, des États faillis où plus rien ne fonctionne, le tout sur fond de désastre environnemental et climatique. Une brutalisation extrême de la société, un monde à la Mad Max ou The Walking Dead. 

On peut cependant considérer, avec Michael Heinrich, que des phénomènes de ce genre appartiennent au  fonctionnement habituel du capitalisme – une normalité barbare en somme, une « civilisation de la barbarie » (Aimé Césaire) qui évoque non pas un effondrement mais plutôt une tumeur cancéreuse : « même si 90 % de la tumeur est détruite, rien n’empêche le développement des 10 % restant. Ceci a même éventuellement lieu plus rapidement encore[10].»

Quoi qu’il en soit, selon Kurz, en dépit de l’effondrement, provoqué par la borne interne à la valorisation du capital, la possibilité de l’émancipation demeurerait.

Possibilité de l’émancipation

Pour aborder maintenant la perspective d’une émancipation, il nous importe au préalable de poser correctement la question de la « médiation subjective » de l’« objectivité sociale » – pour le dire dans un langage sophistiqué qui s’éclaire à la lumière de l’émancipation. L’objectivité sociale, c’est la société du capital et de ses lois, qui sont devenues pour nous comme une « seconde nature ». C’est-à-dire comme des lois naturelles préétablies, qui fonctionnent indépendamment des êtres humains. Cette objectivité sociale se manifeste partout dans les opinions les plus communes, dans la subjectivité des individus qui habitent cette société naturalisée.

Demandez autour de vous, la seule chose que la plupart des gens croient savoir du capitalisme, c’est qu’il existe depuis la nuit des temps. D’après eux, l’homme a toujours cherché à réaliser un profit sur le dos de ses semblables, ainsi que le voudrait sa nature, et pour réaliser ce profit il doit échanger des produits ou des services. L’homme serait donc, essentiellement, un échangiste profiteur qui voit dans son prochain un pigeon à plumer. Le capitalisme ne désignerait rien d’autre que ce dépouillement universel où – si l’on suit le sens commun – l’humanité se partage entre dépouilleurs et dépouillés. La division en classes ou en groupes hiérarchisés dans les sociétés humaines obéirait elle aussi, par conséquent, à un fait de nature qui, en tant que tel, ne saurait être substantiellement modifié. Aux perdants de la compétition, il ne reste que le monde idéal, le paradis des religions, le communisme céleste, pour se consoler de la dureté du vrai monde capitaliste. Heureusement que l’union sacrée du progrès humain, de l’État de droit, de la démocratie et du mouvement ouvrier permettent d’imposer des limites à cette pratique universelle et immémoriale d’échangisme lucratif ! Toutefois, des limites à l’émancipation, il y a un monde.

Venons-en donc à l’émancipation. Dans le cadre d’une émancipation, la « seconde nature » se brise sous les coups portés par les luttes : un nouveau système de pratiques et de représentations qui s’incarne dans les sujets vient la supplanter. On dira donc que ces individus, qu’ils soient pourvus ou non d’un programme révolutionnaire, donnent corps à une médiation subjective (dans la forme d’une classe en lutte, ou d’une minorité théoricienne clairvoyante, ou d’une clique d’astronomes-astrologues communistes en contact avec des univers lointains où résiderait une entité capable de nous émanciper, etc. – cela fonctionne comme les courses hippiques, chacun peut parier sur le Sujet de son choix) qui nous fera donc passer de la préhistoire à l’histoire pour le dire dans un langage progressiste[11].

L’illusion politique

Pour le marxisme traditionnel, la médiation subjective s’incarnait et s’incarnera toujours dans le mouvement ouvrier : selon lui, il ne fait pas de doute qu’en s’émancipant sur la base de ce qu’il est, sur la base de ce que ce mode de production a fait de lui, le prolétariat réalise l’émancipation universelle. Mais aux yeux de Kurz, si ce dernier se définit comme sujet sociologique (il ne lit pas Libération) et politique (il est membre d’un parti, ou d’un conseil d’usine), cela n’en fait pas un sujet émancipateur pour autant puisqu’il demeure captif du rapport travail/capital. Il ne le déborde pas, il ne le met pas en échec, il ne le pousse pas vers un dénouement qui serait l’abolition de l’un des deux termes (encore moins des deux). Non. Au lieu de cela, il l’accompagnerait dans son développement contradictoire. Loin d’en réaliser le dépassement, il serait le simple exécutant de sa logique impersonnelle.

