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A propos des émeutes de décembre, en Grèce…

Voici un texte récent de camarades grecs, texte élaboré dans le contexte des réunions qui coincident avec la sortie du livre

“Les émeutes en Grèce”, aux éditions SENONEVERO,

dont celle de Paris, annoncées en début de page sur ce site. Ce texte est suivi d’un tract déjà partiellement traduit dans l’ouvrage précité, complété ici.

DECEMBRE 2008 EN GRECE : UNE TENTATIVE DE MISE AU JOUR DE LA FORCE ET DES LIMITES DE NOTRE LUTTE

Malgré les tentatives de l’État et de son spectacle de réduire les événements de décembre 2008 à une « révolte des jeunes » qui, vu la sensibilité intrinsèque de leur âge, ont toutes les  raisons de réagir au monde des adultes, on y trouve des éléments qui les désignent comme les événements historiques les plus importants des 35 dernières années en Grèce. Décembre fut une révolte d’une minorité de la classe ouvrière qui vit dans ce coin du monde. Par ses actions, cette minorité a critiqué les rapports sociaux contemporains, le travail, la marchandise, l’État. Cette critique (destructrice et créatrice à la fois) était anticapitaliste et non réformiste et exprimait le besoin de dépassement des rapports capitalistes.

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« De la frontière aux commissariats, la démocratie assassine »
(slogan inscrit sur un mur)

« Remember, remember the 6th of December », a été inscrit sur un mur à Athènes. Depuis ce soir-là et pendant quelques jours ce sont les actions d’une foule de jeunes surtout (mais pas exclusivement) prolétaires qui ont parlé : flics et commissariats attaqués, banques incendiées, magasins détruits et pillés, ministères, chambres d’industrie et entreprises de location de personnel vandalisées, universités, mairies et autres bâtiments publics occupés. Dans les rues des villes révoltées, on trouvait des élèves du secondaire, parmi lesquels nombre d’immigrés de deuxième génération, des étudiants, des jeunes travailleurs et chômeurs, des gens du pays et des immigrés, des « lumpen » prolétaires et quelques travailleurs « stables ». Dans l’évolution de la crise capitaliste mondiale, la révolte en elle-même a démontré « la profonde conviction des jeunes que leur avenir a été pillé d’avance » (comme Mike Davis l’a signalé très pertinemment lors d’une interview). Décembre ne fut pas un mouvement contre l’arbitraire policier ou la répression. Le fait que la répression devint la cible de l’attaque prolétaire peut s’expliquer si l’on considère dans sa réalité le coup tiré par un petit flic quelconque : comme l’expression d’un État qui doit intervenir d’une façon de plus en plus disciplinaire contre un prolétariat qu’il est de plus en plus difficile d’«intégrer »[1] dans le monde capitaliste actuel. Ce n’était pas non plus un mouvement contre le gouvernement : les actions des révoltés, ayant comme point de départ la vie de merde d’aujourd’hui[2], étaient dirigées contre l’avenir du monde capitaliste.

« Eux, ils ruinent notre vie, nous, on va tout ruiner pour reprendre nos vies en main » (slogan inscrit sur un mur)

Les prolétaires révoltés n’ont formulé aucune demande et n’avaient aucune revendication, parce qu’«ils vivent quotidiennement et, par conséquent, ils savent bien que la classe dominante refuse de satisfaire toute demande de ce genre», comme on lisait sur un tract distribué par quelques occupants de l’ASOEE (École Supérieure d’Études Économiques et Commerciales). Les jours de décembre ont rendu plus que clair que la crise du capitalisme est aussi une crise de la politique. Les révoltés saccageaient ou occupaient les bâtiments de l’État, c’est-à-dire du capitaliste collectif et du mécanisme de reproduction sociale avec lequel ils auraient dû tenter d’entrer en compromis dans le cadre d’une lutte revendicative. Leurs attaques contre les bâtiments publics et l’absence de revendications n’ont été que deux aspects de la même réalité. « C’est bien sûr cette absence de demande de réformes (et ainsi l’absence de toute prise permettant la gestion de la protestation) qui est l’élément le plus scandaleux – et pas les cocktails Molotov ou les vitrines brisées » signale justement Mike Davis dans la même interview.

Décembre ne cherchait pas à négocier, et cela constitue une rupture avec le mouvement des occupations étudiant de 2006-07, qui fut massif et de longue durée et constitue le précurseur direct de la révolte, dans le sens où ce mouvement exprimait la rébellion d’une fraction particulière de jeunes prolétaires (ayant un grand poids social dans le cas grec) – de la (future) force de travail qualifiée – contre le blocage de sa reproduction. Mais le mouvement étudiant était revendicatif (il revendiquait une meilleure intégration pour les jeunes spécialisés), malgré les contradictions et les conflits internes qu’il a connus. Nous qui signons ce texte, faisant partie de ce mouvement et envisageant son incapacité de s’étendre au delà de l’université, nous considérions que certaines demandes concrètes pourraient constituer un outil (politique) de contestation des clivages au sein de la classe ouvrière. Sentant l’attaque contre la reproduction de la classe comme un élément central de la restructuration capitaliste, nous croyions que la revendication d’un « salaire social » pourrait jouer ce rôle unificateur, contestant l’ancrage de notre reproduction au travail, et c’est ainsi que nous avons essayé de promouvoir cette idée au sein du mouvement. La révolte de décembre et notre participation à celle-ci a été la critique vécue de notre attitude précédente, car elle nous a démontré que la fragmentation du prolétariat en plusieurs catégories de force de travail, antagonistes entre elles, n’est mise en question qu’au moment de la critique en actes du rapport capital lui-même, c’est-à-dire de l’existence même des prolétaires en tant que force de travail.

