Accueil > Du coté de la théorie/Around theory, Nouvelles du monde > Des empêcheurs de tourner en rond : « Je bloque donc je suis – Pour la critique des illusions de septembre »

Des empêcheurs de tourner en rond : « Je bloque donc je suis – Pour la critique des illusions de septembre »

Je bloque donc je suis – Pour la critique des illusions de septembre

 10 septembre/au delà

Sans même avoir commencé, le mouvement qui s’annonce n’en finit pas de soulever l’enthousiasme malgré un arrière goût de réchauffé. D’AG en AG, on se prépare pour la date fatidique mais on peine déjà à comprendre quelles sont les réelles perspectives. Dans ce texte, nous prenons le contre-pied de l’idéologie du blocage et appelons à la critique de l’activité pratique du militantisme autonome.

Texte initialement publié sur le site Sans Treve

Après une fin d’année militante marquée par l’absence de mouvement social, nos milieux politiques se creusent la tête pour trouver quelque chose à faire dans ce qu’ils interprètent comme le calme obligé avant la tempête. Quoi de mieux que le spectre des Gilets jaunes, aperçu au travers d’appels sur les réseaux sociaux aussi inattendus que fourre-tout, pour raviver la flamme du stade suprême de l’aliénation : le militantisme [1]

 

Les luttes sont bavardes [2], les appels et analyses tactiques de la gauche se multiplient sur les blogs et journaux respectifs. La ferveur se nourrit de l’appréhension de reproduire l’hésitation face au mouvement des Gilets jaunes et de la crainte de la “récupération” par les franges les moins radicales du mouvement social. Ici on s’active à proposer des tactiques pour réussir le blocage du pays, là on propose des formes organisationnelles censées garantir la force du mouvement contre ses ennemis. Contrairement aux éternelles rentrées sociales promises par la gauche depuis 2016, cette fois les initiatives ne sont pas venues de ses rangs. Les mots d’ordre semblent plus radicaux et les actions appelées sont variées : le potentiel de l’appel du 10 Septembre enthousiasme les gauchistes dont la production écrite redouble de cadence.

Face à cette effervescence, il nous faut toutefois faire preuve de sang-froid avant de nous jeter tête baissée dans un mouvement balbutiant. Par ce texte, nous voulons prendre le contre-pied des appels qui abondent finalement tous dans le même sens. Soyons tout de suite clairs : nous sommes sceptiques concernant le blocage et l’auto-organisation et donc circonspects de voir l’absence totale de critique dans notre camp politique. Il s’agit donc ici d’y remédier.

Le blocage, une perspective qui n’en est pas une

L’objectif martelé partout est le “blocage de l’économie”. Exit les modes d’action fantaisistes (éteindre sa box, ne plus payer par carte-bleue etc.), celui qui s’est désormais imposé est le même qu’on entend depuis le mouvement contre le CPE en 2006 et qu’on retrouvait lors de la réforme des retraites… de 2010. À l’époque déjà, cette solution était présentée comme une méthode de contournement de la grève (une trop vieille recette), notamment parce qu’elle pouvait être appliquée par tout le monde [3] . Pourtant, et c’est loin d’être une nouveauté, le blocage comme tactique est critiquable sur plusieurs points.

Le premier est le plus évident. Bloquer, oui, mais pour quoi faire ? Une chose est limpide dans l’ensemble des textes produits ici et là : personne ne sait où et comment est censé nous mener ce fameux blocage. Parfois, il est censé contraindre les gouvernants à retirer telle ou telle loi. D’autres fois, on se contente de dire qu’il pourrait “arracher” quelque chose qu’on se garde prudemment de préciser [4]. Encore ailleurs, il s’agit de contraindre les syndicats à l’action et même (soyons fous !) le gouvernement à la démission. Dans ce raffut, il est difficile de comprendre comment tout cela se combine. Comment le “blocage de l’économie” changerait la situation si profondément qu’en adviendrait ces évènements. Ainsi, contrairement à ce que l’on peut lire dans le texte 10 septembre – Pousser la ligne : Bloquons tout ! [5], “bloquons tout” n’apporte pas de perspective stratégique, mais uniquement tactique. Une fois l’économie bloquée, s’agira-t-il de s’attaquer à la question de la production ou bien de réclamer un simple changement de personnel politique au sommet de l’État ? Personne ne peut le dire et c’est bien le problème. Le blocage n’a pour perspective que le blocage lui-même. Ce qui est visé le 10 septembre est un coup d’éclat en espérant que des effets en découlent mécaniquement, sinon la question serait bien plus centrale que celle du blocage.

