“Qui a peur de Jacques Camatte”
Traduction d’une brochure parue récemment dans l’état espagnol
« Le lecteur pourra se rendre compte que l’invariance déclarée-proclamée au début, celle de la théorie du prolétariat, est déjà incluse dans une autre, bien plus vaste : la recherche d’une communauté humaine qui a pour complément la mise en évidence de la destruction des vielles communautés et la domestication des hommes et des femmes, ainsi que la lutte contre celle-ci, une des conditions historiques pour que la tentative de fonder une communauté humaine puisse se réaliser. » (« Communauté et Devenir », 1994)
- Débuts de Jacques Camatte dans la Gauche Communiste Italienne et premiers travaux. Rupture avec le PCInt. Le point de départ de Camatte est le Parti Communiste International (PCInt), héritier du Parti Communiste Italien original, et expulsé de l’Internationale Communiste vers 1928. La biographie de Jacques Camatte est, quant à elle, très lacunaire : il aura réussi à devenir bien plus « anti-spectaculaire » que Guy Debord, par exemple. Camatte est né non loin de Marseille en 1935, exerçant en tant que professeur des Sciences de la Vie et de la Terre dans le sud de la France (Toulon, Brignoles, puis Rodez) jusqu’en 1967. Son parcours militant débute en 1953 avec son adhésion à la Fraction Française de la Gauche Communiste Internationale (FFGCI) au sein du groupe de Marseille en 1953. Quelques années après, il fait la connaissance de A. Bordiga (décédé en 1970) à Naples qu’il consultera à maintes reprises lors de l’élaboration de ses premiers textes.En 1957, le groupe français de la Gauche Communiste Internationale se lance dans la publication de la revue Programme Communiste, sous la direction de Suzanne Voute —germaniste et traductrice en collaboration avec Maximilien Rubel d’une grande partie de l’œuvre de Marx pour Gallimard et La Pléiade — quittant Paris pour s’installer dans le sud et prendre la direction du groupe. Voute a, selon toute apparence, une grande influence sur la personne de Jacques Camatte (il ne serait pas farfelu de penser qu’il a appris l’Allemand avec elle). Suzanne Voute avait préalablement animé la Fraction Française de la Gauche Communiste Internationale jusqu’en 1949-1950, date à laquelle son compagnon, l’ex-membre du POUM, Albert Masó (« Véga »), entraîna avec lui vers Socialisme ou Barbarie (« S. ou. B ») l’immense majorité des membres de la FFGCI. Tout au long de l’année 1950, et jusqu’à l’été de cette même année, S. Voute s’était entretenue avec Cornélius Castoriadis de « S. ou. B » en vue d’une éventuelle fusion des deux groupes. (En 1951, Voute fonda le groupe français de la Gauche Communiste Internationale.)À partir de 1961, Camatte semble jouer un rôle de plus en plus important au PCInt, et il entame un véritable échange intellectuel très enrichissant avec Amadeo Bordiga. Origine et fonction de la forme parti (1961), par exemple, est un texte interne au PCI —écrit conjointement avec Roger Dangeville— dont la publication a dû être imposée par Bordiga lui-même, vus les remous suscités par ce texte au sein du parti.En 1963 Camatte fonde le « groupe de Toulon », mais l’année suivante il le quitte pour se rendre à Paris, où il entreprend de s’opposer à ce qu’il qualifie d’ « activisme trotskiste » : cartes du parti, réunions formelles présidées par un «responsable du parti », activités d’agitation autour de la vente du journal Le Prolétaire et pour un syndicat de classe « rouge », etc.
En 1964 la polémique s’intensifie, car à ce moment-là certains membres du PCInt considèrent que celui-ci devait intervenir plus activement dans les luttes qui se succédaient en Italie depuis 1962, et que la raison de l’incapacité du parti à s’insérer dans ces luttes résidait dans son mode d’existence, dans sa forme d’organisation. Ils proposent d’abandonner le centralisme organique —fondé sur la priorité de la défense du programme communiste, et l’absorption spontanée des fractions par-dessus les mécanismes démocratiques— au profit du centralisme démocratique léniniste.
Cependant, à la même date, lors de la réunion de Florence, Bordiga réagit énergiquement contre cette tendance, et cite, à cette occasion, entre autres, Origine et fonction de la forme parti, ce qui manifeste son accord avec ce texte, et encourage ceux qui entendent poursuivre la tâche entreprise avec lui sur cette lancée.
C’est également à cette date (1964) que Camatte s’attelle à une étude sur le VI° chapitre inédit du Capital et l’œuvre économique de Karl Marx, plus connu comme Capital et Gemeiwesen, —travail très apprécié de Bordiga—, dans laquelle est développée l’idée du passage de « la domination formelle à la domination réelle du capital ». Ce travail achevé en 1966 (l’année même que Camatte abandonne le PCInt), est publié seulement en 1968, dans le N° 2 d’Invariance.
Au cours de la réunion de Naples en juillet 1965, Bordiga persiste à rejeter le « centralisme démocratique », ainsi que toute mesure d’exclusion à l’encontre de Camatte, mais ne fait plus aucune référence à Origine et fonction… parmi le matériel destiné à commenter les thèses générales ; ainsi donc, Bordiga commence à reculer, en lâchant du lest à la tendance néo-léniniste et trotskisante qui s’imposera toujours davantage.
La trajectoire de Camatte au PCInt prend fin en 1966 après avoir signé le texte « Bilan » (rédigé par Roger Dangeville), la rupture devient inévitable. Suzanne Voute est, dès lors l’une des plus acharnées à demander l’exclusion de Camatte et de Dangeville, allant jusqu’à faire pression sur Bordiga. Celui-ci rejeta par principe toute « chasse aux sorcières ». La rupture ne fut pas « amicale » : Camatte, dépositaire en France des publications du PCInt dut se barricader chez lui pour pouvoir les conserver. Cependant, il décide de détruire tous les exemplaires, y compris les siens propres, dans lesquels ne paraissent pas des articles de Bordiga, selon lui afin de montrer «qu’il n’était pas un universitaire[1]».
Camatte résume ainsi sa relation avec Bordiga dans « Du parti-communauté à la communauté humaine », (1974): « Ce petit historique était nécessaire pour faire comprendre l’accord qu’il put y avoir avec A. Bordiga, sur la question du parti, ainsi que ses limites. Origine et fonction est en quelque sorte un texte charnière parce que beaucoup de polémiques s’articulèrent autour de lui (tous les éléments qui sortirent du pci, après 1962, l’attaquèrent toujours violemment) et parce qu’il est le point de départ d’un dépassement qui s’est déroulé avec le travail exposé dans la revue Invariance; parce qu’à cause aussi de l’opposition qu’il suscita, il provoqua le renforcement de la composante léniniste, avec exaltation du lien à la IIIème internationale de la part de A. Bordiga, mais surtout du PCInt qui, après 1966, s’immerge totalement dans le courant léniniste et perd toute originalité. »
Bref résume de Origine et fonction afin de caractériser le « bordiguisme »
Dans Origine et fonction… Camatte décrit les traits les plus caractéristiques de la Gauche Communiste Italienne afin la présenter dans son originalité et la séparer du léninisme et du trotskisme. La Gauche Communiste Italienne est un groupe des survivants du naufrage de la GC, qui s’était distinguée —conjointement avec les communistes de gauche germano-hollandaise, avec lesquels elle partageaient seulement l’antiparlementarisme de principe— car stigmatisées par Lénine dans son fameux pamphlet de 1920 Le gauchisme, maladie infantile du communisme. Toutefois, à la différence des germano-hollandais, les communistes de gauche italiens demeureront dans la IC jusqu’en 1928. D’après Origine et fonction, les traits principaux de la Gauche Communiste Italienne sont les suivants :
– La « théorie du prolétariat », surgissant une fois pour toutes en 1848 qui était censée anticiper tout ce que celui-ci devait faire afin de se constituer en classe et devenir le sujet de l’histoire avant de s’abolir lui-même et d’accéder au communisme. Selon la Gauche Communiste Italienne, la crise, basée sur la théorie de la valeur —qui représente le trait d’union avec la théorie du prolétariat— détruirait l’intégration du prolétariat dans la société bourgeoise, et permettrait la rencontre de celui-ci avec sa conscience, incarnée dans le parti[2].
– En tant que dépositaire du programme communiste, le parti n’est pas seulement le représentant du prolétariat, mais aussi la « préfiguration de la société communiste » c’est-à dire de la Gemeinwesen, la future communauté humaine. Le parti ne pouvait pas être défini par des règles bureaucratiques, mais par son être, et cet être résidait en son programme. Le parti était dit « formel », ou « historique », ce dernier vainqueur de la révolution communiste, ne s’identifie pas nécessairement avec un quelconque parti « réellement existant » pour l’heure.
– Le parti se définissait comme un organe de la classe, qui naissait —ou se reformait— spontanément lorsque la lutte de classe prenait de l’ampleur. Cette conception tente de dépasser l’opposition léniniste-trotskiste entre spontanéité et conscience. Ni l’organisation n’était considérée comme le mal, ni la spontanéité comme le bien, car cette dernière finit toujours par être absorbée par la stabilisation des rapports sociaux.
– En dernier lieu, le marxisme se définissait comme théorie des contre-révolutions, puisque selon le texte de Bordiga daté de 1951 intitulé Leçons des contre-révolutions, « tout le monde sait s’orienter à l’heure de la victoire, mais peu sont ceux qui savent le faire lorsque la déroute arrive, se complique et persiste. » Il était impossible de prétendre à l’action sans avoir préalablement défini la phase historique : révolutionnaire ou contre-révolutionnaire, de reprise ou de repli ; c’est pourquoi dans une période contre-révolutionnaire —par exemple avant mai 68— les internationalistes devaient éviter le piège de l’activisme et de l’immédiatisme et se concentrer sur le développement du programme et la critique de l’économie politique. […] C’est pourquoi, l’erreur de Trotsky, selon la Gauche Communiste Italienne, était d’avoir refusé de faire un bilan permettant de préparer le second assaut révolutionnaire, au lieu d’expliquer les raisons de la défaite par la trahison des chefs, les crimes de Staline, la passivité des masses, la mauvaise application des consignes, etc. […] Dans « La révolution communiste : thèses de travail », texte de Camatte en 1969, celui-ci résume ainsi la question : « La force de ce mouvement était d’avoir compris qu’il fallait battre en retraite. »
- Invariance: la rupture théorique Camatte fonde la revue Invariance en 1967, prenant progressivement ses distances d’abord par rapport au bordiguisme, puis au marxisme classique, pour en arriver à une rupture totale qui est allée en se vérifiant série après série. Il y a eu cinq séries : I (1967-1969), II (1971-1975), III (1975-1983), IV (1986-1996), et la dernière V (1997-2002). Il est possible de diviser ses apports en deux aspects principaux (ce qui a permis de se réclamer de l’un ou de l’autre de ces aspects, en ignorant ou en rejetant le reste).a) Sauvetage de la « part maudite » du communisme
« La rupture de la continuité organisationnelle impose une étude théorique plus exhaustif, une rectitude encore plus grande et un enracinement dans le passé plus profond, une intégration de tous les courants, qui, même partiellement, défendent la théorie du prolétariat. » (« La révolution communiste : thèses de travail », 1969)
Non seulement Camatte se voua à sauver des textes importants de la Gauche Communiste Italienne, mais il tira également de l’oubli les gauches germano-hollandaise, anglaise et étatsunienne: les deux premiers n° de la série I étaient respectivement consacrés à Origine et fonction de la forme-parti et à Capital et Gemeinwesen. (Les n° 3, 4, et 5 furent consacrés intégralement à la publication de textes de Bordiga, à l’exception des « Gloses critiques marginales à l’article “ Le roi de Prusse et la réforme sociale ” » de K. Marx, incluses à la fin du n°5, et dont nous reparlerons à propos de l’Espagne et du groupe Etcétera.) Les thèses du n° 6 d’Invariance sont consacrées à la publication d’un essai monographique, « La révolution communiste : thèses de travail » (1969), qui devaient être illustrées par des textes provenant de diverses tendances du mouvement ouvrier, c’est ainsi que dans les n° 7 et 8 de la première série furent publiés des textes de Gorter, Pannekoek, Sylvia Pankhurst, Lukács, les communistes de gauche étatsuniens, du KAPD et de la revue Bilan. Enfin, les n° 9 et 10 de la première série renouvelèrent la publication des textes de Amadeo Bordiga. Le n° 5 de la Série II publia le texte de Gorter « L’Internationale Communiste Ouvrière » (1923), et dans le n° 6 de la même série le « Manifeste du Groupe ouvrier du Parti communiste Russe » (1923) de Miasnikov.
