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Sur la « racine » de l’État islamique : une critique des « Thèses sur l’islamisme » de La Banda Vaga

Traduction française par les camarades de Kommunisierung.net

Sur la « racine » de l’État islamique : une critique des « Thèses sur l’islamisme » de La Banda Vaga

En octobre 2018, La Banda Vaga a publié ses « Thèses sur l’islamisme ». Leur constat initial peut tout à fait être partagé : « Le flot d’analyses journalistiques et scientifiques n’est plus guère gérable, des analyses matérialistes décentes sont toutefois rares. C’est pour cette raison qu’il nous semble urgemment nécessaire de déclencher un débat de gauche sur la nature de l’islamisme et la manière d’y faire face. » En outre, on ne peut que saluer la caractérisation de l’islamisme comme « un phénomène moderne », la référence à la construction d’un « islam véritable » ne constitue à cet égard qu’une contradiction apparente.

On n’a donc pas affaire à une « idéologie moyenâgeuse », comme on le prétend fréquemment. Tout travail de recherche sérieux sur le sujet partage généralement cette définition comme le plus petit dénominateur commun : « La dimension politique de l’islamisme est complexe et en grande partie liée aux politiques identitaires de ses adeptes. Les idées islamistes font cependant largement partie d’un modernisme musulman vieux de plus d’un siècle. L’islamisme a émergé à la fin du XIXe siècle avec plusieurs autres mouvements intellectuels dans le monde musulman. Ils étaient essentiellement la réponse des élites intellectuelles au déclin politique de l’Empire ottoman et au renforcement subséquent du contrôle colonial des sociétés musulmanes par les puissances impériales européennes. » [80]

Ces lignes n’auraient pourtant jamais été écrites si ces thèses n’étaient pas passablement critiquables. Un premier point de critique est la précision définitoire manquante : « Un mouvement est en conséquence seulement islamiste s’il a la prétention de créer une réalité alternative aux rapports existants, de transformer en grande partie les structures sociales, les normes culturelles et la base économique de la société selon les doctrines islamistes. » Un peu près chaque mouvement politique veut « créer une réalité alternative aux rapports existants » et la transformation des « structures sociales, [d]es normes culturelles et [de] la base économique » est tout sauf une description précise de quoi que ce soit. Concernant « les structures sociales » et « les normes culturelles », la définition est tautologique : est islamiste, qui veut que la société devienne islamiste. Par rapport à « la base économique », on se demande en revanche, ce que cela signifie pour de vrai. Sommes-nous d’accord que « la base économique » est la société capitaliste en tant que totalité à l’échelle mondiale ou est-ce que « l’islamisme dans un pays » est-il possible pour La Banda Vaga ?

Or, Oxford ne fournit pas de définition beaucoup plus précise non plus : « Le terme ‘islamisme’ représente du moins une forme d’activisme social et politique basé sur l’idée que la vie publique et politique devrait être guidée par une série de principes islamiques. En d’autres termes, les islamistes sont ceux qui pensent que l’islam devrait jouer un rôle important dans l’organisation d’une société à majorité musulmane et ils essayent de répandre cette croyance. » [81] Cela est largement dû au fait que le terme « islamisme » rassemble sous une étiquette beaucoup de courants parfois très différents les uns des autres et se prête donc très mal à une définition précise. C’est le problème fondamental des thèses : sont-elles des thèses sur l’EI, sur les talibans, sur les Frères musulmans, sur l’Iran ou sur tout l’islam marqué d’une manière ou d’une autre par des traditions conservatrices ?

L’Iran comme bouc émissaire

Pour des raisons à peu près inexplicables, l’Iran est mentionné en premier : « Cette approche dirige notre regard vers l’Iran, pas uniquement, mais en grande partie. Avec sa ‘révolution islamique’, ce qui, pour de vrai, veut dire contre-révolution, l’islamisme monta sur la scène mondiale pour la première fois en tant que force propre. Comme ‘produit phare’ influent de l’islamisme, il constitue aussi, malgré toutes les différences (notamment confessionnelles), une racine de la terreur et des tentatives de constitution d’un État de la part de l’EI. » Le problème ici, c’est que le modèle étatique de l’Iran est tout sauf « traditionnellement musulman » : l’Iran est une république avec une constitution, une séparation des pouvoirs et des élections plus ou moins démocratiques.

Olivier Roy a déjà analysé la situation de manière assez pertinente en 1992 dans son ouvrage L’Échec de l’Islam politique : « Pourquoi établir un droit positif alors qu’il y a la charia ? L’Iran s’est en effet doté d’une véritable Constitution qui n’est pas de l’ordre du slogan, mais qui organise réellement le fonctionnement d’un ensemble d’institutions, sans trop se soucier de leur conformité avec la charia ; de manière significative, la légitimité de la Constitution est explicitement fondée en son article 1 sur la volonté populaire, et non sur la seule charia. » [82] Dans sa conclusion, il souligne une fois de plus explicitement la modernité culturelle de l’islamisme chiite comparé à son pendant sunnite : « Les modèles politiques et même culturels à l’œuvre dans la révolution islamique d’Iran sont modernes par rapport à des régimes comme l’Arabie Saoudite, ou même par rapport au débat qui agite les néofondamentalistes sur les vertus que doit avoir le futur ‘amir’ d’un État islamique .» [83]

« La contre-révolution islamique » fut malgré tout aussi une révolution bourgeoise, même si la bourgeoisie conservatrice et religieuse s’est trouvée à sa tête. Il ne faudrait pas oublier qu’une monarchie vieille de plus de deux mille ans a été envoyée dans les poubelles de l’histoire. La défaite de la composante communiste de l’insurrection contre le chah découle du début du déclin du mouvement ouvrier à l’échelle globale. Si le Tudeh avait pris le pouvoir, les prolétaires iraniens auraient tout simplement été envoyés comme chair à canon en Afghanistan, non pas en Irak, et l’État iranien aurait coulé dix ans plus tard avec tout l’empire soviétique. Il y avait à tout le moins de la lucidité dans la tendance autour de Mansoor Hekmat et parmi les communistes kurdes, de toute manière en grande partie sceptiques, de se méfier en soi d’une alliance avec les mollahs. Pour ceci en tout cas, l’histoire leur a donné raison.

Aujourd’hui, Téhéran et Moscou sont néanmoins des partenaires très proches. Avec la constitution de l’EI, cela n’a quand même pas grand-chose à voir. Tandis qu’il y avait une espèce d’armistice avec Al-Qaïda qui existe peut-être toujours, qui n’était pourtant jamais une véritable collaboration, si elle existait, elle était davantage façonnée par l’opportunisme et le chantage mutuels [84], cela n’a jamais été le cas avec l’EI, les troupes iraniennes le combattent activement en Irak, souvent à l’aide de chair à canon comme les Hazaras d’Afghanistan auxquels on promet la citoyenneté iranienne s’ils devaient vraiment survivre au massacre [85]. L’histoire récente de l’Iran mériterait son propre texte et ne peut certainement pas être considérée comme une « racine » de l’EI, d’autant moins que même les rapports avec Al-Qaïda et sa tradition historique sont pleins de contradictions.

L’islamisme sunnite

Cette racine, il vaut mieux la chercher dans l’histoire de l’islamisme sunnite. De manière très schématique, on peut diviser sa phase moderne en trois périodes. La première commence, comme esquissé plus haut par Poljarevic, à la fin du XIXe siècle, c’est celle de sa production théorique, l’islamisme n’est pas ou guère présent sur la scène politique. La Ligue musulmane panindienne, fondée en 1906, est l’une des premières organisations explicitement politiques. Il s’agissait néanmoins surtout d’un nationalisme alternatif à celui de la majorité hindoue, la même chose est valable pour la Jamaat-e-Islami fondée en 1941, d’un point de vue historique, ces développements ont malgré tout de l’importance, ne serait-ce qu’au sujet de la tradition deobandie qui y est liée et qui est un point de repère idéologique important pour les talibans. Comme dans le texte de La Banda Vaga, cette tradition spécifiquement régionale liée au sous-continent indien est souvent oubliée, la tradition égyptienne liée à Al-Azhar et à la fondation des Frères musulmans en 1928 est bien plus connue.

C’est là le début de la période politique, elle est marquée par un activisme croissant de la part d’une bourgeoisie qui est en règle générale plus ou moins isolée politiquement et qui représente d’un point de vue idéologique une forme alternative de modernisation capitaliste avec une plus grande place pour les traditions religieuses. L’influence des Frères musulmans était politiquement peu importante, se limitant à la gestion d’institutions scolaires comme par exemple au Qatar dès les années 1950. Sur le sous-continent indien, les bourgeoisies musulmane et hindoue se livrèrent à une bataille pour leur part de gâteau postcolonial ce qui a eu comme résultat l’indépendance du Pakistan et ensuite celle du Bangladesh.

