Gaza 2024

Un texte sur Gaza suivi de “Commentaires sur l’entretien avec Emilio Minassian” du 30 octobre 2023 publié sur Dndf le 2 novembre 2023

 

Gaza 2024

Dans un texte publié sur « Lundi matin » on parle de Gaza mais on ne trouve rien sur Gaza, les Palestiniens, etc., on y trouve la boite aux outils  dont l’utilisation est préconisée en toute circonstance, quels que soient les lieux, les sujets, les conflits, les classes ou fractions de classes en présence : l’occupation (il faut croire que cela les occupe). Et surtout, l’injonction de tout bon théoricien cultivé et dissident des classes dominantes, à être du « bon côté de l’histoire ». Toujours « l’Histoire » comme le totem de ceux qui s’imaginent en être les représentants en chair et en os. Mais ceux  qui sont dans le coup, qui sont embarqués dans les entrelacs de toutes les luttes et des guerres se foutent complètement du bon et du mauvais côté de l’Histoire et de l’Histoire elle-même. Il n’y a que ceux qui s’imaginent, parce que c’est leur raison d’être, être, en toutes circonstances, l’incarnation de l’Histoire et donc de son « sens » qui se soucient d’une telle chose : être du bon côté ou nonIl est remarquable comme en très peu de temps les acteurs ont changé ainsi que le ton et la signification des réactions à l’extermination des Gazaouis (qui s’accompagne, c’est important de le souligner, d’une recrudescence des expéditions militaires en Cisjordanie). De réactions plus ou moins spontanées de ceux qui, toute proportion gardée, voit dans cette extermination le symbole de leur propre situation sans avenir, on est passé aux militants  professionnels prêts à se faire tuer jusqu’au dernier Palesstinien.  Je viens de lire dans le Diplo de Mai 2024, un article intitulé « La rue avec Gaza, les élites derrière Israël ». Que peut signifier maintenant « être avec Gaza » ? Tout au long de l’article, cette « rue » ce sont « l’opinion publique », les « sondages », des juristes, des universitaires, etc. Et il est vrai  qu’il y a des manifestations massives qui appellent à un « cessez-le-feu ». Il ne s’agit plus, centralement, comme cela fut brièvement le cas de reconnaître dans Gaza la forme paroxystique d’une situation vécue, mais d’exprimer une « solidarité » sans enjeux. Le fondement de cette « solidarité », c’est le « droit », l’ « égalité des peuples », le « cessez-le-feu », la paix.

Personne ne crie (et c’est heureux !) : « Hamas vaincra ! », comme à l’époque certains criaient « FNL vaincra ! » et manifestaient en scandant « HO-Ho- Ho Chi Minh ! » contre ceux qui se contentaient de « Paix au Vietnam ». Je ne fais cette référence que parce que le texte de Lundi matin la fait à propos de l’Université de Columbia, mais il faut  le dire puisque le texte se réfère à cette histoire et que la différence n’est pas sans importance.

800 000 personnes dans les rues des Londres (chiffre du Diplo) appellent à la paix, c’est-à-dire à ce que rien ne change. 800 000 personnes conscientes, il est vrai,  que le changement là-bas ne peut signifier que l’accentuation du plus ou moins pire ici, conscientes que ce n’est pas par hasard que tous les gouvernements ferment les yeux sur le massacre et répriment toute contestation. Autour de 35 000 morts, un territoire réduit à néant, une famine sciemment organisée, mais Gabriel Attal nous a dit ce soir que « Israël n’avait pas sur réagi ». Tous  ces gouvernements se reconnaissent dans le fer de lance du capitalisme qu’a toujours été Israël au Proche Orient et d’autant plus aujourd’hui où les « surnuméraires (Endnotes) sont une question centrale des linéaments possibles d’une restructuration envisageable mondialement. La solidarité avec Gaza c’est la volonté, sans trop d’illusions, de la préservation du statu quo social interne (dans les pays de ces manifestations) et conjointement international, contre toutes les politiques aujourd’hui mises en œuvre.

Quand la majorité des Palestiniens soutient le Hamas et se reconnaît en lui (et ils ont leurs raisons de le faire), quand « l’Autorité palestinienne »  est totalement discréditée allant même jusqu’à poursuivre, avec l’armée israélienne, les brigades armées « autonomes » de Cisjordanie, la solidarité avec la Palestine ne pouvant pas contourner ces faits ne peut que les surplomber et n’être qu’un appel à la paix ou un « Palestine vaincra » totalement hors-sol. « La Palestine de la rivière à la mer » sous-entendant un Etat multinational, si ce n’est multiconfessionnel, est totalement irréaliste à moins de vouloir officialiser les Palestiniens comme main-d’œuvre à bon marché de l’économie israélienne (c’est-à-dire officiellement « juive » depuis la réforme de la Constitution israélienne) qui demeurerait, avec l’appui de l’argent du Golfe, la structure dominante de cet Etat.

Pourtant, là où se manifeste cette solidarité elle combine toujours le pacifisme comme réelle expression de son impasse proprement politique et l’identification des exclus (effectifs ou menacés) ou « étrangers » au paradigme mondial palestinien. On ne peut négliger sur certains campus américains (pas les plus huppés) le rôle joué par les étudiants d’origine mexicaine ou centre-américaine.

Il faut accepter, reconnaître, exposer l’impasse politique de la solidarité en même temps que souligner le paradigme mondial palestinien, au prix de construire une image idéologique de celui-ci, dénoncer et dans la mesure des moyens combattre la propagande de tous les Etats occidentaux dans leur complicité intéressée à l’extermination des Palestiniens, au moment même où toute leur politique concourt à la création d’exclusion et de misère dans chacune de leur aire nationale. Malgré l’impasse politique que cela manifeste, réclamer la paix et le premier acte nécessaire.

Quand on parle de l’anéantissement de Gaza et qu’on le considère comme un événement/révélateur mondial, il faut aller à la racine : le « problème des surnuméraires » qui ne le sont jamais vraiment. Si Gaza est une crise mondiale, c’est que c’est la question qui traverse la crise actuelle de la mondialisation telle que présentement crise de l’articulation entre la valorisation du capital et la reproduction de la force de travail.

Gaza c’est l’échec momentané (ou non, on ne peut pas le savoir) de la nouvelle réorganisation du MPC au Proche et Moyen Orient qui, cette fois, à la différence de 1948, 67, 73, des deux Intifadas, des invasions du Liban, s’effectuaient alors dans une relation conflictuelle avec les « pays arabes ».

« L’Etat des Juifs » (c’est le titre) sera « l’avant-garde de la civilisation contre la barbarie » (Herzl, 1896)

En 1948, la guerre acta la faillite du pouvoir des oulémas, muftis et grands propriétaires absentéistes se prélassant à Damas, Alep, Aman ou Le Caire. La grande expulsion des Palestiniens fit place nette pour le développement des rapports sociaux spécifiquement capitalistes.

1967, ce fut le premier acte de la faillite du développement nationaliste de tous les jeunes et beaux officiers à moustaches. Occupation des « Territoires » : apparition du salariat et des règles bourgeoises de la propriété  foncière en Cisjordanie.

1973 Leur faillite fut achevée au profit de l’islamisation rentière régionale et lors des guerres au Liban. En 1982, l’armée israélienne protège les Phalangistes lors des massacres de Sabra et Chatila. L’action fut poursuivie par l’expulsion de l’OLP de Beyrouth.

1988 La première Intifada confirma le pouvoir sur la région d’Israël comme seul pôle capitaliste dynamique. Les Palestiniens furent mis au pas au profit des autres Etats de la région, Il ne faut pas oublier que la Jordanie s’était  auparavant fait remarquer par quelques massacres de Palestiniens (Septembre noir)

1991 -2003 Les deux guerres du Golfe marquent la fin de l’intégration rentière régionale autour des pays du Golfe.

2006 L’intervention au Liban fignole les choses et maintient le pays, seul concurrent potentiel, dans un état de fractionnement et d’impuissance.