Aussi, loin de briser le mécanisme de leur propre assujettissement, les travailleurs et travailleuses intégrés à la société capitaliste et soumis à ses normes dominantes  (par exemple le mouvement ouvrier, qui tire sa dignité et la conviction de son importance historique du fait qu’il est la classe du travail à l’origine de la richesse), font tourner la roue qui mène à l’effondrement.

Kurz a totalement raison sur ce point : affirmer la possibilité d’un dépassement du capitalisme sur la base même des catégories du capitalisme – le travail, l’argent, le salaire – et les subjectivités moulées par elles –, c’est demeurer captif des schémas d’actions qui se sont établis au cours de notre histoire, et qui conforment notre rapport aussi bien théorique que pratique au monde. Voilà pourquoi, selon Kurz, ceux qui ignorent la critique catégorielle succombent immanquablement à l’illusion politique. 

Le gâteau

Ce que Kurz appelle la « politique » comprend l’ensemble des luttes de pouvoir soumises au réalisme capitaliste. C’est une sphère qui « présuppose positivement la valorisation de la valeur ; elle est immanente à la valeur comme forme sociale[12].» Fondamentalement, elle consiste à distribuer la richesse produite. Ou plus exactement, c’est la redistribution des parts restantes, après que l’essentiel a déjà été distribué au niveau du procès de travail. Si on se représente la gigantesque accumulation de marchandises et d’argent sous la forme d’un gâteau, alors cette politique consiste en premier lieu à partager le gâteau. Ce partage va constituer l’enjeu principal des luttes pour la conquête du pouvoir par la gauche et le marxisme traditionnel. Peu importe que ce soit par le truchement des élections ou par la prise d’assaut du Palais d’Hiver : on veut s’emparer du plus beau rôle qui est celui de couper des parts de gâteau et de déterminer les conditions de sa distribution (au niveau des entreprises aussi bien que de l’Etat).

D’après cette vision pâtissière de la richesse, le capitaliste est un marionnettiste, il est celui qui guide la main du haut fonctionnaire qui procède à la découpe. Sous les apparences mystificatrices du fonctionnaire d’un État au-dessus de la mêlée, de l’État défenseur de l’« intérêt général », un encravaté élu va donner beaucoup à ceux qui ont beaucoup, et tout juste de quoi permettre de reproduire leur force de travail à ceux qui n’ont que leur force de travail. Et bien sûr ce fonctionnaire de l’État entre les mains du capital va s’appliquer, grâce aux moyens de répression dont il dispose, à faire régner la paix sociale, de manière à ce que ce partage inégal perdure indéfiniment.

Mais bientôt la conquête du Palais et l’écrasement de la vermine qui l’occupe permettra aux travailleurs (en la personne de leurs représentants probes et désintéressés, ou par eux-même s’ils se réunissent en conseils autogestionnaires) de procéder eux-mêmes à un partage équitable. Tout cela évoque une libération du travail par les travailleurs et les travailleuses, une victoire travailleuse en quelque sorte, comme base d’une justice distributive, d’une économie juste, et bien sûr de la vraie démocratie. Dans un second temps, grâce à la planification des besoins et de la production, la conscience révolutionnaire logée dans l’État prolétarien terrasserait la loi aveugle de la valeur.

Kurz démolit cette conception pâtissière du communisme. Il n’y a pas de travail à libérer de la domination bourgeoise, explique-t-il, c’est du travail lui-même qu’il faut se libérer. De même il n’y a pas, ou plus, de place pour une « politique émancipatrice », au sens de la « politique » défini précédemment. Mais au-delà du constat de cette impossibilité d’un nouveau communisme du travail, encore soumis au réalisme capitaliste à son insu, la Critique de la valeur défend une conception toute nouvelle de la lutte devant mener nous mener vers l’abolition de cette valeur-travail.