Un théoricien majeur de la tradition égyptienne était Sayyid Qotb, même s’il a acquis cette importance en grande partie après sa mort. Il est né le 9 octobre 1906 dans une famille de propriétaires terriens conservateurs et se joignit aux Frères musulmans au début des années 1950 après avoir déjà rédigé ses premiers écrits théoriques. Gilles Kepel résume ainsi son innovation théorique particulière : « Pour Sayyid Qotb et ses émules, au contraire, l’histoire moderne des pays musulmans depuis les indépendances est dénuée de toute valeur exemplaire. Elle est même dévalorisée, stigmatisée par un terme arabe venu du Coran, jahiliyya, qui désigne l’état d’ignorance’ dans lequel vivaient les Arabes avant la Révélation de l’islam au prophète Mohammed, au début du septième siècle de l’ère chrétienne. Les musulmans de l’âge des nationalismes ignorent l’islam, selon Qotb, à l’instar des Arabes païens de la jahiliyya primitive. De même que ceux-ci adoraient des idoles de pierre, les contemporains de Qotb vénèrent, selon lui, les idoles symboliques que sont la nation, le parti, le socialisme, etc. En déniant ainsi la prétention des nationalistes à fonder l’Histoire et en les rejetant dans les ténèbres d’avant la Révélation, Qotb effectue une révolution culturelle. » [86]

Il est sans doute le premier théoricien islamiste à avoir théorisé le tawhid dans une version politique conséquente et moderne. Le tawhid est la croyance en l’unicité de Dieu, les premiers mots de la chahada, la profession de foi représentant le premier pilier de l’islam. Cela ne viendrait à l’idée à un peu près aucun musulman de l’interpréter ainsi, personne ne veut se rendre la vie plus compliquée que ce qu’elle l’est déjà. Qotb a été exécuté 1966 sous Nasser, mais son héritage théorique, contrairement à ce que l’on aurait pu croire initialement, a eu beaucoup d’impacts. Au nom de ce principe, les talibans ont dû faire sauter deux statues de bouddha pour éviter aux habitants de leur émirat le shirk, la chute dans l’idolâtrie, la mécréance, le contraire du tawhid. De vieilles statues suscitèrent à l’époque beaucoup d’indignation, bien plus que la répression permanente et systématique contre tous les adversaires politiques et contre presque tout le monde, contre les femmes en particulier. C’est la base théorique contre tous les concepts occidentaux de gouvernement, l’objectif est le califat, la domination de l’oumma, il y a seulement des désaccords sur la manière, mais l’enthousiasme pour l’idée d’une république islamique dans ces milieux est très limité, voire inexistant.

« La victoire du pétro-islam »

« La victoire du pétro-islam » n’était pas iranienne, mais saoudienne. La crise pétrolière de 1973 permit à l’Arabie saoudite l’ouverture de la boîte de Pandore : « L’Arabie Saoudite acquiert alors des moyens illimités pour mettre en œuvre son ancienne ambition d’hégémonie sur le sens de l’islam à l’échelle de l’Oumma, de la Communauté des Croyants tout entière. Durant les années 1960 le dynamisme du nationalisme avait relativisé l’importance politique de la religion. La guerre de 1973 change la donne. La doctrine wahhabite ne jouissait de prestige, en dehors de la péninsule, que parmi les milieux rigoristes (ou ‘salafistes’) qui se réclamaient d’une mouvance internationale disparate : les Frères musulmans arabes y côtoyaient des groupes indiens et pakistanais ainsi que des musulmans négro-africains ou asiatiques passés par La Mecque et revenus prêcher ‘à l’arabe’ dans leur pays pour y purger l’islam des ‘superstitions’. » [87]

Cela n’a été ni prévu ni planifié (peut-être espéré), mais la conjoncture était appropriée. Or, cette « dévotion moderne » a dû inévitablement poser la question du pacte saoudo-wahhabite et de la prétention saoudienne à la domination tôt ou tard. Cela arriva le 20 novembre 1979, premier jour de l’an 1400 selon le calendrier islamique. Le choix de la date fait allusion à la tradition musulmane du moujaddid, une croyance se référant à un hadith, selon lequel à chaque tournant de siècle apparaît un rénovateur qui purge l’islam d’éléments extérieurs et lui rend sa pureté initiale. Entre trois cents et six cents combattants armés réussirent à prendre le contrôle de la Grande Mosquée de La Mecque. Ils s’appelaient ichwan, les frères, le nom d’une milice hanbaliste qui avait été à l’origine dans les années 1910 et 1920 d’une grande partie des gains territoriaux saoudiens et qui s’était ensuite entre 1927 et 1930 révoltée sans succès contre la dynastie des Saoud. Seulement le 4 décembre, suite à des combats violents, plusieurs centaines de morts et de blessés et la mobilisation de forces spéciales pakistanaises et françaises, l’armée saoudienne a pu regagner le contrôle de la mosquée.

Il ne faut pas oublier que l’Arabie saoudite est, comme l’a remarqué avec raison Steve Coll, le seul État-nation moderne à avoir été créé par un jihad [88]. Le royaume allait donc également jouer un rôle central dans le jihad contre les envahisseurs soviétiques d’Afghanistan proclamé en 1979. Fin avril 1978, le Parti démocratique populaire d’Afghanistan (PDPA) prit le pouvoir à Kaboul par un putsch militaire. Contrairement aux premiers soupçons en Occident, celui-ci n’avait pas été ordonné par Moscou. Malgré le fait que le PDPA était officiellement le parti de Moscou en Afghanistan, son putsch ne suscita pas beaucoup d’enthousiasme dans le Kremlin : « Plus tard, le chef du PDPA, Taraki, me confiera que les dirigeants afghans avaient eu la possibilité de prévenir les Soviétiques du coup d’État qui se tramait, mais qu’ils étaient abstenus à dessein, car ils craignaient que Moscou ne s’efforce de les dissuader d’entreprendre une rébellion armée, en prenant prétexte de l’absence de situation révolutionnaire en Afghanistan. Ces craintes n’étaient pas dépourvues de fondement. Si l’URSS avait eu vent de leurs intentions, elle leur aurait sans doute conseillé de renoncer à ce projet, car il n’y avait effectivement pas de situation révolutionnaire dans le pays, d’un point de vue marxiste, et les relations de l’URSS avec l’Afghanistan étaient amicales sous Zaher-Chah et sous Daoud, malgré le flirt de ce dernier avec l’Occident. » [89]

Le PDPA a été fondé en 1965 dans la maison de Taraki. Il était marqué dès le départ par un fossé entre ville et campagne, incarné par les deux factions Parcham (« Drapeau ») et Khalq (« Peuple »). Parcham était la faction qui avait soutenu Daoud dans son putsch en 1973, c’était elle qui jouissait de la confiance de Moscou, l’aile plutôt urbaine du parti, Khalq, la faction rurale, majoritairement pachtoune, n’y avait que peu de crédit. Entre 1966 et 1976, la scission était totale, la réunification 1976 permit le putsch de 1978 qui allait rapidement se révéler comme très problématique pour tous les participants, Nur Muhammad Taraki, le leader historique de la faction Khalq, était assis sur un siège éjectable [90].

Outre « l’édification du socialisme », la liquidation de la faction ennemie était très prioritaire : « Ils mirent en œuvre une politique maximaliste de réforme agraire, d’alphabétisation et de construction du socialisme – accompagnée de milliers d’arrestations et d’exécutions – qui leur aliéna la masse de la population. La faction Khalq, la plus extrémiste, élimina le Parcham, dont les dirigeants se réfugièrent à Moscou, dans un processus d’épuration qui toucha jusqu’aux chefs du Khalq mêmes. À partir d’avril 1979, des soulèvements éclatèrent partout, et en décembre le parti ne contrôlait plus que les villes […]. » [91]En septembre 1979, ce fut le tour à Taraki : son « camarade » Hafizullah Amin le força à démissionner et l’assassina un mois plus tard.

La guerre afghano-soviétique

Avec d’un côté la doctrine Brejnev, définie en 1968 en guise de justification de l’invasion de la Tchécoslovaquie et postulant l’irréversibilité d’une révolution socialiste, et de l’autre l’obligation du jihad défensif en cas d’invasion du Dar al-Islam, la marge de manœuvre pour des négociations était déjà limitée d’un point de vue purement idéologique, la signification géostratégique de l’Afghanistan et le contexte de la Guerre froide suffirent donc pour faire éclater le conflit. Selon Akram, la décision pour une invasion soviétique fut prise le 12 décembre 1979 à Moscou [92]. Avant tout, les conflits de factions durent être réglés à la satisfaction de Moscou. Ainsi, Amin fut éliminé par un commando soviétique spécial dans le palais présidentiel le 27 décembre 1979 et remplacé par Babrak Karmal, le leader de la faction Parcham.

