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Des millions d’Américains sont “en situation de très faible sécurité alimentaire”, selon la terminologie officielle.

PAUVRETÉ – Travailleurs, démunis et affamés

A16 kilomètres de la ville de Eugene, dans l’Oregon, le petit bourg d’Alvadore se compose de quelques maisons de bois et de mobile homes. Les habitations sont trop dispersées pour que cette bourgade de 1 358 âmes ressemble à une véritable agglomération, mais trop proches pour que l’on se sente vraiment à la campagne. De vieilles voitures américaines et une poignée de commerces décrépis bordent les rues.
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Des petits agriculteurs, des ouvriers et des travailleurs du bâtiment vivent ici. Et ils travaillent dur – du moins lorsqu’il y a du travail. A la lisière de la ville se trouvent deux usines, l’une de fruits secs, l’autre de caravanes. A Alvadore, de nombreux habitants cumulent plusieurs emplois pour pouvoir joindre les deux bouts. Pourtant, pour un nombre croissant d’entre eux, recevoir sa paie (ou ses paies) n’est pas synonyme de pouvoir manger à sa faim.
Les écoles de tous les comtés du centre de l’Oregon – la “ceinture de la faim” de l’Etat – rapportent que de nombreux enfants arrivent le ventre creux le lundi matin et qu’ils souffrent des longs mois de vacances estivales, lorsqu’ils ne bénéficient plus des déjeuners gratuits servis par les écoles. Comme tant de villes en déclin de l’Amérique d’aujourd’hui, Alvadore fait les frais de toute une série de mutations économiques – de la mondialisation à la flambée des prix de l’énergie -, et nombre de ses habitants ne sont plus rattrapés par le filet de sécurité du système d’aide sociale. Résultat : la faim progresse.
De nombreux habitants de la ville connaissent bien l’église locale, l’Alvadore Christian Church. Et pour cause : le quatrième jeudi de chaque mois, dans le cimetière jouxtant l’édifice en bois, une pancarte annonce : “Distribution de nourriture”. Durant les mois d’hiver, une quarantaine de familles viennent chercher du pain, de la compote de pommes, de la soupe et des denrées de base. En été, le nombre de bénéficiaires augmente.
Dans un coin de l’église, une table est couverte de nourriture fournie par le ministère de l’Agriculture américain ; le reste – l’essentiel – provient de dons d’habitants de la commune. Ce modèle fonctionne bien pendant les périodes d’abondance, mais se révèle peu efficace pour secourir les plus démunis pendant les périodes de vaches maigres. Becky Darnall travaille comme bénévole pour l’association et bénéficie elle aussi des colis de nourriture. Elle se souvient que, lorsque le centre de distribution a ouvert, il y a deux ans, “il y avait 26 à 28 familles ; ces derniers mois, il y en a parfois 40”.
Le mari de Becky est cuisinier dans un restaurant de la ville voisine de Springfield. En 2006, il a gagné 24 000 dollars ; l’année passée, 27 000 dollars ; et, cette année, il espère toucher 30 000 dollars. Quant à Becky, elle travaille à temps partiel comme aide ménagère chez des voisins, ce qui lui rapporte 8 dollars l’heure. Les Darnall élèvent leurs trois enfants et un neveu dans un mobile home vieux de trente ans, avec un toit peu étanche et une installation électrique douteuse. Avant cette année, ils ne pouvaient pas s’acquitter des mensualités nécessaires pour bénéficier de l’assurance-maladie proposée par l’employeur de M. Darnall. Résultat : ils se sont retrouvés avec une facture de 1 000 dollars à payer lorsque Becky a développé une bronchite asthmatique. La note a été envoyée à une agence de recouvrement, et la famille fait aujourd’hui des pieds et des mains pour la rembourser. “On s’en sort”, émet Becky d’une voix timide. “Mais, avec l’aide alimentaire de l’église, au moins, on peut mettre des macaronis dans la soupe… Ça ressemble plus à un vrai dîner.” Avant de venir à l’église chercher de la nourriture, la famille de Becky se mettait en quatre pour bénéficier de coupons alimentaires [programme fédéral destiné à aider les personnes à faibles revenus], mais elle parvenait à peine à survivre.
