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blog DDT21 : « L’Ukraine et ses déserteurs. Partie I : Où sont les hommes ? ».

L’Ukraine et ses déserteurs

Première partie : Où sont les hommes ?

 

« La guerre, c’est le massacre de gens qui ne se connaissent pas, au profit de gens qui se connaissent et ne se massacrent pas. »

Paul Valéry

« Les Ukrainiens sont prêts à mourir pour la perspective européenne.
Nous voulons qu’ils vivent avec nous le rêve européen. 
»

Ursula von der Leyen

Depuis l’attaque lancée contre l’Ukraine, et tout particulièrement à partir de la mobilisation partielle décrétée par Moscou en septembre 2022, les médias occidentaux concentrent une partie de leur attention sur les réfractaires, insoumis et déserteurs russes ; leurs homologues ukrainiens étant quant à eux curieusement invisibilisés, y compris ‒ et peut-être surtout ‒ en milieu militant1. Après plus de mille jours de guerre, la situation s’inverse quelque peu, et désormais plus personne ne peut ignorer ce phénomène qui fait la une des médias internationaux2 : l’armée ukrainienne rencontre des difficultés croissantes pour recruter de nouveaux soldats, et de plus en plus d’hommes cherchent à échapper à la conscription, à fuir leur pays, se cachent, s’évadent, désertent, y pensent ou en rêvent. De quoi mettre dans l’embarras ceux qui considèrent que les Ukrainiens se battent pour défendre la démocratie, la liberté et le Bien ‒ qu’ils se battent « pour nous » ‒, ceux qui s’opposent à toute négociation de paix et fantasment sur une défaite militaire de la Russie, ceux qui sont prêts à se battre… jusqu’au dernier Ukrainien. Les premiers concernés ne semblent toutefois pas vraiment d’accord. Est-ce si nouveau ? Si surprenant ?

À partir du 24 février 2022, déclenchement de l’invasion russe, des dizaines de milliers d’Ukrainiens (quasi exclusivement des hommes) se portent volontaires pour endosser un uniforme, prendre une arme et défendre leur pays. Devant les bureaux de recrutement, ils patientent pendant des heures pour s’enrôler. Une mobilisation populaire assez déconcertante pour les habitants de pays tels que la France, où l’armée et la nation sont particulièrement découplées et où l’idéologie nationaliste n’est plus entretenue par l’État.
Premier point à souligner : les Ukrainiens ne se portent toutefois pas volontaires par millions, la plupart ne font pas ce choix (l’armée ne pourrait d’ailleurs pas tous les accueillir). Certains se considèrent plus utiles à l’arrière, par exemple en œuvrant au sein d’une ONG de soutien aux combattants ou aux civils déplacés (secours médicaux, logistique, administration, etc.) ; d’autres, pour ceux qui ont un emploi, en continuant de travailler (comme l’État les y encourage) ; et puis il y a ceux qui se contentent de verser une obole à ces ONG ; mais beaucoup, et peut-être même la plupart, ne font tout simplement rien.
Deuxième point : ce flot de volontaires se tarit très rapidement. Le directeur du renseignement militaire ukrainien devra le reconnaître, « tous les volontaires qui voulaient se battre sont venus au cours des six premiers mois3 ». Il est vrai que le visage de la guerre, du moins celui que reflètent médias et réseaux sociaux, a changé : la guerre semble au début se résumer à l’action de petits groupes de résistants ukrainiens très mobiles, armés de missiles antichars ou de cocktails Molotov, tendant de redoutables embuscades à de maladroites colonnes de véhicules russes… une guerre courte, « fraîche et joyeuse » comme on l’imaginait en août 1914… héroïque, presque romantique. Mais la chose s’est transformée au fil des semaines en chocs d’unités mécanisées, duels d’artillerie et en une guerre des tranchées boueuse, sanglante, cauchemardesque. La réalité n’a vraiment rien d’un jeu vidéo. Dès lors, pour rejoindre une telle boucherie, il faut soit être empreint d’un très profond patriotisme couplé à une forte dose de courage physique, soit y être obligé.

CONSCRIPTION OBLIGATOIRE ET LOI MARTIALE

La guerre se profile. Quelques jours avant l’offensive russe, le renseignement américain en fournit à Kiev les plans détaillés. Le 22 février, tous les hommes de 18 à 60 ans doivent se considérer comme à disposition des forces armées ; c’est la mobilisation générale. Le 24 février, le jour de l’attaque, le parlement ukrainien (la Rada) vote l’instauration de la loi martiale – elle est sans cesse prolongée depuis. Les hommes âgés de 16 à 60 ans ont désormais l’interdiction de quitter le pays.