À Washington, on était bien évidemment d’accord qu’on ne pourrait pas laisser faire Moscou. Déjà quelques jours après l’invasion russe, Brzesinski était convaincu d’une chose : enfin, on pourrait se venger auprès de l’URSS pour Vietnam [93]. Le « Vietnam soviétique » devenait dans les années suivantes un bon mot récurrent dans les cercles diplomatiques pro-occidentaux. Un député de congrès démocrate texan considérait l’Afghanistan comme sa mission spéciale : Charlie Wilson, un homme d’affaires louche, ami personnel de Somoza, alcoolique et consommateur de cocaïne peu discret [94]. Ensemble avec son pote Gust Avrakotos de la CIA, il était en train de donner une toute nouvelle qualité à l’Opération Cyclone, lancée en été 1979 sous la présidence de Carter, sans se soucier plus que tant des coutumes démocratiques et de la transparence.

En janvier 1980, Carter donna le feu vert pour l’armement direct des moudjahedines. En réalité, le soutien commença sans doute déjà en mai 1979 lorsqu’un « officier de la CIA » rencontra Hekmatyar, les premières rencontres eurent lieu en avril 1979. Curieusement, on le sait seulement parce que des étudiants iraniens pénétrèrent dans l’ambassade américaine (et dans la britannique aussi), y laissèrent un bordel considérable et pillèrent entre autres les documents de la CIA l’attestant [95]. Washington et Riyad étaient les principaux responsables pour trouver de l’argent et des armes, le service de renseignement pakistanais ISI était chargé de la distribution du matériel et du contact avec les insurgés afghans. Les hommes de liaison principaux entre la CIA et l’ISI étaient Wilson et Avrakotos. D’un point de vue militaire, la souveraineté opérationnelle sur les flux d’argent et d’armes était, une fois arrivés à Karachi, remise à l’ISI qui s’occupait du transport à Peshawar et là-bas de la distribution aux moudjahedines afghans. Sept partis islamistes sunnites étaient soutenus, les trois premiers sont généralement considérés comme « modérés », les quatre derniers comme « radicaux » :

– Mouvement révolutionnaire islamique et national d’Afghanistan (Harakat-i-Inqilab-i-Islami) : mouvement relativement petit, actif principalement dans le sud et l’est du pays, il s’est décomposé dans les années 1990, certains ont déserté chez les talibans, d’autres ont fondé le Parti national et islamique pour la prospérité d’Afghanistan (Hezb-e Sa’adat-e Melli wa Islami-ye Afghanistan), un parti marginal ;

– Front de libération nationale (Dschebhe e Nedschat e Melli e Afghanistan) : tradition soufie pachtoune et conservatrice, le mouvement s’est en grande partie décomposé, le leader historique Sibghatullah Mojaddedi s’est retiré quasiment complètement de la vie politique après le départ des Russes, de temps en temps, on le voyait en tant qu’expert et/ou négociateur sur la scène politique, il est décédé début 2019 ;

– Front islamique national d’Afghanistan (Mahaz-e Milli-ye Islami-ye Afghanistan) : influent surtout dans la province Nangarhar et à Kaboul, surtout une entreprise familiale d’Ahmed Gailani (1932-2017), il soutint à la fin des années 1990 l’Alliance du Nord contre les talibans et 2004 Karzai dans sa campagne présidentielle, est devenu quasiment insignifiant par la suite ;

– Front uni islamique et national pour le salut de l’Afghanistan (Jamiat-e-Islami) : composé majoritairement de Tadjiks, c’est le seul parti non-pachtoune soutenu par l’ISI – allié à l’époque à Ahmad Shah Massoud, « le lion de Pandjir », le favori malheureux du MI6 qui a été assassiné le 9 septembre 2001 dans un attentat-suicide par deux attaquants prétendument journalistes belges – participant à la fin des années 1990 à l’Alliance du Nord et siégeant dans le parlement afghan aujourd’hui ;

– Union islamique pour la libération d’Afghanistan (Ittehad-e Islami bara-ye Azadi-ye Afghanistan) : parti pachtoune avec une minorité tadjike, fort principalement dans la région Paghman à l’ouest de la province de Kaboul, parti d’Abdul Rasul Sayyaf, soupçonné d’avoir joué un rôle dans l’assassinat de Massoud, aujourd’hui un politicien relativement célèbre dans la province de Kandahar, dans la guerre civile du côté des talibans, réputé d’être un adepte d’une brutalité sans retenue, depuis 2007 un parti de droite marginal dans le parlement afghan bataillant le plus souvent pour obtenir la grâce pour des combattants incarcérés des talibans ;

– Parti islamique (Ḥezb-i Islāmī, faction Khalis) : une scission « modérée » du Parti islamique fondé en 1973 par Gulbuddin Hekmatyar, le parti mené par Mohammad Younes Khalis soutenait les talibans dans les années 1990, de ce parti est issu Djalâlouddine Haqqani (que Wilson avait à l’époque appelé une « divinité personnifiée » [96]), décédé en 2018, son réseau Haqqani, dont son fils est à la tête depuis 2014, travaille jusqu’à nos jours étroitement avec les talibans ;

– Parti islamique (Ḥezb-i Islāmī, faction Hekmatyar) : parti islamiste fondé en 1973 et mené par Gulbuddin Hekmatyar, qui peut être appelé l’ancêtre du jihadisme afghan et qui était le favori secret de l’ISI, la pratique du parti pendant la guerre et la guerre civile qui s’ensuivit était marquée par une violence excessive, Hekmatyar a littéralement mérité le surnom « boucher de Kaboul », le Bureau des services fondé en 1984 par Abdallah Youssouf Azzam, Oussama ben Laden et Ayman al-Zawahiri (analysé plus en détail dans la suite du texte) travaillait principalement avec lui, pendant le régime des talibans, il était en exile en Iran, mais il rejoignit ben Laden dès 2001, en 2015, il proclama son soutien pour l’EI [97] et il finit par signer un accord de paix avec le gouvernement afghan le 22 septembre 2016.

Il y avait aussi une coalition chiite soutenue par l’Iran et une coalition maoïste soutenue par la Chine qui se battaient contre l’invasion soviétique, mais, étant donné les deux [98] à six [99] milliards, selon les estimations, investis par la CIA dans le cadre de l’Opération Cyclone dans les groupes sunnites, ces deux coalitions sont négligeables et seront laissées de côté ici. Il faudrait pourtant préciser que les maoïstes étaient confrontés sous le PDPA à une répression systématique et en même temps à la méfiance profonde de leurs « frères d’armes » islamistes qui les attaquaient fréquemment. Le 12 novembre 1986, Faiz Ahmad, le leader de l’Organisation de libération afghane, a été assassiné avec six de ses camarades par les sbires de Hekmatyar. Une exception notable du maoïsme afghan dans ce contexte est l’Association révolutionnaire des femmes d’Afghanistan (RAWA). Fondée en 1977, elle dénonça autant le gouvernement du PDPA que l’alliance avec les islamistes et a jusqu’à aujourd’hui le mérite historique de n’avoir soutenu aucun gouvernement afghan ni aucune invasion étrangère depuis sa fondation.

Le déroulement de la guerre ne sera décrit ici que dans les grandes lignes. Suivant Akram, on peut distinguer trois phases, « L’installation des troupes » de 1979 à 1982, « La phase la plus intense de la guerre » de 1982 à 1986 et les « Reculs soviétiques et [le] retrait » de 1986 à 1989 [100]. Il estime que déjà en 1981-1982, 80 % du territoire était contrôlé par les moudjahedines, la nuit, il n’y avait pas la moindre lumière afin d’éviter les frappes aériennes soviétiques [101]. Le pourcentage est peut-être même plus élevé si son estimation se réfère au jour, car ils contrôlaient les régions rurales pendant la nuit sans que ce soit forcément le cas le jour [102]. Les désertions étaient un réel problème pour l’armée afghane, jusqu’à 60 % des soldats auraient rejoint les rangs des moudjahedines [103]. Une partie peut-être pour des raisons idéologiques, mais la plupart sans doute plutôt à cause de la manière extrêmement cruelle de faire la guerre des deux côtés, rejoindre la faction la plus forte dans une telle situation n’est pas forcément une question d’affiliation [104].