Ils ont commencé a emprunter de l’argent à des amis. Puis ils ont contracté des emprunts sur salaire auprès d’officines spécialisées. “Ces prêts sur salaire, c’est un cauchemar”, souligne-t-elle. Ces dernières années, nombreux sont les Américains à faibles revenus qui ont recours à ce pis-aller – à savoir contracter [à un taux astronomique] un petit emprunt remboursable le jour de la paie afin de pouvoir finir le mois. Au fil des ans, cette pratique usuraire a contribué au dépérissement économique de l’Amérique pauvre.
Il y a maintenant dix-sept ans que les Darnall sont mariés, mais cela fait un an qu’ils sont contraints de choisir chaque mois quelles factures payer et quels services supprimer. “Pendant tout ce temps, mon époux a travaillé, souligne Becky. Nous ne nous sommes jamais tourné les pouces, nous n’avons jamais vécu aux crochets du système.”
Selon le ministère de l’Agriculture américain, aux Etats-Unis, près de 40 millions de personnes se trouvent en situation de précarité alimentaire. C’est-à-dire que, même si elles ne souffrent pas réellement de la faim, elles se demandent en permanence comment elles vont parvenir à se mettre quelque chose sous la dent.
Comme les Darnall, Helen Wagy, une veuve âgée de 83 ans, fait partie de cette catégorie. Cette blanchisseuse à la retraite qui vit dans un mobile home à Corvallis, dans l’Oregon, a travaillé pendant trente-cinq ans ; elle touche aujourd’hui une retraite de 912 dollars par mois. Elle reçoit des cartons de nourriture distribués par les Gleaners [Les glaneurs], un groupe qui collecte les produits laissés sur les champs de la région et qui a convaincu plusieurs supermarchés de lui donner des denrées endommagées ou dont la date limite de vente est dépassée.
“Je dois payer le loyer, l’électricité, le téléphone, et le luxe d’avoir une télévision”, énonce-t-elle, emmitouflée dans une veste molletonnée. Elle est assise dans une sorte de cabane en bois pleine de réfrigérateurs et de congélateurs. Le bâtiment, qui appartient au service des parcs et jardins de la ville, se trouve au milieu d’un petit parc à l’écart de l’autoroute. Il sert de centre de distribution aux Gleaners.
Toujours selon les estimations du ministère de l’Agriculture, sur près de 40 millions d’Américains qui ont peur de manquer de nourriture, 11 millions sautent parfois un repas – souvent des parents qui se sacrifient pour être sûrs que leurs enfants mangeront à leur faim. Dans la plupart des pays, ces personnes seraient classées dans la catégorie de ceux qui ont “faim”. Mais l’Amérique de Bush a décidé d’utiliser un terme autrement plus orwellien pour les définir. En 2006, le ministère de l’Agriculture a invité les organismes gouvernementaux à ne plus employer le terme “faim” pour désigner ce groupe de personnes.
Les 11 millions d’Américains qui ne peuvent pas se permettre d’acheter des provisions sont à présent étiquetés comme ayant une “très faible sécurité alimentaire”. Dans les décennies qui ont suivi la Grande Dépression des années 1930, cette catégorie aurait été principalement constituée de chômeurs de longue durée et de sans-abri.
Mais, de nos jours, elle comprend de plus en plus de travailleurs pauvres, des personnes dont les salaires ont stagné – tandis que le coût de la vie a augmenté du fait de la hausse des prix du carburant, de la nourriture et des soins médicaux – et qui passent leur temps libre à faire la queue devant les banques alimentaires.
Ces dix dernières années, dans l’Oregon, les bénéficiaires des banques alimentaires faisant partie d’une famille dont au moins un membre travaille sont passés de 30 % à 47 %.