2011 Les « printemps arabes »  montrent l’incapacité des classes dominantes locales, dont la richesse procède plus du pillage que de la valorisation, de porter une restructuration endogène de la région.

2020, les « Accords d’Abraham » sous l’égide américaine lient l’argent du Golfe à la puissance technologique et capitaliste d’Israël. En effet, il est bien beau d’avoir beaucoup d’argent venant d’une rente et d’une matière première surgie du sol, mais depuis l’Espagne et le Portugal des XVIe et XVIIe siècle, on sait que cela ne signifie pas la richesse comme l’exposa très bien Adam Smith.

Dans tous ces épisodes (il y en eut bien d’autres comme les accords d’Oslo et de Paris qui, avec la complicité de l’OLP, enterrèrent pour trente ans la « question palestinienne ») Israël fut toujours le fer de lance et la  contrainte au développement capitaliste régional. Jusqu’au début des années 2000, cela avait toujours été conflictuel et la question palestinienne revenait  de part et d’autre sur le tapis.

Aujourd’hui, en 2024, à la suite des fameux accords d’Abraham, l’extermination des Palestiniens se fait en accord avec ces pays. Il est vrai que l’Iran (qui n’est pas en majorité un « pays arabe ») est prêt à se battre jusqu’au dernier Palestinien, mais l’Iran ne peut affirmer sa puissance régionale qu’en affirmant son nationalisme ethnico-religieux (très relatif en matière économique) ce qui simultanément contrarie en grande partie ses ambitions régionales. L’Iran peut cristalliser des contradictions locales et les présenter même comme mondiales, mais il n’a aucun avenir à proposer.

Tout se passe entre Israël et les « Etats » du Golfe, « Etats » fantoches, simples enclaves pétrolières ou gazières, bancaires et refuges de tous les trafics, résultats du savoir-faire anglais en matière de découpage colonial. Les Etats comme l’Egypte ou la Syrie, ceux qui ont connu les « Printemps arabes » sont actuellement hors-jeu, leur classe dominante ayant montré son incapacité à se restructurer. Rien ne peut advenir dans la région sans l’élimination des Palestiniens.

La question de la « surnuméralité » de la force de travail disponible est toujours relative. Même Israël ne peut se passer maintenant d’une portion de la main-d’œuvre palestinienne. Cette question ne doit pas être seulement comprise comme une constante linéaire du MPC (ce qu’elle est conceptuellement), elle n’a de sens comme configuration des contradictions du MPC et de la lutte des classes que contextuellement et localement avec des moments qui deviennent parfois le paradigme de la situation générale. Cela d’autant plus que dans la relation entre Israël et les Palestiniens, l’élimination d’une population « superflue » est emblématique en ce qu’elle se conjugue avec le recentrement national idéologique et économique des Etats.

Eliminer physiquement les Palestiniens et refouler les survivants vers l’Egypte, Etat déchu sous perfusion, est le but de guerre d’Israël. C’est ce que le Hamas avait bien vu venir et anticipé. La réaction israélienne est absolument logique et conforme aux intérêts de tous les Etats de la région et au-delà, c’est-à-dire les principales puissances mondiales. Puissances pour lesquelles la sortie de la crise de la mondialisation américaine initiée dans les années 1990 doit se faire dans la constitution d’espaces nationaux ou régionaux plus ou moins autonomes et protégés. Les Etats-Unis étant les premiers à donner l’exemple du protectionnisme expansif, forts de leur évidente supériorité technologique, financière et militaire, ils  changent les règles du jeu pour en demeurer les maîtres et Israël est leur « atout » (quelque peu turbulent parfois) dans la région.

Mais il y avait ces foutus Palestiniens que l’on avait « oubliés » sous la chicote « juive », puisque c’est ainsi que l’Etat d’Israël dorénavant se définit lui-même.

6 mai 2024

Commentaires sur l’entretien avec Emilio Minassian du 30 octobre 2023 publié sur Dndf le 2 novembre 2023 

            C’est un des très rares textes  qui ne se limitent pas à faire de l’attaque du Hamas sur le territoire israélien et de la riposte israélienne une simple manifestation, un exemple, de la « crise mondiale » (stagnation capitaliste, suraccumulation, sous-consommation, surnuméraires, capital excédentaire, financiarisation etc.), mais analyse, en tenant compte de ce « cadre », la spécificité politique sociale, régionale des acteurs en présence et les caractères spécifiques de leur affrontement et de leur conduite (j’appelle « texte » l’ensemble des réponses de Minassian dans la mesure où elles sont très articulées et construites).

            Avant de venir dans les « détails », l’analyse de Minassian (Min) repose sur une conception générale de la lutte de classe que ses propos les plus éclairants parfois et souvent contredisent.

            La lutte de classe, même déclarée inexistante ou en dehors « du point de vue des possibles » comme à Gaza (contrairement selon Min à la situation en Cisjordanie) demeure le référent qui juge les circonstances sans comprendre que la lutte des classes n’est pas une pureté référentielle mais toujours circonstanciée ; Pour Min, il n’y a « lutte de classe que dans une activité dite « autonome » du prolétariat.  Mais une telle chose n’existe que dans les projets et les pratiques des « autonomes ». Le prolétariat est toujours une classe se construisant comme « embarquée » (expression utilisée par Min) et c’est précisément parce qu’elle est embarquée qu’elle peut se retourner contre elle-même, c’est-à-dire son nécessaire embarquement.

            La lutte de classe apparaît chez Min comme une sorte de norme conceptuelle. Mais cette norme n’est efficace que dans la seule mesure où on la considère comme un concept et non comme une vérité toujours là, même dans son absence (telle que purement conçue). La « lutte des classes » devient l’instance supérieure du jugement des faits. Mais ce jugement porte sur sa propre existence. C’est-à-dire que l’on ne produit pas une compréhension critique de la lutte des classes dans ce qu’elle est et dans ses termes existants, mais selon ce qu’elle pourrait être ou aurait pu être. Il faut avoir le concept, mais le considérer comme tel. On retrouve chez Min,  toujours sous-jacent à l’exposition factuelle et à son analyse, les formalisant, la problématique convenue de la « radicalité » qui fait de la lutte des classes une sorte de substrat malmené par les circonstances, sans considérer que les « circonstances » sont sa seule existence.

Min affirme, dès les premières lignes : « il n’y a pas deux camps, l’un palestinien et l’autre israélien.  Ces gens vivent dans un même Etat et dans une même économie ». Cependant « ce même ensemble », au sein duquel vivent les uns et les autres, « relève entièrement d’Israël ». Immédiatement on voit poindre les « deux camps » préalablement niés, d’autant plus que Min insiste (et on peut le suivre absolument) sur le fait que « les classes sociales non seulement s’inscrivent dans des différences de statut juridiques sur la base critères ethno-religieux, mais sont “zonées”. ». Min déclare immédiatement : « La “guerre” [guillemets dans le texte] actuelle correspond en fait à une situation de militarisation extrême de la guerre de classe ». S’il s’agit d’une « guerre de classe » et si les classes « s’inscrivent dans des différences de statut juridiques, etc. » et si « l’ensemble relève entièrement d’Israël », alors il y a « deux camps ». La pureté de la lutte de classe du-t-elle en souffrir. Peu après, Min insiste sur « l’ethnicisation de la force de travail » : « Tout ça ne peut pas se mélanger, car chaque groupe a un statut et une place distincte dans les rapports de production. ».

Il n’y a peut-être et certainement qu’un seul ensemble mais il y a « deux camps », encore une fois tant pis pour la pureté de la lutte des classes.

