PRÉFACE À « HISTOIRE DE LA SÉPARATION »
Cette traduction est dédiée à Alain D, compagnon de la longue route de la théorie communiste, inlassable apologue de la communisation et propagandiste par le fait de l’infinie palabre.
Qu’il reçoive en partage l’éternité par les astres.
PERMANENCE DE LA CRISE, ACTUALITÉ DE LA CRITIQUE
PRÉFACE À « HISTOIRE DE LA SÉPARATION »
La préface d’Aaron Benanav & John Clegg à « HISTOIRE DE LA SÉPARATION » (en librairie le 26 janvier 2024), est désormais disponible en ligne sur le site des Editions Sans Soleil
La fin des années 1960 a vu fleurir les marxismes dissidents à travers l’Europe : l’operaismo en Italie, le situationnisme en France, et ce qui sera nommé par la suite la Neue Marx-Lektüre [Nouvelle Lecture de Marx] en Allemagne. L’orthodoxie marxiste est entrée en crise après la révolution hongroise de 1956. Une « nouvelle gauche » s’est mis à la recherché de nouvelles idées, et une vague mondiale de révoltes ouvrières et étudiantes, dont 1968 marque l’apogée, exigeait une théorie critique du capitalisme d’après-guerre conforme à la critique pratique qui s’ébauchait dans les rues et les usines. A l’instar du sursaut théorique dans le sillage la Révolution russe qui avait renouvelé l’esprit critique des lectures marxiennes, la nouvelle génération de marxistes dissidents a également opéré son propre « retour à Marx » inspirée par la découverte et la publication de nombreux manuscrits inédits[1].
En s’appuyant sur les écrits de jeunesse de Marx, ces dissidents rêvaient d’un avenir fondamentalement différent de ce qu’avait à offrir l’Est comme l’Ouest, un avenir dans lequel le travail pénible et ses contraintes seraient réduits au minimum afin de libérer le plus de temps libre possible pour satisfaire les plaisirs les plus simples comme les plus sophistiqués, tels que la production de savoir scientifique ou la création artistique. Certains pensaient même qu’il serait possible de dépasser radicalement la distinction entre travail et loisir, abolissant du même coup la séparation entre travail manuel et intellectuel qui constituait jusqu’alors la racine des civilisations agraires et industrielles. Les dissidents cherchaient avant tout à renverser les conditions de la vie sociale de sorte à réaliser le potentiel libérateur et humain contenu mais prisonnier des structures actuelles.
Contrairement aux marxistes orthodoxes qui tendaient à nier la chute du taux d’exploitation dans les pays développés (ou qui tournaient leur regard vers les travailleurs censément surexploités ailleurs dans le monde), les dissidents des années 1960 estimaient que l’amélioration des conditions de vie des ouvriers exigeait une réactualisation de la théorie marxiste pour mettre en conformité avec ces réalités nouvelles. Ce faisant, ils mettaient en avant les préoccupations centrales de Marx, la liberté, la critique de l’aliénation et de l’idéologie, contre les aspects plus « économicistes » de ses écrits plus tardifs, particulièrement ceux qui projetaient une dégradation des conditions matérielles (et non seulement spirituelles) d’existence du prolétariat.
Le changement technique rapide des années d’après-guerre a conduit de nombreux dissidents à abandonner l’idée selon laquelle les rapports sociaux capitalistes né seraient que des « entraves » à une forme de production toujours plus socialisée. Cette perspective était tout bonnement incompatible avec les horreurs de la chaîne de montage décrites par Raniero Panzieri ou Harry Braverman, ainsi que face à la critique pratique du travail qui se manifestait au cours des nombreuses grèves sauvages[2]. Même si ces dissidents ont continué à adhérer à l’idée selon laquelle les innovations techniques recelaient une potentielle libération des êtres humains par l’extension du « règne de la liberté, ils considéraient que sous le capitalisme, la technique était devenue le moyen de mettre en œuvre une rationalisation toujours plus catastrophique de la vie sociale[3].
Les marxistes des années 1960 ont vécu une époque marquée par la surabondance de biens, ouvrant la possibilité d’une libération massive du temps libre pour l’ensemble de la société – un potentiel qui né pouvait se concrétiser en raison de la charge de travail pesant sur les individus. Dans une période de chômage extrêmement faible et d’un essor considérable des salaires réels, ces théoriciens pouvaient difficilement imaginer ce qui suivrait : au milieu des années 1970, le temps libre que recelait potentiellement la société né s’est pas traduit par une expansion du règne de la liberté, mais par une crise de surproduction, associée à une croissance dramatique des taux de chômage et de sous-emploi. Ces tendances ont ouvert la voie, non pas à un renouveau et une transformation du mouvement ouvrier, comme l’imaginaient certains marxistes, mais plutôt à sa dissolution tendancielle.
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[1] Rosa Luxembourg, Antonio Gramsci, Georg Lukács et Karl Korsch comptent parmi les figures les plus importantes de cette précédente vague. D’autres comme Isaak Roubine ou Evgueny Pašukanis n’ont été redécouverts que plus tard, par les dissidents des années 1960.
[2] Voir R. Panzieri, « Capitalisme et machinisme » in Quaderni Rossi, Luttes ouvrières et capitalisme d’aujourd’hui, Paris, Maspéro, 1968 et H. Braverman, Travail et capitalisme monopoliste, Paris, Editions Sociales, 2023. Voir aussi, P. Romano, « L’Ouvrier américain », in Socialisme ou Barbarie, n° 1, 1949, p. 78–89.
[3] Adorno comme Debord voyaient tous deux le capitalisme sous gestion étatique comme le point de convergence de l’Est et de l’Ouest, sur la route d’une bureaucratisation d’un monde totalement administré.
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