L’absence de revendications signifiait en même temps la prédominance d’une forme d’organisation informelle (le cercle d’amis) et elle a eu un résultat concret : l’État a eu beau chercher, il n’a pas pu trouver une représentation des révoltés et surtout il n’a pas pu en fabriquer une, afin d’ouvrir la voie pour dompter le mouvement[3]. Dans tout mouvement revendicatif il existe par définition une organisation qui exprime aussi les limites de ce mouvement. Par exemple, une grève revendicative est organisée par un syndicat ou même par une fraction combative des ouvriers en dehors du syndicat ; ces deux formes d’organisation assument en fin de compte le rôle de garantir la reprise du travail (peut-être même contre une minorité qui ne désire pas cette reprise). De même, une protestation sur une question concrète est organisée par un parti (ou un milieu politique), dont le rôle est avant tout de définir la question, c’est-à-dire de définir l’issue du combat en tant qu’enjeu se rapportant à une question précise et déterminer par la suite le contenu ainsi que le moment de la victoire ou de la défaite, c’est-à-dire le moment de la fin du combat. Dans le cas de Décembre, il y a eu des récupérateurs de toute sorte qui, aux côtés de ceux qui condamnaient en bloc la révolte, essayaient de convaincre que c’est uniquement la protestation politique qui peut générer des avantages et pas la soi-disant violence aveugle. Pourtant, la tentative de médiation a échoué, car les médiateurs faisaient face à des révoltés qui, refusant leur rôle, montraient qu’ils ont enfin compris qu’il ne peut y avoir d’«avantage » matériel pour eux dans le capitalisme.

« Revenir à la situation d’avant ? Il n’en est pas question » (slogan inscrit sur un mur)

Dans un bilan de la révolte de décembre à usage prolétarien, il est important d’examiner ce que les prolétaires révoltés des deux sexes[4] ont fait, ce qu’ils n’ont pas fait, c’est-à-dire quelles étaient les limites de leurs actions, et ce qu’ils ont montré pouvoir faire dans l’avenir.

Les actions qui montraient la direction d’un monde nouveau, malgré les contradictions qui se trouvaient aussi en elles, étaient les pillages des marchandises, la pratique anti-syndicale qui s’est exprimée lors de l’occupation du bâtiment de la GSEE (Confédération Générale des Travailleurs) et les attaques sauvages des commissariats de police par les lycéens. Ces actions expriment la pression qui s’est exercée sur les «parois» des rapports capitalistes, à leurs points les plus forts, tandis qu’en même temps elles se caractérisent par une originalité historique[5] en ce qui concerne la Grèce. Également importante fut la participation relativement forte des immigrés, fait qui démontre que les divisions parmi les prolétaires sont surmontées uniquement quand la lutte est contre le capital.

« Up against the wall motherfuckers ! We’ve come for what’s ours… » (Titre d’un tract)

Les pillages ont eu lieu surtout à Athènes, dans un moindre degré à Thessalonique et à un degré encore moindre en province. Ils constituent le plus grand scandale de Décembre. Les journalistes et les médiateurs politiques de tous bords ont pu dans un premier temps supporter et « justifier » les attaques contre la police et les vandalismes, mais jamais l’attaque prolétarienne contre la propriété privée. Et pourtant, quoi de plus naturel que l’expropriation directe quand le spectacle distribue à gogo des promesses de bonheur consumériste, au moment même où l’on prive les prolétaires des moyens pour satisfaire ces promesses.

Le rôle principal dans les pillages de décembre a été tenu par les immigrés, mais ils n’étaient pas les seuls à y participer. Dans plusieurs cas, des élèves, des étudiants, mais également des prolétaires grecs d’un âge plus avancé ont pu profiter des soldes à 100% qu’offrait la faiblesse de l’État à protéger la propriété privée. Bien entendu, l’État et les moyens d’information ont tenté de distinguer parmi les révoltés manifestants grecs et pilleurs étrangers. Pour plusieurs immigrés c’était leur seule façon de participer à la révolte ; vu que la police était occupée, ils ont saisi l’occasion pour exproprier des marchandises dans les magasins de leur quartier. Dans deux cas au moins, des dizaines d’entre eux sont apparu brusquement, venus de nulle part, et ils ont vidé les magasins d’une rue commerciale. Dans d’autres cas, il y a eu des pillages derrière les barricades dans des quartiers qui étaient provisoirement libérés de la police durant les affrontements. Il est important de souligner que les pillages ont commencé à Athènes juste après le coup de feu, le premier soir de la révolte, et à Thessalonique le lendemain. Les réappropriations qui ont eu lieu concernent une très large gamme de marchandises : des denrées alimentaires et autres articles de première nécessité (médicaments, meubles, habits, carburant) jusqu’aux articles de luxe, certains d’entre eux destinés à la revente. À certaines occasions il y a eu des attaques de distributeurs automatiques de billets visant la monnaie « sonnante et trébuchante », mais sans succès. Plusieurs « professionnels de la délinquance » ont saisi l’occasion pour organiser des attaques contre des joailleries et autres commerces de luxe. Souvent, après le pillage, les révoltés détruisaient les magasins et les marchandises qu’ils n’avaient pu emporter. C’est ainsi qu’ils concevaient l’achèvement de leur fête. À travers leurs actions ils déclaraient que bien qu’aujourd’hui ils utilisent les marchandises (les privant de leur valeur d’échange dans la plupart des cas), ils ne souhaitent pas que les magasins existent demain.