            Contre la « grille de la situation en Israël-Palestine » d’ « une terre pour deux peuples », il est vrai comme le dit Min que « les rapports sociaux renvoient cette idée des “camps” à ceux à qui elle [la terre] appartient : les dirigeants. ». Il est bien beau  de déclarer que : « Nulle part dans le monde, la terre n’appartient au peuples. Elle appartient aux propriétaires. » Il se trouve que beaucoup de ces propriétaires ou simplement exploitants sans titre de propriété se sont retrouvés dans des camps après 1948 et en Cisjordanie, après 1967, l’accaparement des terres par les colonies, la destruction des plantations d’oliviers et autres, soulèvent la colère et animent la lutte des Palestiniens. Il se trouve, qu’à des titres divers, le « peuple » peut être propriétaire. Il est vrai que si l’on revient aux premières « révoltes arabes » (c’est le terme de l’époque) en 1929 puis en 1936, sous le mandat britannique, contre la colonisation juive, elles sont tout autant dirigées contre cette dernière que contre les propriétaires (les effendis) qui, eux-mêmes sans titre de propriété formels (leurs possessions relevant de concessions du sultan) vendent les terres aux colons juifs. Il n’empêche que c’est une vision anachronique de la propriété foncière que de ne pas reconnaître que pour l’exploitant cette terre était la sienne et qu’il en est expulsé.

            On peut toujours dire que « Ce pays n’a pas davantage vocation à appartenir aux prolétaires palestiniens qu’aux travailleurs thaïlandais »  et on pourrait ajouter pourquoi pas guatémaltèques. C’est très joli, d’autant plus que c’est une tautologie (les prolétaires sont par définition sans propriété), mais c’est de la phrase.

Passons sur le « prolétariat juif d’Israël » comme « butin de guerre aux mains de l’Etat » et qui n’aurait conservé « aucune autonomie de dynamique des luttes », nous en arrivons au cœur de la problématique de Min, là où le texte est le plus intéressant, mais là également où Min se débat entre la « lutte de classe » et ses circonstances » son « embrigadement ». Et c’est justement parce que ses propres ambigüités théoriques recouvrent l’ambigüité des situations réelles que son texte est passionnant, parce que ce qui ressort c’est que lutte de classe et « embrigadement » ne sont pas des termes qui se contrediraient l’un l’autre (de la même façon que nous intégrons le niveau national quand nous parlons de « révolution russe » ou « allemande » ; la Commune de 1871 était-elle « nationaliste » ?)

            « …du  côté du prolétariat palestinien [au contraire de son homologue juif israélien] les dynamiques de lutte ont conservé une certaine autonomie, cohabitant de manière complexe avec les logiques instrumentales de leur encadrement politique nationaliste. »

            C’est tout à fait exact mais ça fonctionne  (ce que le concept de lutte de classe tel  qu’envisagé par Min, demeurant dans la simple antinomie des termes, ne permet pas de comprendre) et les « camps nationaux » ne sont pas « un écran de fumée », sauf à considérer que cette fumée asphyxie bel et bien tous les acteurs.

            « Dans les événements actuels, il n’y a pass de lutte prolétarienne » (Minassian), peut-être bien, mais le problème c’est qu’il y a des prolétaires en lutte. Sont-ils simplement embrigadés, détournés, enfumés ? « La militarisation des antagonismes produite de concert par le Hamas et la classe dirigeante israélienne, produit une résistance qui ne contient aucune logique de lutte prolétarienne autonome, même balbutiante. »

Que signifie l’expression : « la lutte de classe autonome du prolétariat » ? Quel est le sens et quels sont les présupposés (non interrogés) d’une telle proposition ?

Heureusement la lutte de classe est toujours peines de surdéterminations et de contradictions, c’est ce qui, dans son propre cours, peut l’amener à se retourner contre elle-même en tant que lutte de classe et reconnaître dans le fait nécessaire de lutter  en tant que classe sa propre limite. Le dépassement des classes s’inscrit dans le cours de la lutte de classe dans la mesure où cette dernière n’est jamais « autonome ».

On retrouve une même vision « étapiste » de la formation d’une conjoncture révolutionnaire dans la « Postface » d’Intérêts matériels regroupant des textes de la revue italienne Il Lato Cattivo (éd. L’Asymétrie). Premier temps : la « lutte autonome » (Minassian) ou « l’affirmation du prolétariat » (ILC) ce qui est identique ; second temps ; la révolution/communisation.

Mais, il ne peut y avoir de remise en cause de la lutte du prolétariat « en tant que classe » (sa limite) que dans l’intrication de cette lutte dans ses surdéterminations qui à l’intérieur même de la lutte classe ne peuvent pas ne pas être. Peut-on imaginer une classse « pure » qui ne soit pas construite dans tout un réseau d’implications d’abord avec le capital et par là-même avec toutes sortes de rapports sociaux. C’est parce qu’elle est intrinsèquement construite dans et par des surdéterminations pouvant en elle devenir des contradictions (genre, race, nation, interclassisme …) que la lutte de classe devient sa propre limite et peut se dépasser [en ce qui concerne le genre – les femmes et les hommes- la contradiction interne à la lutte de classe redouble le fait que la contradiction prolétariat/capital n’est telle que par la contradiction hommes/femmes et réciproquement].

Toutes les surdéterminations envisageables ne sont en fait que l’existence même de l’implication réciproque entre le prolétariat et le capital, c’est-à-dire ce qui doit être aboli. C’est un processus interne dans la contradiction avec le capital et non pas des « étapes ».

Ce qui est essentiellement reproché à la bande de ploutocrates et bureaucrates corrompus jusqu’à l’os de l’Autorité palestinienne c’est leur enrichissement au milieu de la misère, mais c’est avant tout la source de leur enrichissement, c’est-à-dire ne pas avoir accompli ce qu’ils étaient censés faire : créer un Etat palestinien au lieu de collaborer de façon subordonnée avec Israël à toutes les répressions et tous les trafics. Considérer le nationalisme palestinien comme « embrigadement » de la lutte de classe des travailleurs palestiniens et qui plus est come ce qui les empêche de se retrouver avec les « prolétaires juifs israéliens » c’est considérer la lutte de classe à la fois comme une pureté conceptuelle et réellement existante ou devant exister comme telle dans les faits qui eux ne sont toujours que la coagulation de déterminations multiples et circonstancielles. Ce n’est que là que la lutte de  classe existe, mais c’est aussi parce que nous en possédons le concept que nous pouvons en comprendre les conjonctures historiques et circonstancielles.

 Nous avons déjà indiqué que, depuis 1948, le problème palestinien résume le problème du développement du capital au Moyen-Orient, chaque phase de ce développement étant une tentative de résolution ou d’élimination du problème. La première Intifada était essentiellement une révolte du prolétariat palestinien, cependant toute la limite de cette révolte se trouvait précisément dans l’adjectif « palestinien », et donc dans son corollaire, l’imposition et le développement des rapports sociaux capitalistes comme occupation israélienne. C’est de cette situation que procédait le contenu nationaliste de la première l’Intifada, c’est-à-dire de la spécificité de la genèse, et de la forme historique, de l’opposition entre prolétariat et capital dans cet espace de la Palestine. Il ne s’agissait donc pas d’une révolte prolétarienne s’engluant dans le nationalisme (ce qui suppose toujours une sorte « pureté imaginaire » de la lutte du prolétariat), mais d’un nationalisme qui était à la fois la dynamique et la limite inhérentes à cette révolte, de par la définition et la production sociales et historiques du prolétariat palestinien. Ce nationalisme, comme tous les  nationalismes au Moyen-Orient ne revigore pas la société traditionnelle, il combat et accélère la déstructuration des rapports sociaux traditionnels dont l’effondrement est confirmé par l’importance de plus en plus grande des mouvements islamiques qui sont le contraire du traditionalisme.

            Les négociations qui furent  ouvertes à Madrid le 30 octobre 1991 amorcèrent la mise en place d’un statut d’autonomie sans retrait d’Israël. Idéalement la force de travail palestinienne devait passer sous la houlette d’élites modernes (issues de l’OLP qui ne manquait pas de cadres sortis des meilleures universités occidentales) assurant son contrôle et l’articulation de sa reproduction avec les besoins israéliens. Ce qu’avec raison, Min appelle les « sous-traitants »  et il souligne bien que tout sous-traitant est toujours en conflit avec son donneur d’ordre. A ce moment-là, l’OLP couvre le mouvement et fait la chasse aux petits groupes radicaux s’opposant à cette « bourgeoisie » dont elle est devenue la représentante, ce qui, à terme, reviendra pour elle à se saborder. Mais déjà, dans sa fin, la première Intifada se nourrissant des échecs et des difficultés de ce nationalisme, le « soulèvement » se colorait, avec l’islamisme, d’un au-delà du nationalisme dans une « identification » de plus en plus abstraite au fur et à mesure que l’avenir se bouchait.

