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Grèce : Sur la grève des livreurs de nourriture

23/10/2021

Un camarade grec nous a fait parvenir un texte en français sur cette grève qui a eu lieu à la mi septembre de cette année.

L’importance de l’arrêt de travail à e-food

Il y avait et il y a encore des collègues qui voulaient ce statut [de freelance], il y a des ” tricheries ” qui leur sont données. Par exemple, la fierté d’être efooder, qui est issue d’un “troll” de l’entreprise. Ce statut de travail est avant tout, à mon sens, recherché par les personnes qui se soucient réellement d’argent instantané, d’argent liquide maintenant. Ils ne valorisentl pas tellement le risque potentiel d’un accident, et ils veulent travailler de longues heures parce que ce sont des gens qui ont besoin d’argent et qui ont trouvé ce moyen de le gagner. Dans ce régime, théoriquement, plus vous travaillez, plus vous aurez d’argent. Par exemple, à Wolt [autre plateforme opérant en Grèce], ce sont surtout les immigrés qui choisissent cette solution car ils ont besoin de l’argent immédiatement pour l’envoyer à leur famille restée au pays. Ils ne se soucient pas tellement de l’assurance et de la retraite car ils ne resteront peut-être même pas ici.  En effet, pour qu’un tel modèle fonctionne, il présuppose l’existence d’une population flexible, précaire, appauvrie et consciemment privée des gains du travail. Il y a cette partie, il y a cet appauvrissement, il y a cette population.

D’après un entretien avec un livreur d’ e-food à aftoleksi.gr

Ce n’est pas tous les jours que certaines mobilisations impliquent massivement les travailleurs d’une entreprise, exacerbent les affrontements et les mettent dans la rue, sans parler d’être largement médiatisées par toutes sortes de médias et de stimuler ce qu’on appelle “l’opinion publique”, jusqu’à atteindre les bancs du parlement. Il faut qu’il se passe quelque chose de spécial, quelque chose qui puisse surmonter la sous-estimation permanente de toute question concernant les conditions de vie du prolétariat et franchir le seuil du spectacle. En d’autres termes, ni tous les accidents du travail ni toutes les actions syndicales ne deviennent un sujet de discussion public, comme dans le cas des distributeurs, qu’ils appartiennent au secteur de la restauration (livraison), du commerce (clercs) ou de la messagerie. Avant de commenter les événements de ces dernières semaines, il faut donc tenir compte de cette spécificité sociale du secteur des “livreurs” : contrairement à la grande majorité des salariés qui travaillent dans des ateliers clandestins à l’abri des regards, les travailleurs des transports, et notamment les livreurs, occupent l’espace public pour ce qu’ils sont, des travailleurs en general. C’est pourquoi, sans le vouloir, leurs corps revêtent un symbolisme fort en tant qu’expression prédominante de la classe ouvrière, en tant que visage public des “opprimés”. Ils se prêtent à des exercices de sensibilité sociale, avec ou sans guillemets, précisément parce qu’ils sont vus.

La publicité, cependant, est de courte durée, et s’il y a quelque chose contre quoi les travailleurs de la “livraison express” doivent se battre, encore et encore, c’est l’obscurité permanente du capital et la souterrainisation permanente de leurs vies. Les transformer en objet permanent de pitié est simplement le revers de la même médaille. S’il y a bien quelque chose que la descente massive dans la rue a tenté de confronter, c’est d’abord ce moule métropolitain dans lequel tout “livreur” est nécessairement placé et qui se reproduit chaque jour dès que l’on sonne à la porte d’une maison : un récepteur souriant du sentiment de culpabilité du consommateur, mesuré en centimes d’euro et remboursé en pourboire. Les travailleurs ont désigné les patrons de Delivery Hero [propriétaire d’ e-food] comme responsables de leurs problèmes et ils ont raison, mais que se passerait-il si l’intensité et la profondeur des protestations atteignaient les portes des clients ? Ceux pour qui toute la planification est faite et qui se tiennent aux côtés des patrons avec de l’argent en main ?