« Ces jours appartiennent à Alexis » (slogan inscrit sur un mur)

L’entrée des élèves du secondaire dans la scène des affrontements, le matin du lundi 8 décembre, donna à l’agitation une autre dimension et la  propagea dans les quartiers d’Athènes et dans plusieurs petites villes de province. Aux attaques sauvages des élèves du secondaire contre les commissariats participaient aussi plusieurs immigrés de deuxième génération, élèves du secondaire eux-mêmes. Vu l’impuissance de l’État grec à promouvoir une éducation ségrégative (il est habituel que des lycéens grecs et immigrés soient assis sur le même banc) et l’absence d’une exclusion urbanistique des immigrés comme c’est le cas dans les villes françaises, cette génération d’immigrés interagit avec les lycéens d’origine grecque,  parce que les conditions auxquelles doivent faire face beaucoup de jeunes grecs et étrangers coïncident. Ce fait explique en grande partie leur présence collective lors de l’agitation de Décembre. Naturellement, ce sont les lycéens qui ont vécu, plus que tous les autres, l’assassinat du jeune de 15 ans, comme l’assassinat de l’un d’entre eux.

Il est clair que ces lycéens savent très bien ce que l’avenir leur réserve[6], car ils vivent l’intensification de l’entreprise disciplinaire (par exemple, avec la loi « contre le port de la cagoule », les attaques contre les sous-cultures des jeunes et les contrôles continuels dans la rue par les flics) et la tentative de rationalisation des mécanismes de sélection/exclusion (plusieurs lois les concernant ont été mises en application par l’État grec au cours de la dernière décennie). Dans le tumulte général du monde de l’enseignement (avec le mouvement des occupations étudiant et la longue grève – six semaines – des enseignants), vers l’automne de chaque année depuis 2006 on voit apparaître des occupations de plusieurs écoles du pays par les élèves, sans raison/revendication spéciale[7] la plupart du temps; Bref, les élèves expriment qu’ils n’ont pas envie d’être des élèves, et par le moyen des occupations ils diminuent indirectement la durée de l’année scolaire.

Cette pratique des élèves du secondaire pendant la révolte annonce que la crise de reproduction du système capitaliste est déjà là. Les jeunes, c’est-à-dire les futurs travailleurs/chômeurs, ayant conscience qu’ils sont destinés à être une force de travail entièrement consommable dans l’avenir, refusent à travers la révolte leur rôle de lycéen ou d’étudiant dans le présent. L’absence de revendication s’est exprimée par l’élan destructeur contre les commissariats, une pratique « revalorisée » par rapport aux occupations d’écoles. Peut-être la combinaison de l’absence totale de revendications et de l’intensité de la violence pendant les premiers jours de la révolte est la raison pour laquelle les occupations d’écoles n’ont pas été généralisées par la suite. Il était difficile pour les élèves de revenir à la pratique plus usuelle de « rater le cours ».

« Ces jours sont les nôtres, aussi » (extrait d’un tract d’immigrés albanais)

Les actes de révolte simultanés des prolétaires grecs précarisés et des immigrés, auxquels le capital impose la précarité en termes plus que brutaux, marquent le dépassement de la division ethnique, une des armes les plus puissantes qu’utilise le capital pour imposer sa reproduction. Le fait que lors du mouvement français en 2005-06 cette division a joué un rôle décisif, fait de l’action simultanée des prolétaires grecs et immigrés en décembre une évolution d’une importance historique. La première génération d’immigrés des Balkans (ceux qui ont commencé à affluer dans le pays dès 1990) n’a pas pris part à la révolte; en général, ils sont largement intégrés à la société grecque puisque leurs attentes (très limitées de toute façon) ont été en quelque sorte réalisées. Par contre, leurs enfants, qui ont commencé leur vie dans ce pays, ont des attentes plus grandes et ils voient qu’elles ne peuvent pas être satisfaites; leur vie peut être tout au plus semblable à celle de leurs parents, ce qui ne peut pas satisfaire cette génération[8]. Ces jeunes immigrés vont à l’école et malgré le fait qu’ils ne sont pas complètement séparés du reste des élèves, comme on a vu plus haut, ils vivent le racisme et la dépréciation et ils savent qu’ils sont les premiers à faire face à une échelle d’ascension sociale bloquée. Au delà de la participation de jeunes immigrés des Balkans aux manifestations agressives des élèves dans les quartiers d’Athènes, des groupes-bandes de jeunes immigrés se sont joints aux manifestations centrales du lundi 8 décembre. Ils n’avaient pas d’intention particulière de se battre avec les flics. Leur cible principale les banques et les bâtiments publics, mais certains d’entre eux n’ont pas raté l’occasion pour piller des magasins.