Selon Kurz, l’antagonisme travail/capital ne comporte plus son propre dépassement ; c’est là qu’intervient alors une nouvelle connaissance théorique abstraite, au-delà de la conscience immédiate de ceux qui luttent, pour permettre le dépassement révolutionnaire. Il s’agirait désormais d’un dépassement instruit, voire savant. L’enfant de quelques cerveaux plutôt que celui de beaucoup de ventres. Non content de critiquer la forme et la substance du travail abstrait – en l’historicisant, c’est-à-dire en en faisant un simple fait historique situé et donc dépassable – le critique catégoriel historicise également le sujet de ce travail. Il vise le capitalisme, qui s’effondre en raison de sa borne interne, aussi bien que le prétendu sujet (le prolétariat, qui ne nous fera pas dépasser l’économie). C’est pourquoi Kurz peut écrire par exemple que la classe ouvrière n’a au bout du compte jamais cessé de porter le masque de caractère du capital variable.

L’illusion que la politique ne serait qu’illusion

Il nous faut ici marquer un désaccord important. S’il est vrai que les catégories du capitalisme ne peuvent pas servir à construire un au-delà du capitalisme, il n’est pas dit en revanche que l’au-delà du capitalisme présuppose la critique catégorielle. Selon nous (mais pas selon Kurz, manifestement) la politique, au-delà de sa dimension électorale et institutionnelle, ne se réduit pas nécessairement à une illusion. Certes, elle peut être cette illusion, elle est d’ailleurs très souvent cette illusion, et même nous dirions que de façon désespérante elle est presque toujours cette illusion, mais – car il y a un mais – elle peut être davantage ou autre chose que cette illusion.

En effet, tout en partant d’un socle catégoriel in-critiqué, la politique peut faire retour sur celui-ci avec son intelligence propre, c’est-à-dire avec l’intelligence d’un cerveau social collectif insurgé plutôt qu’avec l’intelligence de quelques cervelles bien façonnées par les lectures de Marx et de Postone. Concrètement, des salariés qui rouspètent car on leur a refusé une augmentation de salaire peuvent décider de s’absenter de leur place de travail. Et d’attraper au passage quelques cadres qui rouspètent contre les rouspéteurs. Et de détruire leur lieu de travail, jugeant qu’elle est fondamentalement insalubre, que leur travail est nuisible à la société, et qu’ils trouveront bien le moyen de vivre ailleurs et autrement. Et inventer en fin de compte une manière d’échapper à la contrainte au travail. A aucun moment ces salariés rouspéteurs n’auront écrit sur une pancarte « abolissons le sujet automate ». De bout en bout, ils sont des sujets politiques, ils sont complètement saturés de politique, tout ce qu’ils disent, font, organisent, est politique. Leur mouvement est politique, leur subjectivité demeure engluée dans les catégories du système comme ces oiseaux pris dans le pétrole des marées noires, et pourtant même dans ces conditions désastreuses le mouvement peut aboutir sur un plan de conflit où l’illusion ne tient plus. On croyait la bête de travail définitivement coincée dans sa bulle étroite pleine d’a priori, piégée dans le réalisme capitaliste, et non, voyez, elle bondit déjà à l’assaut du ciel ; l’élan qui l’anime, c’est encore et toujours de la politique.

En réalité, la politique est bien plus que ce que Kurz a voulu en dire. S’il la sous-estime, c’est peut-être parce qu’il a connu une période d’échecs politiques ayant enfanté des Merkel et des Blair après des Reagan et des Thatcher. Mais la politique peut aussi indiquer le lieu où se décide la fin de l’empire de l’économie sur nos existences. Soit dans la forme d’une destruction consciente de l’économie (le scénario idéal), soit par l’institution d’un principe de domination supérieur à l’impératif de valorisation. Et voilà pourquoi la lutte des classes ne devrait jamais être réduite, contrairement à ce que pense Kurz, à un moment de la modernisation du capital.

Et revoilà la classe moyenne

Fermons la parenthèse politique et revenons à la critique de ce que la WK décrit comme « la lutte d’intérêts catégoriels inscrite dans la logique du système[13]». La WK se focalise sur la contradiction interne de la dynamique de la valeur, et cette analyse la conduit à un constat aussi abrupt qu’évident : la marée de la subjectivation mauvaise monte, monte, monte, tandis que le cercle de la vertu se restreint. L’abîme où errent les esprits qui succombent sous « l’hypostase des identités culturelles et religieuses (y compris dans une gauche postmoderne en cours de décomposition)[14] » se repeuple. Dans de telles conditions, on en vient à souhaiter que l’émancipation ne dépende plus du prolétariat et de sa subjectivation douteuse, mais de la conscience d’une borne interne à partir de laquelle pourraient se déployer des« “luttes théoriques” qui se situent au-delà de l’opposition figée entre “théorie” et “praxis[15].” »