Mais tout le monde n’est pas incorporé. Nous ne sommes plus en 1914, où dans chaque pays tous les hommes en âge et en capacité de se battre ont déjà effectué un service militaire et peuvent, par millions, être envoyés au front après avoir reçu un uniforme et un fusil. Les Ukrainiens n’ont tout d’abord pas tous « bénéficié » d’une formation militaire ; de plus, l’équipement du troufion de base coûte aujourd’hui très cher et il s’y ajoute le matériel nécessaire pour constituer une unité, ne serait-ce qu’une brigade d’infanterie : véhicules, blindés, matériel de communication, logistique, etc. Comparant la situation avec la Première Guerre mondiale, Michel Goya explique : « la proportion capital/travail de l’armée française de l’époque est évidemment très différente de celle de l’armée ukrainienne. Autrement dit, on a pu équiper sans problème les 4 millions d’hommes qu’on a mobilisés en 1914, 70 % étant des fantassins, pour la plupart armés d’un simple fusil Lebel. Après bien sûr les choses ont changé mais la proportion T sur C est restée très importante. […] Les armées modernes ne peuvent avoir une telle proportion de T4»

De plus, il s’agit de ne pas désorganiser davantage l’économie du pays et d’assurer le bon fonctionnement de ses infrastructures, vitales pour l’effort de guerre.
Pourtant, alors que l’État semble au bord de l’effondrement, le gouvernement ukrainien fait aussi un choix a priori paradoxal : préserver la jeunesse, c’est-à-dire la démographie de l’Ukraine. Du fait de la chute du taux de natalité lors de la dépression économique des années 1990, les 18-27 ans représentent aujourd’hui les classes creuses de la pyramide des âges ukrainienne. Réduire davantage le nombre de jeunes en les plongeant dans des combats meurtriers, c‘est réduire le nombre de naissances à cette période, donc celui des hommes dans les prochaines décennies, et mettre ainsi en danger la sécurité et l’économie futures du pays5. L’armée pioche donc ses recrues parmi les citoyens de 27 à 60 ans6 (en 2022, l’Ukraine compte autour de neuf millions d’hommes entre 18 et 60 ans). En quelques mois, elle voit ses effectifs passer de 250 000 à environ un million d’hommes7, mais les besoins en nouveaux soldats sont constants, car il faut sans cesse remplacer les morts et les blessés ‒ qui, eux, ne manquent pas.

Faisant preuve de mansuétude, l’État octroie toutefois une exemption à certaines catégories : en premier lieu, il y a ceux déclarés inaptes par une commission militaire et médicale, mais aussi les pères de trois enfants (ou plus), ceux qui ont une femme ou un enfant handicapé, ceux qui reçoivent des soins à l’étranger, et puis les étudiants, les marins, les cheminots, les chauffeurs routiers, certains fonctionnaires (notamment les policiers et les gardes-frontières) et, on l’a vu, les femmes (la possibilité de changer de genre via un acte administratif n’est absolument pas à l’ordre du jour en Ukraine).

Les convictions politiques, philosophiques ou religieuses ne figurent pas dans la liste des motifs dexemption possibles. L’Ukraine a pourtant ratifié plusieurs traités internationaux reconnaissant le droit à l’objection de conscience qui est également inscrit dans la constitution du pays ; l’option d’un « service alternatif » pour des raisons religieuses est malgré tout supprimée par la loi martiale. Plusieurs dizaines de personnes qui refusent d’être enrôlées dans l’armée (généralement pour des motifs religieux, en particulier des témoins de Jéhovah) sont poursuivies en justice et certaines condamnées à de la prison ferme. L’une d’elles explique : « Je ne suis pas prêt à tuer quelqu’un d’autre pour un morceau d’Ukraine, un morceau de Nouvelle-Zélande ou un morceau des États-Unis. […] J’ai d’autres valeurs, et je veux que mes valeurs soient au moins écoutées. […] Et si mon choix pouvait être considéré comme une trahison ? Je me fiche de ce que les autres pensent de moi. Ce qui m’importe, c’est ce que Dieu pense. » Ces cas, relayés par des organisations pacifistes dans différents pays, soulèvent parfois dans la presse internationale des questions quant au respect des droits de l’homme et de l’État de droit8.

Tous les autres ont l’obligation de s’enregistrer dans un bureau de recrutement pour un contrôle médical et une mise à jour de leur état civil, afin de rester disponibles en cas de besoin… mais bien peu le font, nous allons le voir.

En ce qui concerne ces hommes de 18 à 60 ans qui se voient interdits de quitter le territoire – fait qui montre que l’État ne croit pas à la profondeur de l’élan patriotique –, seules de rares ONG soulignent que, tant qu’ils ne sont pas incorporés, ils restent des civils et devraient donc, selon le droit international, pouvoir jouir du droit de se déplacer, donc de franchir les frontières, et que cette loi s’avère, de plus, discriminante du point de vue du genre9. Mais, si le gouvernement ukrainien levait cette interdiction, on assisterait à un exode de dizaines de milliers d’hommes (au minimum), ce qui briserait l’image d’un pays uni dans la défense de la nation et de la démocratie et serait fort préjudiciable pour le moral des combattants.

Bruxelles, généralement très prompt à dénoncer les violations des droits de l’homme à travers la planète, ne trouve ici rien à redire. L’Ukraine, candidate à l’adhésion à l’Union européenne, n’en défend-elle pas, face au totalitarisme, les valeurs de la démocratie ? En fait, l’histoire montre que parfois, pour les préserver, les États sont prêts à s’en passer.

LES CHATS ET LES SOURIS

Les frontières fermées, de nouvelles règles de mobilisation instaurées, un stock de plusieurs millions d’hommes est théoriquement disponible. Si l’armée bénéficie tout d’abord d’un important apport de volontaires, l’État ukrainien doit vite piocher dans son vivier afin d’assurer un flux constant de nouvelles recrues. À cet effet, il met en place un dispositif de contrôle de la population masculine qui se resserre à mesure que l’élan patriotique s’éteint.

