revue Chuang : « TRUMP II : la guerre commerciale devient mondiale »
Traduction d’un texte de la revue Chuang publié sur le site la revue « Heatwave »
« TRUMP II : la guerre commerciale devient mondiale »
Dans cette première contribution à Heatwave, Chuang répond aux questions sur les impacts mondiaux des dernières vagues de droits de douane américains. L’aperçu complet de cette enquête, accompagné des réponses de camarades de plusieurs pays, sera publié dans un dossier intitulé « Folie et civilisation capitaliste : Perspectives internationales sur les droits de douane MAGA 2.0 », et inclus dans le deuxième numéro de Heatwave.
2 juin 2025
Par Chuang 1
TLa guerre commerciale de Trump est de retour – plus intense, plus bruyante et, d’une certaine manière, encore plus stupide. Certains disent que c’est différent cette fois. Mais comme dans la plupart des « sequels », l’intrigue est familière. Les personnages sont vidés. Les cinéastes semblent contraints à tourner les mêmes scènes encore et encore. Comment cela se termine-t-il ? Probablement comme l’original. Alors que dans Trump I , il tirait sur de grands partenaires commerciaux comme la Chine et l’Europe, dans Trump II , il a ouvert le feu sur l’ordre mondial lui-même, et cette fois, le système riposte.
Une guerre commerciale déjà vue, une fois de plus
Retour sur Trump I. En 2018, l’administration a lancé une série de droits de douane sur la Chine, affirmant que cela mettrait fin à des années d’« abus » chinois envers les travailleurs américains. Pékin a riposté avec précision et prudence, et le tout s’est transformé en négociations harassantes. En janvier 2020, l’accord de « phase 1 » a été signé, par lequel la Chine s’engageait à accroître ses achats de produits américains, afin d’apaiser l’un des principes fondamentaux de la théorie commerciale trumpienne : le « Buy American ». Un accord de « phase 2 » a été évoqué, mais ne s’est jamais concrétisé. Que s’est-il passé ensuite ? Le déficit commercial des États-Unis avec la Chine a brièvement diminué… puis a fortement augmenté lorsque Biden a pris ses fonctions en 2021, au moment même où la pandémie perturbait les flux commerciaux mondiaux. Biden, pour sa part, a discrètement maintenu la plupart des droits de douane imposés par Trump à la Chine, signant une continuité plutôt qu’un renversement. En résumé, Trump I s’est terminé sur un flop : deux accords décevants, une poignée d’usines « relocalisées » de manière douteuse (principalement dans des communiqués de presse), des renflouements pour les agriculteurs et un déficit commercial à peine entamé. Finalement, les lignes de front sont revenues presque exactement là où elles avaient commencé.
Alors que les premières scènes de Trump II dépeignent un désert américain fumant, on peut s’attendre à une répétition de la même chose : menaces bruyantes, espoirs vagues de nouveaux accords, ajustements modestes des habitudes d’achat et, au mieux, une légère réduction du déficit commercial sino-américain qui demeure béant. Mais cette fois, Trump s’en prend plus durement, non seulement à la Chine, mais au système économique mondial lui-même. Il teste ses limites, s’en prend à tous les fronts et hérisse certains fonctionnaires du capital mondial. Pourtant, à moins qu’il ne casse quelque chose, comme déclencher une contagion financière ou appuyer sur le « gros bouton rouge », le système, une fois de plus, absorbera le choc et se redressera.
Trump en a déjà eu un avant-goût après avoir tiré les premiers coups de feu le jour de la libération : les marchés ont chuté et les déficits se sont creusés, jusqu’à ce qu’il cède, bien sûr, en atténuant ses menaces de droits de douane et en promettant de calmer les turbulences macroéconomiques par une série d’accords commerciaux. Mais les relations de production mondiales ne peuvent être remodelées du jour au lendemain, que ce soit par la levée des barrières commerciales ou par une multitude d’accords « Achetez américain ». On ne peut pas simplement imposer des droits de douane sur une machine à laver et espérer que les chaînes d’approvisionnement mondiales, construites au fil des décennies, inversent leur cours sur commande.