À ce stade, nous avons mis de côté toute considération sur l’efficacité ou non de la manœuvre, mais cela est un élément central des questions qu’un mouvement voulant se donner les moyens du blocage doit se poser. Bien que nous ne soyons pas devins, nous sommes sceptiques quant à la faisaibilité d’un tel blocage. Au jeu de la logistique, l’État a montré sa capacité à devenir maître en la matière [6]. Mais notre intérêt se porte davantage sur l’ensemble des réponses apportées dans nos milieux. Ainsi, le média Contre-attaque nous donne la clef de la réussite [7]. Il suffirait de bloquer tous les périphériques par des banquets populaires. Qu’en est-il de la réaction de l’État ?

La police arrive ? Que peut-elle faire face à 10.000 personnes sur une 4 voies ? On se défend, on se déplace, on revient, on évite les arrestations. Autant de fois que nécessaire. Jusqu’à satisfaction des revendications. […]

Tout cela ne peut marcher qu’à deux conditions : si ces blocages sont coordonnés, car la police ne peut pas débloquer des dizaines de périphériques en même temps, et durables, pour avoir un véritable impact sur l’économie.

Il suffisait d’y penser.

Le nerf de la guerre serait donc d’organiser cette coordination et cette durabilité. Il nous fallait bien l’écriture d’un article pour distiller ces précieux conseils que tout le monde a en tête depuis des années. Le problème face auquel se trouve un tel mouvement – visant à bloquer l’économie – n’est pas de se demander s’il faut y aller de manière désordonnée ou non, mais bien comment pourrait advenir cette coordination et durabilité. Contre-attaque nous montre dans son article, que notre camp politique n’a rien à proposer d’autre que des évidences déjà présentes dans le mouvement réel. Il s’agit juste de s’auto-convaincre que l’on sait où l’on va. Tout comme pour le slogan “bloquons tout”, “bloquons tout le temps et partout en même temps” n’est pas une perspective, car on ne sait toujours pas ce qui advient après, ni comment cet après serait un saut qualitatif vers un affrontement général avec l’État et le capital.

Le blocage est un pansement sur la jambe de bois qu’est le syndicalisme depuis la restructuration du mode de production capitaliste dans les années 1970. C’est un nouveau mythe venu remplacer celui de la grève générale. Pensé à l’origine comme un moyen de suppléer la grève, il est brandi aujourd’hui comme unique moyen [8] pour la remplacer mais dans le même but : la transcroissance [9] des luttes quotidiennes et corporatistes par l’unité générée par le blocage. Se rappelant les ronds-points occupés par les Gilets jaunes, les gauchistes oublient que c’est l’impasse du blocage qui avait alors mené à leur montée sur Paris et qui avait donné ce que l’on retient désormais.

Aujourd’hui encore dans les AG de préparation du 10, on peut entendre qu’il ne faut pas parler de luttes sectorielles mais uniquement de comment bloquer tel ou tel point de la logistique urbaine. Ces camarades oublient que pour que des prolétaires se mettent à bloquer des routes un mercredi, il faudrait déjà qu’ils arrêtent de travailler et donc que s’organisent ces luttes sectorielles. Il peuvent aussi pester autant qu’ils le veulent, dans la conjoncture actuelle “l’auto-organisation” contient bien moins la possibilité d’un tel arrêt du travail que le syndicalisme, c’est dire.