Avec la seconde Intifada, le nationalisme qui était, dans la première, une limite inhérente de la lutte, et même en tant que tel la constituait, accède à l’autonomie sous la figure de « l’Autorité », cela face à Israël posé lui-même comme Etat et non plus comme rapport social.  Ce qui aurait pu donner lieu à une claire lutte nationaliste entre « nations » bascule. En  effet, il fallait pour assurer le contrôle des Territoires une Autorité palestinienne « légitime » mais cette nécessité et sa mise en œuvre délégitimaient immédiatement cette « Autorité ». C’est l’origine et le contenu de la seconde Intifada : à la fois opposition et désenchantement des palestiniens vis-à-vis de « l’Autorité » et de leur « Etat », et tentatives sans perspective de cet « Etat » de s’affirmer par un harcèlement militaire contrôlé à l’encontre d’Israël. L’affrontement avec Israël fut presqu’immédiatement pris en main et contrôlé par « l’Autorité ». Celle-ci ne pouvait laisser le mouvement contre Israël se développer sans être elle-même menacée, mais si cette prise en mains a pu être beaucoup plus rapide que lors de la première Intifada c’est que le prolétariat palestinien, contre Israël, ne trouvait plus dans le nationalisme la forme et la dynamique de sa lutte, sa forme et sa limite ne sont plus le nationalisme politique mais le renvoi de sa reproduction et de sa survie à la production d’une identité « ethnique ». Le nationalisme politique est devenu l’affaire de « l’Autorité » et de ses organes sous le regard plus ou moins bienveillant et désabusé de la population.

            La disjonction entre la population palestinienne et « l’Autorité » qui constituait  le nœud de la seconde Intifada ne signifie rien d’autre que la caducité d’un Etat palestinien. Caducité à l’œuvre dans les modalités mêmes de la constitution de cet Etat après Madrid et Oslo. Si cet « Etat » fut caduc avant même d’exister pleinement et si la population palestinienne dans sa révolte conservait une extrême méfiance à son égard, c’était qu’il ne pouvait dépasser la contradiction qui présidait à son impossible gestation.

            Avec les accords politiques d’autonomie de 1993 et les accords économiques de 1994, Israël conserve la souveraineté globale sur les territoires. L’autonomie a renforcé la dépendance vis-à-vis d’Israël. La population est plus que jamais à la merci des autorités israéliennes, mais à la différence de la période de la première Intifada c’est une population exaspérée et surtout démobilisée (la seconde Intifada repose sur la participation active d’une minorité seulement), l’installation de « l’Autorité » a détruit progressivement les structures sociales, politiques et associatives qui avaient encadré la première Intifada. Paradoxalement, l’installation de « l’Autorité » a provoqué la crise du «mouvement national palestinien ». Dans un article du Monde diplomatique de mars 2001, Nadine Picaudou livrait une analyse efficace de ce paradoxe.

            « Au-delà même des liens formalisés dans les accords d’autonomie, la réalité de la dépendance économique des territoires palestiniens à l’égard de l’Etat hébreu entretient des réseaux d’intérêt qui unissent le ” complexe  militaro-marchand “proche de l’Autorité nationale aux responsables israéliens sans lesquels l’importation des produits de première nécessité, dont bénéficient les sociétés publiques palestiniennes ne pourrait s’exercer. L’ambiguïté fondatrice du statut d’autonomie condamne ainsi l’Autorité palestinienne à l’impossible gageure de conduire le combat national en collaborant avec l’occupant. Elle lui impose aussi de mener à bien simultanément deux étapes historiques distinctes : celle de la libération nationale et celle de la construction de l’Etat. La première demeure inachevée alors même que la seconde est déjà amorcée. ».

Il arrive dans les luttes de libération nationale que l’étape de la construction de l’Etat commence avant même que soit achevée celle de la libération nationale, mais ce n’est jamais en collaboration avec la puissance coloniale (sauf quand cette puissance sait l’issue inéluctable et qu’elle préserve la suite) c’est alors la « communauté politique » à laquelle s’adresse cet Etat qui n’est pas définie. Par exemple, les réfugiés établis dans les camps de Cisjordanie ont refusé de participer à la vie communale des municipalités cisjordaniennes passées sous le contrôle de « l’Autorité » : se reconnaître comme citoyens de ces municipalités c’était abandonner le droit au retour (c’était aussi  lâcher les subsides de l’UNRWA). Ces municipalités quant à elles résistèrent à leur subordination par rapport à « l’Autorité » car aucune règle précise de leur rapport avec elle n’était fixée au nom de la poursuite de la lutte contre l’occupant. « L’Autorité » ne parvint à se légitimer ni en tant qu’Etat ni, de par sa collaboration génétique avec l’occupant, en tant qu’organe de lutte de libération nationale.  De cet anachronisme, de cette ambiguïté et en conséquence de la simultanéité des deux étapes historiques découle le déroulement un peu surprenant de la seconde Intifada.

            Aux débuts de la seconde Intifada, la lutte contre Israël fait une première victime : l’Autorité palestinienne et entérine le fait qu’elle a totalement perdu pied en Cisjordanie. En décembre 2000, trois mois après le début de la seconde Intifada, une délégation de diplomates convoyée par de hauts responsables de l’Autorité palestinienne est accueillie à coup de fusils et de pierres par les réfugiés du camp de Khan Younès, à Gaza, « signe de la confiance limitée que la direction inspire à sa base. » (Le Monde du 29 décembre 2000.) Durant le mois de janvier 2001, parallèlement aux émeutes, encore spontanées, aux barrages et points de contrôle de l’armée israélienne, les actions contre les colons se doublent d’une élimination systématique des responsables économiques liés à « l’Autorité » : « les profiteurs du processus de paix ». Pendant ce temps, Arafat ne sort pas de Gaza et le pouvoir ne fonctionne plus en Cisjordanie, les ministères sont vides, les fonctionnaires ne viennent plus au bureau. « Depuis le début de la deuxième Intifada, et à une exception près, le soir de Noël, Yasser Arafat ne s’est pas montré à Ramallah, pourtant considérée comme sa capitale en Cisjordanie. » (Le Monde du 2 février 2001). La révolte palestinienne était alors tout autant dirigée contre Israël que contre le système d’intrication d’intérêts avec Israël sur lequel était fondé l’Autorité palestinienne, c’était tout un système d’exploitation tant au niveau du travail que de la consommation qui était plus ou moins consciemment visé ; le nationalisme politique du soulèvement ne pouvait plus être alors qu’un mot d’ordre affiché, sans grande réalité. De son côté, l’Etat d’Israël n’a pas cherché à sauver l’ « Autorité » devenue obsolète. Il ne reversait plus à « l’Autorité » les taxes de douanes palestiniennes qui représentaient 60 % de ses revenus et poursuit son action en détruisant systématiquement toutes les représentations et les possibilités de fonctionnement étatique de « l’Autorité » sans que cela ne soulève d’indignation particulière à la base de la population palestinienne.  Après la destruction de Jénine, Arafat a préféré ne pas s’y rendre pour ne pas y affronter l’hostilité de la population.