La saga du soja
Sous Trump I, l’essentiel de l’action s’est concentré sur la saga du soja. Après l’imposition des premiers droits de douane, la Chine a imposé des droits de rétorsion sur le soja américain et a considérablement réduit ses achats… dans un premier temps. Les importations en provenance du Brésil ont explosé, fournissant jusqu’à 82 % du soja chinois en 2018, tandis que la part du marché américain s’effondrait. Mais ce n’était pas la fin de l’histoire. Le soja américain n’a pas simplement disparu. Il a été réacheminé vers d’autres marchés comme le Mexique, l’Égypte et l’Asie du Sud-Est, souvent à des prix inférieurs. La Chine, quant à elle, avait toujours besoin de soja pour alimenter son énorme industrie porcine et a fini par reprendre ses achats aux États-Unis, tarifs douaniers compris, en particulier pendant les périodes hors saison, lorsque l’offre brésilienne était faible.
La structure de base du commerce mondial ne s’est pas effondrée. Les matériaux réacheminés ont circulé dans la même direction, vendus par les mêmes consortiums d’entreprises établies et achetés par les mêmes clients, mais avec davantage d’intermédiaires. Le résultat réel a été un jeu de chaises musicales à l’échelle mondiale, et non un découplage révolutionnaire. Le “triangle du soja” entre les États-Unis, le Brésil et la Chine s’est avéré remarquablement résistant – preuve que les chaînes d’approvisionnement et les dépendances agricoles profondes ne sont pas défaites par quelques menaces de conférence de presse et quelques hausses de tarifs douaniers. La vie a continué. Les travailleurs chinois ont payé plus cher la viande de porc. Les Américains ont payé plus cher l’électronique. L’économie mondiale s’est ajustée… parce que c’est ce qu’elle fait !
Les réseaux de production qui alimentent “Chimerica” ont mis au moins trente ans à se mettre en place. Les usines ont été adaptées aux marchés étrangers. Les acheteurs et les fournisseurs ont établi des relations de confiance, des contrats et des circuits logistiques qui ne peuvent pas être facilement supprimés par un décret.
Pour la suite, nous pouvons donc supposer que Trump se contentera très probablement – comme il l’a fait la dernière fois – d’une modeste augmentation des achats et des prix de la Chine et de ses alliés, négociée dans le cadre d’une série d’accords conclus à Mar-a-Lago. Le scénario suivra probablement le régime tarifaire défini par le conseiller Stephen Miran, classant proprement les alliés et les adversaires dans différentes “catégories” définies par leur niveau d’accès au marché (et peut-être même par des accords de sécurité) – la Chine étant bien entendu placée dans la catégorie la plus punitive.
En fin de compte, le véritable drame des guerres commerciales ne se joue pas entre les conteneurs de marchandises, mais dans les forces sous-jacentes qui les font circuler, notamment les courants financiers basés sur le dollar qui tirent les marchandises à travers le monde, les conditions de travail pénibles qui assurent leur circulation et les minces marges bénéficiaires qui maintiennent l’ensemble du système à flot. Ce sont les mécanismes profonds du système, et lorsqu’ils sont poussés assez fort, ils se repoussent.
La Chine peut-elle mettre fin à une guerre commerciale par des licenciements ?
Alors que le premier acte n’en est qu’à ses débuts, les bégaiements des droits de douane initiés, mis en pause, réinitiés et remis en pause ajoutent de l’instabilité à l’économie chinoise déjà chancelante. Les exportations chinoises continuent néanmoins d’arriver aux États-Unis, mais à un prix plus élevé, ou d’inonder des marchés alternatifs en Europe ou en Asie du Sud-Est. Jusqu’à présent, les droits de douane n’ont pas eu d’impact réel sur la structure de base du commerce mondial.
Cependant, les turbulences ont encore de l’importance, surtout pour les travailleurs. Même un ralentissement modeste du moteur d’exportation de la Chine menace les moyens de subsistance des millions de personnes qui dépendent de son fonctionnement. Comme le rapporte le Wall Street Journal, les exportations représentent environ 13 % du PIB de la Chine, et les exportations vers les États-Unis en représentent à elles seules près d’un quart, soit près de 3 % de l’ensemble de l’économie chinoise. Les analystes s’attendent désormais à ce que les exportations de la Chine vers les États-Unis soient fortement touchées et à ce que ses exportations chutent de 10 % cette année. Les droits de douane pourraient mettre en péril jusqu’à 15,8 millions d’emplois chinois dans les secteurs de l’industrie manufacturière, de la logistique, des matières premières et de la finance. À cela s’ajoutent une lente vague de faillites dans le secteur manufacturier au cours des dernières années – entraînant une augmentation des grèves défensives et des cas d’arbitrage du travail – et des taux de chômage historiquement élevés, en particulier chez les jeunes qui viennent d’entrer sur le marché du travail2.