Tout cela dans une période de temps très brève, puisque la série II d’Invariance prend fin en 1975, et que le gros de ces publications et de ces traductions furent réalisées avant 1971. Furent aussi traduits plusieurs textes classiques de jeunesse de Marx, tel que « Sur la Question Juive », « Critique de la Philosophie de l’État de Hegel » — de fait, les « Gloses marginales…» avaient été traduites en France dans les années 20, et il n’y eut aucune autre traduction avant celle de J. Camatte.
- b) Reprendre la critique de l’économie politique : analyse de la subsomption
« Les concepts les plus importants et les plus vrais de l’époque sont précisément mesurés par l’organisation sur eux de la plus grande confusion et des pires contresens. […] Les concepts vitaux connaissent à la fois les emplois les plus vrais et les plus mensongers.» (Internationale Situationniste, n°9, 1966)
« Le point de départ de la critique de la société du capital actuelle doit être la réaffirmation des concepts de domination formelle et de domination réelle comme phases historiques du développement capitaliste. Toute autre périodisation du processus d’autonomisation de la valeur, tel capitalisme concurrentiel, monopoliste, d’Etat, bureaucratique, etc., sort du domaine de la théorie du prolétariat, c’est-à-dire de la critique de l’économie politique, pour faire partie du vocabulaire de la praxis de la social-démocratie ou de l’idéologie léniniste codifiée par le stalinisme […] Dans la phase de domination réelle la politique en tant qu’instrument de médiation du despotisme du capital disparaît. Après l’avoir amplement utilisée dans la phase de domination formelle, il peut s’en passer quand il parvient en tant qu’être total à organiser rigidement la vie et l’expérience de ses subordonnés.» (« Transition », 1969)
Ce qui est fondamental dans le point de vue de Camatte dans Capital et Gemenweisen, c’est qu’en marge de l’analyse du capitalisme comme totalité on ne pouvait pas comprendre de façon adéquate les mouvements anti-capitalistes ; cela semble être une évidence, mais nous pouvons saisir que ce n’est pas le cas. Faute d’analyser le capitalisme comme un rapport d’implication réciproque —ce que fait actuellement Théorie Communiste— incluant tout ce qu’il advient en-dehors de la sphère immédiate de la lutte des classes, on ne va pas bien loin. Il n’est pas suffisant de s’intéresser uniquement à la classe ouvrière (comme le firent —selon Camatte et Cie en péchant par immédiatisme— « S. ou B. », ou l’opéraïsme italien, qui en arriva à fétichiser la subjectivité ouvrière comme quelque chose de toujours déjà là, advienne ce qu’il advienne). En d’autres termes, il importait de relire à fond Le Capital, les Grundrisse, Urtext et le VIème Chapitre Inédit, selon Camatte et Bordiga, afin de comprendre le capitalisme contemporain. Et, pour ce faire, ils se penchent d’abord sur Marx.
Qu’avait donc à dire Marx à propos des deux formes de plus-value et des deux formes de subsomption du travail dans le VIème Chapitre Inédit ? Entre autres choses, ceci :
« Mais à ces deux formes de plus-value correspondent deux formes distinctes de soumission du travail au capital […], dont la première ouvre toujours la voie à la seconde, bien que cette dernière, qui est la plus développée des deux, puisse ensuite constituer à son tour la, base pour l’introduction de la première dans de nouvelles branches de production.[3] »
Marx ne dit pas qu’il existe une distinction temporelle stricte entre les deux formes de plus-value (relative / absolue), mais qu’une fois que la plus-value relative est devenue la forme dominante à l’échelle mondiale, elle sert également de base d’introduction à la plus-value absolue dans d’autres secteurs jusqu’alors non investis. Le rapport est complexe : il ne s’agit pas simplement de d’abord l’une – absolue – puis l’autre – relative.
Marx ajoute à cela que, sur la base de la subsomption formelle (intimement liée à l’extraction de plus-value absolue) se dresse « un mode de production capitaliste technologique et spécifique qui modifiera la nature réelle du procès de travail et ses conditions réelles. […] Ce n’est qu’à partir du moment où ce mode de production entre en action que se produit la soumission réelle du travail au capital[4] », […] et que celui-ci suppose une « révolution complète (qui se poursuit et se renouvelle constamment) dans le mode de produire, dans la productivité du travail et dans les rapports capitaliste-ouvrier[5] ».
Voilà ce qu’écrit Marx au sujet de la subsomption, ce qui semble déjà beaucoup.
Par la suite, Camatte, au cours de son étude, entend justifier la périodisation qu’il introduit en argumentant par exemple :
« […] le capital ne peut pas se contenter de dominer au sein du procès de production; qu’il doit s’emparer de l’antique procès de circulation, en faire son procès de circulation (création du crédit, par exemple); en même temps cela impose la transformation des moyens de transports. […] Il ne peut plus se contenter de l’État en tant qu’adjuvant, il faut que celui-ci devienne un État capitaliste, entreprise capitaliste. Cela signifie que le capital doit bouleverser toutes les présuppositions sociales, les capitaliser toutes. C’est ce que nous avons exposé dans les pages qui précèdent en montrant la domination réelle du capital; cependant nous avons omis de préciser que ce faisant nous étendions le champ des concepts de K. Marx —en nous fondant sur toute son œuvre— de la fabrique à la société. » (Capital et Gemeinwesen)
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Ainsi, Camatte lui-même avertit que cette périodisation historique est la sienne ; elle s’appuie sur le travail antérieur de Marx, mais c’est lui qui assume la responsabilité de cette périodisation.
Caractéristiques générales de la domination formelle
Dans Capital et Gemeinwesen, Camatte écrit : « […] durant la période de domination formelle du capital, le capital variable est l’élément fondamental. » (du procès de production s’entend)
Sur cette base, « la perspective d’une révolution sous domination formelle du capital vue par Marx […] suppose une continuité du développement des forces productives sous le capital […] et sous la domination du prolétariat. La révolution signifie l’affirmation de la classe dominée et sa transformation en classe dominante. En prenant le pouvoir et en généralisant sa condition, la classe des travailleurs productifs développe les forces productives, ce qu’elle faisait déjà sous le capital, mais elle le fait sous sa propre direction. […] »
dernière transition équivaudrait à un destin fataliste inscrit congénitalement dans la condition même de la « force de travail », ni Jacques Camatte ni Korsch ne voient là une « nécessité historique » insurmontable : « Il serait abstrait et insuffisant de tomber dans l’historicisme primitif qui consiste à déclarer que tout développement historique est fondé et nécessaire, même dans ses caractéristiques les plus monstrueuses, simplement parce qu’il s’est produit dans le processus historique », dit Korsch dans L’anti-Kautsky, ou la conception matérialiste de l’histoire, Champ Libre 1973. Pour sa part, Camatte, tout en considérant le « réformisme révolutionnaire » de Marx comme pleinement justifié —comme un raccourci pour créer les conditions les plus optimales de la transition vers le communisme— ne conclut pas non plus qu’un tel processus était inéluctable.
Korsch va même plus loin : « La première victoire de la lutte de classe prolétarienne consiste à imposer à la bourgeoisie, contre sa propre volonté, la poursuite de sa mission historique (transitoire). (Karl Marx, p. 221, Ed. Ariel, [1974]). Et quelques lignes plus loin, il insiste : « Le progrès qu’il impose à la bourgeoisie dans la lutte des classes n’est plus un progrès bourgeois pour le prolétariat, mais le sien propre. »
(Pour le reste, la question de savoir comment évaluer ce « bon déroulement » du prolétariat dans le temps reste totalement ouverte, et c’est sans doute qu’ici Camatte et la « critique de la valeur » nous offrent —pour des raisons strictement historiques— plus d’indices que Korsch).