Le blocage de l’économie n’est donc pas une perspective pratique réaliste, ni même une perspective tout court. Il en est de même pour les luttes sectorielles. Du point de vue de leur contenu, il n’y a pas de différence significative entre ces deux formes d’actions qui restent revendicatives dans une époque où l’État n’a plus rien à donner. Elles ne sont qu’un point de départ dont on devra avant tout chercher les limites en vue de leur propre dépassement. Un mouvement qui abolirait l’état actuel des choses ne peut se contenter de rester dans la perspective du blocage ou de la grève mais doit poser la question de la destruction des moyens de production et par là même, la réalisation de nouveaux rapports de production.

L’auto-organisation, une raquette pleine de trous

L’autre élément éculé de la boîte à outils du parfait activiste, mis en avant par l’entièreté du spectre de gauche, est celui de l’auto-organisation [10]. Comme pour le blocage, c’est une forme organisationnelle qui serait à elle-même un élément du dépassement. Début août, on nous prévenait déjà qu’il s’agissait d’un objet à protéger de la “récupération” [11] de la gauche.

Sept ans après les gilets jaunes, des dizaines de milliers de personnes se disent prêtes à sortir pour se battre. Il faut les suivre et faire comme eux : se rencontrer, mettre des mots sur nos frustrations et nos aspirations, s’organiser pour occuper les places et bloquer les routes, écarter les médiations et les porte-paroles, refuser de payer et se servir pour répondre à nos besoins, dépasser les slogans réchauffés de la gauche et les logiques de récupération et d’intégration à la politique traditionnelle.

Si les gens rejettent massivement la politique telle qu’elle existe, ce n’est ni par cynisme ni par immaturité : c’est parce qu’ils ont compris que cette politique les exclut des décisions qui les concernent directement, et qu’il aspirent à construire une autre communauté politique et inventer d’autres règles du jeu (souligné par nous), par eux-mêmes et pour eux-mêmes . 10 septembre, ce qui se joue, publié sur Paris-luttes.info

On reconnaît bien dans cette construction d’une “autre communauté politique” les rêves d’affirmation du prolétariat (du “peuple” ?), jusqu’à la création d’un contre-pouvoir avec ses “autres règles du jeu” en guise de programme. Il s’agit de s’organiser en tant que classe pour en faire émerger une autre société. Tout comme pour le blocage, l’auto-organisation vise la construction d’une unité mais y ajoute la lutte contre les médiations qui pourraient dénaturer son caractère révolutionnaire. Il y aurait par conséquent un en dehors de la “politique traditionnelle”, des “règles du jeu”, en somme du capital, contenu dans la mise en mouvement de la classe agissant en tant que classe ? Ce que les auteurs de ce texte – et de bien d’autres – semblent oublier, c’est que le prolétariat (ou le peuple, ou toute communauté) est bien une classe du capital, c’est-à-dire une classe dont la reproduction présuppose la reproduction du capital. Ce faisant, la question de la révolution, de l’“invention d’autres règles du jeu” ne peut pas être une simple continuation de la lutte telle qu’elle se fait déjà mais doit se poser en rupture avec celle-ci. Les prolétaires doivent détruire leur situation de prolétaires pour ne plus pouvoir y revenir. La révolution n’est plus une question de prise du pouvoir et d’accomplissement d’un programme établi à l’avance depuis une communauté politique (du capital donc) mais la destruction de l’existant, y compris desdites communautés politiques [12].

En définitive, l’ensemble des textes que nous citons ici tombent dans la même erreur d’analyse par leur volonté de voir dans l’auto-organisation une forme d’organisation intrinsèquement révolutionnaire. Mais cela est d’autant plus risible lorsque certains veulent absolument la préserver tout en se rendant compte de sa faiblesse. Ainsi, dans le texte 10 septembre – Pousser la ligne : Bloquons tout !, on reproche à la CGT ses volontés hégémoniques sur le mouvement avant d’expliquer la nécessité de réussir le blocage pour… forcer les syndicats à faire la grève. Chez Contre-attaque, encore, on se permet de dire tout et surtout n’importe quoi comme par exemple que “À l’époque [des gilets jaunes], il s’en est fallu de peu pour renverser Macron : il a manqué une grève générale” [13]. On passe ensuite tout l’été à se réjouir de l’entrée en lice de tel ou tel syndicat [14]. L’auto-organisation, tout comme en 2010 n’est en réalité que le pendant du syndicalisme et surtout des syndicats [15].

