« Palestine : peuple ou classe ? (2ème partie) »
La suite dans le dernier numéro de Courant Alternatif
En poursuite et approfondissement du débat qui a eu lieu avec Emilio Minassian aux rencontres libertaires du Quercy de cet été, afin de défendre une lecture et une perspective de classe de la situation en Palestine-Israël, nous lui avons posé quelques questions. Dans la première partie (CA n° 345), nous avons abordé l’intégration de la région Israël/Palestine dans le capitalisme mondial et la composition de classe en Palestine. Dans ce numéro, nous souhaitons discuter des implications de cette composition de classe pour les luttes prolétariennes et la lutte de libération nationale.
La lutte de libération nationale, pour interclassiste qu’elle soit, ne peut-elle pas desserrer l’étau de la domination de classe pour les prolétaires palestiniens ? Car il est possible que la colonisation israélienne protège la bourgeoisie palestinienne d’une extension des contradictions de classe.
Où en est la lutte de libération nationale en Palestine aujourd’hui ? Existe-t-elle seulement encore ? La lutte de libération nationale, c’est certes une perspective (un État national débarrassé du colonisateur), et on peut considérer que celle-ci demeure valide en Palestine tant que le colonialisme perdure. Mais qu’en est-il du processus de mobilisation ? Historiquement, celle-ci s’est toujours opérée autour de formations politiques, tout en agissant sur la structure de classe.
En Palestine, la lutte de libération nationale s’est incarnée dans les partis de l’OLP (Organisation de Libération de la Palestine), acteurs de ce qu’on a appelé la « révolution palestinienne » qui suit la guerre de 1967 : c’est autour de ces partis (Fatah, FPLP – Front populaire de libération de la Palestine – et toutes les scissions qui en sont sorties) que s’est noué un mouvement social qui a renversé les hiérarchies traditionnelles, héritées du monde féodal. La « révolution palestinienne » a fait émerger une classe d’encadrement issue de la petite bourgeoisie intellectuelle en exil, qui, via la circulation de rentes politiques, a intégré le prolétariat des camps de réfugiés de Jordanie, du Liban, de Syrie (et parfois des prolétaires non palestiniens de ces pays) à des organisations de lutte. La bourgeoisie traditionnelle n’a pas été renversée, mais elle a été bousculée : elle a été amenée à négocier avec ces organisations pour se protéger des prolétaires en armes qui portaient leurs couleurs. C’est le moteur classique des mouvements de libération nationale : l’absorption, par un encadrement politique aspirant à se transformer en appareil d’État, d’un mouvement social prolétarien ou paysan, ou, le plus souvent – et c’est le cas en Palestine –, inscrit dans la prolétarisation de masses paysannes découlant des rapports coloniaux. Le processus s’est ensuite, dans les années 1980, étendu à Gaza et à la Cisjordanie, mais sans la dimension militaire : la première Intifada démarre comme une révolte des prolétaires des Territoires occupés (largement ceux qui vivent dans les camps de réfugiés) exploités par le capital israélien ; ce n’est que dans un deuxième temps que l’OLP la « récupère » pour en faire un mouvement politique national.
Que s’est-il passé ensuite ? Dans le modèle « classique », quand la direction politique s’empare de l’État, la déliaison entre les intérêts du mouvement social et de la formation politique s’opère, et les prolos sont renvoyés au travail par l’État national prétendument au service des masses. Ce qu’il y a de particulier en Palestine, c’est que cette déliaison s’est faite sans que l’indépendance ait été obtenue : à la fin de la période qui court des accords d’Oslo à la deuxième Intifada (1993-2004), l’encadrement national a abandonné le combat pour l’indépendance pour se contenter des rentes et des marchés octroyés par Israël. Depuis, l’oppression des prolétaires prend toujours les traits de l’occupation et de la colonisation israélienne, mais cela en l’absence de perspective de lutte proposée par les organisations politiques issues de la lutte de libération nationale, car les dirigeants de celles-ci sont désormais intégrés, en position de sous-traitants, à cette configuration. C’est la fameuse « double occupation », omniprésente dans les discours en Cisjordanie.
Le Hamas n’a-t-il pas pris le relais ?