Ceux qui pensent ne pouvoir échapper à la mobilisation espèrent du moins éviter le pire, c’est-à-dire d’être versés dans l’infanterie, la chair à canon des premières lignes. Certains comptent sur leurs compétences (formation médicale ou en informatique), d’autres doivent prendre les devants. Dans l’ouest du pays, beaucoup croient pouvoir rester loin des combats en s’engageant dans les forces de défense territoriale (FDT), théoriquement dédiées à leur oblast d’origine ; mais ces unités sont progressivement envoyées au front et, parfois même, sacrifiées pour en préserver d’autres jugées plus précieuses.

Si un grand nombre d’Ukrainiens sont familiers des armes du fait du service militaire ou de cours « patriotiques » reçus au lycée10, d’autres s’inscrivent à des formations paramilitaires, souvent payantes, pour acquérir des bases, telles que le maniement d’armes ou le déplacement tactique, qui pourraient savérer utiles puisque la formation du soldat ukrainien est parfois très courte ; cela peut aussi permettre de postuler pour des unités a priori moins dangereuses (logistique, guerre électronique, renseignement, conduite de drones, artillerie, etc.)11.

Et puis il y a les autres, la grande masse de ceux qui ne veulent pas y aller. Certains refusent par choix philosophique, religieux ou politique de porter les armes, mais la plupart ont tout simplement peur de se retrouver au front, de participer au combat, de mourir ou, pire, de souffrir, d’avoir une jambe arrachée, un bras ou la moitié du visage. Une réaction assez humaine, largement répandue chez les hommes ukrainiens.

S’il en est qui choisissent de se faire discrets et croisent les doigts, d’autres sont prêts à tout, ou presque, pour échapper à la conscription. On trouve parfois parmi eux des vétérans, volontaires en février 2022, qui se démènent pour que leur fils puisse échapper à l’enfer des tranchées, qu’ils connaissent bien12. Des experts affirment même que, s’ils en avaient le choix, une bonne partie des hommes préféreraient quitter le pays plutôt que de se battre ; mais est-il nécessaire d’être expert pour le comprendre13 ?

Nous allons le voir, être réfractaire ou insoumis en Ukraine, en période de guerre, n’est pas de tout repos, on y risque même sa vie.
Les stratégies sont multiples et varient en fonction des cas et des ressources disponibles. Certains hommes jugent par exemple plus prudent, afin de ne pas croiser de contrôle policier, de ne plus sortir de chez eux ; ceux qui le peuvent optent pour le télétravail, d’autres cessent d’aller au boulot, ne sortent plus de leur domicile, font leurs courses en ligne ou sont ravitaillés par des proches. Et puis il y a ceux qui cherchent dans la liste des exemptions possibles les failles légales du système. On constate ainsi une surprenante augmentation de trentenaires reprenant leurs études, du moins jusqu’à ce que, en 2023, les possibilités de sursis pour les étudiants soient réduites14. Des compagnes sont aussi les bienvenues, que ce soit pour faire des enfants (il en faut trois) ou pour contracter un mariage blanc (des réseaux mafieux en proposent moyennant finance)… et des hommes de 30 ans convolent ainsi en noces avec des femmes de 70 ans, qui présentent l’avantage d’être « en situation de handicap ».

La légalité rencontre très vite des limites dans un régime qui se dévoile toujours plus autoritaire ; les réfractaires doivent donc bien souvent s’en remettre à l’une des spécialités nationales : la corruption. L’Ukraine en était avant la guerre une championne internationale. C’est surtout le marché du vrai/faux document administratif prouvant l’inéligibilité ou l’inaptitude au service militaire qui explose au printemps 2022. Pour quelques milliers de dollars s’achète la possibilité de vivre sereinement ou, plus prudemment, celle de quitter le pays. On peut ainsi devenir en un instant père d’une famille nombreuse. Mais le plus fréquent est l’attestation médicale prouvant l’inaptitude au service militaire. Du fait de la multiplication des demandes et de la répression policière, les prix s’envolent, pouvant atteindre en 2024 jusqu’à 20 000 dollars pour un document de premier choix, soit cinquante fois le montant du salaire moyen. Si les enfants de la bourgeoisie n’ont évidemment aucun mal à échapper à l’uniforme – selon une blague ukrainienne, les plus riches d’entre eux constituent la « brigade de Monaco » –, les autres doivent emprunter de l’argent ou vendre leurs biens, des familles ou des amis se cotisent pour fournir le précieux sésame à un jeune homme (comme le font souvent les familles de migrants à travers le monde).

Au fil des années, la justice ukrainienne met à bas des réseaux de corruption de fonctionnaires à grande échelle. En août 2023, les responsables de la conscription de chaque oblast – disposant parfois d’un train de vie stupéfiant – sont limogés, et des perquisitions ont lieu dans plus de 200 centres de recrutement. Un scandale qui entraîne, théoriquement, la vérification de tous les certificats d’incapacité de service délivrés depuis le début de la guerre15.