Cela admis, une telle conscience doit nécessairement s’incarner dans un groupe. D’autre part, nous avons vu comment la candidature du mouvement prolétarien organisé au rôle d’agent central de l’émancipation ne peut plus, aux yeux de la WK, être jugée favorablement. Il en découle qu’il faut trouver un autre candidat. Mais cette fois, la capacité de ce dernier à émanciper doit être construite, car elle n’est plus donnée en même temps que l’expérience immédiate de l’exploitation. Elle ne peut se fonder sur rien qui soit déjà affirmé et valorisé comme tel (« positivé ») dans le rapport hégémonique. Il faudra donc l’instruire par la discussion et par les lectures : par l’assimilation de la critique de la valeur. C’est donc un dépassement qui doit en passer non plus par la case usine mais par la case école, même s’il s’agit de l’école buissonnière.

Or en matière d’école, tout le monde n’est pas logé à la même enseigne. Il existe une affinité structurelle entre l’école et la petite-bourgeoisie intellectuelle – c’est-à-dire la fraction instruite et diplômée de la classe moyenne, même déclassée (y compris l’ex-étudiant Robert Kurz, bien que d’origine prolétaire et l’étant redevenu). L’instruction d’Etat garantit à cette dernière son monopole du savoir légitime et lui assure sa position dominante dans la division hiérarchisée des tâches intellectuelles et manuelles. Bien sûr, comme nous l’avons vu, il n’est plus question pour la Critique de la valeur de penser l’émancipation en termes de classes : le dépassement de l’antagonisme travail/capital résultera des «luttes théoriques» et non de la lutte des classes. Mais, de fait, les «luttes théoriques» prennent naissance et ne se déploient nulle part aussi bien qu’au sein de la petite-bourgeoisie intellectuelle. Cette petite-bourgeoisie s’est donc choisie comme la championne de la nouvelle lutte post-classiste, mais la sagesse ne dit-elle pas qu’on n’est jamais mieux servi que par soi-même ? Elle entre en lutte parce que l’utilité de ses services n’est pas garantie indéfiniment, d’autant plus qu’elle ne joue pas un rôle fondamental.

Ce qui détermine la classe moyenne, en effet, c’est le fait qu’elle est un entre-deux caractérisé par la combinaison d’activités, un entre-deux qui ne correspond ni à l’un, ni à l’autre des pôles de la contradiction prolétariat/capital. Indépendamment de la fonction « productive » ou « improductive » de son travail du point de vue de l’engendrement direct de plus-value, une partie des activités qu’elle réalise sont des tâches déléguées par les possédants (direction/surveillance/organisation), et ces activités lui confèrent une autorité et une rémunération suffisantes à rendre opaque, à ses yeux, la réalité de sa subordination au capital et/ou à son État. La petite-bourgeoisie intellectuelle, que nous identifions ici comme la protagoniste désignée des «luttes théoriques», compte ainsi parmi les couches de la classe moyenne qui reçoivent un sursalaire en échange de leurs activités d’encadrement (qui comprend notamment l’encadrement idéologique) et qui ont donc économiquement intérêt à perpétuer l’exploitation[16] – aussi longtemps en tout cas que les maîtres de l’exploitation ont intérêt à perpétuer l’existence de la classe moyenne.

Nous avons vu apparaître les caisses automatiques de supermarché et les drones pour la livraison à domicile, et la technologie est déjà bien avancée pour remplacer toutes les tâches qui requièrent une moindre qualification. Cette tendance ne s’arrêtera pas en si bon chemin, petit à petit la robotisation et l’intelligence artificielle recouvriront du voile de la superfluité d’autres fractions de la force de travail. Les machines de demain feront du journalisme, de l’enseignement, de la poésie, du cinéma, elles feront du management, du conseil juridique, des logiciels. Elles feront le travail des cadres stressés. Peut-être parviendront-elles aussi, un jour, à nous proposer une critique convaincante de la critique tronquée du machinisme, voire du capitalisme lui-même.

Comment en douter ? Les propriétaires de ce monde entendent bien se passer de cette petite-bourgeoisie intellectuelle. Ils considèrent que son temps est révolu. Elle n’est évidemment pas d’accord. Devant l’objectivité du déclin, ses éléments les plus avancés comprennent qu’ils ne pourront pas résister longtemps. Qu’il n’y a pas de salut dans l’économie. Qu’il faut par conséquent sortir de l’économie, puisque l’économie semble si déterminée à les voir sortir de son monde.