En tout état de cause, Korsch n’entendait en aucune façon consacrer le lieu commun « marxiste » selon lequel le « témoin du progrès » serait passé des mains de la bourgeoisie à celles du prolétariat (même s’il était admis qu’il y avait un certain chevauchement entre leurs « missions historiques » respectives). Il était faux de dire quelque chose comme cela quand, quelques années plus tôt, il avait dit : « En tant que marxistes, nous savons que la même loi dialectique de l’histoire qui, partout, transforme inévitablement dans le temps les formes dans lesquelles les forces productives sociales passent des formes de développement aux chaînes est valable avec la plénitude de sa force également pour la “ plus grande force productive ”, qui, selon l’expression bien connue de Marx, est “ la classe révolutionnaire elle-même ”. Même les partis politiques et les syndicats, qui ont reçu leur contenu et leur forme actuelle des luttes passées de la classe ouvrière […], ont depuis longtemps été irréversiblement transformés en chaînes qui maintiennent cette force de classe en place. » (« La reprise du marxisme dans la soi-disant “ question syndical ” », in Escritos políticos, Folio Ediciones, 1982, p. 218)
Par conséquent, Korsch n’hésite pas à étendre cette « loi dialectique » au marxisme lui-même : « Dans la relation entre la forme idéologiquement fixée de la théorie révolutionnaire et la praxis progressive du mouvement ouvrier, on montre ici un cas particulier de la dialectique qui, selon la formule bien connue de Marx, régit en général la relation entre les forces productives matérielles et les relations sociales de production, et qui consiste dans le fait que, à un certain stade de leur développement, les forces productives matérielles entrent en contradiction avec les relations de production existantes. La théorie marxiste, transmise d’une période passée du mouvement ouvrier et reçue par la nouvelle génération de manière idéologique, […] révèle dès le début un caractère ambigu : d’une part, elle favorise et encourage la formation et le développement appropriés de la conscience de classe et de la lutte dans la nouvelle période, et d’autre part, en même temps, elle les contient et les enchaîne. Dans le développement ultérieur du mouvement, cependant, la tendance positive et progressive est de plus en plus reléguée au second plan, tandis que la tendance négative et rétrograde devient de plus en plus importante, jusqu’à ce que la forme idéologique du “ marxisme orthodoxe ” devienne dans son ensemble un simple frein et une entrave au développement réel de la conscience de classe et de la lutte ». (L’anti-Kautsky, ou la conception matérialiste de l’histoire, pp. 148-149)
Comparez cette dernière opinion avec le passage suivant de Capital et Gemeinwesen : « Comme d’autres l’ont fait avant nous, nous affirmons que le matérialisme historique est en définitive une théorie engelsienne (née après 1870). Nous pouvons ajouter qu’elle correspond à la transformation de la théorie en idéologie. Cest l’idéologie du prolétariat en période de domination formelle du capital; du prolétariat qui conteste le pouvoir à ce dernier afin de diriger le développement des forces productives qui créera les conditions de la société communiste. »
Ces observations nous donnent également la clé pour préserver le « modèle jacobin de doctrine révolutionnaire que Marx et Engels avaient adopté avant la révolution de février 1848 […] même dans sa forme matérialiste ultime et la plus avancée », que Korsch expliquait en termes de la nécessité d’une « période transitoire pendant laquelle la classe prolétarienne était encore obligée de réaliser sa propre émancipation par l’intermédiaire d’une révolution à caractère essentiellement politique ». (« Le marxisme et les tâches actuelles de la lutte de classe prolétarienne », Living Marxism IV, nº 4 août 1938)
Cependant, la ratification décisive de toutes ces hypothèses se produit grâce à la réactivation de la critique de l’économie politique menée par Jacques Camatte dans Capital et Gemeinwesen (1968), et plus précisément grâce à son analyse des conséquences et des aspects les plus marquants —qu’il n’est pas possible de traiter ici dans sa totalité, malgré son énorme transcendance— de la transition entre subsomption formelle et réelle :
« Pendant la phase de domination formelle, le prolétariat doit généraliser la condition prolétarienne, il doit s’ériger en classe dirigeante ; dans la phase de domination réelle, au contraire, il doit se supprimer immédiatement. » (« Le KAPD et le mouvement prolétarien », 1971)
« En fait, ce dernier réalise sa pleine domination en mystifiant dans un premier temps les revendications du prolétariat classique. On a eu accession à la domination du prolétariat en tant que travailleur productif. […]
« [Marx] il n’indique pas une réelle discontinuité entre MPC et communisme ; il y a toujours accroissement des forces productives. […] C’est là le réformisme révolutionnaire de Marx dans sa plus vaste amplitude. La dictature du prolétariat, la phase de transition (alors que dans les Grundrisse c’est le MPC qui constitue cette phase, ce qui a une grande importance pour notre mode actuel de poser le communisme) – sont des périodes de réformes dont les plus importantes sont la réduction de la journée de travail et l’utilisation du bon de travail. On doit noter ici, sans pouvoir insister, le rapport étroit entre réformisme et dictature. » (« Errance de l’humanité », 1973).
Camatte caractérise ici l’époque historique, qui selon lui, commence à devenir obsolète dès la Commune de Paris (1871), puis totalement après la Première Guerre Mondiale (1914–1918). Quelle en est la conséquence du point de vue de la politique ?
Domination formelle et politique
La conséquence est que « durant la période de domination formelle du capital, […] la politique —l’exercice de la volonté sur une société non encore dominée « de l’intérieur » par le capital, pour ainsi dire (N. d. A.)— peut encore avoir une efficacité sur une période assez longue. […] Lorsque le capital est parvenu à sa domination réelle, s’est constitué en communauté matérielle, la question est résolue : il s’est emparé de l’État […] »
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Caractéristiques générales de la domination réelle
Dans « La révolution communiste : thèses de travail » (1969), Jacques Camatte écrit : « [Dans la phase de domination réelle] le procès de valorisation l’emporte de plus en plus sur celui de travail et le masque. Sur le plan social cela implique que le capital tend de plus en plus à dominer le prolétariat. » Et dans « Caractères du mouvement ouvrier français » (1971), il y insiste et expose une conception assez curieuse :
« La domination réelle du capital ne peut se réaliser que par la médiation de la domination du travail productif, donc du prolétariat en tant que capital variable. C’est la mystification de la domination du prolétariat classe dominante. »
À première vue cela peut paraître une formule assez choquante, mais si l’on pense au stalinisme, au fascisme, au New Deal, ou aux origines du syndicalisme révolutionnaire et comment en Italie il prépare le terrain au fascisme, on peut penser que tous ces phénomènes sont paradigmatiques de ce qui se déroule durant la première phase de la domination réelle : le capitalisme généralise la condition ouvrière et porte à son maximum le pouvoir relatif de la classe ouvrière au sein de la société. C’est que veut dire Camatte avec la « mystification de la domination du prolétariat classe dominante ».
Dans ce sens, il insiste sur le fait que lors de cette phase, le capital réalise la tâche de généralisation de la condition prolétarienne envisagée par Marx pour le « socialisme inférieur » dans la Critique du Programme de Gotha. Cependant, il note que cette généralisation se réalise sous la généralisation des traits attribués par Marx à la classe moyenne. (« Le travail, le travail productif, et les mythes de la classe ouvrière et de la classe moyenne », 1972)
Conséquence immédiate du point de vue de ce que supposerait une révolution en domination réelle
« En période de domination formelle du capital, la révolution apparassait à l’intérieur même de la société : lutte du travail contre le capital ; maintenant elle se manifeste et elle le fera de plus en plus en dehors », comme une « lutte à la fois contre le capital et le travail […]; c’est-à-dire que le prolétariat doit lutter contre sa propre domination afin de pouvoir se détruire en tant que classe et détruire le capital et les classes. » (Capital et Gemeinwesen)
Et il ajoute une autre observation : dans la phase de domination réelle le capital se constitue en communauté matérielle, ce qui signifie que grâce à l’approfondissement de la domination du travail mort sur le travail vivant, et au fait que les relations sociales ne sont plus régies par la valeur d’usage mais par la valeur d’échange, la société acquiert un substrat homogène et cohérent, ce qui permet —selon J. Camatte— de fonder une communauté matérielle stable (Capital et Gemeinwesen). De toutes façons, cette notion de « communauté matérielle » deviendra un peu polémique car, énoncée dans cette phase de production théorique, elle ne semble pas avoir une grande importance, mais plus tard elle se fétichisera un peu, et se transforme en quelque chose dont il n’est pas clair que l’on puisse sortir.
Domination réelle et politique
Camatte écrit à ce propos dans « La révolution communiste : thèses de travail » (1969) : « Dès lors que tout ce qui fonde la société est dépendant du, ou directement engendré par le capital, la politique n’existe plus de manière déterminante. Elle entre dans le folklore, comme un élément mystificateur de la représentation du capital. »
Dans la phase de domination formelle, les prolétaires avaient créé des syndicats et des partis dans lesquels ils pouvaient retrouver une existence communautaire en marge du capital, mais sous la domination réelle, c’est le capital qui organise les êtres humains et toutes les organisations se transforment de fait en gangs-rackets soumises directement au capital (ou bien elles sont condamnées à végéter, et à n’avoir aucun impact).
Quelques appropriations restrictives (et critiques peu pertinentes) de la périodisation de J. Camatte
Dans Crise de l’État-Plan (1971), Toni Negri utilise déjà la distinction domination formelle / domination réelle. Bien des années plus tard, en 2003, dans le prologue à la seconde édition de 33 leçons sur Lénine, Negri donne l’impression de ménager ses arrières (au cas où quelqu’un ressorte l’affaire). Il écrit ceci :
« Au cours de ces années-là, entre 1960 et 1970, j’ai eu quelques amis bordiguistes : en Italie quelques camarades de Crémone, en France Robert Paris et d’autres. J’ai eu l’impression […] qu’une théorie du sujet (comme celle que j’élaborais alors) pourrait être soumise à ce dispositif. »
Phillipe Bourrinet, dans un livre sur la Gauche italienne[6], dit lui aussi que Negri lisait Invariance en prison ; cependant Toni Negri n’a pas été en prison jusqu’en 1979, et donc s’il utilisait en 1971 la distinction domination formelle / domination réelle, il avait bien dû la sortir de quelque part…
Puis Loren Goldner, qui depuis l’article “The remaking of the American Working Class” (1983) commença à employer cette périodisation, reconnaissant, quant à lui qu’il en était redevable à ce qu’il appelait « le néo-bordiguisme français », c’est-à-dire qu’il reconnaît son origine, mais qu’il omet les aspects liés à la politique, comme Toni Negri. Aucun des deux ne dit quoi que ce soit sur les conséquences de la domination réelle sur la politique et sur la politique radicale/révolutionnaire en tant qu’activité : il y a un mutisme complet là-dessus de la part des deux.
En dernier lieu, il semble bien que la périodisation de Camatte suscite une certaine nervosité dans des milieux liés au Groupe Communiste Internationaliste, non parce qu’elle serait « eurocentriste », selon leur expression —ce qu’elle n’est pas— mais bien par les conséquences que l’usage de cette périodisation entraîne sur la politique. Leur critique est basée, d’un côté, à rappeler —assez gratuitement par ailleurs— le caractère mondial du capital depuis ses débuts, et à signaler, d’un autre côté que la domination formelle suppose déjà un bouleversement des conditions de vie. L’accumulation primitive et la séparation des producteurs des moyens de productions sont-elles exclusives de l’Amérique et de la Conquista espagnole ? (ou bien en Asie, ou en Afrique. Évidemment non : et ni Marx, ni Camatte, ni Théorie Communiste ne pourraient être en désaccord là-dessus, cela n’invalide en aucun cas la périodisation en question).
Il y a plus, le texte de Marx commenté par Camatte —le VIème Chapitre Inédit— s’en tient, comme le titre même l’indique aux Résultats du procès de production immédiat. Si la domination formelle affecte seulement le procès de production immédiat c’est que tout le bouleversement antérieur —et simultané— est déjà donné, non que K. Marx nie son existence, ni prétende que le capital n’ait pas eu à parcourir un grand espace historique pour parvenir à ce point.
Il existe un dernier argument, lui aussi inopérant : « Lorsque l’on observe la réalité internationalement, il est impossible de penser en étapes délimitées (par rapport au procès de travail)[7] ». En effet, Marx cité par Jacques Camatte avait déjà clairement établi que la prédominance de la plus-value relative pouvait servir de base à l’introduction de la plus-value absolue dans d’autres branches de la production.
L’on ne peut que se demander les motivations réelles de ces critiques si faibles : mon opinion personnelle est qu’il s’agit de soutenir, contre vents et marées, le caractère invariable de la condition prolétaire afin d’éviter la dévaluation de certains appeaux publicitaires tels que « communauté de lutte », et « associationisme prolétarien » qui sont difficiles à tenir avec la notion de domination réelle.