Les contrôles s’intensifiant, une solution bien plus radicale se développe : fuir à l’étranger. Les seuls hommes autorisés à franchir les frontières sont les chauffeurs routiers en mission, mais il en est qui abandonnent leur camion une fois arrivés dans l’UE et ne reviennent pas en Ukraine. Pour les autres, il faut passer cette ligne clandestinement : parfois en direction de la Pologne, une zone très contrôlée, mais plus souvent via les zones de montagnes et forêts qui jouxtent la Hongrie et, surtout, la Roumanie. Tout est possible, tout a été tenté : se déguiser en femme, se cacher dans un camion ou un wagon de marchandises, dans des soutes à bagages, dans des boîtes en métal soudées sous des véhicules, etc16.
Là encore, moyennant quelques milliers de dollars, il est possible de recourir aux services de passeurs liés au crime organisé et jouant de la corruption généralisée – les contrebandiers de cigarettes se sont reconvertis dans un « trafic de déserteurs » beaucoup plus rémunérateur17. Beaucoup tentent leur chance seuls ou en petit groupe, armés de cartes, d’un GPS, d’un sac à dos et de pas mal de courage, du moins lorsque la saison et la météo le permettent, car il s’agit de traverser des cours d’eau (à la nage) ou rien moins que les Carpates, via des sentiers de traverse escarpés. Et il ne s’agit en effet pas seulement d’une épreuve sportive, car il faut aussi éviter les patrouilles de gardes-frontières (parfois secondés par les bergers et bûcherons), les chiens-loups, les barbelés, les caméras, les drones dotés de caméras thermiques et, en ce qui concerne les Carpates, les ours bruns.

Combien sont-ils ? Les chiffres officiels varient et sont assez imprécis. Entre février et décembre 2022, plus de 12 000 hommes auraient été arrêtés en train de tenter de franchir la frontière, douze se seraient noyés dans la rivière Tisza (qui sépare le pays de la Roumanie), et trois autres auraient trouvé la mort en montagne18. Six mois plus tard, la BBC avance le chiffre de 90 morts19. En, en avril 2024, les autorités de Kiev évoquent une trentaine de décès, dont 24 par noyade20 ; le désespoir s’accroissant, certains meurent en traversant le Dniestr à la nage pour rejoindre la Moldavie, alors que d’autres essaient de franchir les champs de mines qui longent la frontière avec la Biélorussie21.

Côté roumain, les gardes-frontières attendent et viennent en aide aux réfractaires épuisés qui sont parvenus à franchir les cols ou les cours d’eau : « Nous utilisons des technologies avancées, notamment grâce au soutien de Frontex, car il s’agit d’une frontière extérieure de l’UE. Nous avons des caméras thermiques, des drones et des hélicoptères, pour détecter des personnes qui traversent la frontière22. » Les réfugiés sont alors pris en charge par les autorités et les ONG roumaines, reçoivent si nécessaire des soins médicaux (certains doivent parfois être amputés d’orteils gelés) ; ils peuvent bénéficier soit de la protection internationale, l’asile, soit, le plus souvent, de la protection temporaire mise en place par l’UE. Ils cherchent ensuite à rejoindre d’autres pays de l’UE23. On dénombre en juillet 2023 plus de 7 000 hommes ayant fait ce trajet24, 8 400 en octobre25. Un rapide calcul montre que, depuis le début de la guerre, dix à quinze Ukrainiens franchissent quotidiennement la frontière de manière clandestine, une moyenne qui explose en 2024. Chaque jour des dizaines d’hommes sont arrêtés en train de tenter de le faire, des milliers chaque année, et ils sont de plus en plus nombreux (certains essaient plusieurs fois, car ils ne risquent qu’une amende de 205 euros)26.

Les TCC

Si grâce aux subventions de l’UE les gardes-frontières disposent de moyens renforcés et peuvent limiter les départs, reste à mettre la main, chaque mois, sur ces milliers d’hommes nécessaires à l’armée mais qui font tout pour l’éviter (dans un pays d’une trentaine de millions d’habitants plus grand que la France). Les forces de police sont mises à contribution, mais l’État ukrainien dote aussi les centres de recrutement de fonctionnaires en uniforme, surnommés les TCC (du fait d’un acronyme anglais mystérieux). Ils sont censés vérifier que les hommes qu’ils croisent sur la voie publique sont bien en règle avec l’obligation qui leur est faite de s’enregistrer auprès de l’administration (pour un contrôle médical et une mise à jour de leur état civil) ; si ce n’est pas le cas (ce qui est très fréquent), ils doivent remettre à l’intéressé une convocation pour qu’il régularise sa situation. Cela permet de constituer des listes de personnes mobilisables. Concrètement, les équipes de TCC, généralement trois ou quatre hommes en uniforme circulant dans des minibus banalisés, effectuent de manière inopinée des contrôles de piétons ou d’automobilistes dans les rues. Mais l’on constate bientôt que des hommes sont embarqués de force dans les camions et conduits dans un bureau du recrutement… et que certains sont aussitôt incorporés dans l’armée et envoyés en caserne. Cette pratique, illégale pour le droit ukrainien car plusieurs jours doivent séparer chaque procédure administrative, s’avère de plus en plus répandue :

« Il est parti au travail et ils l’ont pris sur le chemin de la maison. Il m’a appelée pour me dire qu’ils l’embarquaient pour deux semaines de cours, un mois de formation en Angleterre. Envoyé à Louhansk, il s’est fait tirer dessus et a été admis à l’hôpital. Il n’était même pas remis quand ils l’ont renvoyé sur le front. Il est arrivé à Kreminna et a été tué en descendant de l’autocar.27 »

« À Lviv, un homme qui a reçu des papiers de mobilisation à l’extérieur d’un supermarché de la ville a déclaré qu’il avait été enrôlé, envoyé en Grande-Bretagne pour s’entraîner, envoyé au front puis blessé, le tout dans un délai de deux mois28. »