Aux émeutes d’Athènes ont également participé les immigrés récents et misérables, qui vivent dans les quartiers-ghettos du centre-ville; les surnuméraires/exclus : afghans, pakistanais et africains. Ce prolétaires ont participé aux combats du centre-ville, aux alentours de leurs quartiers, pendant les premiers jours des émeutes de décembre et ils ont pillé plusieurs magasins quand l’occasion se présentait. Ils ont aussi attaqué le commissariat d’Omonoia (connu pour les nombreux cas de brutalités contre les immigrés.

Évidemment, la coexistence de différentes fractions prolétariennes et de leur pratiques n’était pas toujours harmonieuse. Dès le premier jour, plusieurs immigrés qui tentaient de piller ont été repoussés par certains manifestants. Également, pendant l’occupation de l’École Polytechnique d’Athènes à laquelle participaient quelques immigrés après l’explosion des premiers jours, il y a eu des confrontations animées sur cette question entre certains anarchistes et les immigrés. On ne peut pas ignorer le fait que dans certains cas les confrontations au sujet des pillages ont eu lieu pendant les affrontements avec la police, car certains parmi les expropriateurs ne contribuaient pas au maintien des affrontements grâce auxquels ils pouvaient s’approprier ce qu’ils voulaient. À noter aussi que certains des participants aux affrontements, au lieu de se réserver les marchandises, les jetaient dans le feu, soulignant ainsi la valeur d’usage qu’elles devraient avoir en ce moment précis. D’un autre côté, cependant, les confrontations au sujet des pillages sont apparues ailleurs sans qu’il soit question de soutenir le combat (comme par exemple le lundi 8 décembre). Ceux des anarchistes qui s’en sont pris aux « voleurs » auraient très bien pu mettre en valeur leur savoir-faire pour aider à l’expropriation de marchandises et à leur transformation en valeurs d’usage pour ceux qui en avaient besoin, mais au lieu de cela ils ont défendu la « pureté politique » des événements, c’est-à-dire qu’ils pensaient et agissaient déjà en fonction de l’image qu’on aurait d’eux après la fin de la révolte.

La réponse de l’État à la participation des immigrés aux évènements fut celle qu’on pouvait attendre: intensification de la répression, opérations de ratissage, expulsions et projet de création d’un camp de concentration à Aspropyrgos. Mais en même temps le flux migratoire grandit et l’État grec se trouve face à des foules de prolétaires surnuméraires qui transitent obligatoirement par la Grèce à cause de sa situation géographique. La colère exprimée par des centaines d’immigrés à Athènes avec les manifs des 21 et 22 mai, où il y a eu des affrontements étendus avec la police («Le premier affrontement ouvert entre police et immigrés» était le titre de l’article paru dans le quotidien Kathimerini) et des saccages (des dizaines de voitures et pas mal de banques et de magasins), n’est pas le résultat de la stupidité d’un petit flic de base de plus qui aurait décidé de déchirer un livre de prières musulman, ni de l’idéologie religieuse des immigrés musulmans (laquelle est bien réelle)[9], contrairement aux affirmations déversées par le spectacle pour nous convaincre. Elle provient de la combinaison de la situation asphyxiante réservée aux immigrés sans papiers et de l’expérience qu’ils ont pu acquérir en participant aux évènements de Décembre.

« Assemblée Générale d’Ouvriers Révoltés »

L’occupation du bâtiment de la GSEE a exprimé d’une façon contradictoire la force et la limite de la révolte. Malgré le fait que l’initiative provenait de syndicalistes de base (le rôle principal étant tenu par le syndicat des travailleurs sur deux-roues) qui, dans le remous social, ont trouvé l’occasion de fortifier leurs syndicats par le moyen d’une action « spectaculaire »[10], l’occupation a exprimé le besoin des prolétaires révoltés de voir la révolte « atteindre » les lieux de travail. Ce même besoin d’extension de la révolte avait été exprimé les jours précédents avec l’occupation de mairies et autres bâtiments publics dans les voisinages/quartiers et dans certaines villes de province.

C’est ainsi que, dès le début de l’occupation du bâtiment de la GSEE, les syndicalistes de base se sont trouvés face à une tendance radicale de prolétaires précaires et stables qui considéraient cette occupation comme la seule possibilité restante pour atteindre le domaine de la production en termes de révolte. Naturellement, les deux tendances ont attaqué la principale instance syndicale bureaucratique des travailleurs en Grèce, mais leur concordance de vues s’arrêtait là[11]. Allant contre le contenu même de la révolte, ceux qui étaient pour un syndicalisme autonome ont défendu l’identité ouvrière de l’occupation et ont tenté (sans succès) de restreindre le rôle des non-travailleurs révoltés dans celle-ci. La synthèse (contradictoire) des deux tendances opposées se reflète dans la désignation de cette opération comme “Assemblée Générale d’Ouvriers Révoltés”.