Au-delà de la question des intérêts politiques des chefs de la CGT et des syndicats en général, il nous faut tout de même rappeler qu’il ne suffit pas de décréter la grève générale ou simplement une grève massive pour l’obtenir. Tout le monde le sait. Mais en fétichisant l’auto-organisation comme permettant par elle-même une rupture, on se retrouve à lui donner le pouvoir de convaincre les syndicats à déclencher ce levier imaginaire. Le camp de l’“autonomie” court ainsi entre les différentes composantes de l’idéologie de gauche tel un poulet sans tête, conspuant les syndicats mais se rendant à l’évidence qu’ils sont bien pratiques quand même. Tout comme lors des blocages vantés comme “autonomes” mais en réalité adossés voire organisés par les syndicats dans les années 2000-2010 (et dans une moindre mesure pendant le mouvement de 2023), il est de bon ton dans cette frange de la gauche de se donner l’impression d’avoir une importance sur le réel tout en étant réellement des supplétifs de la CGT.

Mais alors, qu’en est-il des Gilets jaunes ? Là où aujourd’hui tout le monde loue ce mouvement pour son auto-organisation, on oublie souvent de quelle auto-organisation il s’agit : celle très locale des rond-points et non des interminables AG où l’on ne parle que dans le vent [16]. La forme de l’organisation des Gilets jaunes était à l’image du mouvement remplie d’impasses. Ce n’est pas son auto-organisation qui lui a donné son plein potentiel, mais sa masse et sa spontanéité. Au contraire, la question de l’auto-organisation au niveau national en AG et AG d’AG a signé son déclin inéluctable [17].

L’auto-organisation, en tant que transcroissance des luttes revendicatives est donc une impasse doublée d’une fiction que se racontent nos milieux pour se donner le beau rôle. Mélangée au mythe du blocage, nous avons aujourd’hui le cocktail parfait pour une rentrée sociale idéale selon le catéchisme de la gauche radicale.

Intervention ou activité de classe ?

Si notre camp politique a été traversé par la volonté de faire sens de ce qu’il se passe, cela s’est naturellement fait sur le terrain de l’idéologie et non de l’analyse théorique. Pour lui, il faut que le mouvement du 10 septembre corresponde à l’idée qu’on se fait a priori du blocage, de l’action ou encore de comment refaire les Gilets jaunes mais sans “les erreurs”. Personne ne regarde comment se font les luttes dans les faits et même pire, beaucoup tirent des conclusions sur l’action future à partir de simples discours ou du nombre de personnes en AG. Personne ne se prépare à chercher le dépassement d’un mouvement d’ampleur, seulement à y amener sa petite recette concoctée ex nihilo en tant qu’“habitués de la lutte” [18].

Ces derniers jours, un appel est sorti pour inciter à des occupations – c’est désormais le rituel de tout mouvement – de mairies [19]Sur quelle base matérielle repose une telle proposition ? Le mouvement a-t-il pris une direction dans laquelle cette solution permettrait un saut qualitatif, même à un niveau local ? Non. Le mouvement n’a même pas pu montrer de quoi il était fait qu’on sait déjà comment il doit fonctionner. Pour seule justification, on se contente de dire que c’est au niveau de la commune que “le peuple vit, qu’il espère et qu’il lutte”. C’est un peu court. Il ne s’agit pas de discuter ici la véracité de cette thèse – elle est évidemment lacunaire – mais de montrer que l’ensemble des propositions produites par cette frange de la gauche ne s’embarrasse même plus de la réalité de la lutte des classes pour affirmer ce qu’il faudrait faire ou non. On nous dit que les militants encartés “ne savent plus comment noyer leur sentiment d’impuissance autrement qu’en faisant des listes à tirets” [20]. Si une chose est sure, c’est que les autonomes ne savent plus que prêcher pour des actions vides et abstraites. Ils ne cherchent plus qu’à trouver la bonne idée qui fera la Une des journaux bourgeois ou bien à se flatter de leur propre radicalité face à ces idiots de syndicalistes. C’est ainsi qu’on peut entendre que “la grève n’est pas un lieu d’organisation”, sous-entendu contrairement aux AG qui discutent dans le vide d’un blocage de périphérique.