Alors la petite-bourgeoisie intellectuelle en voie de déclassement lutte, et elle lutte comme elle sait le faire, c’est-à-dire d’abord avec sa tête, en opposant des concepts à d’autres concepts. Prisonnière de ses origines, elle se bat contre les catégories qui ont assuré d’abord sa promotion sociale, et aujourd’hui sa relative prolétarisation. Mais elle ne lutte pas toute seule bien sûr, elle est presque toujours rejointe par d’autres couches de la classe moyenne et du prolétariat. Elle lutte contre un méga-projet d’aéroport ou de train à haute vitesse, ou contre l’implantation d’une industrie polluante, contre la dernière réforme du statut des fonctionnaires, contre la privatisation d’une chaîne d’information publique, contre la guerre en Irak, contre les pesticides, contre les politiques monétaires. Elle devient en fait l’ennemie intime de l’économie. Sa frange la plus radicalisée, qui est d’ailleurs, parfois, prolétarisée (comme les fondateurs de la WK en Allemagne), rêve de l’abolir et se donne patiemment les concepts pour penser cette abolition.

Ainsi en dépit de son déclassement, elle qui n’a rien fait de grand jusqu’ici accomplirait une tâche historique, découlant de sa connaissance de la critique catégorielle, c’est-à-dire de sa critique radicale des catégories capitalistes. Kurz nous aura prévenus : « Toute lutte et toute action demeurent sous l’emprise de la fausse objectivité aussi longtemps qu’elles ne sont pas traversées par la critique des formes et substance du travail abstrait[17]. » Désormais, les nouveaux mouvements émancipateurs ne peuvent se définir que par ce qu’ils veulent empêcher, à savoir « la destruction de la reproduction sociale par la fausse objectivité des impératifs que dictent les formes capitalistes. » Kurz ajoute que « leur communauté ne peut plus être que la communauté d’objectifs émancipateurs, et non celle d’une chosification dictée par le rapport-capital même[18]. » La communauté, donc, de celles et ceux qui savent énoncer ces objectifs émancipateurs dans le cadre théorique de la Critique de la valeur.

Solitude de la théorie

Nous ne partageons pas, sur ce point, l’avis de Kurz. Mais il est vrai qu’aussi longtemps qu’une insurrection monstre, d’intensité exceptionnelle, n’imposera pas dans la conscience des exploités et exploitées la contingence historique de leur condition, nous ne pourrons faire autre chose que la théorie d’une absence : l’absence de la seule critique matériellement effective que sont les luttes qui rompent avec la reconduction de leurs présupposés (le travail, le pouvoir d’achat, l’État, etc.). En fait, contrairement à ce qu’écrit Kurz, la théorie n’est jamais l’objet d’une réception. Entre la pratique et la théorie se dresse la barrière des espèces, et le théoricien (y compris nous) se flatte trop de son importance s’il croit pouvoir la franchir. L’activité concrète de rupture, voilà la seule école des insurgés. Tandis que la théorie extérieure exprime seulement l’extériorité des théoriciens par rapport à la lutte. En période de repli et de défaite, il n’y a que des théories extérieures aux luttes, et quand les luttes décisives viendront nul ne sait ce qu’elles feront des théories d’aujourd’hui. Bref. Aucune idée ne peut mener au-delà de la pâtisserie existante, mais seulement au-delà des idées existantes sur la pâtisserie.

Pourquoi la théorie existe, alors, et pourquoi persister à en faire ? « Parce que tout dérisoire que cela puisse être, il y a des individus qui ne peuvent pas s’empêcher de réfléchir aux conditions du dépassement du mode de production capitaliste[19]. » Ces individus isolés et peu nombreux n’ont aucune importance du point de vue d’une lutte qui aboutirait à la sortie du réalisme capitaliste. Leur vocation ne saurait être, en aucun cas, de se constituer en noyau directeur de la révolution mondiale. Il faut en prendre son parti. Ou alors il faut fonder un parti.

Fin de la première partie.

[1] Collectif Jaggernaut, « Editorial. Crises, champagne et bain de sang », Jaggernaut, n°2, 2020, p. 7.

[2] Robert Kurz, «La rupture ontologique», Jaggernaut, n°2, 2020, p. 197.