« En août 2023, Andriy a pris quelques jours de vacances pour enfin se reposer dans les Carpates, au milieu des montagnes. Mais en allant faire une promenade, cet humanitaire […] a été arrêté par des militaires à l’arrêt de bus. Direction le bureau de recrutement pour vérifier si le trentenaire est mobilisable : pas de restrictions de santé, son entreprise ne l’a pas « réservé » comme essentiel. Un médecin est dépêché en urgence pour lui faire passer la commission médicale. Résultat ? Déclaré apte. Le soir même, Andriy dormira à la base, avec son sac de randonnée. Devenu militaire du jour au lendemain.29 »

La population masculine ukrainienne, loin d’envisager avec quiétude de telles perspectives, se révèle assez peu coopérative ; une résistance passive de masse se met d’abord en place usant des outils technologiques du quotidien. Des chaînes/boucles Telegram permettant de signaler la présence des TCC sont ainsi créées, et des milliers d’Ukrainiens y souscrivent ; celle dédiée à la ville d’Odessa compte par exemple 70 000 abonnés, mais certaines regrouperaient plus de 100 000 utilisateurs30. Les administrateurs de ces chaînes/boucles Telegram sont évidemment recherchés par la police.

Lorsque les hommes croisent les sinistres patrouilles, ils ne se laissent pas toujours faire. Les premières vidéos d’interpellations très violentes ou de bagarres entre agents de conscription et simples quidams circulent dès 2022 sur les réseaux sociaux, mais elles sont alors systématiquement dénoncées comme des montages de la propagande russe. Mais si, au début, ces images montrent des arrestations se déroulant sans que personne n’intervienne, la solidarité se fait progressivement jour chez les passants (en majorité des femmes et des anciens qui, en cas d’arrestation, ne risquent pas d’être enrôlés à leur tour), qui s’interposent pour empêcher les interpellations et s’en prennent physiquement aux TCC et à leurs véhicules. On a vu des patrouilles obligées de fuir un marché devant la pression menaçante de la foule. Ce phénomène de défense collective prend une telle ampleur en 2024 que les médias occidentaux (y compris, tardivement, les français) doivent l’évoquer et reconnaître le caractère illégal de ces enrôlements forcés31.

Dans les zones rurales, en particulier dans l’ouest du pays, la résistance s’organise également. Il faut dire qu’elles sont touchées de manière disproportionnée par les raids des TCC, c’est du moins la perception qu’en a la population. On parle de zones entières vidées de leur population masculine : « Ils prennent tous les hommes dans les villages, on ne sait pas comment on va se nourrir, qui va travailler les champs32 » (les zones peuplées de minorités ethniques, notamment les Hongrois, semblent subir le même sort).

En Transcarpatie, où en avril 2022 éclate dans la ville de Khoust la première manifestation de femmes contre l’envoi d’hommes au front33, les villageois se mobilisent pour empêcher l’action des TCC, manifestent, bloquent des routes, vont à l’affrontement.

De leur côté, les patrouilles de TCC recherchent la facilité, en s’en prenant à des hommes qui marchent seuls dans la rue ou à des chauffeurs de camion, ou la rentabilité, en ciblant des lieux très fréquentés tels que sorties d’usine, métro, bars et restaurants, plages, salles de concert ou boîtes de nuit, dans ces cas-là plusieurs dizaines d’hommes épaulés par la police ou des boîtes de sécurité privées peuvent être déployés.
Un officier des TCC (qui préfère cacher à sa famille et ses amis en quoi consiste son travail) témoigne : « Parfois, on a l’impression d’avoir affaire à des rats acculés. Ils continuent à se battre même lorsqu’ils sont dans le véhicule. Ceux qui résistent menacent toujours de se venger sur nos hommes ou leurs familles. […] J’ai appris à contrôler mes émotions, et maintenant c’est juste un travail pour moi. J’ai toujours un argument à faire valoir : C’est eux ou moi. Je pense qu’il vaut mieux travailler pour le TCC que de s’en cacher »34.

Au cours de l’année 2023, les réseaux sociaux signalent aussi l’apparition d’actions directes clandestines, au cocktail Molotov ou à la grenade, qui visent le dispositif de conscription, en particulier des centres de recrutement ou des véhicules des TCC, et parfois même des responsables administratifs ou des agents en uniforme. Si les autorités dénoncent évidemment la main de Moscou, certaines attaques pourraient relever de règlements de comptes liés à la corruption ; pourtant, comme on vient de le voir, il n’y aurait rien d’étonnant à ce que cela soit l’œuvre de prolétaires en colère, voire d’éléments politisés anti-autoritaires. Le groupe Assembly les qualifie quant à lui de « terreur noire spontanée35 ».

Fin 2024, dans les rues des grandes villes de l’Ouest ukrainien, la vie semble se dérouler de manière presque normale, si ce n’est la présence de sacs de sable autour des statues ou celle de nombreux groupes électrogènes… si ce n’est également l’absence quasi totale d’hommes. Certains sont partis, beaucoup se cachent, les autres sont au front36.