Critique et analyse des rackets
Afin d’illustrer mon point de vue, disons « agnostique », j’ai choisi de reproduire une paire de citations de la revue The Fifth Estate datée de février 1977 :
Thèse : « Il est faux de dire que The Fifth State n’est pas une “ activité de gang ” parce qu’il est un “ collectif de propagande ” (car une lecture stricte du pamphlet de Camatte/Collu et l’interprétation de celui-ci par Maple conduisent à la conclusion que, dans le système économique actuel, toute activité organisée est une “ activité de gang ”). Si Maple maintient que The Fifth Estate n’en est pas une, il devra exposer en quoi il constitue une exception ou reconnaître que les affirmations de Camatte/Collu ne sont pas valides. »
Antithèse : « Aussi bien Bufe que Nat Turner disent que si toute activité humaine a été absorbé par le capital durant l’ère de sa domination réelle, alors cela n’inclut-il pas The Fifth Estate et des projets semblables ? Une réponse qui me vient souvent à l’esprit lorsque je me sens cynique est oui, très vraisemblablement. Quant au fait de savoir que si nous acceptons les affirmations de Camatte/Collu, toute activité politique se transforme en “ activité de gang ”, je réponds encore : très vraisemblablement oui. » (The Fifth Estate, février 1977)
Comme nous l’avons dit précédemment, en domination réelle selon Jacques Camatte, toutes les formes d’organisation ouvrière autonome disparaissent et s’intègrent, non qu’elles se corrompent ou soient vendues, mais de par l’évolution même du mode de production […] En domination réelle, toute organisation ne contribuant pas au procès de valorisation est mise en demeure d’adopter des pratiques lui permettant de se maintenir et de prospérer sous peine de disparaître.
Une des conséquence de ce que suppose la domination réelle est de comprendre que la domination écrasante du capital s’exerce sur tous. Il ne peut y avoir de groupes élus qui ne seraient pas marqués par son despotisme. Conséquemment, aucun groupe ne peut prétendre réaliser ou préfigurer la Gemeinwesen ; le prolétariat seul serait en mesure de le faire. […]
Dans « La révolution communiste : thèses de travail » (1969), Camatte ajoute une autre conclusion liée à une thématique dont nous parlerons plus tard, celui de « la classe universelle » : « Plus de parti formel; dans la mesure où l’on ne peut plus parler de classe, il n’est plus possible de parler de parti même dans son sens historique. »
Je voudrais ici faire une incise pour noter quelque chose de curieux : le fait que Camatte ne se soit jamais demandé —à la différence de Négation qui suivait de très près son sillage théorique— si le parti ne serait pas un phénomène propre à la domination formelle, et même lié à la condition prolétaire de cette époque.
Sur la même ligne des conséquences théoriques concernant la thèse des rackets, Camatte a déduit qu’une critique de la Gauche Communiste italienne —dont il venait— était nécessaire afin de démontrer que celle-ci n’était pas parvenue à une restauration de la théorie, mais qu’elle avait été le dernier mouvement du prolétariat à résister sur le terrain théorique à l’absorption par le capital.
En dernier lieu, et pour conclure le sujet, dans « Du parti-communauté à la communauté humaine » (1974), Camatte écrit : « Depuis 1969, les diverses études entreprises, dont certaines parurent dans Invariance série II ont conduit à un dépassement total et donc à l’abandon de toute théorisation sur le parti. »
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Au sujet de la thèse sur les rackets, une précision importante s’impose, à savoir son origine « adornienne ».
En 1977, —dans « Mai–Juin 1968 : le dévoilement »— Camatte reconnaît sa dette envers Adorno, auteur pratiquement inconnu en France dans les années 60 : « Depuis longtemps il y a le projet de publier les textes d’Adorno sur la question des rackets afin de montrer à la fois les emprunts que nous lui fîmes et ce qui nous sépare de lui. »
Une différence importante entre les usages du concept de racket d’Adorno et ceux de Camatte tient à la périodisation : pour ce dernier le thème du racket est complètement lié à l’accès à la domination réelle ; lorsque l’on songe, par exemple aux années 20, avec l’apparition des « gangsters » aux USA, au fascisme et au nazisme naissants, l’idée ne paraît pas à côté de la plaque.
Un an plus tard, dans « Précisions après le temps passé », janvier 1978, il se réfère à nouveau à Adorno comme un précurseur :
« Dans “ Réflexions sur la théorie des classes ” (1942), [Adorno] met en évidence tout ce que le concept de classe a de problématique, ce qui le conduit à affirmer qu’il faut le maintenir et le transformer. Il accepte la théorie sociologique qui met en évidence l’importance des bandes, mais il pense qu’on doit les étudier à partir de la théorie des classes […] »
Détail curieux, Camatte à ce moment-là considérait déjà qu’il n’y avait plus de classes, mais une « classe universelle des esclaves du capital ».
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Phénoménologie du racket politique
Dans la fameuse texte/lettre de 1969, «De l’organisation », Camatte après avoir caractérisé la bande délinquante comme résultat de la contention de l’instinct élémentaire de révolte dans sa forme immédiate, note que la bande politique, prétend, au surplus, transformer sa communauté illusoire en modèle pour toute la société, et que son acharnement consiste à « faire cadrer la réalité avec son concept d’où toute la sophistique au sujet du décalage entre moments objectifs et moments subjectifs » et que « Tout mouvement immédiat qui ne reconnaît pas cette conscience (et tout racket politique prétend être le lieu conscientiel véritable) est condamné. La condamnation se double de justification : caractère prématuré, impatience de ceux qui se sont révoltés, manque de maturité, provocation de la classe dominante ».
Vision des luttes du moment (68 long)
Selon Jacques Camatte, Mai 68 ne fut pas une surprise ; « non qu’on l’eut prévu en totalité, mais on s’attendait à un phénomène révolutionnaire […]. On avait analysé la révolution en domination formelle du capital, on espérait voir celle en domination réelle qui ne pourrait pas lui ressembler. En conséquence, si on n’avait pas été capable de la décrire on avait pensé i’ inévitabilité de son originalité. » (« Vers la communauté humaine », 1976)
Dans ce texte il ajoute ceci : « le plus important c’est qu’on avait affaire à un mouvement révolutionnaire qui ne posait pas une détermination classiste, qui manifestait donc bien l’exigence indiquée dans Origine et fonction de la forme parti: une révolution à un titre humain. […] » (« Vers la communauté humaine », 1976)
D’autre part, Camatte soutient que Mai 68 ne fut pas la révolution, mais son émergence : « Le mouvement de Mai […] signifiait la fin de la phase de contre-révolution. » (« Mai–Juin 1968 : Théorie et action », 1968)
Il reconnaît, une fois de plus dans « Vers la communauté humaine » (1976) « il y a un certain retour à la théorie marxiste, une purge limitée des tares lénino-trotskystes qui lui furent appliquées, mais il n’y a aucun mouvement prolétarien même de faible amplitude qui vienne prendre en charge ce que A. Bordiga appelait l’œuvre de restauration et d’affirmation de la théorie […] »
Et en dernier lieu, il met en contraste les limites du Mai français, centrées autour de la revendication de la démocratique directe, avec ce que Camatte considère comme le mouvement le plus avancé de l’époque. Ceci est un aspect que l’on n’a pas l’habitude de mettre au premier plan : une des choses qui firent le plus d’impressions sur Camatte, et qui brouillèrent les calculs théoriques de Bordiga et Cie. au sujet du retour de la révolution, qui selon leurs attentes devaient intervenir avec une réunification allemande, ou en tous cas, de l’Est, non des USA. Ce qui surprend vraiment Camatte c’est le mouvement du prolétariat noir étatsunien, et probablement cela est au fondement de ses nombreuses théorisations du moment.
« Par là, [Mai 68] il est en retrait sur le mouvement prolétarien noir aux USA. Au sein de ce dernier, certains élément ont compris la nécessité de rejeter une fois pour toutes la démocratie. » (« Mai–Juin 1968 : Théorie et action », 1968)
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Ceci, qui est fondamental, est relié dans le texte « Le KAPD et le mouvement prolétarien » (1971) avec le thème de « la classe universelle » :
« La dissolution de la société est désormais en acte aux E.U. L’unité du prolétariat classe universelle ne peut s’y actualiser qu’à la suite d’une lutte tenace, décidée, sans compromis, contre le capital et dans une certaine mesure à travers une lutte au sein de la classe universelle elle-même. Il n’y a pas à revendiquer la reformation du prolétariat classique, ce qui équivaudrait à vouloir restaurer le passé comme l’on comprit certains révolutionnaires noirs américains (Boggs par exemple).»
Il abonde dans le même sens en 1969 avec le texte « Transition » : « Dans les actions du prolétariat noir des USA nous pouvons voir à l’œuvre cette communauté d’action constituée sur la base d’une nécessité vitale de destruction et de la conscience de l’identité d’objectifs, que Marx voyait comme le parti authentique du prolétariat [ …] Le moment le plus important de cette manifestation du communisme dans la praxis est constitué par la négation positive de la démocratie, c’est-à-dire par le refus du prolétariat —quand il arrive à mettre au premier ses propres nécessités matérielles— d’accepter une quelconque division entre décision et action, donc la scission entre être et pensée sur laquelle s’est érigée, dans le passé, la possibilité de créer une direction politique basée sur le mécanisme de la démocratie directe. »
Nous pouvons apprécier que dans l’immédiat post-68, la perspective de Camatte était que se développe au sein de la classe universelle —l’ensemble « des esclaves du capital »[8]— une lutte débouchant sur la constitution en communauté-parti, avec le refus du travail comme élément d’unification.
À la recherche de la communauté : la révolution à titre humain (et les travaux sur la Russie, etc.)
L’étude entreprise par Jacques Camatte sur le VIème Chapitre, avait débuté, selon ses dires, comme une tentative d’actualiser la théorie du prolétariat, mais dès Origine et fonction… l’actualisation se focalisait, autour de ce qu’il considérait comme la question fondamentale de l’œuvre de Karl Marx, qui avait été escamotée : celle de la communauté.
Camatte considérait que l’œuvre de Marx restait valide à condition de la développer en partant de sa totalité et d’éléments qui n’avaient pas été utilisé, particulièrement celui de la communauté.
C’est dans « Introduction à la Critique de la philosophie du droit de Hegel » que Marx écrit non seulement que l’être humain est la véritable Gemeinwesen (communauté) de l’homme, mais où l’on trouve le concept de la classe universelle —le prolétariat— qui ne souffre d’aucune injustice particulière, mais de l’injustice elle-même et qui se révolte à titre humain. Ce qui démontrerait à quel point existait une unité profonde parmi les textes de jeunesse de Marx (« Sur la question juive », les « Manuscrits de 1844 », la « Critique de la philosophie de l’État de Hegel », et les « Gloses marginales sur l’article “ le roi de Prusse et la réforme sociale” »).
Dans « Caractères du mouvement ouvrier français », (1971) Camatte note que la question de la communauté avait dejà été abordée dans Origine et fonction de la forme parti […] Cependant étant donné l’inachèvement de ce travail un aspect important de l’histoire du mouvement ouvrier n’a pas été exposé. […] Il s’agit de la formation de la communauté matérielle […].
Jacques Camatte fait ici une observation importante : il commence à s’apercevoir qu’ « il y avait une certaine contradiction entre la théorie du prolétariat et la recherche sur la Gemeinwesen […] On ne peut sortir du domaine de celle-ci qu’en dépassant la théorie du prolétariat et la théorie de la valeur-travail. » (« Du parti-communauté à la communauté humaine », 1974 )
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Il faut dire que le grand théoricien de la « question russe » est Amadeo Bordiga, et non Camatte, malgré ses contributions. Par exemple, la « révolution double », bourgeoise et prolétaire, qui après la défaite de la dernière se replie sur les buts de la première, ainsi que la question agraire comme base de la révolution capitaliste (sujet dont Loren Goldner s’est occupé souvent). Bordiga insistait beaucoup sur le fait que la capitalisation de l’agriculture était l’une des bornes qui indiquait l’existence d’un capitalisme «canonique », car aussi longtemps que l’agriculture n’est pas totalement capitalisée, la libération de main d’œuvre destinée à l’industrie urbaine, etc… la question demeure problématique. De fait, l’un des problèmes de la Russie stalinienne concernait l’existence parmi de nombreux ouvriers de liens unissant ceux-ci à leurs villages et campagnes d’origine, ce qui leur permettait d’opposer une certaine résistance, ce qu’un individu totalement prolétarisé (un ouvrier agricole aux USA, par exemple), ne pourrait faire.