Hormis quelques voix critiques, majoritairement féministes, l’enthousiasme pour les « combattants de la liberté » afghanes était unanime dans le paysage médiatique occidental [105]. On assistait à un excès de zèle orientaliste pour les moudjahedines pieux et barbus, ils étaient dépeints comme des membres de clan innocents et modestes qui, étant donné une invasion par « l’Empire du mal », voulaient seulement défendre leurs traditions et leur religion, aidés « un peu » par les services de renseignement occidentaux. Les journalistes critiques risquaient d’être exclus des missions embarquées avec les moudjahedinesHormis quelques voix critiques, majoritairement féministes, l’enthousiasme pour les « combattants de la liberté » afghanes était unanime dans le paysage médiatique occidental [106]. On assistait à un excès de zèle orientaliste pour les moudjahedines pieux et barbus, ils étaient dépeints comme des membres de clan innocents et modestes qui, étant donné une invasion par « l’Empire du mal », voulaient seulement défendre leurs traditions et leur religion, aidés « un peu » par les services de renseignement occidentaux. Les journalistes critiques risquaient d’être exclus des missions embarquées avec les moudjahedines [107] et de perdre ainsi l’accès à quasiment toute information. La couverture de la presse soviétique était vraisemblablement même plus critique et objective, elle est souvent citée comme exemple de la politique gorbatchévienne de la glasnost [108]. Contrairement à d’autres journalistes soviétiques stationnés à Kaboul, Artyom Borovik fut dès 1987 embarqué dans diverses troupes soviétiques [109]. Il a rédigé des articles critiques dans la revue Ogonyok et il a publié en 1990 un livre qui parut simultanément en anglais et en russe [110].

Déjà sur la première page, le ton est défaitiste : « Des hommes fous appelèrent l’Afghanistan ‘une école du courage’. Et ils étaient suffisamment sages pour ne pas y envoyer leurs fils. Ils parlèrent du ‘devoir international’, ‘de la bataille contre les mercenaires de l’impérialisme aux frontières méridionales de notre patrie’, ‘du rejet déterminé de l’agression de la part des réactionnaires de la région’. Et ainsi de suite. Ils essayèrent de se convaincre eux-mêmes et de convaincre le reste du pays que l’Afghanistan ‘transformerait des jeunes immatures en fervents combattants pour notre foi communiste’. Mais, si l’Afghanistan a suscité la foi chez des gens, ce fut une foi très différente de celle promue par notre propagande. » [111] En outre, il ne cache pas qu’Amin a été assassiné par le KGB [112], il parle des désertions, des armes de service soviétiques vendues [113] et aussi des atrocités commises par les soldats soviétiques [114]. Son récit montre aussi que des pièges explosifs créatifs n’ont pas été inventés par l’EI : « L’incident [la découverte d’un thermos doté d’un piège à feu] m’étonna de l’énorme inventivité de ces bandits, de leur imagination riche et inépuisable. À l’intérieur de chaque fortification – des bunkers, des casemates, des tranchées-abris quatre étages au-dessous du sol – les soldats trouvent des stylos, des montres, des magnétophones et d’autres objets piégés. La mort cachée était camouflée tellement magistralement que seul un œil expérimenté peut le voir. » [115]

L’héroïne comme boomerang

Comme à l’époque au Vietnam, l’héroïne fut encore le carburant de la guerre : « En conséquence [des flux financiers américains et saoudiens] explose une criminalité qui parasite l’aide, sur laquelle chacun ferme les yeux tant que les Russes sont en Afghanistan, mais dont les conséquences dévastatrices ouvriront la voie à toutes les dérives à partir de la fin de la décennie. Ainsi, des cargaisons d’armes légères en quantités énormes, livrées par la CIA et débarquées au port de Karachi, alimentent le marché local (et feront de cette ville une des plus violentes du monde) avant d’être acheminées par la route vers leurs destinataires officiels. Au retour, les camions seront chargés d’héroïne extraite de l’opium cultivé en Afghanistan et dans les ‘zones tribales’ de la frontière pakistanaise, et exporté par Karachi. Les convoitises et les profits gigantesques suscités par les à-côtés criminels de l’aide américaine et arabe à la résistance deviendront une préoccupation majeure des États-Unis, puis des États arabes après le retrait soviétique, lorsque des groupes échappant à leur contrôle, surarmés et financés par les trafics locaux, propageront le jihad où il leur semblera bon sur la planète. » [116] Ce trafic de drogue des moudjahedines était un secret bien connu, le commandant de l’ISI responsable de la mission l’admet ouvertement dans ces mémoires [117].

Par conséquent, le prix de l’héroïne baissa un peu partout en Occident au milieu des années 1980 et les héroïnomanes commencèrent dans la plupart des grandes villes à faire partie du décor pendant cette période. Le Croissant d’or remplaça en même temps le Triangle d’or comme origine géographique principale de l’héroïne mondialement consommée. Aujourd’hui, l’Afghanistan en produit selon les estimations environ 90 %. En 2017, le chiffre d’affaires de la production d’héroïne fut estimé entre 4.1 et 6.6 milliards de dollars, ce qui représente 20 à 32 % du PIB afghan [118], elle garantit un emploi à approximativement 400’000 Afghans, plus que l’armée afghane [119]. Parallèlement, l’héroïnomanie a également explosé au sein de la population afghane, ce qui n’est tout sauf étonnant dans un pays qui manque de cimetières [120]. L’épicentre du milieu afghan de la drogue est le sous-sol du pont Pul-sokhta à Kaboul [121], une concentration massive de misère refoulée.

Le flux dans l’autre direction était au début essentiellement composé d’armes légères et les expéditeurs se préoccupaient d’une certaine discrétion. Selon Yousuf, seulement des armes provenant du bloc socialiste auraient été livrées au moudjahedines jusqu’en 1985 [122]. Ainsi, ils contrôlaient le sol, mais l’armée soviétique contrôlait le ciel : « La puissance aérienne était certainement le plus grand atout de l’ennemi. Elle n’accorda pas seulement une puissance de feu illimitée, mais aussi la mobilité. Utilisées correctement, ces deux pouvaient être combinées sur le champ de bataille pour vaincre les guérillas de manière tactique, voire stratégique. Le problème, du point de vue des moudjahedines, n’était pas tant qu’ils n’avaient pas de puissance aérienne propre, mais que leurs moyens de riposte aux avions et hélicoptères ennemis ont été limités à quelques SA-7 périmés, tirés à l’épaule, des missiles surface-air (SAM). » [123]

Ceci changea en 1986 : le 26 septembre, des miliciens de Hekmatyar testèrent pour la première fois le tout nouveau lance-missile sol-air américain Stinger dans un combat [124]. Cela fut-il ou non un tournant dans le cours de la guerre ? Les experts continuent à en débattre. En tout cas, la défaite soviétique était désormais scellée [125]. L’un des effets collatéraux inattendus de l’opération a été le fait que parmi environ 1’000 Stinger fournis, beaucoup finirent à cause de la corruption ou en tant que butin de guerre chez des destinataires imprévus. Rapidement, l’Iran et la Russie se vantèrent d’en posséder. Encore en 2001, on se demandait [126] où les Stinger pourraient bien être. Entre-temps, des groupes jihadistes divers et variés autour du globe en possédaient un, voire plusieurs, et la CIA a investi le double de leur coût initial, 65 millions de dollars, pour en racheter un maximum.

Retrait soviétique, prise de pouvoir des talibans et mondialisation du jihad

À l’époque comme aujourd’hui, les volontaires d’un peu partout dans le monde se joignirent aux moudjahedines, venus dans leur grande majorité de la péninsule arabique et d’autres régions islamiques. Tandis que certains jeunes Arabes de bonne famille (bourgeoise, voire royale) se servirent de l’Afghanistan pour passer des vacances aventureuses [127], d’autres vinrent avec des intentions plus sérieuses. Ainsi, un certain Abou Moussab al-Zarqaoui se déplaça par exemple à la fin des années 1980 en Afghanistan pour se joindre à la faction de Hekmatyar [128]. Ce fut le début d’une longue carrière jihadiste et il fera beaucoup parler de lui par la suite.

Afin de s’occuper des volontaires étrangers, le Palestinien Abdallah Azzam, un théoricien jihadiste d’une certaine importance, fonda en 1984 ensemble avec Oussama ben Laden et Ayman al-Zawahiri le Bureau des services. Ce dernier ouvrit même en 1986 son premier bureau américain à Tucson dans l’État de l’Arizona pour y recruter au sein de la communauté arabe pour les moudjahedines. [129] Azzam est mort le 24 novembre 1989 et ben Laden a repris le Bureau des services. Il l’a rebaptisé : la base, Al-Qaïda en arabe [130]. Personne ne s’en souciait à l’époque au sein de la CIA car ben Laden était considéré comme « non anti-américain » [131].