Mais dans quelle mesure le secteur est-il centrée sur le client ? Apparemment, les employés, les syndicats et l’entreprise elle-même ont été surpris par la tournure des événements (et nous aussi, qui écrivons ces lignes) et ont évolué sur un terrain déjà formé par les campagnes #cancel_efood, #cancelefood, #boycottefood et #boycott_efood[1], qui ont évolué rapidement. Il s’agissait d’un terrain social et politique sans précédent par rapport aux normes du secteur et, apparemment, par rapport à toute autre mobilisation ouvrière dans le passé. Nous entendons par là non seulement les désinstallations massives de l’application de l’entreprise sur les téléphones portables et les avis négatifs des utilisateurs – qui ont été facilement promus comme des formes massives de protestation en ligne par ceux qui étaient conscients de leur “pouvoir des médias sociaux” – mais aussi les débats, les significations, les dilemmes et les controverses qui ont rempli l’espace public privé au cœur de Twitter.

Autant de choses avec lesquelles tous les employés de l’entreprise ont été en contact les premiers jours et se sont sentis directement concernés. Beaucoup d’eux se sont emparés de cette pression sociale, qui a commencé au-delà et en dehors des syndicats, l’ont filtrée de manière individuelle ou en groupe et l’ont transmise à leurs supérieurs et à tous les syndicalistes reconnus qu’ils ont trouvés en face d’eux. Dans les syndicats sectoriels desquels ils n’étaient pas impliqués jusqu’alors, et il convient de noter qu’il n’y a pas de syndicat d’entreprise dans e-food. Ce n’était pas une priorité pour qui que ce soit, car, semble-t-il, on ne se rendait pas compte que la mobilisation au niveau de l’entreprise pouvait (encore ?) avoir lieu. Mais le syndicalisme d’entreprise du passé n’a-t-il pas constitué la base des accords de travail relativement meilleurs dans l’industrie (par exemple, les accords d’entreprise dans le secteur de la messagerie et de la poste) ? Le cortège organisé le 22 septembre, qui n’a pas été ” le plus massif de l’histoire du secteur “, est aussi un point de départ pour explorer les possibilités de partenariat et de lutte commune, car il s’agit manifestement d’un type de cortège différent du passé : c’est la première fois qu’autant de travailleurs d’une même entreprise y participent. Il ne faut pas se laisser tromper par la similitude avec la forme de la mobilisation ; une forme qui est de toute façon ouverte à la participation de tous. Mais jusqu’à quand ? Y a-t-il une chance de changer les coutumes traditionnelles maintenant que les syndicats officiels “staliniens” semblent collaborer avec les syndicats de base ?

Le 17 septembre, l’entreprise, sentant la fureur en ligne et la menace qui pèse sur ses bénéfices, publiera un communiqué dans lequel elle dira qu’elle a fait une “erreur de communication” aux 115 travailleurs à faible productivité dont elle avait l’intention de modifier le contrat de travail, qui passerait d’un contrat de trois mois à un contrat de travail indépendant, alors qu’elle fera la “concession” de renouveler leur contrat en l’état[2]. Le même jour, une assemblée de travailleurs aussi informelle que flexible, le Comité de lutte des livreurs de Thessalonique, se positionnera avec une déclaration contre les licenciements imminents, mettant la forme du contrat de travail au centre de l’attention ; anticipant, sans le savoir, le centre de gravité du cadre assertif des mobilisations qui suivront [3]:

RÉPONSE AUX PAROLES CREUSES D’EFOOD !

-L’entreprise efood a montré son vrai visage impitoyable en annonçant par message ( !) à 115 collègues qu’elle ne renouvellera pas leur contrat sous prétexte du système d’évaluation inacceptable qu’elle utilise !

Afin d’arrêter le tumulte qui s’est créé et surtout les mobilisations de masse que nous préparons, la société efood tente de brouiller les pistes, sans donner de réponse substantielle quant au renouvellement ou non des contrats de nos collègues. Il essaie – en vain maintenant – de jeter des cendres dans nos yeux !

Chers collègues, il est temps de montrer notre vrai pouvoir ! Pour donner une réponse massive et dynamique à ceux qui jouent avec nos emplois, nos droits, nos vies mêmes !