            La reprise en mains du soulèvement par le Fatah et l’OLP n’a pas du tout la même signification lors de la seconde Intifada que lors de la première. La reprise en mains de la première Intifada par la direction de l’OLP n’avait fait que formaliser les limites de la révolte du prolétariat palestinien qui en tant que telle se construisait elle-même comme révolte nationale. La seconde Intifada avait perdu ses illusions nationalistes et étatiques. La militarisation du conflit par des brigades du Fatah répond à l’ethnicisation et à la culturalisation de la lutte de classe en Palestine. Celle-ci ne fut pas une manipulation israélienne permettant à Israël de souder autour de l’Etat son propre prolétariat devenu remuant dans la période de crise que traversait alors l’économie et ses troupes mobilisables devenant en partie réticentes au service dans les territoires. Elle résultait des conditions mêmes d’exploitation de la main-d’œuvre palestinienne qui n’était plus aussi indispensable pour Israël qu’auparavant. Sa reproduction devenue aléatoire dans son rapport direct au capital israélien est renvoyée à des solidarités primaires comme la famille, le village, le quartier, la mosquée et ses services. La répression israélienne dans son extrême violence immédiate (370 morts et 10 000 blessés dans les trois premiers mois) fut le résultat de ce changement de nature du rapport d’Israël à la main-d’œuvre palestinienne et à l’éventuelle constitution d’un Etat palestinien. L’Autorité palestinienne, déconsidérée de façon essentielle par la corruption inhérente à sa politique de construction nationale, en militarisant immédiatement le conflit répondit bien sûr, dans la mesure de ses moyens, au niveau de la répression israélienne, mais surtout chercha à replacer le soulèvement dans une perspective nationale. Perspective dont le caractère militaire, face auquel la population est spectatrice sympathisante, marque l’artificialité. Par cette militarisation, l’Autorité palestinienne cherchait à priver d’espace et d’oxygène la révolte culturaliste du prolétariat mais elle ne pouvait gommer sa propre caducité qui était celle de la perspective nationaliste que la seconde Intifada avait mise à jour.

Tandis que l’Autorité palestinienne s’effondrait, les islamistes voyaient leur dynamique politique brisée mais s’accroître leur emprise sociale,

            La disjonction en profondeur qui apparaît, dans la seconde Intifada, entre la population palestinienne et « l’Autorité » signifie que la question palestinienne abandonne son « enveloppe nationale », et n’est plus qu’un problème social qui dans la période actuelle se trouve ethnicisé. La seconde Intifada était-elle une lutte de classe ou une lutte ethnique, ce qu’elle semble être devenue ? La question est malheureusement fausse, il n’y a pas de contradiction entre les deux, les expressions religieuses et / ou raciales de la lutte contre Israël ne retirent rien au caractère prolétarien de cette lutte dussions-nous en souffrir. Dans la situation politique  qui était née des changements de l’utilisation et de la reproduction de la main-d’œuvre palestinienne, la défense de la condition prolétarienne était ethnique parce qu’Israël le voulait et le voulait bien plus que l’OLP qui allait là à sa perte.

C’est la situation actuelle, l’extermination des Palestiniens de Gaza et le confinement de ceux de Cisjordanie sur des aires de plus en plus réduites et de plus en invivables qui éclaire et donne sens aux deux Intifadas. Dans les aires périphériques du capital (et pour les segments du prolétariat périphérisés à l’intérieur des aires centrales), la production ethnique  des prolétaires surnuméraires est l’ultime forme de leur existence de prolétaires ou de l’impossible accession à la confirmation de cette identité dans la reproduction du capital. Comme partout, le prolétariat ne peut s’opposer au capital qu’en remettant en cause le mouvement dans lequel il est lui-même reproduit comme classe, ici en Palestine, l’ethnicisation est la forme pauvre et violente de la reconnaissance de la disparition de l’identité ouvrière ou  de son impossible production.

Il ne suffit pas de dire que l’ethnicisation de la lutte de classe en est une limite si l’on ne dit pas comment cette limite existe et surtout comment en elle c’est la définition même du prolétariat comme classe qui apparaît dans la lutte de classe même comme une limite. Partout dans le monde où nous sommes entrés, le prolétariat ne peut lutter contre le capital, dans ses revendications les plus immédiates, sans que ses luttes ne dressent face à lui sa propre existence comme classe comme la limite de sa lutte. Dans l’islamisme ou le Hamas c’est sa propre existence qui se dresse face à lui, c’est le mode de production capitaliste, c’est-à-dire Israël, qui rappelle aux Gazaouis qu’ils sont des prolétaires, c’est-à-dire « de trop ».

            Il est illusoire dans un avenir prévisible d’espérer une quelconque jonction entre les luttes du prolétariat israélien et du prolétariat palestinien. L’aggravation de la situation du prolétariat israélien et la quart-mondialisation du prolétariat palestinien appartiennent bien aux mêmes mutations du capitalisme israélien, mais cela ne nous donne pas pour autant les conditions de la moindre « solidarité » entre les deux, bien au contraire. Pour le prolétaire israélien, le palestinien au bas salaire qui était un danger social est devenu un danger physique. Pour le prolétaire palestinien, les avantages que l’Israélien peut conserver reposent sur son exploitation, sa relégation accrue et l’accaparement des territoires.       Cette division nationaliste et de plus en plus ethnique du prolétariat ne sera pas dépassée par une simple extension des luttes de classe au Moyen-Orient ni même dans l’ensemble du monde occidental. Même si nous n’en sommes pas encore là, la montée en puissance de mouvements nationalistes à l’intérieur des classes ouvrières occidentales peut nous laisser imaginer des luttes ouvrières dont la solidarité internationale sera le cadet des soucis (c’est un euphémisme) et segmentant encore plus la classe. Dans le cadre de la Palestine, l’ethnicisation des luttes de classe, tant du côté juif que du côté palestinien, est bien la limite actuelle de la lutte de la classe ouvrière juive et de la classe ouvrière palestinienne, et elle apparaît bien comme limite dans cette non-jonction.

            La lutte de la classe ouvrière ne peut pas dépasser cette limite ethnique en se développant comme luttes de la classe ouvrière aussi « autonomes » qu’elles soient car elles se constitueront toujours, par définition, à l’intérieur des catégories du mode de production capitaliste. La seule condition de ce dépassement réside en ce que la lutte de la classe ouvrière contre le capital s’attaque à sa propre existence comme classe, c’est-à-dire lorsque le prolétariat se transforme lui-même. L’ethnicisation de la lutte de classe est une forme extrême de la contradiction entre le prolétariat et le capital se situant au niveau de la reproduction du mode de production et mettant en jeu la production des classes elles-mêmes, en cela elle est une limite et une limite qui peut être dépassée. La disparition de toute confirmation d’une identité ouvrière et la disparition de tout projet de réorganisation sociale sur la base de ce qu’est la classe (même le nationalisme disparaît) entraîne que lutter en tant que classe devient la limite interne de la lutte de la classe.  Dans les aires périphériques du mode de production capitaliste, la production par le prolétariat de toute son existence dans le capital, la coalescence entre l’existence de la classe et sa contradiction avec le capital a pour conséquence que la reproduction du capital est, en tant que reproduction même, la limite de toutes les luttes, mais cette limite générale de la période actuelle de la lutte de classe prend ici, de par l’absence de développement local des déterminations spécifiques de la subsomption réelle comme intégration de la reproduction de la force de travail dans le cycle propre du capital (le ” compromis fordiste ”), la forme particulière de l’ethnicisation de la classe ouvrière et de son extermination quand elle devient surnuméraire. Dans les aires centrales ce sera l’appartenance citoyenne à la communauté nationale jusqu’à et y compris la « préférence nationale ».

Les travailleurs ont une patrie, c’est en se supprimant comme travailleurs qu’ils n’en ont plus.

            Dans un mode de production capitaliste dont la forme de la mondialisation est en crise mondialisé  et où aucun ” compromis “n’est envisageable entre le capital et un prolétariat mondial, la guerre civile ou la guerre externe devient le lieu de l’estimation, de la régulation et de la mise en place des rapports de force dans la lutte des classes et entre les classes dominantes se réinstallant nationalement. La violence devient un mode de régulation à toutes les échelles et entre tous ses acteurs de la reproduction du mode de production capitaliste.