[3] Voir « Populisme. Une trajectoire politique de l’humanité superflue », Stoff, n°1, p. 10-39.

[4] Norbert Trenkle, « Lutte sans classes », Jaggernaut, n°1, 2019, p. 36.

[5] Robert Kurz, La Substance du capital, Paris, L’Échappée, 2019, p. 184.

[6] Robert Kurz,  op. cit., p. 232.

[7] Gilles Dauvé, « La Boulangère et le théoricien (sur la théorie de la forme-valeur) », mai 2014, https://ddt21.noblogs.org/?page_id=81

[8] Christian Höner, « Qu’est-ce que la valeur ? De l’essence du capitalisme », janvier 2014, http://www.palim-psao.fr/article-35929096.html

[9] Robert Kurz, op. cit., p. 183.

[10] Michael Heinrich, « Effondrement du capitalisme ? Krisis et la crise », Octobre 2021, https://www.stoff.fr/materiau/chute-du-capitalisme-Krisis-et-la-crise

[11] En fait, la destruction de ce que Kurz appelle « l’ontologie historique » capitaliste comporte nécessairement la disparition du vieux schéma progressiste profondément ancré dans nos têtes. Selon ce schéma, nous serions, en tant que point d’arrivée d’un déroulement historique vertueux (quoique non dépourvu de quelques séquences régressives), nécessairement supérieurs à notre point de départ. Or, il se pourrait bien que le capitalisme nous apparaisse, rétrospectivement, moins comme un passé inférieur que comme un ailleurs horrible ou pour le moins incompréhensible.

[12] Robert Kurz, op. cit., p. 220.

[13] Krisis, Manifeste contre le travail, Paris, 10/18, 2004, p. 83.

[14] Collectif Jaggernaut, « Editorial. Crises, champagne et bain de sang », Jaggernaut, n°2, 2020, p. 21-22.

[15] Anselm Jappe, « Politique sans politique », Mai 2012, http://www.palim-psao.fr/article-34525771.html

[16] Nous empruntons ici, pour l’analyse de la classe moyenne, à la revue Temps libre, n°2, 2021, ainsi qu’à Bruno Astarian, L’Abolition de la valeur, Genève, Entremonde, 2017. Ajoutons qu’à mesure que l’on monte dans la hiérarchie sociale, l’activité d’exécution se mélange avec l’autonomie, le contrôle, la décision. Tout en haut se trouve le pouvoir : la fantaisie, le caprice, la marque que l’individu peut imprimer à son activité. C’est le luxe de quelques-uns dans un univers normalisé. Plus on échappe à la petite comptabilité policière, à la normalisation routinisante, à la discipline abrutissante, plus le travail regagne quelques parcelles de particularité et confère celle-ci au travailleur qui s’en trouve comme anobli. Le travail peut alors se parer de toutes les vertus dont il a été dépouillé ailleurs : aux étages supérieurs de la pyramide sociale, il redevient humanisant. C’est là par conséquent qu’il conserve ses troupes les plus loyales, ses champions du mérite, ses premiers de cordée aux idées larges, ses grands et petits bourgeois humanistes qui se battront toujours pour prolonger le règne de l’économie à la seule fin de s’en faire passer pour les esprits les plus critiques.

[17] Robert Kurz, op. cit., p. 213.

[18] Robert Kurz, Avis aux naufragés, Paris, Lignes & Manifestes, 2005, p. 137.

[19] Bruno Astarian, « Solitude de la théorie communiste », Août 2016, https://www.hicsalta-communisation.com/textes/solitude-de-la-theorie-communiste

 

  1. Daniel Adam-Salamon
    31/10/2021 à 09:50 | #1

    Stoffwechsel est utilisé par Marx. Stoff est traduit par substance, sauf en philosophie où le concept convenant est Substanz à la place de Stoff. Sustanz, très utilisé par Hegel, est dérivé du latin Substancia et renvoie dans l’idéalisme allemand à Spinoza. Marx préférait utiliser Stoffwechsel dans ses démonstrations sur l’économie.

    Dans le Dictionnaire de philosophie de Christian Godin (Fayard), la substance est :
    1- Ce qui existe en soi et subsiste indépendamment de ses modes, accidents et qualités.
    2- L’élément essentiel d’un produit matériel.
    3- La matière qualifiée.