LES ANNÉES TERRIBLES

Les combats qui se déroulent dans l’est de l’Ukraine sont, semble-t-il, aussi meurtriers que ceux de la Première Guerre mondiale. Les choix tactiques des officiers, et les choix « stratégiques » des politiques (par exemple le refus de céder un pouce de terrain), font de l’armée ukrainienne une insatiable dévoreuse d’hommes, les siens. Le New York Times évoque, en août 2023, 70 000 soldats ukrainiens tués et 120 000 autres blessés37 ; un an plus tard, le Wall Street Journal avance lui les chiffres de 80 000 morts et de 400 000 blessés 38. En novembre 2024 c’est The Economist qui mentionne 100 000 morts et de 400 000 blessés graves39. Il est probable qu’une large part de ceux qui se sont portés volontaires au début de la guerre ont été tués ou blessés.

L’arme la plus consommatrice de chair humaine est bien évidemment l’infanterie, dont l’état-major fait un usage intensif et dans laquelle, pour boucher les trous, sont versés des spécialistes (médecine, informatique) qui théoriquement devraient l’être dans d’autres unités. En février 2023, lors de la bataille d’Avdiivka, les officiers en sont d’ailleurs réduits à jeter dans le combat comme simples fantassins les hommes de l’artillerie ou du train (logistique)40.

Les livraisons occidentales de matériels (armes individuelles, munitions, véhicules, blindés, chars, et équipements divers) permettent toutefois l’incessante (re)constitution d’unités de combat sans laquelle l’armée ukrainienne s’effondrerait. Il faut donc à l’armée toujours de nouvelles recrues, toujours plus ; mais celles-ci n’ont plus les qualités des premiers temps (jeunes, motivées, expérimentées). On enrôle des hommes de plus en plus vieux ; alors qu’en mars 2022 l’âge moyen des militaires ukrainiens était de 33 ans, il atteint l’année suivante 43 ans41 !

De nombreux ouvriers dont les emplois avaient jusqu’alors été jugés essentiels pour le fonctionnement de l’économie du pays, ou pour lesquels les chefs d’entreprise avaient demandé des exemptions (parfois en payant pour cela), sont envoyés au front. Alors que la situation économique est catastrophique et la main-d’œuvre rare (malgré un taux de chômage atteignant 26 % en 2023), un bras de fer oppose patronat et état-major, et le recours croissant à l’emploi féminin ne suffit à résoudre le problème… En décembre 2023, dans l’oblast de Lviv, les habitants de Sosnivka manifestent, car les mineurs du gisement de charbon local sont envoyés au front et remplacés au travail par des prisonniers inexpérimentés42.

En août 2023, le ministère de la Défense doit autoriser l’incorporation dans les forces armées ukrainiennes des personnes dont l’aptitude physique est limitée en raison d’une hépatite, d’une tuberculose guérie, d’un VIH asymptomatique, de problèmes mentaux, etc. Les médecins qui décident de l’aptitude des conscrits se font moins regardants quant à leur état physique (sauf si on les soudoie) et il arrive que les officiers sur le front s’en plaignent : « Lorsqu’ils arrivent dans leurs unités, les commandants voient des gens fatigués, en mauvaise santé, certains souffrant de maladies chroniques43»

L’armée fait également de plus en plus appel au volontariat des femmes, lesquelles en février 2022 ne représentaient qu’une extrême minorité des troupes (nous y reviendrons dans un prochain article). On les trouve, sauf exception, à des postes non combattants, par exemple dans des unités médicales ou de logistique, où elles prennent la place d’hommes qui peuvent ainsi être transférés dans l’infanterie.

À l’automne 2023, des proches de soldats manifestent dans de nombreuses villes pour demander que soit décrétée une durée maximale d’incorporation, par exemple dix-huit mois (la durée du service militaire d’avant-guerre), voire trente-six mois. Le désir de voir revenir leurs proches au plus vite, donc de sauver leur vie, ne peut médiatiquement que se camoufler sous des arguments de patriotisme, d’équité ou d’efficacité. Demander une véritable rotation des hommes, c’est demander la mobilisation des autres ; ces manifestations ne peuvent donc pas rassembler des foules en Ukraine, mais seulement les premiers concernés44 .

Alors que l’armée ukrainienne est à nouveau dans une situation défensive périlleuse, son commandant en chef, Valerii Zaluzhnyi, reconnaît publiquement l’ampleur du problème : « La nature prolongée de la guerre, les possibilités limitées de rotation des soldats sur la ligne de contact, les lacunes de la législation, qui semblent permettre d’échapper légalement à la mobilisation, réduisent considérablement la motivation des citoyens à servir dans l’armée.45 »

L’IMMENSE ARMÉE DES DÉSERTEURS

Si, on l’a vu, nombre d’Ukrainiens cherchent à éviter l’enrôlement, beaucoup de ceux qui portent l’uniforme rêvent de s’en défaire. Là encore, il est des signes qui ne trompent pas : fin 2022, le parlement ukrainien vote une loi qui renforce les sanctions pour désobéissance (jusqu’à dix ans de prison) ou désertion (jusqu’à douze ans d’emprisonnement) et qui stipule même la circonstance aggravante de « menaces contre officier ».

La guerre s’annonçant court, un problème n’a pas été envisagé : volontaires ou non, les hommes n’ont aucune date de retour à la vie civile ; en CDI, ils ne peuvent démissionner et n’ont chaque année que vingt jours de congés (permissions) ; à la fin de 2024, certains sont sur le front depuis plus de mille jours46.

