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Hic-Salta communisation : “Ménage à trois: Episode 13 – Epilogue”

Fin du feuilleton qui doit sortir en livre chez nos camarades des éditions de l’Asymétrie 

Épilogue : classes moyennes et théorie communiste

Distinction entre prolétariat et classe moyenne salariée, distinction entre leurs revenus respectifs, distinction entre révolte interclassiste, même radicalisée, et insurrection communisatrice… Dans ce feuilleton, nous nous sommes assignés la tâche de commencer à tracer des lignes de partage. Mais notre ouvrage est loin d’être exhaustif. Et nous ne pouvons qu’espérer qu’il ouvrira la voie à d’autres travaux qui sauront en reprendre l’esprit et en élargir le champ d’investigation. En l’état, de nombreuses questions, théoriques ou empiriques, ont été laissées de côté.

Quid, par exemple, des mouvements dont nous ne nous sommes pas occupés ? Du Brésil de 2013 à 2017 jusqu’aux événements plus récents d’Algérie, du Soudan et du Chili en 2019, l’éventail des mouvements interclassistes dans le monde est beaucoup plus ample que celui que nous avons couvert. Il n’est pas sûr que d’autres études de cas auraient changé notre appréciation générale de l’interclassisme actuel. Nous pensons qu’elle serait plutôt confirmée. Mais, faute d’une telle prise en compte, le problème reste ouvert.

Qu’en est-il, par ailleurs, de la CMS en Chine et en Inde ? Ces représentants nouveaux de la classe moyenne sont peut-être fragiles, et peu nombreux par rapport à la population totale de leurs pays respectifs. Ils pèsent néanmoins quelques centaines de millions d’individus, et constituent le développement organique du travail intellectuel et d’encadrement dans ces pays. Là aussi, il ne s’agit pas de l’apparition contingente d’une aristocratie ouvrière. Pour cette raison, non seulement ces nouveaux membres de la CMS ne sont pas prêts à quitter la scène du ménage à trois de la lutte des classes, mais probablement ils se préparent à s’y battre massivement. Conformément au principe que la preuve de la CMS ce sont ses luttes propres, l’étude des classes moyennes chinoise et indienne devrait être menée moins d’un point de vue sociologique que sous l’angle des luttes qu’elles animent.

Autre point important que nous n’avons pu traiter que de façon incidente : la question étudiante. En particulier, nous ne nous sommes pas attachés à reconstruire les liens entre le développement historique de la CMS et l’évolution de l’institution universitaire moderne. Cependant, il est clair que l’université a occupé et continue d’occuper une place cruciale dans la reproduction de la CMS. De même, nous ne nous sommes pas intéressés aux luttes étudiantes en tant que telles. À ce propos, limitons-nous nous à observer que les résultats de notre recherche ne peuvent qu’inciter à réviser l’appréciation généralement a-critique, voire enthousiaste, de ces luttes, qu’elles soient anciennes (1968) ou récentes (France 2006 contre le CPE, Québec 2012, etc.).

En outre, comme nous l’avons dit au début de l’Épisode 10, la validité de notre théorie de l’interclassisme en dehors des luttes interclassistes actuelles est à vérifier. Cela vaut aussi bien pour l’avenir que pour le passé. Pour ce qui concerne l’avenir, rappelons que la radicalisation de l’interclassisme dont il a été question dans l’Épisode 12 n’est pour l’instant qu’une hypothèse. Pour ce qui concerne le passé, et sans remonter aux luttes des classes d’avant le MPC, le problème demeure de savoir dans quelle mesure notre théorie de l’interclassisme – qui ne concerne que la CMS et le prolétariat aujourd’hui – peut s’élargir à l’ensemble des luttes interclassistes dans l’histoire du MPC (révolutions bourgeoises, luttes de libération nationale, Fronts populaires, etc.). Quel fut le contenu des alliances interclassistes entre prolétariat et bourgeoisie ascendante, entre prolétariat, petite paysannerie et petite-bourgeoisie, voire entre toutes ces classes et la CMS en voie de développement ? Il faut ici souligner l’actualité de cette interrogation, qui n’est pas sans rapport avec le point précédent (Inde et Chine) : dans les aires semi-périphériques où quelques centaines de millions de petits paysans se maintiennent encore aux marges du MPC développé, le ménage à trois de la lutte des classes aura-t-il à s’élargir en ménage à quatre, cinq… ?