Les piqueteros ont bloqué les routes en Argentine dans les années 1990 et obtenu satisfaction ? C’est bien la preuve qu’il n’y a qu’à faire pareil, ça peut marcher. Cette tendance à la production de prescriptions abstraites de leur contexte social, de “tâches immédiates” hors sol à réaliser ne sort pas de nulle part. L’activisme n’est que le produit d’une époque où le mouvement ouvrier n’en finit pas de mourir. Au mieux, il cherche à mimer l’unité fantasmée du vieux mouvement ouvrier par ses recettes abstraites censées dépasser la sectorisation. Au pire, sa normativité et son abstraction de la pratique [21] ne permettent de dépasser la séparation qu’en endossant les intérêts de la classe moyenne dans une lutte interclassiste comme ce fut le cas en 2016. Avec leur normativité, les activistes jouent à l’état-major : il faut intervenir pour donner une direction (estimée plus) radicale au mouvement. “Bloquons tout, ne saucissonnons pas le mouvement en luttes sectorielles !”, cette préconisation se retrouve comme vide de sens face à la segmentation de ceux qui luttent (on lutte depuis sa position, séparés). Une fois confrontés à la réalité des AG, l’activisme n’apporte rien de neuf à par les slogans qui ont déjà tourné tout l’été, l’unité ne se fait pas.

Pourquoi les groupes autonomes devraient intervenir s’ils ne proposent rien de plus que ce que le mouvement veut déjà faire ? Pour le faire mieux ? On a vu que les Gilets jaunes étaient beaucoup pris en exemple, pourtant c’est un mouvement qui nous a montré qu’il n’avait pas besoin des soi-disant révolutionnaires pour porter la confrontation avec l’État à un niveau jamais vu ces denières années. En réalité, ils ne veulent intervenir que pour se convaincre de ne pas reproduire le “rendez-vous manqué avec l’histoire” [22] des Gilets jaunes. Qu’importe que l’intervention de la gauche dans le mouvement des Gilets jaunes ait été corrélée avec son déclin. Il faut en être parce qu’il faut en être. Tout ce qui bouge est (potentiellement) rouge.

La question de l’intervention permet ainsi à l’activisme de séparer le bon grain de l’ivraie. Pour le Groupe révolutionnaire charlatan [23], il y a les dissociés, les récupérateurs, les attentistes et les interventionnistes. Qui sont les dissociés ? On n’en voit plus depuis les Gilets jaunes [24]. Qui sont les récupérateurs ? Nous ne voyons que l’activité politique des uns et des autres, dans laquelle on pourrait d’ailleurs mettre les interventionnistes. Qui sont les attentistes ? Parmi eux, il y a sans doute ceux qui ne cherchent pas le coup d’éclat symbolique, à “bien viser” [25], comme si l’enjeu de la rupture était qu’une banale affaire de bataille décisive dans un jeu de la guerre. Nous répondons donc aux empressés de l’action abstraite : attentisme ou intervention est un faux dilemme. S’il y a quelque chose à faire, des camarades le font déjà probablement. En appeler à l’intervention, c’est en appeler à toutes les formes vides que nous avons ici passées en revue car l’“intervention” est une forme d’abstraction de la pratique. Avec ses préconisations abstraites, l’intervention est une vision de l’activité de classe comme d’un objet auquel les groupes supposés extérieurs pourraient apporter une boîte à outils magiquement adéquate.

Contre cette pensée en boîte à outils, nous devons résolument renouer avec le concret de la lutte, qu’elle soit “sectorielle”, “socdem” ou “citoyenniste”. Ces catégories ne sont pas le simple fait d’idéologies mais une production de la lutte des classes. Il faut s’y confronter pratiquement.