Toujours est-il que durant les années 60, et bien plus tard encore, la plupart des révolutionnaires de « gauche » tendait à considérer l’URSS comme le centre de la contre-révolution car le capitalisme d’État ou bureaucratique était selon eux, une forme de domination capitaliste encore plus puissante et plus parfaite que ce qui existait en Europe Occidentale et même aux USA. (Communauté et communisme en Russie, p.33)
Ce point de vue a toujours été rejeté par A. Bordiga, qui depuis 1951 avait insisté sur le fait que l’URSS n’était pas le centre des préoccupations des révolutionnaires, ni celui de la contre-révolution, mais les USA[9]. Il soutenait également que l’URSS, bien qu’avec des spécificités historiques, était un pays capitaliste, sans plus.
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Les apports de J. Camatte à la « question russe » se trouvent dans deux textes essentiellement, Communauté et communisme en Russie (1972), et « La question russe et la théorie du prolétariat » (1974), que l’on pourrait résumer ainsi :
« En dépit de tous les travaux qui ont été consacrés à la révolution russe et à la société soviétique, nous pensons que l’étude au lieu de se clore n’a pas encore réellement commencé, parce qu’on a escamoté deux questions essentielles : celle de la communauté et celle de la périodisation du MPC en domination formelle et réelle du capital[10]. » (Communauté et communisme en Russie, p. 33 )
Dans ces deux textes, Camatte revisite les nombreux débats depuis Marx, en passant par Plejanov et Engels ou Lénine au sujet du développement du capitalisme en Russie, le sort de la commune rurale russe, et si celle-ci pouvait servir de base afin d’éviter les « douleurs de l’enfantement du capitalisme », ou non. Par exemple, dans La révolution russe et la théorie du prolétariat, après avoir exposé la position de K. Marx sur la commune rurale russe (obtschina) et la possibilité de sauter par-dessus le MPC en cas de révolution victorieuse en Occident, Camatte note qu’en 1883 (année de la mort de K. Marx) Engels pensait encore à une possible revitalisation de l’obtschina, mais que vers la fin de sa vie celui-ci tendait à penser que la valeur d’échange s’y étant développé considérablement, la Russie était condamnée au capitalisme. Ce faisant, Engels aplanissait le terrain pour G. Plejanov et V. Lénine qui, contrairement aux populistes russes, soutenaient l’impossibilité du saut par-dessus le MPC, et conséquemment soulignaient le rôle primordial du prolétariat dans la révolution russe. Le marxisme russe, dans sa volonté de développer le capitalisme comme prémisse du socialisme, avait perdu la dimension populiste. (Cependant, la makhnovtchina, mouvement des paysans ukrainiens qui lutta aussi bien contre les rouges que contre les blancs, et je n’en suis pas sûr, contre les Allemands aussi, et parfois alliée des bolchéviks —de toutes façons condamnée à l’échec sans révolution prolétaire victorieuse dans les pays capitalistes avancés, selon Marx— cette makhnovtchina aurait été impossible sans la résistance des paysans sur leur base communautaire[11] […])
Dans un texte de 1881 intitulée « La Marque », Engels avait signalé un autre point de la question agraire : « Le mode européen d’exploitation agricole, sous tous ses aspects, succombe devant la concurrence américaine. L’agriculture en Europe ne reste possible que si elle est pratiquée collectivement et pour le compte de la société. » (« La révolution russe et la théorie du prolétariat », 1974)
En effet, Engels avait prévu que l’une des conséquences de la guerre mondiale à venir, et qui pointait déjà, serait la victoire des USA, ce qui obligerait l’agriculture européenne soit à se replier sur la consommation interne, soit à prendre le chemin de la transformation sociale..
Si l’effet sur l’agriculture occidentale fut moindre, il fut important sur la Russie, qui dut se restructurer sur la production en vue du marché intérieur exclusivement. Cette évolution avait été prévue par Marx qui pensait qu’après l’abolition du servage (1861), la Russie devait inévitablement « passer d’exportatrice à importatrice de céréales et qu’elle connaîtrait des crises périodiques[12] » (Communauté et communisme en Russie, p. 60)
Comme point d’orgue aux études sur la « question russe », Camatte soutient qu’au moment où il écrivait (1974, ensuite les choses ont un peu évolué), « en Russie le capital ne parvient pas à parachever sa domination réelle parce qu’il n’arrive pas encore à dominer l’agriculture […] » (« Introduction », 1974), et selon Bordiga le surgissement des kolkhozes ( coopératives agricoles ) durant la collectivisation stalinienne a été un compromis entre les classes destiné à limiter la production de prolétaires ruraux et à leur opposer un antagoniste, pour ainsi augmenter l’autonomie et le pouvoir de l’État. « La conséquence économique en est la formation d’une structure peu productive, principale cause de la crise agraire permanente. » (« La révolution russe et la théorie du prolétariat », 1974)
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Enfin, vers la fin de Communauté et communisme en Russie, Camatte fait une observation intéressante et opportune, qui n’a pas directement à voir avec la Russie, mais qui constitue une critique anticipée au sujet des communautés et des idéologies du type « commun » :
« Ailleurs, le capital utilise le phénomène communautaire pour faire obstacle à l’autonomisation de la classe ouvrière, ainsi en Afrique du Sud où le prolétaire noir en retrouvant sa communauté […] après quelques années passées dans les villes, est résorbé par elle. […] D’une manière générale, le capital parvenu au stade de communauté matérielle n’a plus besoin de dissoudre en totalité les anciens rapports sociaux pour pouvoir dominer ; d’autant plus que les dissoudre détruirait même sa possibilité d’implantation, car ayant besoin des hommes il faut que ceux-ci puissent survivre ; or dans certaines zones du globe, le seul comportement vital, viable, est celui communautaire[13]. » (Communauté et communisme en Russie, p. 96)
On concluira cet paragraphe avec una citation très lucide de « La révolution russe et la théorie du prolétariat » (1974) :
« La Révolution russe joue le rôle de butoir de la pensée. Même chez les éléments les plus radicaux, qui reprennent au conseillisme la revendication des conseils et de l’autogestion, tels les éléments qui créèrent οu animèrent l’Internationale situationniste, qui firent une critique très pertinente des bolcheviks et de Lénine, la Révolution russe joue un rôle de modèle : la formation des soviets. […] Chez les anarchistes la Révolution espagnole remplace la Révolution russe.»
L’abandon de la théorie du prolétariat : « Contre la domestication », « Errance de l’humanité », « Ce monde qu’il faut quitter »
« […] Ainsi au moment où commence la deuxième série d’Invariance (1971), s’affirme l’idée que le capital est allé au-delà de ses limites que, de ce fait, une analyse strictement classiste s’avère difficile — ce n’est pas pour rien qu’on parle de classe universelle. » (« Vers la communauté humaine », 1976)
En 1973, —année très significative— l’impulsion de 68 s’épuise en France (aux USA, épuisée la fin 1971), la crise économique revient sous la forme de « crise pétrolière », et l’on assiste au renversement par le Gal Pinochet du Président S. Allende au Chili… J’insiste sur ce point, car parfois on entend parfois parler joyeusement du « deuxième assaut prolétaire contre la société de classe » qui irait de 1968 à 1977. Ceci est une demi-vérité, car dans les pays très centraux du capitalisme, comme la France, les USA, et l’Allemagne , les choses finirent bien avant ; dans d’autres pays les choses traînèrent encore quelques années, en Angleterre par exemple, où la « paix sociale » ne put être obtenue que bien plus tard, et dans des pays que nous pourrions qualifier de « périphériques », Portugal, Espagne, Argentine ou Pologne, connaissant encore des mouvements de lutte, bien que dans un contexte où les think-tanks du capitalisme mondial comptent déjà sur de possibles « débordements » et sur des initiatives autour de leur gestion. Dans certains endroits on entre – baillera la porte à la démocratie, ailleurs ce sera des répressions sanglantes, qui cependant ne déboucheront pas sur des dictatures de longue durée, comparables à celle de Franco en Espagne. C’est également la période pendant laquelle de nombreux groupes gauchistes ayant vu le jour dans les feux de 1968 entrent en crise et disparaissent, mais —contre tout pronostic— d’autres groupes, tel ICO ou l’I.S. et Solidarity qui pensaient qu’avec la crise du stalinisme leur heure avait sonnée, entrent également en crise et disparaissent. Invariance ne disparaît pas, elle évolue —ou mute, si l’on préfère— ce que concrétisera l’abandon de la « classe universelle ». Les changements de perspective les plus importants se trouvent dans deux textes datant de Mai 1973, « Errance de l’humanité » et « Contre la domestication », ainsi que dans celui de l’année suivant (1974) « Ce monde qu’il faut quitter ». Dans ces textes Camatte ne conçoit plus la classe universelle comme classe porteuse de négativité mais comme « ensemble d’homme et de femmes prolétarisés, ensemble des esclaves du capital » (« Errance de l’humanité – Conscience répressive – Communisme », 1973). Cette analyse était étroitement liée, d’autre part, à la considération selon laquelle la loi de la valeur n’était plus opérationnelle, après avoir suivi de près avec quelques camarades, tel Jean-Louis Darlet les nombreuses péripéties de la crise monétaire ayant abouti à l’abandon de l’étalon or […], ainsi qu’un étude sur le crédit et le capital fictif. (« Gloses en marge d’une réalité », X)
Dans « Vers la communauté humaine » (1976), Jacques Camatte résume ainsi son évolution : « L’étude du capital et des autres formes de production me convainquit toujours plus de la convergence MPC-MPA […] De son côté J. L. Darlet en arrivait à la conclusion que le capital n’est que représentation, ce que je préfère énoncer: le capital n’est plus qu’une représentation, pour tenir compte du fait que c’est au travers d’un procès historique qu’il devient tel […] Il est clair qu’à partir de là la problématique du capital fictif est dépassée, posant simultanément avec plus d’acuité la question de la classe révolutionnaire, d’autant plus qu’il n’était plus possible de maintenir la thèse de la classe universelle. L’affirmation de cette dernière peut se concevoir pour une période de temps assez courte, moment de négation du prolétariat et des classes mais, à partir du moment où le laps de temps se révélait devoir être plus long, on ne pouvait plus l’utiliser […]. » (« Vers la communauté humaine », 1976)
Un an auparavant, dans « Prolétariat et Révolution » (1975) Camatte avait abordé plus concrètement —mais depuis la perspective de la communauté— la question du prolétariat et de son rapport avec le développement des forces productives capitalistes : « Il apparut qu’on pouvait sortir de l’impasse qu’en abandonnant la théorie du prolétariat. […] L’exemple des révolutions allemandes et surtout russe montre que le prolétariat fut amplement apte à détruire un ordre social qui faisait obstacle au développement des forces productives, […] mais qu’au moment où il s’est agi de fonder une autre communauté, il resta prisonnier de la logique de la rationalité du développement de ces forces productives et s’enferma dans le problème de leur gestion. »
Cette critique de la conception marxiste du développement des forces productives[14] était déjà présente dans « Errance de l’humanité » (1973) : « […] [Marx] considéré que l’émancipation humaine dépendait de leur plein essor ; la révolution communiste —donc la fin du MPC— devait se produire quand celui-ci ne serait plus “ assez large ” pour les contenir. Toutefois Marx est enfermé dans une ambiguïté : d’une part il pense que l’homme est une entrave au capital parce que celui-ci le détruit, parce qu’il empêche son développement en tant que force productive et, dans certains cas, il pose que le capital peut échapper aux contraintes humaines. Dès lors Marx est amené à postuler une auto-négation du capital. Cela contient le moment des crises qui sont perçues par lui, soit comme moment de restructuration du capital […] soit comme moment effectif de sa destruction. »
Comme prévisible, l’abandon de la théorie du prolétariat se traduisit par un virage à 180° dans la direction prise par la revue. Dans les « Thèses provisoires », (1973) signale déjà que « l’affirmation de la dimension biologique de la révolution etc., conduisirent les camarades produisant Invariance à essayer de préciser et d’exposer une certaine représentation positive du devenir de l’humanité, de la venue de la révolution […] et l’on constatait l’immensité des sujets qui inévitablement se présentaient à nous. »
Conséquemment, le diagnostic final —présenté en août 1974 dans « Ce monde qu’il faut quitter », (Invariance, série II, n°5)— serait le suivant : «… le MPC ne disparaîtra pas à la suite d’une lutte frontale des hommes contre leur oppresseur actuel, mais par un immense abandon qui implique le rejet d’une voie empruntée désormais depuis des millénaires. »
Cette même année 1974, Camatte conclut que le procès-révolution avait touché à sa fin, et en 1983, dans le texte « Gloses en marge d’une réalité I », apparaît le thème de la mort potentielle du capital (lié à celui de l’anthropomorphose) où il déclare que l’invariance en question est celle du désir de communauté, de retour à une union avec la nature[15] […] (« Épilogue au Manifeste du Parti Communiste 1848 », 1989). Ensuite il ne fera qu’approfondir dans cette direction de retour à l’union avec la nature et d’étude de ce qu’il nomme les « présuppositions » du capital, telles que l’agriculture néolithique, le patriarcat, sujets très éloignés de la problématique immédiate du capitalisme (il ne se limite pas à cela, mais y consacre une abondante attention).