Par certains aspects, le Hamas a inscrit ses pas dans la trajectoire de l’OLP. La composition sociale de son encadrement est similaire : des classes moyennes dénuées de capital propre, issues des universités, qui fait le grand écart entre une base prolétarienne et les intérêts de la bourgeoisie commerçante. Mais le Hamas, au contraire de l’OLP, ne s’est pas appuyé sur un mouvement social. Il a constitué une sorte de contre-société pieuse, hiérarchique et respectueuse de l’ordre social. Il a intégré les prolétaires sur le mode de l’embrigadement, il n’a jamais cherché à capter leur activité autonome dans le cadre de ses négociations avec la bourgeoisie.
À ce propos, je pense qu’il faut distinguer, en tout cas méthodologiquement, la notion de lutte, qui suppute une forme d’autonomie d’action, des enjeux matériels et mettant en jeu des contradictions sociales, de celle de « résistance » telle que l’emploient des organisations militaires hiérarchisées comme les Brigades Al-Qassam à Gaza. Le Hamas peut légitimement se targuer d’être dans la résistance (comme le Hezbollah ou d’autres groupes politico-militaires de la région), mais il le faut sur un modèle centralisé, hiérarchique, militaire, séparant la population de ses « troupes », et se tenant prêt à lâcher celles-ci pour réprimer les luttes.
Au milieu des années 2000, des franges en son sein poussent le Hamas à intégrer le cadre des accords d’autonomie en participant aux élections, c’est-à-dire à se positionner, à la suite du Fatah, en sous-traitant d’Israël dans la gestion des prolétaires des Territoires. C’est ce qu’il finit par faire en s’emparant du pouvoir à Gaza en 2007. Comme il l’a fait militairement, et sans négocier avec l’occupant, il a pu garder son visage d’intransigeance, mais il n’en est pas moins devenu, objectivement, un sous-traitant local dans la gestion des prolétaires surnuméraires.
Pendant seize ans, le Hamas a administré la bande, géré les rapports avec Israël (à coups de négociations et de missiles), réprimé les luttes, permis à une classe d’entrepreneurs de s’enrichir sous son aile. Jusqu’à ce que, soudainement, le 7 octobre 2023, il se dégage de ce rôle de sous-traitant pour, j’imagine, réinvestir sa dimension d’organisation politico-militaire transnationale de type Hezbollah. Ce faisant, il a sacrifié la classe d’entrepreneurs gazaouis qui s’était développée sous son aile. On peut supputer que cette réorientation ne s’est pas faite sans tiraillement interne, qu’elle traduit l’éclatement d’une vieille contradiction en son sein entre sa branche politico-militaire à forte clientèle prolétarienne et sa frange insérée dans la bourgeoisie d’affaires palestinienne.
La domination britannique, puis la colonisation sioniste, la proportion énorme de réfugiés, l’exercice quotidien de la violence coloniale, etc., ont pu matériellement construire une identification commune des Palestiniens et de leur résistance s’exprimant sous la forme du terme « peuple ». Cette construction n’est-elle que le reflet du discours des élites palestiniennes ?
Cette identification existe évidemment, mais il faut se demander qu’est-ce qui se passe derrière. Je ne cherche pas à dire à tout prix « les peuples n’existent pas, c’est une mystification de la classe dominante visant à masquer sa domination » ; et encore moins « si le masque tombait, les prolétaires prendraient conscience de leurs intérêts de classe ».
L’idée d’un peuple palestinien n’est pas propre aux élites palestiniennes, il est même parfois manié contre ces dernières. La question c’est : quelles luttes se jouent au sein de la catégorie « peuple », ouvertement ou discrètement, entre les différents segments de classe qui la manient ? Ce n’est pas parce qu’on s’identifie à un peuple qu’on ne lutte pas depuis sa position sociale.
Et on rejoint ce que je disais sur la lutte de libération nationale et sur l’interclassisme. Dans les années 1960-1990, l’OLP avait besoin des luttes prolétariennes pour négocier sa part de gâteau face à Israël, tandis que les prolétaires utilisaient leur direction « nationale » comme mode de légitimation de leurs luttes contre les élites. Dans les Territoires, la première Intifada a constitué l’apogée de cette double logique de captation du mouvement social par les directions politiques et d’usage de la lutte nationale par le mouvement social. Mais, entre 2002 et 2005, les luttes prolétariennes et celles des directions nationales, qui jusque-là cheminaient ensemble (de manière conflictuelle), ont cessé de le faire. Dans le sillage de l’échec de la deuxième Intifada (qui dans ses premiers mois reconduisait la même logique interclassiste liant prolétaires émeutiers ou armés aux chefs politiques), et les directions nationales (en Cisjordanie et même à Gaza) sont entrées dans une logique de répression des luttes, y compris celles qui mobilisent le langage de la libération nationale.