Dans l’Amérique de Bush, être pauvre est devenu un véritable calvaire

Mais ce problème ne touche pas uniquement l’Oregon. A travers tout le pays, une forme effroyablement dure de pauvreté s’est développée parmi les couches les moins favorisées de la population. Dans la région des Appalaches, où la faim rôde depuis toujours, des Etats tels que la Virginie ou le Tennessee abritent une forte proportion de personnes dans le besoin. Dans certaines parties du Texas, en particulier dans les régions frontalières à forte population immigrée, l’insécurité alimentaire sévit. Dans les comtés ruraux de l’est du Nouveau-Mexique et de l’ouest de l’Oklahoma, les ventres vides sont une plaie endémique, de même que dans le delta du San Joaquin, en Californie, l’une des régions agricoles les plus fertiles du monde.
Aujourd’hui, 11,9 % des habitants de l’Oregon sont en situation de “précarité alimentaire”. A l’échelle nationale, ce chiffre est de 11,4 %. Les études des banques alimentaires et autres centres de distribution montrent que le montant élevé des factures d’eau et d’énergie, l’augmentation du prix du carburant et des frais de santé, ainsi que l’inadaptation du système de coupons alimentaires, contraignent de plus en plus de travailleurs pauvres à dépendre des œuvres caritatives. Des résultats corroborés par les observations de terrain des bénévoles. Pourtant, malgré l’augmentation des besoins, le gouvernement fédéral a réduit de façon draconienne les dons d’argent et de nourriture aux banques alimentaires. En l’an 2000, les banques alimentaires de l’ensemble du pays ont reçu 250 millions de dollars de l’Etat : aujourd’hui, ce chiffre est tombé à 140 millions.
Il y a à peine une génération, à l’époque où les subventions accordées aux banques alimentaires étaient à leur apogée, 90 % de la nourriture de ces organisations provenait du gouvernement fédéral. Mais, de nos jours, une banque alimentaire telle que l’association Food for Lane County, qui jouxte un petit centre commercial à quelques kilomètres du centre-ville de Eugene, ne reçoit que 12 % de sa nourriture de l’Etat fédéral.
A une heure de route vers le nord, dans la ville de Corvallis, la réduction de l’aide fédérale est encore plus manifeste. En 1987, 85 % de la nourriture distribuée par la Linn-Benton County Food Share provenait du ministère de l’Agriculture. En 2008, ce chiffre n’est plus que de 6 %, explique Ryan McCambridge, le directeur de l’association. “Nous compensons ce déficit en mendiant littéralement auprès de la population locale – auprès des commerces, des agriculteurs et des supermarchés. Nous demandons absolument à tout le monde”, raconte Denise Griewisch, la directrice de Food for Lane County. Les agriculteurs, précise-t-elle, produisent moins de nourriture car ils consacrent un plus grand nombre de terres à la culture du maïs destiné aux agrocarburants. De ce fait, depuis 2003, les surplus achetés par le gouvernement sont moindres. De plus, la nourriture produite aujourd’hui coûte plus cher et elle est souvent destinée à l’exportation. Enfin, de nouveaux programmes informatiques permettent aux supermarchés de réaliser des inventaires plus efficaces ; donc il leur reste moins de produits excédentaires à donner aux associations. Résultat, dans certains centres, les colis de nourriture sont plus petits, ils ne permettent plus de se nourrir une semaine entière mais tout juste trois jours.