Après  avoir longuement exposé, de façon convaincante et pertinente, qu’il n’y avait dans  les événements actuels à Gaza (la chose est moins évidente en Cisjordanie) aucune « autonomie », ni « balbutiements de luttes prolétariennes », Minassian à la fin  de l’entretien déclare : « Je pense qu’il y a une solidarité à apporter non pas à la “résistance palestinienne”, mais aux luttes menées par les prolétaires conte les conditions d’existence qui leur sont faites. Or les prolétaires luttent sous les drapeaux qui s’offrent à eux [nous soulignons]. Ce n’est pas le drapeau qu’il faut regarder, mais bien les  luttes elles-mêmes. Un drapeau palestinien, et même un drapeau du Fatah ou du Hamas sont  potentiellement des étendards de lutte, qui selon les contextes échappent aux gestionnaires politiques. ».

Tout cela est parfaitement exact, mais comment Minassian va-t-il faire la distinction entre « les luttes menées par les prolétaires » et la « résistance palestinienne » quand ces mêmes prolétaires « reprennent les drapeaux ». Bien sûr, il y a comme critère le contenu des luttes, mais alors pourquoi ces luttes prennent ces drapeaux qui « s’offrent à eux » ? Faut-il dire à ces prolétaires qu’ils sont « embrigadés » » et qu’ils se trompent ou faut-il considérer que la lutte de classe est toujours pleine de contradictions par lesquelles elle existe, se développe et parfois grâce à elles les surmonte.

Dire, dans les circonstances présentes à Gaza ou en Cisjordanie qu’il n’y ni « autonomie », ni « balbutiements de luttes prolétariennes », c’est considérer que la lutte de classe n’existe que quand elle est conforme à nos concepts et conceptions théoriques ou idéologiques particulières. Il est remarquable que brusquement Minassian revienne sur une vision beaucoup plus relativiste et circonstanciée de la lutte de classe.

Nous sommes d’accord avec Minassian que ce qui menacerait fondamentalement la domination israélienne c’est la révolte du prolétariat palestinien contre ce qu’il nomme, à juste titre, les « sous-traitants » de cette domination, ce qui fut en partie l’objet de la seconde Intifada. Ce que « l’Autorité », à l’époque, a très rapidement cherché à étouffer en militarisant la révolte. Mais une telle perspective, dans son purisme, est-elle réaliste ? Comme le dit Minassian, le Hamas, le 7 octobre 2023, a plus agi en « structure militaire » (ajouter « en Etat » est une autre question) qu’en « organisation de lutte ». Depuis 2007 et les régulières opérations militaires israéliennes sur Gaza, peut-il exister une différence entre les deux en ce qui concerne la lutte contre la domination israélienne, tant qu’elle ne passe par celle contre ses « sous-traitants » ?

On ne peut que suivre la justesse de l’analyse de Minassian, quant  au jeu entre le « Hamas combattant » et le « Hamas gestionnaire » ; quant à la nature de la domination du Hamas sur « les gens de Gaza » ; quant à sa politique jouant sur les intérêts divergents des Etats du Golfe (Iran compris) ; quant à sa stratégie vis-à-vis d’Israël dont la population de Gaza paye abominablement les frais, tout en ayant, semble-t-il redorer son blason à ses yeux. Mais c’est précisément cette dernière ambigüité que la problématique de Minassian ne peut qu’éluder sans reconnaître que ce « blason redoré » (aussi bien à Gaza qu’en Cisjordanie) ne pourrait être sans tout ce qui définit le Hamas. Comme  le dit Minassian : « Devant l’impossibilité d’intervenir collectivement sur le rapport social [prolétaires surnuméraires], l’impuissance produit une logique de ressentiment double : recherche de reconnaissance d’un côté, de vengeance de l’autre. ». C’est exactement ce à quoi correspond et ce à quoi répond le Hamas. Il se peut que ce ne  soit qu’un pis-aller, que le résultat d’une « impossibilité », mais ce n’est là que de la conjecture normative, pour l’instant c’est ce qui est.

Ce retour sur les deux Intifadas n’est pas destiné à faire une archéologie de la situation actuelle, mais de montrer que le nationalisme ou l’ethnicisation sont constitutifs de la lutte de classes. En France pour les émeutes de 2005 ou de 2023, parler seulement de jeunes prolétaires ou de surnuméraires sans considérer la racisation des émeutiers n’a aucun sens ; considérer la guerre civile au Soudan, en grande partie une lutte des classes, sans considérer les clivages ethniques qui la sous-tendent c’est se réfugier dans des abstractions qui ne feraient que s’habiller de formes imposées ; de même les présentes émeutes en Nouvelle Calédonie sont une lutte de classe qui met d’un côté des Kanaks et de l’autre des Caldoches et l’Etat français. On peut dénoncer comme Damen et Bilan, dans les années 1930, face à Bordiga, les luttes d’indépendance nationale, cela ne les empêche pas d’exister et d’embarquer avec elle les prolétaires. Encore une fois : la lutte de classe n’est jamais « pure » et c’est tant mieux. Si  en France le RN est le premier parti ouvriers, employés et chômeurs (hormis peut-être l’insaisissable  « parti des abstentionnistes »), nous n’allons pas pour autant y adhérer et encore moins nous en réjouir. Mais regarder les choses comme elles sont et considérer que le prolétariat peut adopter des chemins très tortueux et si nous combattons ces chemins ce n’est pas au nom d’une vérité de « l’autonomie prolétarienne » en pensant que les prolétaires se sont faits détournés ou manipulés. Combattre la « droitisation extrême » des classes ouvrières partout dans le monde occidental et leur nationalisme partout dans le monde ne peut se faire au nom d’un aveuglement ou d’une « erreur » de ces dernières, mais en explicitant la situation réelle des rapports de classes dans  le mode de production capitaliste qui produit cette « droitisation extrême ». Pour simplifier : l’ennemi principal n’est pas, par exemple, le RN ou Reconquête mais toutes les politiques et les mesures ordinaires actuelles de reproduction du rapport d’exploitation aussi bien immédiatement dans le procès de travail que dans la reproduction sociale de la force de travail qui ont promu le RN en expression politique de la « dignité ouvrière », une identité fantasmée mais aussi constamment niée et méprisée.

Mais alors, pourquoi ce ne sont pas des forces politiques dites de gauche qui ont été les réceptacles de cette « dignité ouvrière » ?

Pour accéder au pouvoir, et selon la dynamique inhérente à la social-démocratie, ces forces se sont recentrées sur les classes moyennes à fort capital intellectuel (reconnu), ce qui les a totalement éloignées des fondements mêmes de cette « dignité », de ses valeurs, de son vécu, de ses craintes. En devenant les principaux idéologues et acteurs de la dénationalisation de l’Etat, au nom de l’universalité (c’est-à-dire au nom de l’indifférence de la matière humaine exploitable) ces forces sont apparues comme les responsables de toutes les injustices en complicité manifeste avec les partis de droite ordinaire. Face à cet Etat traversé par et agent de la mondialisation, la citoyenneté est devenue l’idéologie sous laquelle était menée la lutte de classe ou au moins la reconnaissance de la figure de la « dignité ouvrière ». La citoyenneté, c’est l’appartenance à la communauté nationale jusqu’à et y compris la « préférence nationale ».

La « préférence nationale » était la construction d’un groupe « racial » à partir de critères qui ne le sont pas, il s’agissait d’une résistance à la relégation sociale contre ceux qui en étaient désignés comme les symboles et les fourriers. C’était ainsi que la défense de la « respectabilité ouvrière » devenait « préférence nationale » qui se construisait à partir des critères de la respectabilité ouvrière comme délimitation d’un groupe « racial » à combattre, et non comme affirmation d’un « nous » comme « la France », « la patrie », « la chrétienté ». L’ « identité nationale » ne se substituait pas à l’identité ouvrière, c’était l’identité ouvrière qui faisait de la « résistance » sous la forme de l’identité nationale qui avait toujours été une de ses déterminations. « Résistance » mais il ne s’agissait pas d’un anachronisme, elle avait totalement changé de contenu en retravaillant certaines de ses déterminations : de volonté de libération du travail du salariat, elle était devenue l’affirmation, menacée en tant qu’ordre social, du travail salarié tel qu’idéalement existant dans le mode de production capitaliste. S’affirmer citoyen, démocrate, républicain, c’était conjurer l’anxiété de basculer dans la précarité, l’inquiétude pour l’avenir, et affirmer comme inhérent à cet « état » de citoyen le « droit » menacé à la promotion sociale.