Même si cela peut sembler contre-intuitif, les luttes prolétariennes dans les Territoires ont depuis l’échec de la deuxième Intifada pour adversaire premier un encadrement national palestinien. Simplement parce que c’est avec lui qu’elles sont en prise, qu’elles jouent le rôle de tampon. Israël s’est dégagé de la charge de la reproduction des populations, qu’il a refilée à un encadrement palestinien. Israël intervient dans les agglomérations de Cisjordanie selon une logique de « raid » – et à Gaza de massacre.
Quid des luttes depuis 20 ans en dehors/contre les partis ?
Pour parler de ce que je connais le mieux (je n’ai mis les pieds à Gaza qu’une seule fois, en 2002), il y a eu, en 2015-2016, dans le nord de la Cisjordanie, une insurrection larvée du prolétariat des camps de réfugiés contre l’Autorité palestinienne (AP). On parlait alors d’une Intifada « en interne », dont l’épicentre était le camp de Balata en banlieue de Naplouse. Ce mouvement social a fait reculer la police palestinienne, laissant de l’espace aux jeunes pour reformer des groupes armés sur leurs bases, en dehors de la hiérarchie des partis, et de s’imposer socialement contre les notables liés à l’AP, à Naplouse et Jénine. Les affrontements du printemps 2021 (émeutes à Jérusalem et dans les villes palestiniennes dans les territoires israéliens « de 1948 », offensive politico-militaire du Hamas, annulation des élections par l’AP) ont enfoncé le clou : l’AP s’est trouvée affaiblie et cela a un peu calmé ses velléités de régime autoritaire.
Ce que j’avais trouvé intéressant dans le cycle d’émeutes de 2015-2016, c’était que beaucoup de gens tenaient un discours (qui n’est contradictoire qu’en apparence) selon lequel l’administration palestinienne empêchait à la fois de se confronter physiquement à l’occupation et d’accéder à l’économie israélienne en tant que travailleur. Il y avait une nostalgie de l’époque où « on travaillait pour les Israéliens le jour, on lançait des Molotov sur les Israéliens la nuit ».
La même année s’était déroulée une grande grève chez les enseignants employés par l’AP, que celle-ci était parvenue à neutraliser, en utilisant des logiques d’intimidation, de répression et de chantage, sur le modèle des régimes « arabes » de la région, mais qui avait constitué une séquence de contestation sociale qui avait ébranlé les bases de son contrôle politique.
Pourquoi un silence de la part de notre camp politique sur ces luttes ?
L’AP et la bourgeoisie palestinienne sont omniprésents dans les discours en Cisjordanie comme source d’oppression. Mais il faut tenir compte des situations d’interaction, bien sûr : nous autres les militants blancs en goguette dans les Territoires, on est appropriés avec une fonction : celle de témoigner pour contrer la machine de propagande israélienne. Cette appropriation est essentiellement opérée par les classes moyennes, qui s’inscrivent d’une manière ou d’une autre dans une logique d’accès à des capitaux (matériels ou symboliques) venus de l’Occident, et c’est un fait que personne n’attend de solidarité dans la lutte de classe contre les exploiteurs palestiniens. Alors les gens pris dans ces rapports d’exploitation « internes » (d’un point de vue national) vont t’en parler, tout le temps même, mais on ne va pas investir cette parole d’une dimension de message politique – sauf dans les moments de tension extrême, comme c’était le cas en 2015-2016 dans le nord de la Cisjordanie.
Ce que vivent les prolétaires palestiniens en tant que prolétaires ne parvient guère à nos oreilles, rien de surprenant à ça : ce vécu n’est pas contenu dans la « cause nationale » que les cadres politiques transmettent à leurs relais à l’extérieur.
Quelles perspectives communes peuvent avoir les prolétaires de cette zone ?
Israël représente l’image d’un futur cauchemardesque : celui d’un État qui appartient au bloc central des pays capitalistes qui a reproduit sur son territoire le zonage global de la force de travail tel qu’il s’observe dans la division mondiale du travail. Ce zonage social se joue dans une quasi-conurbation : la distance entre Gaza et Tel-Aviv est à peine plus importante que celle entre Paris et Mantes-la-Jolie. Et elle s’opère sur la base de l’ethnicité (c’est une constante dans l’histoire d’Israël comme de beaucoup d’autres États, en dehors même du contexte de lutte nationale : avant l’occupation de la Cisjordanie et de Gaza, ce sont les prolétaires juifs « importés » des pays arabes qui en ont fait les frais).