L’année passée, dans chaque catégorie, les dons de nourriture à Food for Lane County étaient en baisse, explique Denise Griewisch. Et cette situation est inquiétante car, selon les estimations de l’organisation, 3 % à 5 % des 338 000 habitants du comté de Lane mangent chaque jour un repas distribué par une œuvre caritative et 20 % de la population est en situation de précarité alimentaire à un moment donné de l’année. “A l’origine, ce système des colis de nourriture devait permettre à des familles de répondre à des situations d’urgence”, souligne Ryan McCambridge, de la Linn-Benton County Food Share. “Mais, depuis huit ou neuf ans, les gens comptent d’une manière beaucoup plus régulière sur ces cartons de nourriture ; il ne s’agit plus seulement de situations d’urgence. Les colis représentent un réel complément. Et, le plus souvent, les personnes qui en dépendent ont un travail mais ne gagnent pas suffisamment d’argent pour s’en sortir.”
Au centre des Catholic Community Services, dans la ville de Springfield, à quinze minutes de route de Eugene, chaque lundi, mercredi et vendredi matin, des gens font la queue à l’entrée de l’ancienne église. Jeunes et vieux, hommes et femmes, tous attendent patiemment que les portes s’ouvrent et qu’un membre du personnel inscrive leur nom dans un registre. Puis ils entrent dans le garde-manger et remplissent leur carton avec la nourriture arrivée cette semaine-là au centre.
“Les jours calmes, on sert 80 à 100 personnes”, précise Joe Softich, 61 ans, responsable du programme alimentaire de l’église. “A la fin du mois, c’est plutôt 140, voire 180.”
Joe Softich a grandi dans la ville minière d’Anaconda, dans le Montana. Dans les années 1960, il a étudié la microbiologie, le russe et la religion à l’université, mais cela fait longtemps qu’il a décidé de consacrer sa vie à nourrir ceux qui ont faim. Joe Softich me montre des congélateurs remplis de viande et de légumes, des boîtes de haricots et de fruits, du beurre de cacahuète et des briques de lait. “Nous voyons tellement de misère. Nous entendons jour après jour toutes sortes d’ histoires. Ce n’est pas facile d’aider les gens d’une manière qui ne les rabaisse pas.” Selon lui, l’année passée, 13 330 habitants de Springfield ont bénéficié de repas des Catholic Community Services.
“Il y a trois jours, nous étions à court de nourriture”, confie Angela Oliver, 38 ans. Cette ancienne toxicomane a récemment quitté l’Etat de Washington pour vivre dans l’Oregon avec sa sœur et les quatre enfants de celle-ci. “Nous n’avons plus de lait pour les enfants, plus de légumes, plus de pain”, explique-t-elle. Trois des quatre enfants profitent du déjeuner gratuit servi à l’école, souligne-t-elle. Le quatrième, le cadet, vit avec sa grand-mère. “Les enfants ne souffrent pas de la faim. Ils mangent avant moi, mais il n’y a pas de rab. Il y a juste de quoi manger pour tout le monde.” Et d’ajouter : “Sans la banque alimentaire, je ne sais pas comment je ferais. Ces jours-ci, nous n’avons même pas réussi à emprunter un peu d’argent.”
Etre pauvre en Amérique n’a jamais été facile. Mais être pauvre dans l’Amérique de Bush est devenu un véritable calvaire. Le gouvernement fédéral a tourné le dos à ceux qui n’arrivent pas à s’en sortir tout seuls. Et il leur a bien fait comprendre que ce n’était pas son problème.
Courrier International

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  1. JL
    04/02/2009 à 11:31 | #1

    La misère, c’est la pauvreté sans les moyens de subsistance. Le capitalisme promet la richesse et sème la misère, partout dans le monde.

  2. cincinnato1961
    04/02/2009 à 20:01 | #2

    This is “the ghost of Tom Jodd”.

  3. Lo
    04/02/2009 à 22:56 | #3

    D’abord on développe le salariat de masse en déracinant les personnes en leur retirant leurs savoir faire facilement trocables ou échangeables. Ensuite on les abandonne. Quelle drôle de modèle de société sans solidarité.
    Ces politiciens nous représentent-ils réellement ?
    Où ne représentent-ils plus qu’eux-même et leurs copains ?

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