A l’extrême fin des années 1990 Stéphane Beaud et Michel Pialoux, dans Retour sur la condition ouvrière (éd. Fayard 1999) pouvaient écrire : « Si ce vote [le vote pour le Front National, nda] revêt sans nul doute une forte dimension protestataire, on ne peut méconnaître le fond structurel sur lequel se détachent les relations ouvriers français – ouvriers immigrés aujourd’hui, c’est-à-dire le contexte de vulnérabilité de masse (pour reprendre l’expression de Robert Castel) (…) : la détérioration des conditions sociales d’existence (niveau de vie, insécurité, angoisse de l’avenir), la concurrence au travail, la diminution des espoirs de promotion (pour soi et ses enfants), la hantise du déclassement social, l’espoir et la déception liés à la poursuite d’études. C’est sur cette toile de fond que l’on peut comprendre l’attrait exercé par les thématiques du Front National, notamment celle de la préférence nationale, dans les milieux populaires. “(op.cit., p.376). L’enquête de Beaud et Pialoux fait ressortir que la « cristallisation raciste »  se fixe moins sur le comportement des parents immigrés à l’usine [il s’agit d’une enquête sur les usines Peugeot et la région de Sochaux – Montbéliard] que sur celui de leurs enfants à l’extérieur. La fracture ne peut plus être conçue comme une affaire interne à la classe ouvrière, mais en termes de plus en plus ethnicisés. Ce faisant, ces jeunes [malgré quelques réussites individuelle] font peser sur les autres enfants et sur leurs familles le plus gros des risques, celui qui consiste à faire capoter la stratégie d’ascension sociale dans le travail,  par l’école ou par le quartier habité.

            Sous le titre La respectabilité ouvrière, enjeu véritable des tensions racistes, Beaud et Pialoux développaient l’analyse suivante : « On peut se demander si le passage au Front National d’un nombre croissant d’ouvriers ne gagnerait pas à être interprété comme une forme de protestation amère, voire désespérée, contre le ” moralisme de gauche ”. (…) Il nous semble important d’insister sur l’aspect éminemment réactif du vote Le Pen : il y a là une manière viscérale de dire la haine sociale qui habite de plus en plus d’ouvriers, (…). Ce qui est en jeu à travers le vote FN des ouvriers c’est bien la respectabilité de personnes qui ont travaillé dur toute une vie pour acquérir leur maison, bien élever leurs enfants, se construire une bonne réputation, etc. Cette respectabilité, qui effectivement peut paraître dérisoire à ceux qui sont éloignés des milieux populaires, les ouvriers peuvent aujourd’hui la perdre brutalement. De diverses manières : par le chômage qui frappe le ménage, par le déclassement de leur lieu d’habitat (comme pour ceux qui, il y a vingt ou trente ans, ont construit dans un endroit aujourd’hui menacé par la paupérisation sociale ou ont acheté dans une cité ” à la dérive ”), mais aussi par la contestation diffuse de leur système de valeurs, que ce soit le localisme ou l’autochtonie disqualifiés au profit du cosmopolitisme ou du ” métissage ”, ou encore par la remise en cause de la division sexuelle du travail. Or cette respectabilité ouvrière, (…), est aujourd’hui moins bien défendue et paraît fortement menacée. (…) Ce qui par exemple nourrit l’exaspération des ouvriers français [et souvent des immigrés anciens, nda] habitant dans les villes ouvrières de la région, c’est le contraste entre le discours sur l’immigration des hommes politiques – l’arrêt de l’immigration légale et la lutte prioritaire contre l’immigration clandestine – et les réalités locales. (…). Ces nouveaux immigrés qui arrivent le plus souvent dans le cadre du regroupement familial, sont soupçonnés d’avoir eu recours à d’autres voies, illégales ou paralégales, notamment le mariage avec des Français(es) d’origine immigrée. (…). Si cette nouvelle immigration est accueillie avec défiance, ce n’est pas nécessairement par réflexe ” raciste “mais parce qu’elle ne fera, aux yeux des habitants de ces quartiers, qu’aggraver les problèmes structurels rencontrés à l’école et dans le quartier. (…). C’est en réaction aux promesses non tenues et aux discours moralisateurs des ” élites “qu’une sorte de cynisme ouvrier se développe contre les valeurs universalistes et républicaines, celles que défendent les ” intellectuels “(au sens ordinaire) accusés d’oublier ou de nier les formes les plus concrètes de la concurrence sociale auxquels les ouvriers – les ” petits “- sont confrontés au jour le jour. » (op. cit., pp. 398-399-400)

            Quand Beraud et Pialoux font leur enquête et en rédigent les résultats, depuis plus  de quinze ans, le chômage de longue durée, la relégation liée à la perte d’emploi, la réclusion dans les HLM dégradées, la compression des revenus, l’échec scolaire des enfants, rapprochent les conditions de l’ex noyau dur de la classe ouvrière de celles des groupes dont ils pouvaient se croire éloignés, ou qu’ils pouvaient imaginer moins bien armés qu’eux. Dans le même sens un texte de la Fondation Copernic ajoutait : « Le bulletin Le Pen devient l’expression de la hantise d’être précipité à nouveau dans le monde auquel ils entendaient échapper, une manière de restaurer une identité, de conjurer le déclassement. Il n’est pas jusqu’au racisme ordinaire qui ne soit, alors, une façon de marquer la distance qu’ils voudraient ne pas voir abolie avec ceux qui sont encore un peu moins qu’eux. (…). Maintenant, c’est désormais par opposition à ceux qui occupaient auparavant les emplois les plus dévalués que toute une frange du monde ouvrier, au chômage, joue son identité. » ( Fondation Copernic, le Monde du 14 juin 2002). Cette identité ne peut plus être celle du métier, de la solidarité dans la lutte (si celle-ci existe ponctuellement, c’est quotidiennement une situation de concurrence individuelle qui domine), ni celle générale de la condition ouvrière devenue si instable. Le procès de travail atomise les ouvriers et les met en concurrence jusque dans son organisation matérielle : responsabilisation individuelle sur la qualité, les délais ; éloignement physique des postes de travail ; éclatement des horaires ; évaluation personnelle et entretien avec le supérieur direct. L’atomisation est telle et la perte de l’identité ouvrière confirmée par et dans la reproduction du capital si inexorable que l’Etat et la Nation, les communautés les plus abstraites et parce que les plus abstraites, peuvent seules être la communauté de cette individualisation (comme ailleurs la religion, lorsque les communautés traditionnelles éclatent). Tout se mêle ici : l’identité nationale et l’ancienne fierté du travail.

La disparition de l’identité ouvrière confirmée dans la reproduction propre du capital a mis en crise tout le mécanisme et la légitimité de la représentation politique démocratique. Cette disparition avec sa représentation qui était inclus en elle, remet en cause à l’intérieur de la démocratie la légitimation démocratique de la lutte des classes.

Dans l’adhésion à l’extrême droite, c’est l’affirmation d’être une classe qui se donne dans toutes les caractéristiques du fonctionnement du mode de production capitaliste, sans que cette affirmation soit la médiation d’un quelconque au-delà. Mais cette adhésion populaire d’une large fraction de la classe ouvrière et des petits employés contient un paradoxe : en assumant d’’un côté toutes les déterminations, clivages, etc. de leur reproduction et de leur exploitation, elle est, de l’autre, une protestation contre ce même fonctionnement qui leur interdit une représentation sociale et politique légitime.

La protestation assume tous les linéaments de la concurrence entre prolétaires, de la division du travail, de l’individualisation des rapports de travail, etc. Ce n’est une protestation que dans la mesure où, bien que complètement contenue dans le fonctionnement du mode de production, elle est complètement « interdite » par sa restructuration. La disparition de l’identité ouvrière différencie totalement cette situation du fascisme.