3. Répercussion directe de l’œuvre de Jacques Camatte
En France : Il y a une influence claire et importante de J. Camatte sur « l’ultragauche » (fr. dans le texte) post 1968 en général, à travers la publication des textes des classiques maudits de la gauche communiste, sur La Vieille Taupe, Le Mouvement Communiste, Dauvé —avec certaines spécificités que nous examinerons plus loin— sur des groupes tels que Négation, Le Voyou, Les Amis de 4 Millions de Jeunes Travailleurs (influence plus marginale, ce dernier groupe fut en effet plus influencé par Dauvé et l’IS) ; on ne peut également pas comprendre la crise d’ICO sans l’influence d’Invariance sur Dauvé et d’autres. En général —chose rarement mise en relief— à partir de 68, tout le courant autogestionnaire (ou de « gestion ouvrière ») basée sur les théories de « S.ou B. » [Socialisme ou barbarie] entre en crise, et ce fut précisément alors que les anciens de « S. ou B. », Castoriadis, Lyotard, Lefort débutèrent leur carrière de stars intellectuelles.
En Italie : Invariance influença des groupes et des individus minoritaires mais significatifs, qui critiquaient les limites des conseils en tant qu’idéologie opérante, dans une large mesure car les staliniens et gauchistes (opéraistes inclus ) ne les laissaient pas intervenir dans les assemblées. Parmi ceux-ci, l’Organisation Conseilliste de Turin, ou le groupe « Ludd », formé en 1969 à partir d’éléments d’origine anarchistes en majorité, dissout en 1971. Dans leur revue —« Ludd-consigli proletari »— parut « L’utopia capitalista », texte d’Eddy Ginosa et Giorgio Cesarano, traduit et publié par Invariance. Le groupe « Comontismo » — dont le nom est une traduction plus ou moins littérale de Gemeinwesen (com=commun, et ontos= être) se forma en 1971. Selon Francesco Santini, Comontismo identifia son propre milieu (en grande part vétérans de l’Organisation Conseilliste de Turin) avec le parti historique, ou mieux encore, avec la Gemeinwesen, qui devait être mise en pratique immédiatement et sur le terrain ; il s’agissait de passer au communisme à vingt ou trente personnes, en communisant, une fois pour toute tous les rapports. (une de leur plus célèbre formule était « Contre le capital, lutte criminelle ! », ce qui peut nous donner l’idée de comment il concevaient le passage au communisme à l’échelle microscopique[16].)
Sergio Bologna, par exemple, qui s’était déjà distingué pour avoir écrit un livre intitulé Maggio del 68 in Francia ne mentionnant ni Situationnistes, ni Enragés, organisa rapidement un silence cadenassé autour de ces groupes qui furent dès lors gommés de l’histoire du 68 italien. Cependant, en Italie furent traduits de nombreux textes de Camatte (en juillet 1969, un numéro unique d’Invariance traduit en italien fut publié, alors qu’à Naples en 1971 ce fut une anthologie de textes de cette revue), Capital et Gemeinwesen fut également traduit sous le titre de Il Capitale Totale.
Aux États-Unis : l’influence de Camatte s’exerça surtout sur Fredy Perlman, le groupe Black & Red (expérience qui court de 1968 à 1976) qui publie Errance de l’humanité et le texte de Négation « LIP et la contre-révolution auto-gestionnaire[17]» en 1975 ou sur The Fifth Estate (groupe qui vers 1975 commence à évoluer vers le primitivisme). La relation avec Perlman se maintient jusqu’à la mort de celui-ci en 1985, il existe une correspondance incluse dans certains des textes de Camatte. Dans la petite anthologie El persistente atractivo del nacionalismo (Pepitas de Calabaza, 2013) (N.d.T.: « L’attraction persistante du nationalisme »), livre traduit par mes soins, aucune mention de la relation de Perlman avec Camatte n’apparaît, soit dans le prologue ou dans l’épilogue, et bizarrement, un texte très bref, mais très bon, « Dix thèses sur la prolifération des égocrates » que j’avais proposé, fut rejeté. Rétrospectivement, mon impression est qu’un conseiller politiquement correct, ou un analyste des marchés libertaires, ont joué leur rôle dans ce rejet, autant que dans ces oublis. Le livre de Seidman Les ouvriers contre le travail (Pepitas de Calabaza, 2104) dénote une certaine influence souterraine de Camatte (dans ce cas à propos de l’anarcosyndicalisme espagnol) en abordant le sujet des « forces productives » dont le développement sera pris en charge par le mouvement ouvrier « anticapitaliste ». Il s’agit là d’une thématique très camatienne, dont cependant on ne trouve aucune mention dans tout le livre. Nous savons que Seidman fréquenta durant ses investigations européennes Échanges et Etcétera. De fait, lorsque Jorge Montero et moi-même proposâmes un épilogue où il était un peu question de Camatte et de l’Ultragauche française, ce fut un bras de fer pour parvenir à l’inclure, car il semble bien que dans ce cas également nous avions à faire face à une opposition anonyme…
En Grande Bretagne, à partir de 1975 le groupe Solidarity entre en crise prolongée. C’est de cette année là que date le « texte perdu » “The illusions of Solidarity”[18] publié seulement en 2011, œuvre de David Brown, membre de Solidarity qui traduisit un bon nombre de textes de Camatte en anglais, et fit une critique approfondie de ce groupe qui disparaîtra l’an suivant (1976), bien que son agonie se prolongea un peu encore.
En Espagne? L’influence la plus perceptible s’exerça sur le Movimiento Ibérico de Liberación (MIL), au travers de la librairie La Vieille Taupe (« lettre de la Vieille Taupe au MIL », Paris, 8 février 1971 ) où l’on peut lire ceci : « Généralement notre opinion se trouve exprimée dans les textes [Cahiers ] Spartacus que nous vous avons donné : ceux de Guillaume et Barrot dans le Kautsky, le prologue au texte de R. Luxembourg autour des grèves en Belgique, et tous les Invariance. Ces écrits suivent notre évolution et nous sommes d’accord avec eux, à exception de certains points qui demandent des précisions et des critiques, puisque Invariance comprend deux sortes de textes :
1) Textes classiques et historiques du mouvement bordiguiste.
2)Textes rédigés par les personnes qui publient Invariance.
Dans ces textes importants et enrichissants, nous avons trouvé des points inacceptables —léninisme, date de la Révolution, etc.— . Nous pensons que le numéro 3 d’Invariance (Théorie du Prolétariat) est particulièrement important. Faites-nous savoir ce que vous en pensez. »
On peut donc supposer que les gens de La Vieille Taupe n’étaient pas en complet accord avec certains textes de Camatte en 1971, alors que Camatte n’avait pas encore abandonné la théorie du prolétariat, ni rien de tel). Dans la « Réponse du MIL à La Vieille Taupe » (décembre 1971) on pouvait lire :
« Nous nous sommes partagé les Invariance et le Kautsky, et nous les lisons tous. Nous avons commencé le fameux N° 3 d’Invariance que vous nous recommandez. […] Nous sommes très intéressés par Invariance, bien que nous croyons devoir manifester quelques observations : cette revue cite extensivement Lénine et en arrive à dire même que Lénine et le léninisme sont deux choses différentes…
Il est très exact de dire que la lecture de « S. ou B. » bien que digne d’intérêt, ne soit vraiment féconde qu’en lisant parallèlement Bordiga, Invariance, etc. »
Plus tard, de la main des éditions Zero-zyx arrivera Communauté et communisme en Russie (1975), puis le livre de Santi Soler, Marxismo: señas de identidad (1980) [N. d. T., « Marxisme : signes d’identité »] dans lequel se trouvent quelques brèves références à Camatte et Invariance, ce qui permet de supposer que l’influence de J. Camatte à travers La Vieille Taupe se tourna plus vers la récupération des « textes maudits du communisme » que vers la théorisation de Jacques Camatte lui-même. En 1977 paraît, incluse dans une série improprement nommée Crítica de la Política, la première publication du groupe Etcétera, qui n’était rien d’autre que les « Gloses marginales à l’article “ Le roi de Prusse et la Réforme sociale” » de K. Marx (Invariance n° 5). La traduction d’Etcétera ne dit ni d’où vient le texte, ni le nom de son traducteur (il y a plus, il était donné à entendre sur la couverture qu’eux mêmes en étaient les traducteurs d’après la version originale allemande…). La chose n’en resta pas là, car leur épilogue consistait à donner de la Gemeinwesen et de la communauté sans arrêt, puis à paraphraser sans vergogne un long fragment du seul texte publié alors en castillan : Communauté et communisme en Russie. Pourquoi ?