Nous participons massivement à la réunion des livreurs d’efood lundi 10h30 au Centre du Travail (angle Aristotelous et Olympe) pour décider des actions qui annuleront les plans de l’entreprise !

Nous invitons les collègues de toutes les villes à des actions similaires !

Nous exigeons :

Ramenez les licenciements de nos 115 collègues.

Non à la prise en otage des contrats de trois mois ! Convertissez-les MAINTENANT en contrats à durée indéterminée chez efood.

Suppression de l’évaluation d’entreprise qui intensifie le travail et provoque des accidents du travail quotidiens.

Fourniture de tous l’ équipement de protection individuelle requis par la loi.

Mesures de protection dans des conditions climatiques extrêmes.

Nous ne vivrons pas comme des esclaves ! La lutte continue…

La demande de conversion des contrats de travail en contrats à durée indéterminée – qui était la revendication centrale de l’arrêt de travail et de la marche-à-moto d’environ 800 travailleurs à Athènes et de centaines d’autres dans les plus grandes villes du pays, une semaine plus tard[4] – semble aujourd’hui avoir été satisfaite et étendue à tous les travailleurs de e-food, qui ont des contrats à temps partiel et qui devraient être progressivement convertis en employés permanents. Une victoire pour la lutte ? Sans aucun doute, oui. Mais il y a un autre aspect de l’histoire qui mérite d’être souligné un peu plus.

Est-ce une voie à sens unique que de faire preuve de solidarité avec 115 travailleurs, originaires de différentes villes de Grèce, qui parlent presque exclusivement de la forme de leur contrat ? Comment éviter le raisonnement fallacieux selon lequel “avant” les travailleurs étaient quelque chose d’autre, quelque chose entre le non-ouvrier et l’alien, tandis qu'”après”, avec le contrat à durée indéterminée, ils sont devenus reconnaissables, politiquement et juridiquement, des travailleurs ?

Si nous voulions approfondir le débat, ne serait-ce qu’un peu, nous devrions nous demander ce que cela signifierait de fonder la campagne de solidarité, et peut-être la lutte elle-même, sur la façon dont la productivité d’un conducteur est calculée comme le contenu réel de son contrat de travail. C’est là, entre autres, que l’on peut constater le grand poids de la campagne internet d’autosensibilisation (et de sensibilisation mutuelle) des clients, qui a indirectement mais essentiellement empêché la conversation de passer à des questions plus cruciales. Tout ce qui est nouveau n’est pas nécessairement utile pour une lutte ouvrière affirmée, aussi vieille que le capitalisme. Bien entendu, il ne va pas non plus de soi que la seconde (la lutte) doive être subordonnée à la première (la campagne) et la prendre opportunément pour cadre évident de sa conduite. Au moment où vous pensez pouvoir instrumentaliser une condition, vous pouvez vous retrouver hétéronomisé et consommé par elle.

Dans ce cas hypothétique de focalisation sur la productivité du travail, nous verrions cependant que non seulement le client en général rend la vie difficile à côté du patron, mais aussi que les clients de l’e-food en particulier ont littéralement transformé pour le pire le métier de livreur grâce au système d’évaluation totalement moderne que l’entreprise a introduit depuis son apparition comme plateforme de prise de commandes[5] li y a une dizaine d’années. De plus, on peut se demander qui et comment ils ont créé la norme de productivité qui prévaut depuis deux ans dans des circonstances particulièrement difficiles (confinement, gestion du covid-19, etc.) en acceptant un nouveau modèle d’une dureté sans précédent par rapport aux normes du secteur plus large de la “livraison express” (surveillance GPS constante combinée à des primes de productivité par commande) et, littéralement, en établissant e-food dans la rue. Ce mode de travail totalement intensifié est-il destiné à créer continuellement une couche de travailleurs qui ne peuvent pas se le permettre ? De plus, nous ne devons pas oublier qu’aujourd’hui, comme par le passé, l’accès au secteur a pour caractère de trouver un salaire facile pour une grande partie du prolétariat, sans distinction de sexe, d’âge ou de nationalité. Cela nous correspond-il de restreindre cet accès en nous comportant comme les videurs-gardiens de la norme de productivité ?