Si c’est sous  la forme de la citoyenneté que s’exprime actuellement la limite  dans la lutte de classe le fait de lutter en tant que classe, cette limite est très fragile dans la mesure où elle ne contient ni une confirmation de la classe dans la reproduction du capital (bien au contraire) ni, la production d’une identité de substitution comme le patriotisme, ni, surtout, aucun projet qui soit en propre celui du prolétariat.

On pouvait, dans un premier temps considérer le vote ouvrier pour l’extrême droite comme une protestation ouvrière, non pas de la classe ouvrière contre le mode de production capitaliste mais contre la disparition de la possibilité de sa représentation sociale et politique, en une quinzaine d’année le contexte et la nature de cette « protestation » ont changé. Beaud et Pialoux écrivaient à la fin des années 1990/début des années 2000, en pleine expansion de la mondialisation américaine. La crise de cette dernière change complètement et mondialement le paysage social de la lutte des classes. Ce qui était une « protestation » devient une « confirmation ». Les  classes populaires » (avec des nuances) sont embarquées dans les politiques mêmes de la classe dominante.

La « protestation » du début des années 2000 n’a pas disparu mais elle est devenue dans les années 2010 une adhésion. Il s’agit d’une affirmation de l’existence d’une  large fraction de la classe ouvrière qui s’appuyant sur la nostalgie d’un passé révolu et largement fantasmé, est, avant tout, actuelle car elle n’est pas celle de l’identité ouvrière, même fétichisée dans la représentation politique. C’est une affirmation ouvrière qui ne fait qu’assumer et valoriser  toutes les catégories actuelles des modalités de l’exploitation et de sa reproduction. Elle se distingue de l’affirmation de l’identité ouvrière en ce qu’elle n’affirme que l’existence du capital tel qu’il est, mais c’est aussi là, dans toutes ses segmentations de races de genre, individualisations, qu’existe la classe ouvrière.

            Si le mouvement s’amorce au début des années 2000, l’extrême droite se trouve maintenant légitimée du point de vue des classes dominantes par la crise de la mondialisation et sa capacité supposée à gérer non seulement le nationalisme en le tempérant (voir Giorgia Meloni et son flirt avec Ursula von der Leyen) mais surtout les conséquences catastrophiques que ce nationalisme aura sur les dites « classes populaires ». En Europe comme aux Etats-Unis, la grande bourgeoisie et la haute structure techno-politique d’Etat (dont les divergences ont alimenté la dynamique capitaliste depuis la Seconde Guerre) est prête, après avoir promu et avalisé tous ses thèmes, à laisser les clés de la boutique à l’extrême droite.

Actuellement c’est l’ensemble de la classe dominante qui est amené à opérer sous l’idéologie nationaliste (au-delà de ses conflits internes et de ses antagonismes nationaux – et par eux).

S’il faudra (et faut peut-être dès maintenant) lutter contre la spécificité des politiques d’extrême droite, c’est en soulignant qu’elles sont l’expression de l’ensemble  de la classe dominante (économique, sociale, idéologique et politique) ;

Il faudra peut-être revenir, à nos  risques  et périls physiques et théoriques, à quelques pratiques militantes : participer aux manifs qui  ne  manqueront pas d’avoir lieu, tracts, affiches, en s’immergeant, avec les principes énoncés ici,  dans les mouvements de contestation.

Le principal enjeu (et le problème principal de cette « immersion ») c’est, dans la situation qui se dessine, la préemption faite par la classe dominante de sa propre opposition. La restructuration de la valorisation du capital en blocs plus ou moins homogènes a préempté, c’est-à-dire hégémoniquement défini, comme nationalisme, la nature de l’opposition qu’elle peut susciter. Comme si les oppositions à la restructuration était déjà intégrées plus ou moins conflictuellement (mais dans des termes définis) à sa dynamique. Les dés de la lutte des classes paraissent pipés.

C’est cependant dans cette préemption que les contradictions apparaitront très rapidement : la déception populaire vis-à-vis du nationalisme affiché et pratiqué par la classe dominante qui ne peut manquer de revêtir pour le « peuple » une dimension de catastrophe sociale. Il serait intéressant d’être informé et attentif à  ce qui se passe en Italie après la victoire de Meloni. Il semble que pour le moment sa politique européenne et interne n’ait en rien entamée sa popularité ce qui semble allait provisoirement à l’encontre des thèses que j’avance ici.

Nous sommes pris dans un jeu de billard à bandes. L’extrême droite est à « l’assaut de l’Union européenne » (comme le titrait récemment Le Monde)

Si les classes dominantes dans leurs diverses fractions, la grande bourgeoisie bien assise, les nouveaux condottieres milliardaires de la tech, le capital financier, les multinationales de l’industrie, jouent cette extrême droite, c’est à la fois comme instrument politique de la crise de la mondialisation et instrument d’une nécessaire restructuration encore balbutiante et en grande partie imprévisible dans les affrontements de son déroulement. S’ils jouent l’extrême droite c’est qu’elle est la plus à même de gérer le fondement même de la crise et, quel que soit la façon dont la chose se réalise, la nécessaire renationalisation (ou en blocs régionaux, ou en réseaux non spatialement délimités en frontières) des aires de valorisation et de péréquation en relation avec une reconnexion (à définir) de la reproduction de la force de travail. Si la classe dominante dans toutes ses variantes est prête à leur laisser les clés, c’est en sachant non seulement qu’elles devront (et elles en manifestent déjà l’intention) tempérer et ajuster leur « programme », mais surtout en ce qu’elles sont l’expression de la préemption réalisée sur « l’opposition populaire » en engageant et mobilisant le peuple dans la restructuration de la mondialisation en en contrôlant les réactions quand ses ravages se manifesteront. Mais ce n’est qu’à ce moment-là, lors de ces ravages et des réactions que la  restructuration qui n’est jamais un plan pourra  réellement se dessiner dans une période intense de lutte des classes (avec toutes les idéologies) et de conflits entre aires capitalistes centrales et entre celles-ci et un « Sud global » (ce qui multipliera les niveaux de contradictions – les mettant en abimes – et d’embrigadement du prolétariat).

RS

  1. Un passant effaré
    08/08/2024 à 16:56 | #1

    Cachez ce capitalisme que nous ne saurions voir !

    Ce qui est tout de même effarant, au-delà des souteneurs d’Israël et du sionisme (j’utilise à dessein ce terme de la prostitution…), venant de ceux qui se prétendent dans le camp des Palestiniens, particulièrement ceux et celles qui sont désarmés, c’est leur incapacité à situer les causes de ce conflit, du besoin de guerre d’Israël et de “l’impuissance” des pays arabes ou musulmans, dans le mode de production capitaliste.

    On veut bien pointer le colonialisme, réel et singulièrement tardif historiquement, l’apartheid, mais comme s’il n’était pas le produit du capitalisme.

    À partir de là, toutes les solutions envisagées, deux Etats ou un seul, n’en sont que pour recréer un statu-quo concernant les rapports de classes, remodelé dans les conditions de la restructuration mondiale en cours.

    Bref, il n’y a pas de classes sociales et surtout pas de prolétaires surnuméraires ou pas, mais seulement des Nations, des citoyens, des drapeaux, des religions, des méchants terroristes et la gentille armée du “seul pays démocratique de la région” au mieux mal gouverné à l’extrême-droite en attendant… Godot ?

  2. pepe
    08/08/2024 à 18:34 | #2

    Juste pour comprendre… A qui et à quoi s’adresse ton commentaire du texte Gaza 2024….?

  3. Un passant
    08/08/2024 à 19:07 | #3

    Peut-être à personne qui vienne lire dndf… Je parle en gros de la gauche y compris présumée “anticapitaliste”.

    En fait, ce n’est pas à proprement parler un commentaire du texte, mais un constat qu’il est un des seuls dans son genre, avec celui de Minassian qu’il analyse.

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