L’occupation de la GSEE – tout comme les contradictions et les conflits qui se sont manifestés lors des occupations dans les quartiers- a fait transparaître l’impossibilité d’extension de la révolte. Des milliers de travailleurs sont passés par le bâtiment occupé de la GSEE, tandis que plus de cinq cent personnes faisaient leur apparition lors des assemblées de l’occupation. Pourtant on ne peut dire, en aucun cas, qu’une partie – fût-elle infime – de ces travailleurs a rejoint cette activité. La présence des passants avait un caractère exploratoire et ils ne se sont pas impliqués activement dans un processus que la plupart d’entre eux concevaient comme syndical.  Mais c’est précisément à cause du fait que l’occupation ne formulait pas de revendications, que cette contradiction a rendu à plusieurs reprises la discussion chaotique. À noter aussi que les interventions organisées dans les lieux de travail (aux centres d’appel de l’organisme des télécommunications – OTE – et dans une entreprise de sondages) n’ont pas pu atteindre leur but, c’est-à-dire le blocage de la production.

L’occupation du bâtiment de la GSEE a duré cinq jours. Certains syndicalistes de base, dès le deuxième jour (jour de l’accomplissement de leur projet), tentaient sans cesse de bloquer la continuation de l’opération, contre le besoin ressenti par la majorité des occupants de continuer l’occupation sans aucun but revendicatif / syndical. Il est à noter cependant que dans cette opposition, il y a eu des camarades qui sont aussi des syndicalistes de base, qui ont défendu la pratique antisyndicale d’occupation sans revendications et qui y sont restés.

Le dernier jour de l’occupation il y a eu la première manifestation de solidarité aux personnes arrêtées pendant la révolte. C’est ainsi qu’on est passés concrètement au stade des « opérations post-révolte », puisque les centaines de participants ont formé une « assemblée de solidarité aux personnes arrêtées de la révolte » qui fut par la suite active pendant deux mois et demi avant de dégénérer. Une autre opération post-révolte importante à Athènes, qui découle de la tentative d’assassinat de Konstantina Kouneva (une syndicaliste, ouvrière bulgare immigrée travaillant dans le secteur du nettoyage), a également un rapport avec l’occupation du bâtiment de la GSEE puisque la majorité des participants se sont aussi rencontrés pendant cette occupation. La coexistence conflictuelle de la tendance syndicale avec la tendance antisyndicale apparaît d’une façon encore plus claire dans cette activité. Dans les occupations des Bourses du Travail qui ont eu lieu plus tard à Patras, à Thessalonique et dans d’autres villes de province, c’est la tendance syndicale qui a prédominé.

« Canailles, les jours de votre société sont comptés, on a pesé ses joies et ses raisons et on a vu qu’elles manquaient de poids… » (extrait d’un tract)

La restructuration que le capital a commencée dans le monde occidental au milieu des années 70, et en Grèce au milieu des années 80, a fractionné la classe ouvrière, par conséquent la lutte de classe ne peut qu’être caractérisée par ce fractionnement. Les armes mêmes de la restructuration sont  retournées aujourd’hui contre le capital; les défaites des luttes ouvrières revendicatives des vingt dernières années en Grèce portaient en elles ce décembre 2008. La répression en tant que moyen (inefficace) de gestion des jeunes, la précarisation de la vie elle-même, l’afflux massif d’immigrés et leur utilisation en tant que machines de siège en vue d’une dégradation et d’une flexibilisation plus poussées des relations de travail, tout a été contesté et délégitimé au moment où la balle sortit de l’arme du flic le 6 décembre 2008.

La limite de la révolte était son impossibilité de s’étendre aux lieux de travail, fait qui est directement lié à la composition des participants. La fin d’une révolte ne peut pas être attribuée à des erreurs tactiques; ces dernières peuvent seulement influencer les détails et la vitesse du reflux. Les travailleurs « stables » n’ont pas pris part à la révolte (à part quelques petites fractions minoritaires). Comment était-il possible de perturber le processus de production alors que la plupart des participants à la révolte sont coincés à la frontière entre chômage et travail ou bien ne sont pas encore entrés dans le processus de production? Le fait que ces deux mondes n’ont pas pu entamer une liaison, à commencer par le moyen de la grève générale du 10 décembre, a démontré qu’aujourd’hui la généralisation de la révolte (des précaires surtout) est impossible. De même, les combats qui ont été menés l’année dernière par une partie importante des « stables » de la classe ouvrière contre la restructuration du système de sécurité sociale, ont prouvé  qu’une révolte ne peut pas résulter d’une grève générale (où ce sont surtout les stables qui participent) exprimant avant tout les intérêts d’une fraction de la classe qui se sent « travailleuse » et se défend, qui sent donc qu’elle a encore des choses à perdre.