Toujours dans le domaine du passé, la problématique de l’interclassisme actuel suggère aussi des pistes pour une meilleure compréhension de mouvements auxquels les courants théoriques et politiques du mouvement ouvrier traditionnel ont assigné un caractère prolétarien et révolutionnaire pourtant pas si évident. Par exemple : ne faudrait-il pas reprendre l’étude la Commune de Paris en l’analysant comme une période de luttes intenses où des pratiques insurrectionnelles et interclassistes ont alternativement existé ? N’est-ce pas le ralliement de la petite-bourgeoise au prolétariat parisien qui explique les limites de la Commune (Banque de France, etc.), bien mieux que des contingences comme l’absence de tel ou tel chef politique et militaire ? Ou encore : peut-on continuer à considérer les fameux conseils « ouvriers » comme une forme d’organisation spécifiquement prolétarienne, alors que les conseils réellement existants n’ont jamais existé dans cette forme classiste pure (pas en 1905 en Russie, pas en 1956 en Hongrie, etc.) ? Si l’on considère l’aisance avec laquelle la social-démocratie a pu prendre le contrôle des conseils en Allemagne en 1918, et le parti bolchevique y asseoir les compromis avec la paysannerie dans la Russie de 1917, on doit se rendre au constat suivant : en même temps que la composition sociale souvent hétérogène des conseils obligeait les prolétaires à tenir compte des intérêts d’autres classes, la délégation de pouvoir inhérente à la forme-conseil permettait à une petite-bourgeoisie intellectuelle de prendre les postes de représentation/décision politique, anticipant la reconstitution d’un pôle non-travail à l’intérieur de la dictature de la classe du travail. Quoi qu’il en soit, on voit bien que l’introduction au présent d’une troisième classe dans la compréhension de l’évolution du MPC rétroagit nécessairement sur la compréhension du passé. Marx disait que l’anatomie de l’homme explique l’anatomie du singe, que la forme développée explique la forme moins développée. Si l’on admet ce principe, l’analyse du ménage à trois de la lutte des classes – configuration typique de la domination réelle du capital sur le travail – ne devrait-elle pas faciliter la compréhension des luttes de classes sous la domination formelle ?

Enfin, nous nous sommes peu intéressés aux aspects idéologiques des luttes interclassistes ou de la CMS seule. Ce choix se justifie en ce que, dans un cadre analytique matérialiste, les idéologies n’expliquent rien, mais doivent elles-mêmes être expliquées. La question du degré de reductio ad unum (à la déterminante économique, en l’espèce) qu’il faudrait appliquer dans une telle explication est vaste et ancienne, et nous ne la traiterons pas ici. Limitons-nous à une considération plus générale, mais importante : dans la mesure où les luttes des classes (quelles que soient les classes en lutte par ailleurs) participent à un processus historique dont elles ne maîtrisent ni le devenir ni les résultats, il est normal qu’elles produisent des représentations plus ou moins illusoires d’elles-mêmes et de leurs buts. Cependant, les classes ne se « trompent » pas. Leurs représentations illusoires ne viennent pas dévier leurs pratiques, elles y sont adéquates. La fausseté relative de ces représentations exprime l’impossibilité de maîtriser la contradiction qui unit les classes. L’écart entre pratique et représentation est parfois déconcertant. Le fait que dans les luttes interclassistes la « révolution » soit très présente dans le discours et nullement dans les faits le démontre. C’est bien pour cela qu’il fallait analyser et apprécier les pratiques d’abord.