Le retrait soviétique était déjà considérablement avancé à ce moment-là et la guerre afghano-soviétique se transforma peu à peu en guerre civile afghane. Déjà le 4 décembre 1987, un retrait soviétique ordonné avait été discuté à Washington entre la CIA et le KGB [132]. Après la chute du mur début novembre 1989, tout le monde réalisa que les alliances d’hier ne seraient plus celles de demain, personne ne connaissait encore la « fin de l’histoire » et ses contours.

En automne 1990, la rupture entre ben Laden et l’Arabie saoudite a eu lieu. Ben Laden aurait préféré résoudre le problème de l’invasion irakienne du Koweït par le biais du jihad, l’Arabie saoudite considérait qu’une invasion américaine serait une solution plus judicieuse. Hekmatyar et Sayyaf ne voulaient pas non plus d’alliance avec les États-Unis [133]. Au milieu de l’année 1991, ben Laden fut gentiment averti par les services secrets saoudiens que les États-Unis le traqueraient peut-être et qu’il serait banni de l’Arabie saoudite « pour son propre bien » [134]. Après une escale, selon les sources, en Afghanistan ou en Pakistan, il trouva refuge en 1992 au Soudan [135], où le Congrès national islamiste d’Omar el-Bechir avait pris le pouvoir par un putsch.

Le 13 septembre 1991, le secrétaire d’État américain James Baker et le ministre des Affaires étrangères soviétique Boris Pankine se mirent d’accord d’arrêter conjointement le soutien pour les rebelles respectivement le gouvernement du PDPA [136]. En décembre 1991, peu avant l’effondrement de l’Union soviétique, le KGB s’est retiré d’Afghanistan et au début de 1992, l’aide à Najibullah a été arrêtée comme convenu [137]. Après la chute du gouvernement de ce dernier, il n’y avait plus beaucoup de raisons de maintenir une présence américaine devenue très coûteuse à cause du grand danger et de la situation chaotique. Les portes de l’ambassade étaient déjà depuis 1989 généralement fermées, à la fin de 1992, tout le personnel trouva des planques plus tranquilles.

Dernier ambassadeur à Kaboul durant neuf ans, Peter Tomsen se souciait dans son dernier mémo du 18 décembre 1992 de manière assez clairvoyante « des efforts des extrémistes islamistes afin d’utiliser l’Afghanistan comme une base d’entraînement et d’exécution pour le terrorisme dans la région et au-delà » [138]. Son évaluation de la situation était (légitimement) sombre, il écrivit quelques semaines plus tard : « La persévérance américaine dans le maintien de notre position déjà établie en Afghanistan pourrait – à peu de coûts – considérablement contribuer à un résultat favorable et modéré qui permettrait d’écarter les extrémistes, de maintenir une amitié avec un pays amical situé stratégiquement, de nous aider à accomplir nos autres objectifs en Afghanistan et dans la région d’Asie centrale en général, par exemple les stupéfiants, la récupération des Stinger, l’antiterrorisme […] On risque de jeter les atouts qu’on a acquis en Afghanistan dans les dix dernières années, qu’on a payé cher […] Les enjeux dans le contexte géostratégique actuel sont limités, mais importants. Il y a le danger qu’on perde l’intérêt et qu’on abandonne notre capital investi en Afghanistan ce qui déstabilise une région où l’on n’a que quelques leviers précieux. »Ibid. Cassandra n’aurait pas su mieux le formuler…

La guerre civile jusqu’en 1996 ne sera pas traitée en détail dans ce texte, seule la force ayant conquis le pouvoir à la fin sera abordée : les talibans. « Talibans » signifie élèves en pachtoune et fait référence à leur origine dans les écoles coraniques dans la région de Kandahar et la région frontalière du Pakistan. Au printemps 1994, ils conquirent le premier village, Spin Boldak, proche de la frontière pakistanaise. Le 3 novembre de la même année, ce fut le tour à la capitale méridionale, Kandahar, deuxième ville du pays, moins d’un an plus tard, en septembre 1995, à la métropole occidentale Hérat, troisième ville du pays et majoritairement non-pachtoune. Déjà depuis le printemps, ils disposèrent du monopole – même s’il fut un peu méfiant – de l’ISI, la faction de Djalâlouddine Haqqani se joignit également à cette époque aux talibans [139]. En septembre 1996, ils conquirent Kaboul et proclamèrent le 27 du même mois l’« Émirat islamique d’Afghanistan », le début de leur règne quinquennal sur le pays.

Seulement suite à de nombreuses batailles, ils réussirent à contrôler complètement le nord du pays. L’affrontement sanglant commencé en mai 1997 avec les notables locaux de la métropole du nord et quatrième ville du pays Mazir-i Sharif, soutenus surtout par la Russie et l’Iran, culmina en août 1998 dans la prise du pouvoir des talibans et un massacre de milliers de civils, principalement chiites. Après avoir déjà été reconnu comme gouvernement légitime après la conquête de Kaboul par les États-Unis, s’ensuivirent le Pakistan, l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis, sur la première liste américaine d’organisations terroristes étrangères, parue en automne 1997, il n’y a ni les talibans, ni Al-Qaïda [140].

Peu avant la chute de Kaboul, ben Laden, déjà rentré en Afghanistan en mai 1996, cassa sa tirelire et donna aux talibans trois millions de dollars de sa fortune personnelle en guise de soutien à l’attaque sur Kaboul et par la suite, le soutien de l’ISI se renforça avec la chute de la capitale [141]. Après les tentatives d’attentat infructueuses contre le Premier ministre égyptien Atif Sedki en 1993 et le Président Hosni Moubarak en 1995, le groupe Al-Jihad lié à ben Laden était de plus en plus sous pression, tout autant qu’Al-Gamaa al-Islamiya, qui avait également des contacts avec lui, assassina le journaliste Faraj Fouda en 1992 et fut responsable pour le massacre de Louxor (soixante-deux morts, en grande majorité des touristes), et enfin le régime soudanais qui avait hébergé ben Laden.

Le retour des « Afghans » en Égypte et en Algérie au début des années 1990 allait de pair avec l’introduction de leurs méthodes apprises en Afghanistan : « Cette accélération de la violence, concomitante dans les deux pays, se produisit l’année de la chute de Kaboul aux mains des moujahidines. Plusieurs centaines d’‘Afghans’ algériens comme égyptiens étaient rentrés chez eux. Formés au moule du ‘salafisme jihadisme’ à Peshawar, ils contribueraient à radicaliser le jihad local en y transposant leur expérience internationale. » [142] D’autres vétérans afghans étrangers ont porté le jihad en Bosnie, en Tchétchénie et au Tadjikistan [143], pour la même raison, le conflit au Cachemire aussi a pris un tournant de plus en plus jihadiste du côté pakistanais [144].

Pendant la première bataille de Mogadiscio, le fiasco américain du 3 et 4 octobre 1993, il y avait aussi des « Afghans » [145]. Black Hawk Down, le livre sur l’événement par le journaliste Mark Bowden, paru en 1999, fut adapté au cinéma en 2001 par Ridley Scott. Suite à deux hélicoptères descendus, deux soldats américains furent lynchés par la plèbe, certains ont pu être sauvés. L’opération a coûté la vie à dix-huit soldats de la coalition américaine (ensemble avec la Malaisie et le Pakistan) et à plus d’un millier du côté de l’Alliance nationale somalienne et des jihadistes alliés à eux.

Les troupes de l’ONU ont quitté le pays en 1995 et les différentes factions continuèrent à se battre. En décembre 2006 seulement, le gouvernement de transition constitué en 2000 à Nairobi a pu chasser l’alliance jihadiste Union des tribunaux islamiques de Mogadiscio et obtenir un contrôle précaire sur la capitale. Les éléments modérés de l’alliance se sont exilés, une faction est restée : Al-Shabab, terme arabe signifiant « la jeunesse », le nom complet est « Mouvement des jeunes moudjahedines ». Existant déjà en tant que faction indépendante au sein de l’alliance, elle a été réorganisée par Aden Hashi Ayro en 2006, il aurait auparavant été formé dans un camp d’entraînement afghan par Al-Qaïda [146].