    Chez Aristote, la substance, terme traduit aussi par « être », « essence », est l’union d’une forme et d’une matière.

    Le postulat essentialiste est insoutenable pour l’exercice de la liberté, puisque chacune ou chacun serait porteur, dès sa naissance, d’une identité qui lui est propre et qui déterminerait son parcours de vie. L’être humain serait ainsi incapable des se donner à lui-même ses propres normes d’existence.

    Il suffit de dérouler le tapis de la démarche philosophique pour comprendre ce que veulent dire Stoffwechsel (métabolisme) et Substanz (substance).

    Note liminaire.

    – Pour Spinoza (tel que compris par Hegel) et Marx (jeune hégelien), la forme-travail ne peut pas représenter la forme accomplie de la production. Cette forme-travail trahit le véritable sens de la production, car une pensée de cette dernière conduit à destituer la subjectivité (donc le sujet) de son rôle de fondement. Autrement dit, la production n’est pas pensée à partir l’activité d’un ou plusieurs sujets.

    – Spinoza part de le substance (et non du sujet) en la comprenant comme activité infinie de production. La substance est l’unité absolue du produire (c’est la nature naturante : la nature est le principe créateur) et du produit (la nature naturée : la nature à l’état passif). Cette substance se traduit par l’immanence du produire dans les choses produites, d’où l’emploi en langue allemande de Substanz.

    – Marx part d’un ensemble de rapports de production, qui est en même temps un processus d’individuation. Cette forme d’individuation (figure sociale de l’individu échangiste) est contradictoire avec celle générée dans le procès immédiat de production (le procès de travail). D’où Stoffwechsel.

    Dans ces deux thèses, la production précède toute subjectivité et il n’existe que des rapports et des relations.

    Kurz emprunte le mot à Spinoza pour s’écarter de Kant et surtout d’Heidegger, pour qui la forme-travail représente la forme accomplie de la production. Pour ces auteurs, la substance est comprise comme essence :l seuls existent les individus et d’eux se dégagent, par abstraction, l’essence. Alors que pour Marx, et pour ce que j’ai lu de Kurz, c’est l’essence humaine, séparée des individus, qui est une abstraction.

    Jappe distingue « valeur marchande » et « valeur d’échange », de la même façon que Marx différenciait la « loi de la valeur » et la « loi de la détermination des prix ». Donc, en introduisant la « valeur marchande », Jappe se déplace du procès de production (valeur d’usage et valeur d’échange) à celui de la circulation des marchandises (« valeur de marché » selon Marx). Dans la production, il y a un déplacement et une transformation de la valeur d’usage (produite par des travaux concrets d’individus isolés) en valeur d’échange (produite par des individus socialisés en tant que marchands de leur force de travail). En entrant sur le « territoire » de la circulation, la valeur des marchandises est sanctionnée par l’adoption d’un prix, conçu sous sa forme monétaire. Cette « valeur marchande » (ou de marché) est le produit d’individus socialisés, identifiés en tant que fractions du travail social.
    Marx analyse le travail à la fois comme procès de production et comme procès de valorisation (création de survaleur (plus-value), de profit…). Ce dernier correspond au travail comme source de valeur, car, dans le capitalisme, tout est marchandise. Sa caractéristique et d’être être produite pour être vendue. Sa valeur est l’échange.
    Au double caractère de la marchandise (valeur d’usage et valeur d’échange) correspond le double caractère du travail (concret et abstrait).

    Le travail humain est un travail concret en tant que producteur de valeur d’usage. On distingue ainsi le travail du boulanger, du boucher… qui aboutit à des marchandises dont l’utilité varie en fonction des individus, de leurs préférences et de l’usage qu’ils comptent faire de ces marchandises. La valeur de ce travail est la valeur d’usage produite par la force de travail.

    Le travail humain est du travail abstrait en tant que producteur de valeur d’échange. Le type de travail importe peu, puisque tous les types de travail se ramènent à un élément commun : l’effort fourni. La valeur de cette force de travail est la valeur d’échange (je précise de la force de travail).

    La plus-value est ce qui différencie ces deux valeurs.

    En apparence, la valeur d’échange est un rapport entre des choses (des marchandises). En réalité, c’est un rapport entre des individus en société. C’est pourquoi, Marx désigne la réification de la marchandise par Ricardo sous le qualificatif de «fétichisme» de la marchandise.

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