L’évolution de la situation en Grèce après Décembre rend encore plus claires les raisons pour lesquelles la généralisation de la révolte était impossible à réaliser en ce moment historique précis de la lutte des classes. Dans tous les secteurs de production dans lesquels les travailleurs les plus âgés sont en plus grande partie stables et où les nouveaux arrivants entrent dans la production sous le régime des « nouvelles relations de travail », il y a des conflits entre eux, qui arrivent parfois jusqu’à des confrontations violentes[12]. Dans une période où la crise capitaliste s’accentue et où les emplois qu’offre le capital se réduisent, les prolétaires entrent en concurrence pour ces postes. En Grèce, comme en France, au Royaume Uni et en Belgique, un nouveau courant a commencé à faire surface, celui exprimé, comme nous avons déjà mentionné, dans les occupations de la GSEE et des Bourses du Travail, le courant du syndicalisme de base « sauvage ». Mais la question est que le pôle capitaliste utilise même la crise pour accentuer la flexibilisation du travail et pour s’attaquer à la reproduction des prolétaires, et que donc il devient impossible pour ces tentatives syndicalistes marginales, qui s’expriment aux limites entre la légalité et l’illégalité, d’obtenir des succès pour l’ensemble des travailleurs qui y participent. D’après les données que nous possédons jusqu’à aujourd’hui, et bien que nous nous trouvions à un stade précoce de cette évolution, il paraîtrait que le résultat des luttes syndicales d’aujourd’hui est une division accrue entre les travailleurs précaires, qui vient s’ajouter à la division déjà existante entre précaires et stables. Bien sûr, il se pourrait que la mobilisation des précaires ouvre des brèches au sein des syndicats des travailleurs stables et que les minorités radicales trouvent l’occasion, à travers les confrontations, de se libérer enfin du mode d’action qui est inévitablement reproduit dans leur syndicat. Mais de cette façon, la lutte syndicale pourrait-elle obtenir des résultats? Rien de moins sûr, puisque le non retour du capital à une stratégie social-démocrate n’est pas une question de rapport de forces conjoncturel; il est une question historique, c’est-à-dire le produit cumulé des luttes de classe du passé et de la restructuration qui a suivi la période des grandes luttes de classe des années 1960 et 1970. Il est clair que nous traversons une période historique critique, dans laquelle la perspective de la destruction du capital (mais aussi de l’approfondissement de sa domination) s’ouvre devant nous. Cette évolution dépendra de plusieurs facteurs, que nous ne sommes manifestement pas en mesure de connaître en ce moment.

L’évolution historique générale dans le sens de la précarisation de la vie de la classe ouvrière a montré elle aussi, en décembre, sa force mais aussi ses limites. Cette tendance, en tant que stratégie du capital, va continuer à l’avenir. Notre appréciation, c’est que les luttes syndicales mènent à une plus grande division et fragmentation du prolétariat et qu’elles vont de toute façon échouer. Peut-être que de cette façon, à l’avenir, la lutte des diverses fractions des travailleurs de plus en plus précaires et des chômeurs sera de plus en plus une lutte contre le rapport capital, comme ceci s’est déjà exprimé en décembre 2008 en Grèce par des minorités qui ont agi de façon diffuse dans tout le pays. Peut-être qu’ainsi la « classe dangereuse » va occuper de façon agressive l’avant de la scène; peut-être que les lieux de travail aussi deviendront des cibles des attaques destructrices du prolétariat, en plus des bâtiments publics qui, déjà, ne se sentent pas très bien parce que les flics embauchés, quel que soit leur nombre, ne suffisent pas pour les garder. Nous retrouverons la révolte sur notre chemin.

Quelques participants à certains des évènements de décembre 2008 en Grèce


[1] Sous « intégration » il faut entendre ici les modalités de l’intégration du prolétariat au capital pendant une phase antérieure du développement du capital, la période social-démocrate, qui est révolue à jamais. Il va sans dire que, tant que le capitalisme existe, le prolétariat est intégré au rapport capital.

[2] « Nous venger non seulement pour la mort de Alexis, mais aussi pour les milliers d’heures qu’on nous vole au travail, pour les milliers de moments où l’on a senti l’humiliation au bureau du directeur, les milliers de moments où l’on a retenu notre colére devant un CONNARD de client ‘exigeant’!  Pour nos rêves qui sont devenus publicités, pour nos idées qui sont devenues orientations gouvernementales et votes, pour la vie qui s’use continuellement, pour nous-mêmes qui devenons petit à petit des ombres dans une vie quotidienne qui se répète… », écrivaient ces jours-là deux employés d’un centre commercial d’Athènes.

[3] «En fin de compte, l’État est capable de reconnaitre toute revendication d’identité, même celle d’une identité nationale (c’est-à-dire étatique) différente dans ce même État. Cependant, ce que l’État ne peut en aucun cas supporter c’est la communauté qui se forme entre les individualités sans exprimer une identité, c’est-à-dire le fait d’une co-appartenance des gens sans que la situation qui les unit puisse être représentée ». (G. Agamben, La communauté qui vient)

[4] Dans les pratiques manifestées dans les rues on ne pouvait pas distinguer entre rôles « masculins » et « féminins ». En plus, les femmes ont attaqué les chefaillons durant les assemblées quand ceux-ci essayaient d’imposer de force leurs conceptions ou tactiques.