Mais au cours des vingt dernières années, l’État s’est imposé comme le garant non seulement de la reproduction sociale du prolétariat juif qu’il domine, mais de son existence « physique » elle-même, de sa survie. On assiste aujourd’hui à un embrigadement de ce prolétariat « national » derrière ses exploiteurs à un niveau jamais observé dans l’histoire, face aux surnuméraires de Gaza parqués dans un camp de concentration sous le feu constant des bombes.
Il faut donc avoir en tête que les luttes s’inscrivent dans cet univers cauchemardesque. Il est difficile d’imaginer qu’elles puissent produire des rapports de force aptes à « casser les segmentations ». Jusqu’à l’année dernière, le simple fait que, dans les Territoires, ces luttes continuaient d’exister et de contraindre la reproduction des rapports sociaux (encore une fois, je parle ici des luttes, non de la résistance hiérarchisée) était en soi quelque chose qui, personnellement, me secouait et me nourrissait. Aujourd’hui, le poids de la logique de massacre écrase tout : la capacité d’action autonome du prolétariat palestinien est sous la menace du tapis de bombes et, tant que le prolétariat juif demeure captif de l’État israélien (ce qui n’est pas près de changer), il n’y a rien à négocier par le rapport de force. On est effectivement entrés dans une autre phase, guère porteuse d’espoir.
Nier la base matérielle du « peuple » palestinien ne revient-il pas de fait à apporter un « soutien passif » à l’État qui le colonise et le réprime ?
Je pense qu’il est possible de développer un cadre d’analyse où on se sent solidaire des luttes en Palestine sans s’illusionner sur les perspectives portées par les appareils socio-politiques « nationaux ». C’est ce qu’avait en partie réussi à faire Socialisme ou Barbarie pendant la guerre d’Algérie : développer une ligne internationaliste capable de tenir une position critique sur le FLN, basée sur une analyse de classe.
En Palestine comme partout dans le monde, on est dans une période où on ne trouvera nulle part d’incarnation politique « de classe » du prolétariat. Certains s’accrochent à une identification aux partis de gauche comme le FPLP ou le FDLP (Front Démocratique de Libération de la Palestine), ou à une hypothétique société civile à distance des partis. Je comprends la démarche, et j’ai été amené à la partager dans mes voyages par affinité « culturelle », mais ces partis et cette société civile sont traversés par des contradictions de classe que les cadres veulent faire passer pour secondaires au regard de la domination nationale. Or c’est du discours de ces cadres qu’on se retrouve (généralement) solidaires, sans s’en rendre compte.
Je m’accroche à l’idée que les rapports sociaux priment sur les idéologies politiques, et que, tout à la fois émotionnellement et intellectuellement, il faut toujours essayer de « partir du bas », socialement parlant, par-delà les identifications politiques, pour comprendre les luttes que « la » lutte nationale prétend englober.
Dans l’identification à la Palestine, à l’idée de la Palestine, des logiques distinctes sont repérables selon les classes, le rapport à la politique, au capital militant, culturel, etc. C’est le cas là-bas, mais aussi chez nous, dans les expressions de solidarité. Ces différentes logiques ne cohabitent pas, elles ne dessinent pas une convergence ou une unité : elles sont contradictoires, elles sont en lutte, de manière plus ou moins assumée ou silencieuse.
J’ai peu à dire sur le terrain du « que faire ». Il me semble en tout cas que, davantage que les différentes positions politiques tenues dans le mouvement de solidarité (ce qu’on pense du Hamas, d’un État bi-national ou autre), il convient d’interroger sa composition sociale et les pratiques de lutte qui en découlent, pour, ensuite, se positionner dans le mouvement – dans l’espoir de « ramener la guerre à la maison », et d’attaquer le maintien de l’ordre social là où on se trouve et, ainsi, de mettre fin aux massacres à Gaza.
En France, la captation et l’encadrement des manifs de solidarité par les politiciens de La France insoumise et consorts qui instrumentalisent la « cause palestinienne » dans le cadre de leurs intérêts, ou même d’assos qui se positionnent en interlocuteurs du pouvoir, renvoie selon moi à une défaite de la composante prolétarienne, non politique, du mouvement, qui s’était exprimée par exemple avec plus de force lors de la guerre de 2014.
Entretien réalisé par zyg en octobre/novembre 2024
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