Pour que les soldats tiennent, qu’ils gardent un semblant de moral, sont nécessaires un encadrement efficace (plus ou moins coercitif), un minimum de confiance envers l’État et, au-delà d’une fraternité d’arme née du combat (« on ne peut pas laisser tomber les copains »), une bonne raison de se battre. Mais l’incessante propagande nationaliste et l’idée de défense de la patrie ne semblent guère convaincre des hommes qui, avant guerre, rêvaient souvent d’émigrer ; quant à la défense de la démocratie et des valeurs européennes, elle paraît surtout mise en avant pour les médias occidentaux. La plupart des nouveaux incorporés le sont donc contraints et forcés. Il arrive que « des commandants demandent au bureau de recrutement de cesser de leur envoyer des hommes qui ne veulent pas ou ont trop peur de se battre. Ils ne sont qu’un fardeau au combat47 ». Cela est d’autant plus vrai que les périodes de formation militaire sont parfois très courtes et rudimentaires.

Il n’est donc pas étonnant que, depuis que le front a pris l’aspect d’une boucherie industrielle, on assiste périodiquement à des vagues d’insubordination, individuelle et parfois collective, à des mutineries de soldats qui protestent contre les conditions dans lesquelles ils vivent, contre le manque d’équipement, contre l’incompétence ou la cruauté du commandement ukrainien, ou qui refusent d’obéir à un ordre jugé inutile ou trop dangereux. Des groupes de soldats (masqués) postent même parfois sur les réseaux sociaux des vidéos de leurs revendications. Le phénomène, qui en 2022 était là encore présenté comme une manipulation prorusse, finit par être confirmé par les journalistes occidentaux. Par exemple, en février 2023, l’envoyée spéciale de L’Obs sur le front rencontre par hasard une vingtaine de soldats ukrainiens retranchés dans un bâtiment qui lui expliquent refuser de retourner au combat dans les conditions qui leur sont imposées : sans préparation d’artillerie, avec un matériel insuffisant, par moins de 15 C°, avec de l’eau et de la nourriture gelées et alors que la plupart des membres de leur bataillon ont été tués, grièvement blessés ou sont portés disparus. Et d’ajouter : « Ils n’osent même pas venir dans cette pièce. Parce que nous sommes armés. Le commandant a peur de la bagarre qui pourrait éclater48. »

Cette forme de révolte prend de l’ampleur en 2023 et, parfois, elle entraîne de funestes conséquences comme, semble-t-il, lors de la prise de Vuhledar, en octobre 2024 (une unité aurait refusé de se rendre dans la ville) ; lors de la bataille d’Avdiivka, le retrait de la ville a peut-être été décidé par l’état-major (assez inhabituel) pour empêcher une débandade et une panique générales.

S’il est probable que des soldats se mutilent volontairement pour être évacués à l’arrière (classique macadam des militaires), on rapporte des techniques plus anecdotiques pour souffler un peu, telles celles de ces équipages de Leopard 2 qui simulent des pannes de moteur sur leur char pour ne pas aller au combat49. Mais le plus gros souci auquel est confronté l’état-major est la fuite de ses hommes, les désertions (qui ont souvent lieu à l’occasion d’une permission). Alexey Arestovich, ancien conseiller de Zelensky, fait en novembre 2023 une déclaration détonante : « Laissez-moi citer quelques chiffres : 100 personnes ont quitté les unités militaires sans autorisation par jour en Ukraine ; 100 personnes par jour, c’est une brigade par mois. Une brigade s’échappe du front chaque mois50. » Les chiffres officiels, mais a priori invraisemblables, qui sont dévoilés à l’automne 2024 font la une des médias ukrainiens et internationaux. Le nombre de désertions enregistrées – un cas peut impliquer plusieurs hommes – s’élève en 2022 à 9 400 ; en 2023, il passe à 24 100 ; et pour la période allant de janvier à septembre 2024 on recense déjà 51 000 cas51 ! Il y aurait donc près de 100 000 déserteurs à l’intérieur du pays !52 ! Ces chiffres officiels sont pourtant en deçà de la réalité, puisque tous les cas ne sont pas déclarés (certains officiers espérant par exemple le retour de leurs hommes). Le nombre de dossiers traités par la justice ukrainienne, beaucoup moins conséquent, est passé de 3 342 en 2022 à 7 883 en 2023 et à 15 559 pour les neuf premiers mois de 202453. Le 9 septembre 2024, le journaliste Volodymyr Boiko, mobilisé, publie sur Facebook un long message teinté de désespoir, qui connaît un large écho parmi les Ukrainiens. «Le nombre de déserteurs a déjà dépassé les 150 000 personnes et approche les 200 000 », affirme-t-il, estimant que la plupart des cas ne font pas l’objet de poursuites : « Les déserteurs ne sont pas recherchés – c’est ce qui a conduit au fait que le problème s’est accumulé pendant deux ans et demi, et maintenant la situation est dans une impasse. »Et c’est compter sans les procédures engagées pour « abandons non autorisés d’unité » ou refus d’obtempérer54. Selon une évaluation fréquente, un soldat sur cinq aurait déserté, soit, sur une armée de un million d’hommes, ce chiffre de 200 000 déserteurs. D’où cette image d’une « immense armée de déserteurs qui se balade dans le pays55 » ! Quelle que soit la précision des chiffres, le phénomène devient pénalement totalement ingérable et, à moins de lancer un immense mais improbable programme de construction de prisons, il est impossible de traduire en justice un si grand nombre de déserteurs. Prenant conscience de la gravité de la situation, la Rada adopte en septembre 2024 une loi dépénalisant la première désertion ! Il s’agit, si le commandant y consent, de permettre au soldat de réintégrer son unité sans qu’il ne subisse de sanctions. Un texte qui risque d’accentuer le problème.