[5] D’après nos connaissances, dans le territoire grec il n’y a pas eu des pillages de cette étendue depuis la guerre civile. Il y a eu des pillages d’une portée plus limitée lors des événements de juillet 1965 et pendant la révolte de l’École Polytechnique en 1973, mais aussi pendant le mouvement lycéen de 1991. Quant à une critique du syndicalisme, elle n’a jamais été exprimée d’une façon aussi radicale.

[6] On peut voir l’état d’esprit d’une grande partie des mineurs dans l’extrait suivant d’un tract d’élèves : « Nous on travaille pour qu’ils mangent. IL Y EN A MARRE, eux avec leur ventre et nous avec notre faim. Où est l’égalité dont parle leur SOI-DISANT démocratie? Le salaire de base de 600 euros? C’est donc ça leur égalité, c’est ça l’égalité des chances? C’EST LES 600 EUROS QUI LES BRÛLENT. Ça va être l’allume-feu qui fera flamber votre monde, bande de salauds! ».

[7] Les occupations d’écoles par les élèves sans véritable ensemble de revendications ont constitué également une pratique courante pendant les années 90, à la suite du grand mouvement lycéen en 1990-91. Cette « agréable habitude » des élèves a été interrompue à la fin de la décennie quand l’État a contre-attaqué avec la restructuration de l’éducation par le ministre Arsenis. Mais on a pu constater que ce n’était que provisoire.

[8] Des immigrés nous ont décrit le conflit entre des adolescents et leurs parents en ce qui concerne la participation des premiers aux manifestations.

[9] Il est à noter que l’Association des Musulmans de Grèce a condamné les troubles, déclarant qu’ils avaient été prémédités par des éléments extrémistes et demandant aux musulmans qui s’adonnent au vandalisme de quitter la Grèce.

[10] Il s’est avéré qu’ils avaient prévu une occupation de deux jours qui prendrait fin avec la grève de 24 heures déclarée par le syndicat des travailleurs sur deux-roues.

[11] Lors d’une discussion organisée dans la GSEE occupée, sous le thème « 1918-2008 : la GSEE contre les luttes des travailleurs », on a très durement critiqué cette instance bureaucratique. Cependant, les orateurs ont exprimé des points de vue différents en ce qui concerne le syndicalisme lui-même.

[12] Très récemment, dans un congrès de l’ OME-OTE (syndicat de l’organisme des télécommunications OTE), la délégation du syndicat nouvellement constitué des contractuels travaillant dans les centres d’appel (call centers) de l’OTE (qui ne sont pas représentés dans l’OME-OTE et sont dans leur écrasante majorité des jeunes, dont de nombreux étudiants) a été violemment prise à parti par les syndicalistes de la présidence du congrès aux cris de « on ne vous connaît pas, qui êtes-vous? ».

TRACT


Joyeux Noël![Texte distribué le 24 décembre 2008]

«Personne n’a le droit d’utiliser ce tragique incident comme alibi pour des actes de violence»

Déclaration du premier ministre K. Karamanlis lors de ces journées

«Il n’y a pas de question de la «violence», il n’y a qu’un parti pris dans une guerre déjà en cours,

et la question, alors, des moyens adéquats à la victoire»

Comité d’occupation de la Sorbonne en exil, Paris, juin 2006

«LA VIOLENCE, c’est travailler 40 ans, pour des salaires misérables, et se demander si tu prendras jamais ta retraite, LA VIOLENCE, c’est l’affaire des obligations, les fonds de pension dévalisés, l’arnaque boursière (*), LA VIOLENCE, c’est être forcé de faire des emprunts pour te loger et à la fin les rembourser à prix d’or, LA VIOLENCE, c’est le droit pour la direction de te licencier quand elle veut, LA VIOLENCE, c’est le chômage, les emplois précaires, 400 € par mois avec ou sans sécurité sociale, LA VIOLENCE, ce sont les ‘accidents’ du travail, vu que les patrons diminuent les coûts aux dépens de la sécurité, LA VIOLENCE, c’est de se rendre malade de travailler si dur, LA VIOLENCE, c’est consommer des psychotropes et des vitamines afin d’af- fronter des heures de travail épuisantes, LA VIOLENCE, c’est travailler pour de l’argent qui sert à s’acheter les médicaments nécessaires pour maintenir ta capacité de travail, LA VIOLENCE, c’est mourir sur des lits prêts à l’emploi dans des hôpitaux horribles, quand tu ne peux pas payer de

pot-de-vin.»

Prolétaires occupant le siège de la Confédération Syndicale Grecque (GSEE),

Athènes, décembre 2008

1.