Une autre solution proposée pour absorber la production de la vaste base industrielle chinoise orientée vers l’exportation consiste à la réorienter vers le marché intérieur. Les menaces croissantes qui pèsent sur le moteur d’exportation de la Chine ont ravivé les appels, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du pays, en faveur d’une réforme macroéconomique discutée depuis longtemps : la stimulation de la consommation intérieure. Bien que cela puisse paraître absurde compte tenu de l’ampleur de la capacité d’exportation de la Chine, c’est précisément ce que de nombreux responsables politiques ont demandé. Pour certains analystes chinois, stimuler la consommation intérieure signifierait que l’économie chinoise deviendrait moins dépendante des marchés étrangers. Les capitaux étrangers espèrent également que la Chine “consommera sur place” au moins une partie des produits qu’elle fabrique normalement pour l’exportation. Certains prétendent même qu’une telle évolution entraînerait une croissance des salaires chinois et ouvrirait davantage les marchés chinois aux investissements et aux produits étrangers (des fromages et vins européens aux avions et émissions de télévision américains), aux dépens des producteurs chinois, mettant ainsi plus d’argent dans les mains de l’industrie occidentale3.
Mais même les experts savent qu’il s’agit d’une chimère qui ne s’est jamais réalisée, malgré des années de promesses4.Une augmentation significative de la consommation des ménages nécessiterait des changements structurels radicaux tels que l’augmentation des salaires, l’extension de la sécurité sociale et le démantèlement de la vaste infrastructure financière construite autour de politiques favorables aux producteurs. Mais ces changements réduiraient les marges bénéficiaires et risqueraient de provoquer la faillite d’innombrables entreprises (déjà en difficulté). Depuis le début des années 2010, les taux de profit ont chuté à la fois dans l’ensemble de l’économie chinoise et dans les secteurs industriels en particulier. Le déclin a été particulièrement marqué dans des secteurs tels que l’habillement, par exemple, ce qui a entraîné un flux continu de délocalisations au cours de la dernière décennie. Dans des secteurs plus difficiles à délocaliser comme l’électronique, la concurrence acharnée a fait chuter la rentabilité à un niveau historiquement bas. Parallèlement, dans des secteurs comme l’acier, de nombreuses entreprises (qu’elles soient nominalement publiques ou privées) n’ont été maintenues en vie que grâce à des subventions et à des accords d’achat ciblés.
Par conséquent, la mise en œuvre du type de politiques sociales nécessaires pour augmenter la consommation exigerait à la fois des mesures de relance extrêmement massives pour éviter les faillites et la création rapide de chaînes d’approvisionnement à l’étranger par le biais d’investissements directs de la part des entreprises chinoises, capables de réinjecter sur le marché chinois des biens de consommation nouvellement bonifiés. Il n’y a cependant pas de solution à court terme, et même cette transformation structurelle à long terme représenterait un risque énorme, susceptible de ralentir la croissance et de générer de nouvelles formes d’instabilité sociale5. En fin de compte, il est plus probable que l’État rachète les capacités excédentaires des entreprises (ce qu’il fait déjà depuis des années avec ses capacités excédentaires dans l’industrie sidérurgique) avant d’insister sur des augmentations de salaires généralisées et substantielles.
À titre d’exemple, la Chine élabore actuellement son 15e plan quinquennal. Si l’on se réfère au 13eplan (2016-2020), l’administration s’engageait déjà à équilibrer les importations et les exportations, une décision saluée comme un tournant vers une croissance plus durable, axée sur la consommation6. Près d’une décennie plus tard, cependant, l’écart n’a fait que se creuser. Le marché intérieur reste incapable, dans son état actuel, d’absorber les volumes d’exportation, et les fantasmes des médias sur la réorientation des marchandises vers l’intérieur ignorent la plupart du temps les calculs de base.