Le nouveau modèle de travail avec son lien étroit entre salaire et productivité est déjà là, et si quelque chose nous correspond c’est d’analyser le lien entre la synthèse technique du capital (nouvelles technologies de plateforme, etc.) et la nouvelle subjectivité du travail qui y est employée. C’est là que se trouve la grande différence avec la manière dont le secteur de la messagerie, alors naissant, a été mis en place et stabilisé il y a 20-25 ans : à l’époque, afin de maintenir un livreur dans son emploi en tant que profession principale et d’éliminer turnover, des primes d’assiduité et des salaires relativement élevés étaient accordés et il y avait des accords conjoints pour créer des syndicats au niveau de l’entreprise. Aujourd’hui, la base du consensus est la nouvelle mentalité de freelance qui fait qu’un livreur court partout avec un téléphone portable à la main et vérifie en temps réel combien d’argent il gagne. Il n’était pas nécessaire d’avoir recours à une sorte de médiation (par exemple, un syndicat d’entreprise ou une intendance patronale sévère) pour encadrer la main-d’œuvre. De plus, le conducteur devient coopératif de lui-même. Il reste à voir, après l’arrêt de travail massif, si quelque chose va changer dans la manière de travailler, car l’algorithme fonctionnant sur les téléphones mobiles n’a pas été capable à lui seul d’accomplir cette tâche disciplinaire jusqu’au bout.

Chaque livreur sur une plateforme comme e-food reconnaît que l’argent qu’il reçoit est non seulement plus proche de ses aspirations, mais aussi l’argent légal dont il a été illégalement privé pendant toutes ces années de travail dans les magasins de quartier. Il est également bien conscient de la grande différence entre le contrat de travail formel qu’il a signé et le fait qu’il était loin de répondre à ses besoins ; tout comme il sait, tout aussi bien, la petite différence en termes de contrat de travail entre travailler “au noir” pour des patrons grecs et travailler en freelance pour des patrons étrangers. La principale différence réside dans le fait qu’il est possible de gagner plus d’argent avec moins d’efforts et une plus grande liberté de mouvement. À mille lieues de la prétendue opposition de masse à la loi recent de Hatzidakis – une construction médiatique suprême des partis de gauche – ce que les travailleurs de l’e-food ont demandé, ce sont de meilleures conditions de travail et, surtout, de ne pas retourner à leur statut d’emploi antérieur auprès d’autres employeurs à la productivité moindre. Une demande aussi réelle que leurs vies.

Athènes, octobre 2021

Quelques collègues livreurs*

* ce texte n’aurait pu être rédigé sans un échange de vues approfondi avec des travailleurs d’ e-food.

 

 

 

 

[1]  Avec 2 612 tweets, la campagne #cancel_efood était déjà dans les tendances le 17 septembre. À la même date, le journal Avgi, organe officiel de SyRiza, a fait la promotion de la baisse de 4,7 à 1 du rating de l’entreprise sur le Google Store. Deux jours plus tard, M. Tsipras mentionnera e-food lors de son discours à la Foire internationale de Thessalonique.

[2] D’après ce que nous avons pu comprendre, c’est le lendemain du jour où le syndicat des travailleurs de l’alimentation (PAME) donnera le mot d’ordre pour la conversion de tous les contrats des travailleurs en contrats à durée indéterminée.

[3] Elle avait été précédée d’un appel à une réunion conjointe avec les travailleurs d’ e-food un jour plus tôt. Les deux annonces du Comité de lutte ont, semble-t-il, été diffusées principalement via Facebook.

[4] https://www.liberation.fr/international/asie-pacifique/en-grece-les-coursiers-livrent-bataille-20210924_D2Q2Q55ATZE2REZDPNNL5FMPPU/.

[5] C’est, plus ou moins, la période du mémorandum où les immigrants du Pakistan et d’ailleurs entrent en masse dans le secteur, modifiant rapidement sa composition.

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