  1. Si le mouvement prend de l’ampleur, il ne pourra qu’être confronté aux limites de l’auto-organisation, du blocage et de toutes les formes spécifiques qui en feront son contenu. L’intervention des activistes dans les formes habituelles du militantisme ne peut alors être que le symptôme de l’enlisement. Notre action se doit donc d’être éloignée de ses prétentions à l’unité, à la direction et à l’abstraction. Cela implique bien sûr de participer à la lutte, c’est-à-dire d’y être actif mais sans s’illusionner quant au fait d’y être un secteur particulier (à tout hasard, le secteur des étudiants). Si les recettes fonctionnaient, elles auraient déjà été appliquées. Concentrons nous sur donc sur l’action telle qu’elle se fait et non sur ce qu’elle devrait être selon le catéchisme autonome.
  2. Nous sommes bien d’accord sur un point avec le GRC [26] : il faut analyser la situation concrète. Cependant, cette analyse ne peut se faire sur la base de ce qui manquerait au mouvement pour réussir (un parti, un syndicat, une intervention, une recette), mais sur la base de ses limites actuelles. Plus que jamais, nous devons caractériser le mouvement en cours en rapport avec le cycle de luttes actuel [27]. Pourquoi prend-il les formes qu’il prend ? Quel est leur contenu, c’est-à-dire ce qu’il dit des tendances générales du capitalisme ? Quelles semblent en être ses limites ? Plus concrètement, imaginons que quelque chose se passe le 10 septembre (un blocage massif et une forte répression par exemple), il nous faudra comprendre pourquoi, selon quelles modalités cela s’est produit et ce sur quoi l’activité de la classe a buté. Il est évident que cela permettra de proposer des solutions (changer de tactique, comme les Gilets jaunes ? Continuer ?) mais également d’anticiper le cours des choses.
  3. S’il y a bien quelque chose à faire, c’est de combattre les tendances que nous avons tenté de décrire ici. Nous devons attaquer les positions normatives, combattre toute “attitude” d’idéologisation (séparation forme et contenu, solution miracle non circonstanciée, volonté de légitimer l’action par la formalisation) qui ne cesse de nous enfermer dans l’impasse. Il faut apporter des propositions à l’échelle des objectifs que se donnent les collectifs de lutte, ce qui veut dire également discuter des objectifs concrets et non brandir le blocage (par exemple) comme un objectif. La recherche de la portée générale et abstraite de l’action (“tout bloquer”) c’est l’assurance de ne parler que de la forme et jamais du contenu de la lutte.
  4. Il faut attaquer le programmatisme. C’est-à-dire toute volonté de faire passer la révolution comme l’application d’une théorie déjà construite. Seule la lutte est désormais théoricienne.
  5. Si la lutte est théoricienne, il faut l’écouter. La critique de la lutte est salutaire mais il faut également par là-même guetter les endroits, les collectifs où ces limites semblent être dépassées. Guetter [28] le moment où la lutte ne se fait plus dans l’affirmation de la classe mais dans son auto-abolition. Nous devons avoir en tête que la rupture ne se trouve pas dans “l’exacerbation des contradictions” ou “l’intensification de l’affrontement” comme si une rupture pouvait être une continuité mais bien dans un saut qualitatif. Plus que la recherche de pousser plus loin ce qui se fait déjà, il faut rechercher ce qui sort de l’ordinaire de la lutte, un écart dans lequel s’engouffrera, peut-être, le débordement.

Des empêcheurs de tourner en rond

PDF - 1007.7 ko
Texte en format brochure imprimable
PDF - 915.3 ko
Texte en format page par page

Notes

[2“Mais si les luttes sont théoriciennes cela implique qu’elles sont très « bavardes », on y parle de tout et de n’importe quoi mais jamais par hasard ni à tort et à travers.” Roland Simon, “Que faisons-nous ?” in Meeting n°4

[3S’ils ne sont pas les premiers à y faire mention, le Comité invisible en était alors devenu le plus célèbre des porte-voix dans son texte Le Pouvoir est logistique. Bloquons tout !

[6À ce propos voici un texte paru au début du mouvement contre la réforme des retraites de 2019, toujours d’actualité : https://blogs.mediapart.fr/carbure/blog/011219/blocage-0

[7Un des exemples notable peut se trouver ici

[8Alessandro Stella, Tout bloquer, mieux que la grève

[9Pour Lénine, la transcroissance est le passage de la révolution bourgeoise à la révolution socialiste sans interruption. On parle à sa suite de transcroissance comme saut qualitatif : les luttes revendicatives en se radicalisant en finissent par arriver à la révolution. Cette vision de la révolution est caduque depuis la restructuration du mode de production capitaliste des années 1970. Voir Roland Simon, La Restructuration telle qu’en elle-même pour plus de compléments.