Prenons l’exemple des parapluies. Ceux qui sont destinés à l’exportation quittent les ports chinois à une valeur moyenne de 3 à 4 USD par parapluie (21-29 yuans)7, alors que le parapluie moyen se vend de l’usine aux grossistes nationaux à environ 10 yuans8. La Chine produit environ 1,2 milliard de parapluies par an, dont 900 millions sont exportés9, les États-Unis étant le plus gros acheteur10. À titre de référence pour l’ensemble de l’économie chinoise, le volume total des exportations équivaut à environ la moitié de la consommation des ménages par an11.
Personne, pas même Trump, ne suggère que la Chine devrait cesser de vendre au Monde. Cependant, malgré des années de rhétorique officielle sur le rééquilibrage de l’économie en faveur de la consommation intérieure, l’ampleur du secteur des exportations chinoises rend tout changement de cap sérieux extraordinairement difficile, en particulier à ce moment précaire de l’histoire. Même une augmentation substantielle des dépenses des ménages ne suffirait pas à remplacer la demande actuellement satisfaite par les marchés mondiaux. L’essor économique de la Chine reste fondamentalement tributaire des acheteurs étrangers et, surtout, de la volonté des pays développés de continuer à acheter des produits chinois. Trump peut s’insurger contre ce déséquilibre autant qu’il le souhaite ( ), il n’obtiendra au mieux que des concessions mineures, quelques achats symboliques de produits américains et une nouvelle série de promesses faites pour la télévision.12
Couler ou servir
La guerre commerciale déclenchera probablement une nouvelle vague de grèves et d’agitation ouvrière en Chine, si ce n’est déjà fait. Mais l’impact ne se limitera pas à la main-d’œuvre chinoise. Il faut également s’attendre à ce qu’elle accélère les projets des entreprises visant à diversifier leurs chaînes d’approvisionnement à travers l’Asie, avec de nouvelles plateformes au Viêt Nam, en Indonésie, voire en Inde. En conséquence, de nouvelles vagues de grèves suivront parmi la jeune génération de travailleurs, tout comme elles ont suivi des vagues similaires de délocalisation industrielle tout au long du 20e siècle dans des pays comme l’Italie, la Corée du Sud et, bien sûr, la Chine continentale elle-même. Mais il ne s’agit pas de changements du jour au lendemain. Ils se déroulent lentement, comme une marée changeante qui dessine de nouveaux contours sur un ancien rivage. De même, rien ne garantit que même ces solutions de “friendshoring” seront considérées comme acceptables dans un environnement politique de plus en plus volatil – comme lorsque le transfert d’Apple vers l’Inde, motivé par la pression de l’administration Trump dès 2016, a ensuite été personnellement critiqué par Trump, pour la décision en 2025,et qui a dit carrément au PDG Tim Cook : “Je ne veux pas que vous construisiez en Inde”13La structure globale de la production mondiale peut rester largement intacte, mais les lignes de faille s’élargissent.
Dans le même temps, alors que la situation économique de la Chine s’aggrave, la condition du prolétaire chinois ressemble à celle des États-Unis, bien qu’elle se déroule peut-être à un rythme plus rapide : des emplois de service sans intérêt et des vies isolées avec peu d’espoir pour les enfants, la famille ou la communauté. Pas d’avenir. Lorsque le taux de chômage officiel des jeunes citadins chinois a récemment atteint 16,9 % (taux bien plus élevé si l’on tient compte des ruraux), le gouvernement a peu après appelé les jeunes Chinois à se lancer dans le bénévolat et à se consacrer à la modernisation de la Chine – sans être rémunérés.