Il existe des explications pour tous les goûts —sauf la leur, qu’il n’ont jamais livré— , mais ce ne fut pas seulement pour briller sur le dos de Camatte : sans aucune doute existe-t-il des rapports plus complexes et des ramifications internationales dans cette affaire…
Peu de temps après, dans le n° 3 de la série Crítica de la Política, « La ilusión democrática », ils présentèrent une biographie de Bordiga si replète d’erreurs facilement détectables, que les bordiguistes officiels réagirent par la publication d’un article intitulé « Le stalinisme n’est pas le seul à avoir son école de falsification[19] » auquel Etcétera n’a jamais répondu. Ils s’enhardirent au point de terminer leur présentation par cette prétention… « de remplir une fois pour toutes ce vide, ce silence complice, que les “ spécialistes ” des anthologies et approximations au sujet de Bordiga voulaient maintenir par opportunisme, au nom de la divergence de leur problématique[20] »
Et c’est là que se clôt le chapitre des répercussions durant des décennies… J. Camatte commença à sortir de l’oubli grâce à la revitalisation du « courant communisateur » autour des années 2008 – 2011, lorsque des groupes tels que Théorie Communiste, Aufheben, Endnotes, s’intéressent à cette héritage et à le rendre accessible.
4. Similitudes et différences avec la « critique de la valeur », dépassement de la loi de la valeur, anthropomorphose du capital
Comme je l’ai souligné dans un texte précédent[21], l’évolution théorique de
Camatte l’a amené à adopter sur l’antagonisme bourgeoisie/prolétariat et la lutte des classes une perspective qui, dans une certaine mesure, coïncide avec celle qu’ils ont développée dans d’autres contextes le groupe Krisis ou des personnes comme Moishe Postone. Moi je vais traiter de cette possible coïncidence maintenant, mais avant toute chose, je voudrais commencer par la critique générale émise par Camatte dans Invariance envers ceux qui, comme l’I.S., et d’autres qui selon lui n’allaient pas plus loin que la critique de la marchandise, de son fétichisme, et du travail comme marchandise (et non comme aspect d’un rapport social), qui est le point commun entre ces groupes et « la critique de la valeur », bien que cette dernière soit plus sophistiquée.
Par exemple, dans « La révolution communiste : thèse de travail » (1969): « Les situationnistes[22], par exemple, (beaucoup de trotskistes aussi), à la suite de Lukàcs, mettent au centre de la critique la marchandise. Ils oublient que pour Marx : Ce qui, deuxièmement, distingue spécialement le mode capitaliste de production est que sa fin immédiate et son moteur déterminant est la production de plusvalue. Le capital produit essentiellement du capital, il ne le fait, que dans la mesure où il produit de la plusvalue. » (Le Capital. t.8. p. 257.) L’objectif de tout capitaliste n’est pas de produire de la valeur, mais que sa marchandise le moins de valeur possible, afin que vendue au même prix que la concurrence, elle offre un bénéfice différentiel, un ajout de plus-value. La plus-value n’est pas un pouvoir sur des marchandises qui se consomment et s’échangent, mais sur des personnes et des moyens de production que l’on fait travailler ensemble pour obtenir des bénéfices. »
Bien des années plus tard, Camatte, dans « Gloses en marge d’une réalité, VII » (2008) y insiste : « Parler du spectacle en opérant avec la catégorie de la marchandise, c’est ne pas atteindre l’invisible. » L’invisible, est bien entendu, ce qui arrive dans la production, c’est–à-dire le rapport social capitaliste comme rapport d’exploitation, et non uniquement un rapport d’échange généralisé.
***
Ceci dit, passons à présent à « critique de la valeur » :
Aussi bien Camatte que les représentants de « critique de la valeur » coïncident sur le fait que la contradiction fondamentale du capital est celle qui se produit entre le procès de production immédiat (procès de valorisation) et le procès de circulation (procès de dévalorisation). L’unité des deux procès se présente donc comme procès de valorisation et de dévalorisation, unité contradictoire.
Ils sont également d’accord sur le fait que plus le capital se développe, plus il lui est malaisé d’obtenir un surcroît important de plus-value relative, puisque la part du travail vivant employée diminue relativement à la part du travail mort mise en mouvement […].
Ils différent sur l’idée que la limite du capital consiste sur dans le fait que celui-ci est basé sur l’exploitation sur le travail d’autrui, c’est une relation de sociale de classe contradictoire (de là l’importance accordée par Camatte et par d’autres à la plus-value par rapport à la valeur) […]. Comme le dit Roland Simon, de Théorie Communiste, dans une critique à Anselme Jappe[23] : « Le but de la production capitaliste ce n’est pas la valeur mais la plus-value qui est contenue en elle, on peut ajouter, à la suite du « philosophe allemand » que ce n’est même pas la survaleur le but spécifique du capital mais la reproduction des classes dans leur rapport. »
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D’autres différences entre Invariance et la « critique de la valeur » des groupes Krisis et Exit ! sont historiques : à la différence de ces derniers, entre Camatte et les survivants de la gauche communiste italienne existe une continuité directe, peut-être due à la contemporanéité du passage à la domination réelle avec la nazisme en Allemagne qui rendit toute continuité générationnelle impossible, ce n’est pas le cas en Italie, ni en France (cela pourrait paraître un détail insignifiant, pourtant la continuité historique a souvent son importance). D’autre part, puisqu’on est dans l’histoire, Invariance relie presque toujours son analyse du capital à une succession de faits historiques concrets et à leurs conséquences, il prête également beaucoup d’attention à des phénomènes non strictement anticapitalistes, comme la décolonisation ; par contre, la « critique de la valeur » dévoile ses lointaines origines franckfortiennes en s’adonnant en grande part à une théorisation plus abstraite —sous le prétexte de n’avoir pas de recettes pratiques à offrir— alors qu’ils pourraient se limiter simplement à analyser des réalités plus concrètes, ou bien à une visite guidée du musée des horreurs de l’actualité, ce qui n’est pas dépourvu en soi d’intérêt, mais sans aucune perspective de « pronostic » ou d’anticipation.
Une autre différence s’ancre dans la distinction faite entre « Marx ésotérique » et « Marx exotérique » par la Neue-Marx-Lektüre allemande des années 70, poussa les représentants de « la critique de la valeur », qui la firent leur, à postuler que la lutte des classes était « immanente au système » (et donc, par là-même, inopérante au moment de déterminer son évolution) ; Camatte, par contre, approuve, d’un côté ce qu’il dénomme « le réformisme révolutionnaire » de Marx qu’il considère historiquement justifié, et décrit, d’un autre côté, ce que nous pourrions appeler « l’échappement du capital », sans minimiser la lutte des classes a priori. Le groupe français Temps Critiques résume bien la position de « la critique de la valeur » : « Krisis ne prend pas acte de la défaite du prolétariat, mais proclame son incapacité congénitale à être autre chose que du capital variable. […] Le reproche qui peut être fait à Krisis n’est donc pas celui de nier la réalité d’aujourd’hui[24], mais de nier celle d’hier, de nier l’histoire des luttes de classes […]. »[25]
Cependant, « la critique de la valeur » va plus loin : elle établit un lien nécessaire entre la lutte des classes, l’antisémitisme, le populisme et d’autres politiques fondées sur la recherche du bouc émissaire, prenant la partie —la lutte des classes— pour le tout, c’est-à-dire la dynamique, disons racketiste, du capital comme totalité. De cette façon, tout en faisant montre d’une largeur de vue, elle taxe de « insuffisant » tout mouvement réel.
Sans minimiser leurs différences, nous pourrions dire que le Camatte actuel autant que « la critique de la valeur » manquent d’attention quant aux mouvements contemporains des populations excédentaires créées par l’évolution catastrophique du capitalisme (Camatte car ayant abandonné toute analyse en termes de valeur et de classes, et Krisis car éliminant toute question de classes en la submergeant dans la valeur).
Pour Camatte, bien que l’ « échappement » du capital vers le capital fictif puise ses origines dans les difficultés de valorisation de celui-ci, ce processus ne laisse pas d’avoir des répercussions sur les rapports sociaux (malgré le fait que, la répercussion concrète ne peut qu’être distordue par la priorité accordée à « la communauté humaine » en tant qu’hypothétique sujet transformateur).
Toutefois, les deux convergent non seulement dans la conception du capital comme « sujet automate », mais aussi dans « le rejet de la mission historique du prolétariat » (pour Camatte, dès le moment où est rejetée la théorie de la valeur et qu’il considère que le capital s’est transformé en représentation).
Selon Camatte, le point de départ de l’abandon de la théorie de la valeur a été la constatation qu’à partir de 1956, aux USA le nombre de travailleurs improductifs —en terme de production de plus-value— avait dépassé le nombre de travailleurs productifs. Il écrit en 1992, dans « Épilogue au Manifeste du Parti Communiste de 1848 » : « Or à partir de là il apparaissait évident que le mouvement du capital dépassait la loi de la valeur, qu’il allait donc au-delà de ses limites, comme Marx l’avait exposé dans les Grundrisse […].»
C’est ici que le thème de l’anthropomorphisation fait son apparition :
Pour Camatte, en se transformant en représentation, le capital tend à échapper à la nécessité de s’incarner en un procès de production matérielle. De cette manière, il est capable d’escamoter ou d’englober les difficultés surgies au cours de son développement antérieur. Le capital devient espèce humaine et s’empare de tout ce qui est humain ; les hommes et les femmes se transformant en objets réifiés, le capital réalise son projet de domination sur la nature, et se pose en discontinuité totale avec celle-ci[26].)
D’autre part, l’anthropomorphisation n’exclut pas un mouvement antagonique —à savoir que le capital oblige les êtres humains à l’être— ni toute capacité de lutte, car le capital en se séparant de l’espèce humaine, l’espèce humaine peut également se séparer de lui. (La mort potentielle du capital, décembre 2001).
À ce propos, dans un texte de 2007 (« Commentaires sur le texte de Marcel ») Roland Simon et Bernard Lyon, de Théorie Communiste, font cette remarque très critique : « “Communauté matérielle ” et “ anthropomorphose ” supposent que le capital est le seul sujet agissant, on est passé de la non-symétrie des pôles du rapport dans leur implication réciproque (du fait que l’un subsume l’autre) à une occultation ou une annihilation de la contradiction par laquelle ce mouvement existe. Le résultat, détaché de son propre processus de constitution, est donné comme sa propre cause (réification). C’est l’autoprésupposition du capital sans la contradiction qui la constitue. La notion de “ communauté matérielle ” renvoit à celle d’individus-personnes qu’il s’agirait de réunir, elle est en fait une notion politique. »
En effet, on peut se demander quel est le nœud du rapport social capitaliste une fois dépassée la loi de la valeur. Sur quoi repose-t-il ? Marx écrivait déjà en 1857 dans son Introduction générale à la critique de l’économie politique que :
La population est une abstraction si l’on néglige par exemple les classes dont elle se compose. Ces classes sont à leur tour un mot creux si l’on ignore les éléments sur lesquels elles reposent, par exemple le travail salarié, le capital. […] Le capital, par exemple, n’est rien sans le travail salarié, sans la valeur, l’argent, le prix…
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Là où la « critique de la valeur » semble bien prendre l’avantage sur Camatte en capacité explicative est la théorie de la dissociation-valeur introduite en 1992 par Roswitha Scholtz pour se référer à la « scission » qui fonde l’existence de la valeur comme forme sociale fétichiste et structurellement « masculine » (malgré le fait que certaines femmes produisent de la valeur et même gèrent sa production).