Il n’en reste pas moins que les idéologies existent, et leur critique fait bien partie du champ de la théorie communiste. À ce niveau, il peut s’agir tout aussi bien de critiquer des économistes bourgeois que des théoriciens anti-capitalistes. La fonction de cette critique n’est pas d’inoculer la Vérité dans les masses, et sa portée de « démystification » est forcément très limitée. Mais depuis qu’elle existe, la théorie communiste a toujours eu à se différencier d’autres formes de critique sociale, parmi lesquelles ont trouve aussi le socialisme petit-bourgeois. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, la nécessité de se démarquer de cette émanation de classes intermédiaires ou archaïques n’est pas tombée en désuétude. En fait, depuis une vingtaine d’années on a assisté à une certaine prolifération de discours critiques du capitalisme qui, tout en reprenant tel ou tel élément particulier de la théorie communiste (théorie de la valeur, théorie des crises, etc.) en rejettent la grande partie, et en particulier la théorie du prolétariat comme classe révolutionnaire. On peut citer, à titre d’exemple, la théorie critique de la valeur (Wertkritik) ou le post-opéraïsme. Ces courants s’inscrivent dans une critique de la société capitaliste qui est marquée par le point de vue de la CMS. Cela ne provient pas directement de l’origine sociale des individus qui sont impliqués, mais du fait que leur tentative de penser la contradiction sociale demeure empêtrée dans la conscience immédiate qu’a la CMS des luttes quotidiennes, voire du procès d’accumulation dans son ensemble. Dans la théorie critique de la valeur, la centralité de la problématique de la marchandise (du fétichisme de marchandise à la « marchandisation de la vie ») et la place d’échangiste ordinaire qui est faite au prolétariat, ne découlent-elles pas d’une critique de la consommation qui présuppose, justement, la surconsommation ? La dissolution des catégories de travail productif et travail improductif – voire de temps de travail et temps de vie – qu’on peut observer dans le post-opéraïsme, ne correspond-t-elle pas au vécu du professeur ou du publicitaire qui peuvent « travailler » à leurs « concepts » sous la douche ou en promenant leur chien ?

Or la prise en compte théorique de la CMS et du ménage à trois de la lutte des classes vise bien à retracer la délimitation qui sépare le champ de la théorie communiste d’autres formes de critique sociale. La théorie communiste telle que nous la concevons s’oppose à ces formes. Elle s’en distingue par un certain nombre de propositions fondamentales :

  • le travail exploité comme seule source de la valeur ; la théorie communiste ne peut se passer de réaffirmer la théorie de la valeur-travail dans sa position centrale face aux tendances qui veulent réduire la valeur à une question de symboles ou de représentation ;
  • l’existence du prolétariat comme classe du travail exploité et classe sans réserves, d’où sa capacité exclusive à être le vecteur d’une transformation communiste de la société ;
  • le caractère non-pragmatique, anti-politique de l’activité théorique ; non seulement la théorie n’est pas une boîte à outil, un mode d’emploi pour faire la révolution, mais assigner un but politique à la théorie communiste équivaut à affirmer que le prolétariat a besoin de « spécialistes » de la théorie pour mener la transformation communiste de la société. Il n’en est rien : le prolétariat trouve toute sa capacité de mener cette transformation dans sa situation lorsqu’il se soulève. Il n’a pas besoin d’un supplément de conscience, fut-il théorique. De plus, le passage du stade des luttes quotidiennes du prolétariat à l’insurrection, qu’il se fasse en rupture avec l’interclassisme ou indépendamment de celui-ci, ne se décrète pas. Et il est vain d’agiter des mots d’ordre pour plus d’autonomie prolétarienne dans l’espoir de susciter ou d’accélérer ce passage. Le fait que le prolétariat lutte pour ses buts propres et qu’il se donne les moyens (organisationnels, entre autres) pour le faire, n’est pas en soi une rupture avec la logique de négociation propre aux luttes quotidiennes, et n’est pas incompatible avec l’interclassisme.
  • Le caractère historiquement nécessaire de la production théorique communiste. La théorie communiste n’est pas le produit immédiat du prolétariat. Elle est produite en dehors de lui, à partir de son activité de crise et du rapport social spécifique qu’il établit lorsqu’il se soulève. La théorie se construit comme conscience de la contradiction fondamentale du MPC, et projection de son dépassement.

Aux points qui précèdent, il va falloir maintenant ajouter l’existence de la CMS comme véritable classe du MPC développé sur ses propres bases, ainsi que le nécessaire antagonisme entre CMS et prolétariat lorsque celui-ci s’insurgera et créera les conditions du dépassement du capital.

R.F. – B.A.,

décembre 2019

 

 

 

 

 

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