Al-Qaïda, un réseau mondial pour le jihad

Les vétérans d’Afghanistan à la recherche du jihad perdu n’alimentèrent cependant pas que des guerres partout autour du globe, ils étaient aussi en train d’organiser Al-Qaïda en tant que réseau jihadiste mondial. La forme donc, dans laquelle on connaît communément l’organisation aujourd’hui. Le 29 décembre 1992, il y eut à Aden, l’ancienne capitale du Yémen du Sud, une attaque à la bombe contre l’armée américaine. Les bombes explosèrent dans deux hôtels connus pour héberger du personnel militaire américain. L’attaque n’atteignit pourtant pas sa cible, deux employés d’hôtel et un touriste autrichien sont morts, aussi parmi les blessés, il n’y eut que des employés d’hôtel et des touristes. Ce fut historiquement le premier attentat d’Al-Qaïda dans sa forme contemporaine.

La voiture piégée ayant explosé dans un parking souterrain du World Trade Center à New York le 26 février 1993, tout comme celle dans un centre d’entraînement de l’armée américaine à Riyad, ayant coûté la vie à cinq Américains et deux Indiens, lui sont attribuées, même s’il n’a jamais officiellement revendiqué ces attentats. Les attaques parallèles contre les ambassades à Nairobi et Dar es Salam avec deux cent vingt-quatre morts et plus de cinq mille blessés le 7 août 1998 ont fini par convaincre les stratèges de guerre américains que pour les alliés d’hier, l’alliance était définitivement obsolète.

Ce fut le tournant dans la relation américaine avec les talibans. En lien avec le gazoduc TAPI, planifié depuis le début des années 1990, l’entreprise pétrolière américaine Unocal avait même ouvert un bureau à Kandahar, le bastion des talibans, en 1996 [147], afin d’augmenter les chances de décrocher un contrat lucratif face à sa concurrente argentine Bridas. La pression féministe croissante avait déjà en automne 1997 comme effet une première critique américaine publique du régime des talibans de la part de Madeleine Albright et de Hillary Clinton [148].

Alors que la CIA commençait à réfléchir sur une opération secrète pour capturer ben Laden en Afghanistan, le régime des talibans perdit le soutien saoudien à la mi-septembre 1998 [149]. La collaboration avec les partenaires pakistanais et saoudien dans la « lutte contre le terrorisme » était pourtant précaire et ambiguë. Malgré la rupture saoudienne avec les talibans, des millions à travers les organisations de charité islamiques continuaient à alimenter leurs caisses [150], p. 511-513.. Aucun service de renseignement ne réussissait à infiltrer le noyau dur d’Al-Qaïda [151] et personne ne savait que ben Laden fusse en train de préparer des projets importants à Kandahar depuis au moins fin 1999 [152].

Ces projets, dont les répercussions sont bien connues, furent réalisés le 11 septembre 2001, deux jours après l’assassinat de Massoud. L’invasion américaine d’Afghanistan, entamée en octobre 2001, avait même le soutien russe et quelques mois plus tard, le régime taliban fut renversé. Les dirigeants finirent soit à Guantanamo, soit dans l’exile pakistanais où le mouvement fut rétabli comme milice en 2003. Cela n’empêcha pas le service secret pakistanais ISI de garder un pied dedans tout en prétendant être un allié fiable dans la « guerre contre la terreur » [153]. Du côté des États-Unis, l’Afghanistan n’était plus la priorité depuis la chute des talibans, l’Irak était déjà à l’ordre du jour, une invasion qui ouvrit aussi un nouveau chapitre pour Al-Qaïda.

Après le renversement de Saddam Hussein par l’invasion américaine en 2003, la résistance contre l’occupation américaine était considérable dès le départ. L’organisation Jama’at al-Tawhid wal-Jihad (« Parti pour le monothéisme et le jihad »), menée par Abou Moussab al-Zarqaoui, était une force centrale dans la guérilla contre le nouveau pouvoir à Bagdad. En automne 2004, il a prêté allégeance à Al-Qaïda et son organisation est devenue sa succursale en Irak. Le nom fut changé en Tanzim al-Qaïdat al-Jihad fi Bilad al-Rafidayn (« Organisation de base du jihad en Mésopotamie »), communément appelée Al-Qaïda en Irak. Le groupe devint en 2007 l’État islamique en Irak. En 2013, le rapport toujours tendu finit par se rompre et l’État islamique en Irak et au Levant a été créé [154]. Ce dernier a proclamé un califat mondial en 2014 et s’est appelé désormais, pour souligner cette prétention universelle, simplement État islamique.

Sur les thèses

Ceci sur la véritable racine historique de l’EI, abordons maintenant les thèses. C’est un lieu commun dans les débats marxistes de définir une chose désagréable quelconque comme « un phénomène de la crise capitaliste » et La Banda Vaga a cédé à cette tentation. Le lien entre la crise économique globale et la montée des Frères musulmans devrait toutefois être prouvé. Comme mentionné ci-dessus, l’essor de l’islamisme est plutôt lié à la concurrence de différentes factions bourgeoises dans la lutte contre la colonisation britannique.

Concernant les années 1970, La Banda Vaga oublie que la crise pétrolière n’en fut pas une pour les pays exportant du pétrole comme l’Iran et l’Arabie saoudite. Comme déjà mentionné plus haut, cette crise et ainsi le début de la restructuration sont certainement liés à l’expansion de l’islamisme, mais ce lien consiste en la propagation saoudienne de l’idéologie et en le début du déclin du mouvement ouvrier qui a enfin permis aux islamistes de recruter « la jeunesse urbaine pauvre » [155] et non pas à une loi historique insinuée par La Banda Vaga selon laquelle le capital sécréterait mécaniquement une dose d’islamisme lors de chaque crise.

Ainsi, l’exposé sur l’antisémitisme – qui est bien sûr présent dans le discours islamiste – ne peut être considéré comme résolu par une allusion hâtive à Bernard Lewis. Tout d’abord, il est très étonnant qu’un groupe communiste se réfère à cet auteur hautement controversé. Tout en ayant été marxiste au début de sa carrière, il était en 1986, quand le livre Sémites et antisémites a paru, un propagandiste établi des néoconservateurs américains. L’allusion au dogme antideutsch de l’« antisémitisme en tant qu’article d’exportation européen » ne sert d’explication ni à l’égard des contextes historiques, ni d’un point de vue d’une approche matérialiste.

Même Lewis lui-même avance une raison matérialiste pour la traduction des premiers textes : « Les minorités chrétiennes avaient de bonnes raisons de s’opposer aux Juifs, leurs concurrents directs sur le plan économique ; d’ailleurs, les manifestations antijuives s’accompagnaient invariablement d’appels au boycott. » [156] Bien sûr, la bourgeoisie ne cherchera pas la « faute à toute la misère » dans les rapports de production, ne serait-ce que parce que ceux-ci lui apportent tout sauf la misère. En outre, ces traductions doivent sans doute aussi être vues dans le contexte de la première vague d’émigration sioniste en direction de la Palestine ottomane, ainsi que dans celui de la théorisation du sionisme qui l’accompagne et commence avec elle, celle-ci est – dans le cas notamment de Herzl – très inspirée par le nationalisme allemand.

Il n’y a même pas besoin de mentionner que Lewis était au début des années 2000 l’un des propagandistes les plus zélés pour l’invasion américaine de l’Irak. Dans l’ouvrage cité, on trouve tout autant des propos extrêmement douteux qui ne peuvent être expliqués que par le contexte géopolitique de l’époque. Ainsi, il prétend par exemple que le kurde ne serait pas une langue et qu’il n’y aurait pas de littérature kurde [157]. L’explication pour cette affirmation – évidemment fausse – doit être cherchée dans le contexte d’une activité et d’une propagande fortes de la part du PKK dans les années 1980 et dans le fait que pour Lewis, la Turquie était – à côté d’Israël – le partenaire le plus fiable de l’Occident dans le Moyen-Orient et qu’elle devait donc être soutenue contre les velléités indépendantistes des Kurdes. Pour la même raison, il répète dans cet ouvrage sa thèse inouïe qu’il n’y aurait jamais eu de génocide commis à l’égard des Arméniens, ce furent tout simplement des « souffrances […] terribles » [158]. À la langue berbère, il dénie aussi toute scripturalité et tradition littéraire [159], ce qui n’est pas moins erroné que la relégation du kurde dans les sphères moins civilisées. Dans ce cas aussi, la défense implicite de la politique d’arabisation du président algérien de l’époque et ami de l’Occident Chadli Bendjedid en guise de réaction au Printemps berbère en 1980 est tout sauf une coïncidence.