Comment expliquer que, techniquement, une telle proportion de désertions soit possible ? Si l’on exclut les États s’effondrant (Russie 1917), on peine à trouver des situations similaires au cours du XXsiècle. La corruption endémique de l’Ukraine, État autoritaire mais relativement faible et désorganisé, favorise ce genre de pratiques. Il semble par exemple que des officiers ne déclarent pas le départ de certains de leurs hommes mais, en échange, continuent de percevoir leur solde. Il y a sans doute aussi le fait que l’État ukrainien, bien qu’il n’ait plus grand-chose à voir avec une démocratie, ne peut pas utiliser de méthodes d’allure trop autoritaire, tant il est placé sous le regard des médias et des gouvernements occidentaux qui le soutiennent. S’il est possible que, parfois, au cœur des combats, un fuyard soit exécuté par un officier, l’Ukraine ne peut, du fait de sa demande d’adhésion à l’UE, rétablir la peine de mort, qu’elle a abolie en 2000 – une mesure qui serait sans doute fort mal accueillie par l’opinion publique et que, sauf erreur, aucun parlementaire n’a proposée. Les déserteurs ne risquent donc que des peines de prison qui peuvent paraître préférables au fait de vivre plusieurs mois au centre d’un abattoir. Durant la Première Guerre mondiale, les soldats français savaient que le territoire était, jusque dans les villages, quadrillé de (peu corruptibles) gendarmes et que, en cas de désertion ou de révolte, le risque du peloton d’exécution était réel, voire celui de la décimation pour toute l’unité (autour d’un millier de soldats ont été fusillés en France entre 1914 et 1918). Ce n’est pas le cas en Ukraine. De plus, on l’a vu, la vague de désertions s’accroît du fait de sa difficile répression. Le moral est au plus bas. Alors que les freins à la conscription ne font que se multiplier, la situation militaire ne cesse de se dégrader pour l’armée ukrainienne, deux phénomènes qui s’accentuent en un cercle vicieux apparemment insoluble.

Fin de la première partie

Tristan Leoni, novembre 2024

Dans les deux prochaines parties, nous aborderons la loi sur la mobilisation d’avril 2024, la question des hommes ukrainiens réfugiés dans l’Union européenne, le soutien possible aux réfractaires et déserteurs (en Ukraine ou dans l’UE) et, enfin, la question des femmes et de l’inclusivité dans l’armée de Kiev.

  1. Un passant
    30/11/2024 à 16:43 | #1

    Le caractère massif du refus d’aller au front s’élargit au souhait d’une forte proportion de la population ukrainienne que la guerre s’arrête. Pourtant, dans le discours des soutiens occidentaux à l’Ukraine, “ceux qui se battent et meurent sont absents de l’équation”, comme disent plus haut les anarchistes, et même s’ils ne sont pas tous prolétaires.

    Dans les raisons données pour lesquelles Zelinsky envisage l’abandon temporaire des zones gagnées par les Russes, cette donnée est quasi absente, avec l’idée de renforcer les moyens matériels de combat, et d’envoyer des paramilitaires occidentaux sur le front, dont Français, l’Occident n’étant pas moins responsable de l’escalade que Poutine, et Trump apparaissant comme le faiseur de paix à la real-politique.

    Pourtant, jusqu’où les dirigeants d’un pays peuvent-ils mener une guerre quand “le peuple” ne veut plus la faire ? Cette dimension apparaît à la lumière du texte de Leoni bien plus déterminante que la volonté occidentale d’aider les Ukrainiens au prix des vies ukrainiennes.

    Reste à mesurer quel est le caractère de classe (et de genre) de cette situation et de ses perspectives pour l’après. En d’autres termes, quel “ménage à trois “bourgeoisie-prolétariat-classes moyennes”.

    Il n’est pas évident d’envisager un conflit radical entre classes alors que le désir premier sera de vivre enfin en paix et de reconstruire le pays. Il est plus probable de s’attendre à des conflits sociaux revendicatifs et à une lutte politique pour le pouvoir d’Etat, avec l’apparition de nouvelles forces politiques voulant régler leurs comptes au régime actuel rendu comptable de cet échec historique et de son terrible bilan humain.

    Bref, nonobstant la dimension internationale du problème et le forcing européen à l’occidendalisation de l’Ukraine, son caractère national restera déterminant.

  2. CLN
    02/12/2024 à 11:22 | #2

    « Le nombre de désertions est tel qu’il est pratiquement impossible pour les forces de l’ordre de les contrôler. Afin d’encourager les hommes à reprendre leur poste, le parlement ukrainien a voté le 21 novembre un assouplissement des règles permettant d’abandonner les poursuites à l’encontre des primo-délinquants qui réintègrent ensuite leur unité…

    Le premier ministre ukrainien Denys Shmyhal a annoncé ce mois-ci que les personnes qui ne paieraient pas leurs impôts seraient les premières à recevoir un avis de conscription. Les soldats ont rapidement fait remarquer que ce message laissait entendre que la défense de leur pays était une forme de punition. »

    https://www.ft.com/content/9b25288d-8258-4541-81b0-83b00ad8a03f

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