Concrètement, cette théorie soutient que les activités reproductives que le capitalisme délègue aux femmes possède un caractère distinct par rapport au travail abstrait, et constituent une dimension de la société capitaliste qui fait partie de la même réalité sociale que valeur/plus-value, mais qui lui est cependant extérieur et qui de ce fait constitue un présupposé du capitalisme.
Dans ce sens, ce qui est décisif c’est que les transformations historiques des rapports de genre et des rapports sociaux en général doivent se comprendre à partir des mécanismes et structures de la scission de la valeur ; par exemple, lorsque les femmes ne peuvent plus assumer ces tâches reproductives car elles doivent s’occuper tant de la famille comme de leur travail rémunéré, ou quand l’obsolescence du travail abstrait produit également une violente réaffirmation des structures, hiérarchies et conduites patriarcales.
En ce qui concerne ces questions, Camatte, —sans être indifférent à celles-ci— se trouve réduit à parler de « l’espèce » et de « communauté humano-féminine », car une fois que nous avons posé que la loi de la valeur est dépassée, et par conséquent la distinction travail productif/travail improductif, quelle interprétation concrète donner au mouvement des femmes ? Au-delà de faire allusion génériquement à l’avènement de la « communauté humano-féminine » comme objectif et la domination masculine comme une des « présupposition du capital », Camatte ne peut dire que des choses telles que « le phénomène révolutionnaire a été fragmenté et ses divers composants autonomisés, ce qui est un moment d’affirmation du capital, car cela facilite le devenir de séparation ». (« Épilogue au Manifeste du Parti Communiste 1848 », 1992) en même temps qu’il parle de « la mort potentielle du capital » puisque l’extraction de plus-value au dépens du travail des hommes et des femmes a disparu. […]
- ConclusionCamatte compte dans son œuvre, a minima, quelques textes classiques, et les classiques sont toujours actuels. L’analyse de Capital et Gemeinwesen anticipe parfaitement, et dans certains cas dépasse la « critique de la valeur »,par exemple. Un autre texte classique —et qui en fait donc partie— « La mystification démocratique », (et non uniquement le fragment de ce texte disponible en anglais et en castillan, mais le texte dans sa totalité) est « La révolution communiste : thèses de travail »(1969) où est exposé un bilan très élaboré, aussi bien dans le temps que dans l’espace de la révolution communiste.
Étant donné l’étendue et la richesse de l’œuvre de Camatte, la diffusion et la connaissance limitées de son travail sont, à première vue, des plus choquantes. Que cette méconnaissance n’est pas si absolue qu’il n’y paraît, ici et ailleurs, comme l’est le rôle joué à plus d’une reprise par une hostilité manifeste.
Mais une conspiration du silence ne peut pas triompher ni être maintenu sans circonstances qui la favorisent. Dans le cas de l’œuvre de Jacques Camatte, ces circonstances il y en avait plusieurs :
- L’époque elle-même, c’est-à-dire le fait que l’oeuvre de Camatte était bien en avance sur elle. En outre, cette époque —bien que ce ne fut que pour une courte période, par la force des choses— s’est prise pour beaucoup plus révolutionnaire que elle n’était, erreur de jugement dont Camatte n’est pas tombé. Donc Camatte n’a pas contribué à répandre l’illusion que ce temps s’est fait sur lui-même, donc ce dernier n’a favorisé lui non plus la diffusion des approches de Camatte.
2. Une fois la phase des illusions terminée et installées dans le reflux, avec les régressions et les impasses camouflées de « rénovations » et la confusion générale bien établie, le ghetto et le racket y contribuent encore moins —s’efforçant de survivre à tout prix, se berçant d’illusions sur leur propre réalité et, si possible, de prospérer dans des temps difficiles— à diffuser des idées qui, bien qu’elles ont imprimée sur elles le sceau de leurs propres défaites, n’ont pas été conçus d’aucune façon pour générer des illusions ou donner des certitudes sur d’hypothétiques « victoires finales » (même pas entre guillemets). Pire encore, ces idées ont continué à susciter des critiques corrosives et implacables des mystifications de toutes sortes. Voilà pourquoi même ceux qui ont osé s’approprier des fragments de celles-là ici et là s’ont abstenue de donner des indices sur leurs origines
[1] Selon Ph. Bourrinet, dans Un siècle de gauche communiste « Italienne » (1915-2015), pp. 231-232: http://www.left-dis.nl/f/DictionnaireGCI.pdf
[2] Au sujet de la «décadence» du MPC, on se doit de préciser que Bordiga a toujours rejeté cette conception comme étant une déformation gradualiste de la théorie de Marx (cf. « Le renversement de la praxis dans la théorie marxiste », in Invariance série I, n°4. (« Errance de l’humanité »). Il convient de noter que la tendance du PCInt qui est s’est scindée en 1952 autour de Onorato Damen, était partisan de la théorie de la décadence.
[3] Le Capital, Livre I, VIème Chapitre Inédit, Résultats du processus production immédiate, trad. P. Scaron, Siglo XXI, Ciudad de México, 2009, p. 60.
[4] VIème Chapitre Inédit, p. 72
[5] VIème Chapitre Inédit, p. 72-73
[6] Un siècle de gauche communiste «Italienne» (1915-2015), p. 232 (http://www.left-dis.nl/f/ DictionnaireGCI.pdf)
[7] Les extraits cités proviennent d’une entrevue avec deux membres de la publication argentine Cuadernos de Negación (Cahiers de Négation). À notre connaissance l’entrevue ne fut pas publiée.
[8] Il est vrai qu’une grande part des déclassés noirs étatsuniens avait été peu de temps auparavant employée dans l’industrie automobile ou d’autres industries importantes, et en avait été déplacée par l’automatisation, pour autant il existait un lien direct avec la classe ouvrière, noire au moins.
[9] J. Camatte, Communauté et communisme en Russie.
[10] Ibidem.
[11] Ibidem.
[12] Ibidem.
[13] Ibidem.
[14] Selon J.Camatte, Bordiga avait rompu avec la perspective « marxiste » classique au sujet du développement des forces productives afin d’accéder au communisme, ce qui était cohérent avec son affirmation de la possibilité de celui–ci dès 1848.
[15] « l’invariance dont il a été question est celle du désir de communauté, du retour à une union avec la nature » (« Epilogue au Manifeste du Parti Communiste 1848 », 1989)
[16] Vid. sur le mouvement Italien à l’époque « L’épingle stérilisée », texte de Les Fossoyeurs du Vieux Monde (nº 2, avril 1979), ainsi que Apocalypse et survie (1994), de Francesco Santini. A le niveau radio, les livraisons 146 à 149 de « Anábasis » ce sont occupées de cette area radicale, y compris un entretien avec Claudio Albertani, membre de Ludd, de Comontismo et de Insurrezione : http://anabasis.radioqk.org.
[18] http://libcom.org/library/ illusion-solidarity-david-brown
[19] http://www.sinistra.net/lib/ upt/elproc/mopu/mopudjaces. html
[20] Etcétera, Crítica de la Política nº 3, «La ilusión democrática», p. 9 (Introducción).
[21] « Jacques Camatte et “ le chaînon manquant ” de la critique sociale contemporaine » (https://dndf.org/?p=14474)
[22] Il est quand même étrange que les situationnistes n’aient jamais rien dit, ni en bien, ni en mal d’Invariance.
[23] http://raumgegenzement.blogspot.de//2010/10/01/roland-simon-a-propos-dun-texte-danselm-jappe-2009/
[24] Si l’on approfondit la question, il y a bien déni de la réalité actuelle, ou pour le moins, d’importants aspects de celle-ci.
[25] « Poursuite de la valorisation ou domination du capital sur la valeur ? » (http://tempscritiques.free.fr/spip;php?article166) (2006)
[26] « La séparation nécessaire et l’immense refus », (1979).
Cette traduction est un véritable massacre, au point que certains passages deviennent obscurs, ou étranges, sans compter les multiples fautes de syntaxe ou d’orthographe.
Texte intéressanr pourtant.
Aurais tu une version correcte
Faut regarder un peu ce qu’il se passe les ami(es) même si vous êtes dans vos salles de classes.
Jacques Camatte fricote depuis qq temps avec les petits soldats perdus de Francis Cousin c’est à dire avec l’extrême droite avec les thèmes pourries (ethno-différentialiste, anti-tech, pour la “naturalité” etc…).
Francis Cousin a plagié Jacques Camatte, il a également “piqué” dans Théorie Communiste, depuis fort longtemps, il me semble qu’il cause de “communisation”, etc…
Où sont les preuves du “fricotage”?
Sans preuves il s’agit d’une assertion diffamatoire et mensongère; le fait de n’avoir pas emmené les éléments allant dans le sens de ce qui avancé est d’ores et déjà crapuleux, de même que la publication sans vérification.
Pauvre dndf
c’est pas dndf qui énonce que Camatte “fricote” avec Cousin mais un lecteur
Sans preuves il s’agit d’une assertion diffamatoire et mensongère; le fait de n’avoir pas emmené les éléments allant dans le sens de ce qui avancé est d’ores et déjà crapuleux, de même que la publication sans vérification.
La responsabilité de la publication?
Oh, Diego, restons calme, y’a pas mort d’homme….il s’agit juste des limites de la modération des commentaires….mais tu peux en faire encore plus, si cela t’amuse…..
A part cela “pauvre Camatte” aurait avantage a étayer son argumentaire, faute de quoi il rejoint les milliers de junknews qui polluent les réseaux sociaux….”L’opinion” garde un statut bien indigent…
“L’Opinion, personnelle ou publique, est cette forme de pensée molle, fainéante et souvent toxique qui prétend
comprendre la marche du monde à partir de nos propres perceptions. C’est elle qui, devant un coucher de soleil, en déduit qu’il tourne autour de la terre. » DAZIBAO
@denis
Il y a eu une interview de camatte (la seule trouvable de lui d’ailleurs) avec un cousinien sur youtube , cette chaine cercle marx a fait des interview de cousin , et l’interviewer lui semble acquis. Néanmoins au cour de l’interview camatte semble n’etre sur aucune position d’extreme droite cousiniste , a par leur aversion commune pour la pma, d’ailleurs son féminisme etrange l’éloigne assez des cousinien. il est possible qu’il ne sache pas a qui il a a faire mais j’avoue ne pas avoir assez d’info.
(Il y a aussi quelque trucs croustillant dans cette interview ou camatte dit que le cancer est une « maladie du capital » vu que ce sont des cellules qui s’individualise)
Oui, je pense que c’est une bonne mise au point.
Mais, depuis, le Cercle Marx s’est disputé avec Cousin.
J’ai déjà demandé à Camatte son avis sûr Cousin. Basiquement il se fiche de Cousin. Je pense qu’il a juste accepté l’interview parce qu’il ne veut pas être dans une position “d’inimité”. Cousin et Camatte sont en réalité assez différents ; Cousin reste un “situationniste”, pour Camatte le capital étant dans un état de “mort imminente” la lecture de Cousin est caduque et assez superficiel. Je dirais aussi que Cousin est dans un état de sénilité beaucoup plus avancer que Camatte.
Bref laissons ce triste personnage pourrir dans son trou avec ses clones-disciples.
Au fait si quelqu’un a des citations précises pour les plagiats de Cousin ça m’intéresse!