[10On notera avec amusement que même Jean-Luc Mélenchon vante à présent les bienfaits de l’auto-organisation. Que ce soit sincère ou non ne nous concerne pas, nous remarquons que les arguments sont les mêmes partout.

[11Dans certains textes, on pointe déjà la présence trop appuyée de certains militants de gauche venus “récupérer”. On se demande pourquoi la récupération ne vaudrait que pour ceux qui ont une boutique formelle à revendre. Mais nous verrons que le problème se situe dans le contenu des appels pour le 10/09.

[12Dans le cycle de luttes précédent, la révolution se conçoit comme prise de pouvoir en vue de l’application du programme prolétarien. Le prolétariat se construisait historiquement comme classe pour soi. La révolution était transcroissance car la classe se construisait dans ses luttes comme un en dehors du capital. L’affirmation du prolétariat a été telle qu’elle a intégré la reproduction du capital (par exemple avec la sécurité sociale co-gérée par les syndicats). Mais cet état de fait a trouvé une limite définitive à l’aube des années 70 et la lutte des classe a pris un contenu différent de cette l’affirmation (antitravail par exemple). Voir par exemple Agitations, Révolution : programme ou communisation ?

[14Notons le petit tour de passe-passe discursif dans lequel la Conf’ paysanne est devenue “des paysans” capables de bloquer le pays dans ce texte

[15À ce propos, voir Louis Marin, Je lutte des classes

[21Par abstraction de la pratique, nous entendons que l’activisme ne fait que proposer des moyens d’actions qu’il a vu ici ou là dans des contextes sociaux différents. Plutôt que de les comprendre comme des outils dont la lutte a dû se doter dans ce contexte social, il les comprend comme des outils portant pour eux-mêmes les caractéristiques de la victoire. Par normativité de la pratique, nous entendons que l’activisme attend la généralisation de la pratique en question en vue de sa réussite.

[23voir note 22

[24À ce propos, les camarades se gardent bien de dire qu’il y avait réellement des éléments poujadistes et petits bourgeois dans l’appel du 17 novembre 2018, ce qui ne se retrouve pas dans Bloquons tout. Le mouvement des Gilets jaunes ne sert ici que comme prétexte pour se jeter des fleurs : nous ne reproduirons pas les erreurs du passé ! C’est bien facile quand elle ne sont plus à commettre.

[26voir note 22

[27On appelle cycle de luttes l’ensemble des luttes, des organisations et des théories qui constitue une pratique du prolétariat historiquement définie dans l’implication réciproque entre les deux termes de l’exploitation qui est la contradiction dynamique du mode de production capitaliste. Ensemble de pratiques et de luttes par lequel cette contradiction, dans chaque phase spécifique de son développement historique, porte la révolution et le communisme comme son dépassement.” Roland Simon, Le concept de cycle de luttes

[28Par guetter, nous n’entendons pas qu’il faille attendre assis sur un côté tel un arbitre de la lutte – nous disons d’ailleurs qu’il faut y prendre part. À défaut d’être attentistes, soyons attentifs. Le point de vue du guetteur n’est pas extérieur à la lutte, sa position est dans tout les cas produite par la lutte et pour la lutte. “Dans son sens restreint, [la théorie] ne préexiste jamais comme constituée, ni comme projet, elle se remet en chantier dans la lutte de classe et plus empiriquement dans les luttes immédiates parce qu’elles la remettent en chantier, elle est contredite, elle reprend la contradiction, elle fixe des objectifs, des limites parce qu’elle est produite à ce moment comme objectifs, elle est compréhension et anticipation mais ne se fixe jamais comme compréhension achevée ni comme anticipation à réaliser.” Roland Simon, “Que faisons-nous ?” in Meeting n°4

  1. Pas encore de commentaire

%d blogueurs aiment cette page :