Il s’agit là d’un paternalisme d’État classique, l’une des nombreuses réponses “allez vous faire foutre” à la souffrance des jeunes Chinois ces dernières années, qui ont émergé de la terreur de la pandémie pour ne trouver aucun réconfort, mais plutôt une crise économique qui les attend de l’autre côté. Pendant la pandémie, les jeunes Chinois ont inventé des termes tels que neijuan (内卷 ou “involution”), une réaction de dégoût paralysante face à l’interminable et compétitive roue du hamster du travail, et tangping (躺平ou “se coucher à plat”), un refus passif de jouer le jeu. Le gouvernement a réagi directement à la montée de ces mots à la mode dans des discours et d’autres déclarations publiques, et la réponse a été directe : nous ne nous coucherons pas. Il faut se lever et se remettre au travail. Pourtant, le problème fondamental demeure : à quoi ressemblera le travail pour cette génération alors que la désindustrialisation s’accélère et que la croissance continue de ralentir ?14
À contre-courant des dollars
L’une des caractéristiques les plus étranges de la rupture agressive de Donald Trump avec les normes hégémoniques américaines est la façon dont elle met en évidence la force du système mondial auquel il prétend s’opposer. Malgré tous les discours sur le déclin américain, les tarifs douaniers et les menaces de Donald Trump n’ont fait que souligner à quel point les fondements de la domination américaine restent profondément ancrés. Cela est particulièrement visible dans le rôle du dollar. Le capitalisme mondial ne fonctionne pas sans une monnaie de référence : l’or au XIXe siècle, la livre sterling au début du XXe siècle et le dollar aujourd’hui. Mais cela pose un problème : gérer la monnaie mondiale, c’est laisser le reste du monde entrer chez soi, pour ainsi dire. Les États-Unis ouvrent leur système financier – leurs marchés, leurs biens immobiliers, leurs obligations d’État – à tous ceux qui ont des dollars à dépenser. C’est le coût de l’émission de la monnaie de réserve mondiale. Cela signifie accepter un degré extrême d’ouverture, de convertibilité légale et de flexibilité des comptes de capitaux qu’aucun autre pays n’est prêt à tolérer.
Et certainement pas la Chine. Pékin ne permettra pas aux investisseurs étrangers de circuler librement dans son économie, d’acheter des terrains, des entreprises ou des dettes à leur guise (comme le permettent plus ou moins les États-Unis). Le gouvernement chinois veut des excédents commerciaux sans l’exposition structurelle qu’implique le fait d’être une plaque tournante financière mondiale. C’est la raison pour laquelle, alors même que Trump profère des menaces tarifaires, la banque centrale chinoise continue de recycler discrètement ses dollars d’exportation en bons du Trésor américain et ne fait aucun geste pour proposer le renminbi (nom officiel du Yuan) comme monnaie de réserve alternative. Ce n’est pas parce qu’elle aime l’Amérique, mais parce qu’il n’y a pas d’autre endroit où placer ce genre d’argent en toute sécurité et à grande échelle. Même si les BRICS mettent en place un nouveau mécanisme de compensation, ce n’est guère plus qu’une petite île dans un océan de dollars – utile pour gérer certains flux intra-blocs, mais impuissante face à l’attraction du système mondial du dollar qui domine toujours le commerce, la finance et les réserves. Le système du dollar reste la seule option et, en plus, Trump est là pour le défendre. En fait, il a menacé d’imposer des droits de douane de 100 % aux pays des BRICS lorsque la Russie a proposé une solution de contournement du dollar pour la monnaie des BRICS.
Une étude chinoise récente prévoit que même en 2050, selon un scénario de base, le renminbi pourrait ne représenter qu’environ 10 % des réserves mondiales, ce qui le place encore loin derrière le dollar. À la fin de 2024, le dollar représentera encore près de 58 % des réserves de change mondiales, suivi de l’euro (environ 20 %), du yen japonais (près de 6 %) et du renminbi (un peu plus de 2 %, ce qui correspond à peu près au rôle du dollar australien et du dollar canadien). En d’autres termes, même après des décennies de discours sur la multipolarité et l’internationalisation, le dollar reste omniprésent, laissant le système financier mondial nager dans une mer de dollars dans un avenir prévisible. Et, en l’absence d’alternative sérieuse à l’horizon, l’ensemble de l’économie mondiale, y compris les États-Unis eux-mêmes, reste à la merci des marées volatiles des flux monétaires mondiaux (en grande partie basés sur le dollar). Même Trump l’a senti : lorsqu’il a commencé à secouer trop fort les marchés, en particulier le marché des obligations du Trésor, ses riches alliés lui ont fait comprendre qu’il faisait trop de vagues, et il a fait marche arrière. Trump est peut-être de retour à la barre du navire, tentant de faire tourner l’énorme vaisseau à la faible vitesse de l’économie américaine, mais il navigue toujours dans un océan de dollars qui obéit à des courants plus profonds que n’importe quel timonier.