Pour son adversaire épique Edward Saïd, Lewis est l’un des représentants principaux de l’orientalisme, c’est-à-dire la recherche qui, selon Saïd, sert aux intérêts impérialistes occidentaux en tentant d’analyser un Orient construit par l’intellectuel occidental. Son analyse est considérablement influencée par Michel Foucault et elle montre les mêmes limites, tout discours est posé comme construit tout en reprochant au « discours orientaliste » qu’il ne parlerait pas de l’« Orient réel » [160]. Saïd et Lewis se menèrent d’une certaine manière une guerre de procuration entre la Palestine et Israël entre les murs de l’académie anglosaxonne, mais leur point de vue culturaliste empêchait les deux de saisir le mode de production capitaliste en tant que tel. L’« hégémonie [européenne] » [161] chez Lewis trouve son écho dans « la force du discours culturel occidental » [162] chez Saïd. Les deux méconnaissent l’exploration du marché mondial par le capital en tant que base matérielle de la prétendue supériorité culturelle de l’Occident.

Pour cette raison précisément, il est problématique d’avoir recours à Lewis pour étiqueter l’islamisme comme antisémite. Pour lui, l’antisémitisme est un « virus » qui « [s’est] répandu dans ses veines [de l’islam] » [163], la culture, donc, en tant que corps sain et homogène, menacé par des maladies, un point de vue qui, en principe, ne devrait pas être celui des communistes. L’antisémitisme islamiste n’est pas un « article d’exportation », mais se manifeste dans la plupart des cas dans le contexte du soutien des velléités nationalistes de la bourgeoisie palestinienne. L’hostilité islamiste envers les Juifs ne s’articule ni sur une base raciste, ni sur une base culturaliste, les Juifs sont tout simplement des mécréants et sont haïs pour cette raison-là, tout comme les chrétiens, ils ont pourtant, comme ceux-ci, du moins théoriquement, en tant qu’ahl-ul-kitab, « gens du livre », la possibilité de payer la taxe de protection jizya et de vivre de manière indemne dans le califat, contrairement par exemple aux chiites considérés comme des hérétiques ou aux Yézidis considérés comme des adorateurs du diable, placés bien plus bas dans la hiérarchie de l’EI et auxquels on accorde dans le meilleur des cas une vie en tant qu’esclaves.

Fin novembre 2015, une reproduction d’un texte de l’écrivain français jihadophile Marc-Édouard Nabe (connu aussi sous son pseudonyme littéraire Alain Zannini) parut même dans la revue francophone de l’EI Dar al-Islam. Il y attaque les théories complotistes d’Alain Soral [164]. Les islamistes croient certainement aussi que des Juifs sont engagés dans de complots divers et variés (dont les attaques jihadistes ne font bien évidemment pas partie), mais cette croyance n’est pas un élément surdéterminant comme pour des nazis ou des spécialistes des théories complotistes comme Elsässer, Soral ou Meyssan. Pour les islamistes, ce ne sont logiquement pas « les rapports de production » qui sont « responsables de toute la misère », mais ce ne sont pas des « manipulateurs cachés » non plus, simplement le fait que le monde restera décadent tant qu’il ne sera pas régi par un califat mondial et pieux. Les convertis d’origine juive sont d’ailleurs bienvenus chez l’EI, autant dans le groupe Telegram que dans le califat même [165].

Concernant les thèses 2 et 3, on est en revanche largement d’accord. Les deux ont malheureusement un angle mort, car elles ne sont pas capables d’expliquer pourquoi la « jeunesse urbaine pauvre » s’est tournée vers l’islamisme à partir des années 1970, mais pas avant. L’explication pour cela est le début de la restructuration capitaliste et le déclin du mouvement ouvrier qui l’accompagne. Avant, ce segment de la population s’engageait majoritairement dans des mouvements panarabistes et/ou socialistes. La restructuration peut, selon Théorie communiste, être résumé de manière suivante : « La restructuration comme défaite, à la fin des années 1960 et durant les années 1970, de tout ce cycle de luttes fondé sur l’identité ouvrière a eu pour contenu la destruction de tout ce qui était devenu une entrave à la fluidité de l’autoprésupposition du capital. On trouvait d’une part toutes les séparations, protections, spécifications qui se dressaient face à la baisse de la valeur de la force de travail, en ce qu’elles empêchaient que toute la classe ouvrière, mondialement, dans la continuité de son existence, de sa reproduction et de son élargissement, doive faire face en tant que telle à tout le capital. On trouvait d’autre part toutes les contraintes de la circulation, de la rotation, de l’accumulation, qui entravaient la transformation du surproduit en plus-value et capital additionnel. N’importe quel surproduit doit pouvoir trouver n’importe où son marché, n’importe quelle plus-value doit pouvoir trouver n’importe où la possibilité d’opérer comme capital additionnel, c’est-à-dire se transformer en moyens de production et force de travail, sans qu’une formalisation du cycle international (pays de l’Est, périphérie) ne prédétermine cette transformation. Le capital financier a été le maître d’œuvre de cette restructuration. Avec la restructuration achevée dans les années 1980, la production de plus-value et la reproduction des conditions de cette production coïncident. » [166]

Ce fait est certainement une « défaite de la gauche », mais il est bien plus que cela, il a avant tout des répercussions importantes sur le « soi-disant sous-développement de vastes régions du Sud politique ». À la fin de la deuxième thèse, l’islam politique est réduit à un tour de passe-passe des classes dominantes dans les pays respectives : « Face à cette désintégration structurelle notamment, beaucoup d’États du Proche-Orient découvrent l’islam en tant que force intégratrice pour couvrir les problèmes sociaux de manière idéologique à défaut de les résoudre. » L’idéologie est bien plus que de l’escroquerie discursive, « toute idéologie a comme fonction (qui la définit) de ‘constituer’ des individus concrets en sujets » [167]. L’« ère islamiste » [168], qui commença en 1973, s’explique aussi par le fait que des régimes nationalistes en crise utilisèrent les islamistes en train de monter en puissance comme force répressive auxiliaire contre la gauche [169]. La réorientation idéologique sur les décombres du nassérisme et la montée en puissance de l’islamisme dans tout le monde musulman, décrites de manière détaillée dans l’ouvrage de Kepel, ne peuvent pas être réduites à une « manipulation des masses », elles inaugurent une nouvelle ère.

Cette nouvelle ère, cette « défaite de la gauche », diagnostiquée par La Banda Vaga, est le début de la restructuration qui coïncide avec celui de l’« ère islamiste » de Kepel. La crise pétrolière fournit les revenus nécessaires à l’Arabie saoudite et la rendit possible. La restructuration ouvrit le déclin du mouvement ouvrier et les promesses de salut industriel des régimes nationalistes divers et variés étaient maintenant définitivement perçues comme des illusions. Ce développement est résumé dans la thèse 4. Concernant le recyclage du discours anti-impérialiste, on est également d’accord : « Produit d’une modernisation ratée et du déclin du nationalisme panarabe, il [l’islamisme] récupère pourtant l’anti-impérialisme de ce dernier dans une forme religieuse, l’oumma considérée comme assiégée par les impérialistes mécréants. » [170] Mais l’« espoir émancipateur » du socialisme est à relativiser : en tant qu’affirmation de la classe ouvrière portée par le programmatisme, une telle perspective est devenue obsolète.

Dans la thèse 5, La Banda Vaga décrit l’« islamisme » comme un « projet patriarcal ». Or, il s’agit plutôt d’une forme moderne de domination masculine. Un « patriarche » est un chef de tribu. La notion de « patriarcat » peut éventuellement être une description adéquate pour la domination masculine dans les zones tribales pachtounes contrôlées par les talibans ou des villages contrôlés par Al-Shabab dans l’arrière-pays somalien, mais certainement pas concernant l’EI et l’Iran non plus, les deux sont des produits de la modernité. Olivier Roy souligna déjà en 1992 la différence entre l’image de la femme dans l’islam traditionnel et dans l’islamisme : « La question de la femme […] est un des points de rupture de l’islamisme avec le fondamentalisme traditionaliste. Les islamistes tiennent le rôle de la femme pour essentiel dans l’éducation et la société. Ils voient en elle une personne et non plus seulement un instrument de jouissance ou de reproduction. » [171] Une fois de plus, l’Iran est un très mauvais exemple pour documenter cette thèse. Même si les femmes en Iran sont discriminées dans plusieurs domaines sociaux, elles ne sont pas exclues complètement de la sphère publique comme dans des régimes islamistes plus traditionalistes, par exemple en Arabie saoudite ou sous les talibans.