Renverser le scénario
Comme dans toute suite, la campagne publicitaire tape-à-l’œil qui présente une action fulgurante est généralement un signe certain que le produit final promettra trop et ne tiendra pas ses promesses. Pour les communistes, il y a au moins une leçon simple à retenir : ne pas confondre le chaos des élites avec un changement transformateur. Les guerres commerciales peuvent ébranler le système, mais elles se terminent souvent par des demi-mesures et des accords d’arrière-boutique. Notre travail est ailleurs – sur le terrain, en construisant des réseaux d’amis et de camarades au-delà des frontières, et en bâtissant un cerveau collectif tourné vers la création d’un autre monde. Alors que le système s’emballe, passant de menaces tarifaires à une véritable guerre, nous aurons besoin de plus que de la résistance : nous aurons besoin d’imagination. Si Trump peut essayer de réécrire l’ordre mondial depuis un golf, nous pouvons certainement oser imaginer quelque chose de mieux. L’avenir ne leur appartient pas par défaut. C’est un espace contesté, et nous devons le traiter comme tel.
Chuang est un collectif de médias communistes basé en Chine et dans plusieurs autres pays, qui produit des recherches, des analyses et des traductions axées sur le développement du capitalisme dans la région, ses racines historiques et les révoltes de ceux qui sont écrasés par le capitalisme.
1Pour en savoir plus sur Chuang, consultez le site ChuangCN.org. Toute correspondance est la bienvenue.
2 Le chômage des jeunes en milieu urbain a culminé en 2023 à environ 20 %. Cependant, cette mesure n’excluait pas systématiquement tous les étudiants, et elle a été abandonnée à l’été 2023, remplacée début 2024 par une nouvelle mesure avec des tranches d’âge plus granulaires et une exclusion plus stricte des étudiants. Selon cette nouvelle mesure, le taux de chômage des non-étudiants âgés de 16 à 24 ans a d’abord diminué, puis a recommencé à monter en flèche en 2024, atteignant 18,8 % en août 2024, puis diminuant légèrement pour atteindre 16,5 % en mars 2025. De même, le taux de chômage des non-étudiants âgés de 25 à 29 ans est passé de 6,1 % en décembre 2023 à 7,3 % en février 2025. Les données citées ici sont toutes issues de la série mensuelle “Urban Surveyed Unemployment Rate” (城镇调查失业率) publiée par le Bureau national des statistiques, disponible ici en anglais et ici en chinois.
3 The Economist, par exemple, a affirmé que les efforts du gouvernement chinois pour stimuler la consommation intérieure susciteraient un regain d’intérêt de la part des investisseurs étrangers : “Les investisseurs étrangers peuvent-ils réapprendre à aimer la Chine ? (27 mars 2025). De même, la Chambre de commerce européenne en Chine considère l’augmentation de la consommation chinoise comme une opportunité pour les marques étrangères, affirmant que l’incapacité à stimuler la consommation “est devenue l’une des préoccupations les plus importantes pour les entreprises européennes, dont les conséquences s’étendent maintenant au reste du monde” : European Business in China Position Paper 2024/2025 (p. 13). Pendant ce temps, le gouvernement chinois et les médias officiels vantent aussi fréquemment l’augmentation du pouvoir de consommation domestique comme une opportunité pour les marques étrangères de faire de l’argent, par exemple Fan Feifei, “Consumers pull out all stops for high-quality, foreign brands”, China Daily Global (16 septembre 2024).
4 L’un des nombreux exemples remonte à l’administration Hu-Wen, il y a plus de dix ans : Kevin Yao et Aileen Wang, “China bets on consumer-led growth to cure social ills”, Reuters (5 mars 2013).
5 C’est précisément pour cette raison que d’éminents théoriciens du parti tels que Wu Zhongmin, économiste et professeur principal à l’École centrale du parti (où sont formés les plus hauts fonctionnaires du gouvernement), n’ont cessé de mettre en garde contre les dangers de dépenses trop égalitaires dans les services sociaux, recommandant aux dirigeants d’éviter la voie empruntée par l’Europe. Par exemple, dans un livre récent, Why is Social Justice Possible ? Social Justice Issues during China’s Period of Transition (Springer Nature, 2024), Wu affirme : “Dans certains pays développés d’Europe aujourd’hui, l’égalitarisme se manifeste sous la forme de systèmes de protection sociale qui dépassent de loin toutes les limites raisonnables” (p.299) ; et : “Même dans les pays développés d’Europe et d’Amérique, la croissance des services publics a entraîné des problèmes sociaux insolubles… Pendant cette période de dépenses publiques, la croissance économique des pays européens a été beaucoup plus lente” (pp. 368-369). Si une telle politique devait être poursuivie en Chine, Wu prévient que “les gens deviendront généralement apathiques à l’égard du travail. En fin de compte, la société perdra sa vitalité et son potentiel de développement social” (p.369).
6 L’augmentation de la consommation intérieure est depuis longtemps un objectif politique déclaré du gouvernement chinois, et le 13e plan quinquennal n’est qu’un des nombreux documents qui reflètent cette intention. Dans ce plan, le gouvernement mentionne explicitement l’objectif d’équilibrer les importations et les exportations, même si la formulation reste vague et flexible. Il est question d'”affiner la combinaison des importations et des exportations” et de “maintenir un équilibre de base des paiements internationaux”, ce qui laisse les détails de la mise en œuvre ouverts à l’interprétation. Voir : Commission nationale du développement et de la réforme, The 13th Five-Year Plan for economic and social development of the People’s Republic of China (2016-2020) (Central Compilation & Translation Press, 2016).
7 “2024年中国伞出口数量、出口金额及出口均价统计分析” [Analyse statistique des exportations de parapluies de la Chine en 2024 : Quantité, valeur et prix moyen à l’exportation], 华经情报网 (25 février 2025).
8 Il est difficile de déterminer le prix d’usine des parapluies vendus sur le marché intérieur, mais il s’agit de notre meilleure estimation. Les prix exacts et les marges bénéficiaires à chaque étape de la chaîne de valeur, de l’usine au détaillant final, sont des secrets industriels étroitement gardés et sont inférieurs aux prix de liste en ligne. Cette estimation de 10 yuans est basée sur une brève étude des sites web de vente en gros d’usines comme Made-in-China, 1688 et Alibaba, complétée par des conversations avec des personnes travaillant dans le secteur de l’import-export. L’un d’entre eux a également noté que de nombreux fabricants chinois opèrent sur une base brute de “coût majoré”, fixant généralement le prix des marchandises au coût + 5 à 10 %. Cette approche, souvent considérée comme rudimentaire sur les marchés plus avancés, reflète la concurrence intense et les stratégies d’improvisation qui caractérisent le secteur manufacturier chinois, âpre et instable.
9 “雨伞市场数据深度调研与发展趋势分析报告” [Rapport d’analyse approfondie des tendances de la recherche et du développement sur le marché des parapluies], 先略研究院 (21 mai 2024).
10 “Les parapluies en Chine”, Observatoire de la complexité économique (s.d.).
11 Selon les données de la Banque mondiale pour 2023, les dépenses de consommation finale des ménages en Chine représentaient environ 39,1 % du PIB, tandis que les exportations s’élevaient à 19,74 %.
12 Il y a ensuite l’autre moitié de l’histoire, l’aspect financier du commerce, qui reçoit souvent moins d’attention. Les bénéfices tirés des exportations chinoises sont acheminés par les banques chinoises, transmis à la banque centrale et finalement recyclés dans le système financier américain par l’achat d’obligations du Trésor et d’autres actifs libellés en dollars, complétant ainsi un circuit commercial et financier étroitement couplé qui dure depuis des décennies. Il s’agit d’un nouveau front dans le conflit entre les États-Unis et la Chine, qui implique également les banquiers américains – un front que M. Trump a déjà testé, avec un succès limité. Pour l’instant, cependant, la structure sous-jacente de ce système devrait rester intacte : les marchandises continuent de circuler et l’argent des États-Unis revient à la Banque populaire de Chine, avec les intérêts.
13 Arjun Kharpal, “Trump says he doesn’t want Apple building products in India : ‘I had a little problem with Tim Cook'”, CNBC (15 mai 2025).
14 De même, le gouvernement américain n’a que faire des conditions générales de travail (ou de leur absence) du citoyen américain moyen. Trump et compagnie ont mobilisé tous les pouvoirs de l’État pour réduire les dépenses intérieures et enrichir les personnes déjà obscènement riches, sans lever le petit doigt pour remédier à des crises telles que la précarité sur le marché de l’emploi, le logement ou l’assurance maladie. En fait, alors que Trump II a commencé par annoncer un “âge d’or” pour les riches, les instructions qu’il a données à la classe ouvrière américaine étaient essentiellement de s’asseoir et d’attendre quelques années après le lancement de sa campagne tarifaire qu’un grand boom de l’industrie manufacturière américaine se matérialise.
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