La même chose est valable pour le régime de l’EI. Concernant le rôle des femmes dans l’EI, le sociologue Farhad Khosrokhavar constate à juste titre un changement de paradigme : « Avant l’avènement de Daesh en 2014, les femmes impliquées dans le jihad en Europe étaient fort peu nombreuses. […] De 2013 à 2015, on assiste à un accroissement significatif du nombre de femmes impliquées dans le jihadisme : elles sont plus de 500 (10%) sur les quelque 5’000 personnes ayant quitté les pays occidentaux pour la Syrie. » [172] Des femmes formèrent dans le califat une brigade spécifique de la police des mœurs, elles se battirent parfois au front ou commirent des attentats, des activités que, disons, un partisan pachtoune des talibans trouverait extrêmement inadaptées pour des femmes. La remarque quelque peu paternaliste de La Banda Vaga que les femmes « n’ont somme toute rien à gagner dans ce système » est sans doute vraie, il n’y a pourtant pas grand-chose à gagner dans ce monde de toute manière, encore moins en tant que femme, voire en tant que femme prolétaire.

Si c’était vrai que ces femmes, comme le prétend La Banda Vaga, ne se joignaient à l’EI que parce qu’« elles profitent à tout le moins psychiquement de la promesse d’ordre de l’islamisme qui leur donne une place fixe dans l’ordre du monde et ainsi de l’orientation », il faut se demander pourquoi tellement peu de femmes s’étaient jointes aux groupes jihadistes avant. Il est plus probable que la vie dans le califat représentât pour la plupart de ces femmes une perspective émancipatrice comparée à celle chez des parents conservateurs, même si un tel fait ne peut être admis qu’à contrecœur.

Les tentatives d’explication psychanalytiques avancées par La Banda Vaga n’expliquent en réalité pas grand-chose, la comparaison subtile avec le nazisme dans l’allusion aux « fantasmâlgories » de Theweleit encore moins. La pathologisation n’est pas une explication. Dans le paragraphe sur les femmes recrues, on croit apercevoir entre les lignes une sorte de regret que « nous » n’ayons pas réussi à les recruter avant car il y aurait chez « nous » prétendument bien plus « à gagner ». Les « droits des femmes » ne sont, même s’ils sont « en place », pas accessibles aux femmes prolétaires dans la plupart des cas, tout comme la sphère publique. Le réseau de la RAWA en Afghanistan sous les talibans est par exemple simplement devenu plus clandestin, il n’était déjà pas particulièrement public auparavant. La situation des femmes dans des régimes islamistes n’est pas basée sur des « fantasmâlgories », mais des directives idéologiques dans des habits théologiques (coran, hadiths, charia, interprétés d’une certaine manière), et les « fantasmâlgories » peuvent aussi très bien se réaliser dans des régimes laïcs. Ainsi, ce fut par exemple en Égypte en 2011 le président actuel al-Sisi qui revendiqua avec beaucoup de zèle la mise en place de « tests de virginité » pour les manifestantes.

Concernant la thèse 6, on pourrait difficilement affirmer le contraire, mais comment le Printemps arabe aurait-il dû éviter son « échec » ? Seule une révolution communiste mondiale nous aurait enfin permis de parler d’un Printemps arabe « couronné de succès ». En outre, les contestations n’étaient pas d’abord « explicitement laïques respectivement sociales » et après leur « échec », les islamistes auraient surgi de nulle part. En Tunisie, des épicentres des contestations comme Sfax, Kasserine ou Ben Guerdane sont considérés comme des bastions islamistes et cela avait déjà été le cas avant 2010. Le fait que les Frères musulmans durent interdire à leurs membres en Égypte de participer aux contestations indique que la base y participait sans doute avec beaucoup d’enthousiasme, on peut supposer qu’ils le firent plutôt pour défendre leurs intérêts de classe élémentaires, par opposition à des islamistes plus radicaux, comme les partisans de l’EI, qui y participèrent probablement davantage dans une optique de déstabilisation du pouvoir d’État. Ce que Théorie communiste écrit sur l’interclassisme des Gilets jaunes est aussi valable pour le Printemps arabe : « La question est celle du niveau de vie, des revenus. Mais cette question ne demeure pas une question économique, elle devient immédiatement politique. Les taxes, les impôts, c’est L’État. C’est dans cette immédiate mutation de l’économie en politique que l’interclassisme trouve sa forme qui le définit et le conforte. » [173]

Dans la thèse 7, La Banda Vaga décrit l’« islamisme comme un moyen d’une politique de force impérialiste », ce qu’il peut être, bien évidemment, sans l’être nécessairement dans tous les cas. Tandis que dans le cas d’Al-Qaïda, il existe un lien vague avec la « communauté d’États » à travers le bureau des talibans à Doha, on ne pourrait pas dire la même chose de l’EI. Malgré un soutien turc ponctuel, on ne peut pas parler d’une « alliance », comme déjà évoqué dans un texte plus ancien : « Certes, des convois d’armes depuis la Turquie arrivent sans aucun doute très régulièrement en Syrie, comme celui qui avait causé un scandale il y a quelques années [174]. Il est probable que l’État islamique soit vu par l’appareil militaire turc comme un moindre mal comparé au PYD. Cela ne suffit toutefois pas pour parler d’une ‘alliance’, les véritables alliés de la Turquie sont plutôt des groupes islamistes plus modérés comme le Jabhat Tahrir Souriya. » [175]

Le parquet diplomatique de l’EI est la pègre criminelle et il y entretient bel et bien des relations, par exemple avec des gangs de rue islamistes à Trinité-et-Tobago servant d’agences de recrutement [176] ou avec la Camorra [177]. Il n’y a, donc, probablement point de coïncidence dans le fait que les attaquants de Paris en 2015 se fussent procuré leurs faux documents via Naples [178]. Cette pègre criminelle fait bien sûr aussi partie « de la politique impérialiste et des dynamiques de concurrence entre États », mais il n’est pas toujours facile de savoir de quelle manière précise. On suppose aussi fréquemment que cette pax mafiosa est la raison principale pourquoi il n’y a jamais eu d’attaque jihadiste en Italie [179].

Dans la thèse 8, La Banda Vaga arrive à la conclusion suivante : « Qui mise son espoir dans la lutte contre l’islamisme sur l’Occident éclairé, semble souffrir dans le meilleur des cas de myopie historique. » On partage bien sûr cet avis, comme celui exprimé dans la thèse suivante : « Une minimisation de l’islamisme par peur de renforcer et de promouvoir le racisme antimusulman en Occident est dans ce contexte tout aussi inappropriée que la transfiguration ‘anti-impérialiste’ de l’islamisme en mouvement anticapitaliste comme on peut la rencontrer ne serait-ce que dans une partie de la gauche jusqu’à aujourd’hui. » On est tout aussi d’accord concernant la condamnation d’un « front populaire contre l’islamisme », mais dans le capitalisme restructuré, l’ère des fronts populaires est derrière nous de toute manière. C’est dommage que la comparaison avec le nazisme apparaisse de nouveau en filigrane, tout comme dans la remarque suivante : « Qui ne veut pas entendre parler du capitalisme devrait aussi se taire sur l’islamisme. » Il faudrait laisser les considérations puisant dans la théorie de l’extrémisme à la bourgeoisie, car elles sont aussi un « abandon de nos propres positions ».

En résumé, on peut dire qu’on est d’accord sur un certain nombre de points. En outre des différences méthodologiques, nous sommes en désaccord sur l’analyse de l’antisémitisme, du rôle de l’Iran, de la situation des femmes et, plus généralement, sur le plan taxonomique. Comme souligné plus haut, La Banda Vaga a tendance à comparer des pommes avec des poires et à ne pas distinguer entre des orientations plutôt politiques ou jihadistes de l’islamisme. En plus, le salafisme quiétiste, apolitique, faisant aussi partie de la catégorie « islamisme », n’est même pas mentionné.

Les différences entre l’Iran, les Frères musulmans et l’EI sont beaucoup plus grandes que l’on pourrait le croire lors de la lecture des thèses, il serait donc plus raisonnable d’analyser ces phénomènes de manière séparée. Autant la République islamique que les Frères musulmans sont des reliquats de la modernité. Et l’EI ne représente pas le « type idéal d’islamisme » (une historiographie matérialiste ne connaît pas de « type idéal »), simplement un islamisme jihadiste à la hauteur de son époque, se fondant dans la pègre criminelle en tant que produit du capitalisme restructuré.

Que faire ? « Le communisme ou la barbarie », c’est effectivement l’alternative. Seulement quand le dernier dinar-or aura été communisé, on n’aura plus besoin d’écrire ce genre de textes. Voici comment Théorie communiste décrit le rapport de l’islamisme à la mondialisation : « Elle [l’opposition islamiste] n’est pas sa contradiction mais son ombre. » [180] Qui veut se battre contre un ombre, se battrait aussi contre des moulins à vent, les deux combats sont peu prometteurs. Et malheureusement, il faut partir du principe que le capital ne fera pas la même erreur que Peter Schlemihl.

Doc Sportello

Juin 2019

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