En décembre dernier le vent de la révolte a soufflé de nouveau sur les villes. On a mis le feu à l’arbre de Noël de la place Syntagma (**) et à la joyeuse ambiance des fêtes de fin d’année par la même occasion. L’assassinat du lycéen de 15 ans Alexandros Grigoropoulos par un garde spécial de la po­lice a mis le feu aux poudres. Des milliers de prolétaires enragés sont descendus dans la rue et ont incendié les villes de la marchandise. L’explosion sociale que nous vivons en ce moment ne saurait être expliquée par la seule colère contre un assassinat d’État de plus ou contre la police. Il s’agit de beaucoup plus. C’est l’explosion d’une colère accumulée prenant sa source dans leur effort incessant, depuis des années, pour dégrader notre vie, un processus que semble accélérer un capitalisme en crise. Nous avons enfin trouvé l’occasion pour déclarer formellement et en actes: «Assez ! C’est notre tour maintenant!».

Malgré nos réactions éparses plus ou moins importantes, nous avons toléré depuis des années tou­jours plus de travail pour toujours moins de salaire, nous avons toléré l’attaque contre notre salaire indirect à travers la réforme de la sécurité sociale, nous avons toléré l’intensification du travail lycéen, la récente loi-cadre sur les universités, les licenciements toujours plus massifs, la précarité croissante, la dégradation de l’environnement, la violence féroce contre les immigrés.

Nous avons toléré la multiplication des laissés-pour-compte, de ceux qui n’ont pas de place dans le schéma du développement de leur économie, et l’arrogance des patrons. Et toutes ces années la colère s’accumulait en nous, tandis que les patrons espéraient, et même croyaient naïvement, que cette bombe sociale n’allait pas exploser. Mais l’histoire montre que l’explosion est inévitable et que, toujours, elle oblige tout un chacun à prendre position par rapport à elle. La vieille taupe n’est pas morte…

2.

Dès que nous sommes descendus dans la rue, une grande masse d’adolescents non politisés nous a montré ce que nous devions faire pour aller vers l’avant. Pourtant, cette révolte n’ est pas une révolte de la jeunesse scolarisée. Nous avons rencontré des lycéens, des étudiants, des travailleurs (jeunes pour la plupart, mais pas exclusivement), des chômeurs. Nombre d’entre eux (surtout à Athènes) étaient des immigrés, qui ont levé la tête contre une exploitation brutale, qu’il toléraient en silence depuis maintenant deux décennies. Nous avons appris que des prisonniers s’étaient abstenus de toute alimentation pendant 24 heures pour signaler leur soutien aux révoltés des villes. Dans la rue, toutes les identités qui divisent les gens ont été niées en actes. Nous nous sommes fondus dans une foule qui attaque les commissariats, les banques et les vitrines des magasins, qui livre bataille à la police, qui libère (même provisoirement) des bâtiments publics dans les centres-villes et les banlieues, qui organise des assemblées populaires et des manifs dans les quartiers. Cette foule variée s’est unifiée dans la rébellion contre la violence quotidienne de la domination de la marchandise, dans la manifes­tation violente de son désir d’une vraie vie. Cette insurrection est spontanée et incontrôlable tout en signifiant expressément le rejet de la politique, puisqu’elle n’a formulé ni revendications concrètes ni propositions politiques. Nous avons clairement exprimé que nous n’avons aucune confiance dans les politiciens de tout acabit, dont le seul objectif est de préserver la paix sociale – une paix qui voile la misère de notre vie quotidienne, notre exploitation et notre aliénation. Notre rage s’exprime dans la simplicité sauvage des pancartes criant: «Assassins!». Cette insurrection est un authentique moment prolétarien de négation des conditions dans lesquelles on nous oblige à vivre…

3.

À partir du tout premier moment après l’assassinat le 6 décembre, l’Etat et les médias ont réagi pour faire face à l’explosion de la rage prolétarienne. D’abord ils ont essayé de mettre les réactions proba­bles sous contrôle en mettant en avant le fait que Pavlopoulos et Chinofotis avaient spectaculaire- ment présenté leur démission (respectivement, le ministre de l’intérieur et son ex-adjoint); exploitant également la promesse du Premier ministre que chacun des responsables du décès du jeune de 15 ans serait «puni de façon exemplaire», en utilisant aussi la désapprobation de tous les partis de l’opposi­tion et de nombreux journalistes et le fait que les flics restaient à «distance respectueuse» des mani­festants. Malgré ça ils ont très rapidement lâché la bride à toutes les formes de répression: menaces de déclarer l’état d’urgence dans le pays, mobilisation des fascistes et des organisations para-étatiques de «citoyens indignés», dizaines d’arrestations et matraquage des manifestants, et plus de coups de feu tirés par les flics à Athènes. Tous les partis politiques pro-patronaux (Le Parti communiste KKE étant le plus vulgaire) et tous les menteurs de la télé ont, en un chœur unanime, essayé de répandre la peur. De même, les deux principales confédérations syndicales, la GSEE et l’ADEDY, ont annulé les manifestations «de routine» contre le budget annuel de l’État quand elles ont pressenti le danger que ces manifestations ne se transforment en émeutes. En dépit de et contre le baratin des bureaucrates syndicaux parlant de la faillite du gouvernement à assurer l’ordre et la paix sociale, des manifestations ont bien eu lieu pendant la journée de grève générale et, en effet, elles ont été sauvages.

Ainsi, la réalité est autre: ce sont les patrons qui ont peur.

Quand le ministre des affaires étrangères français a déclaré dès les premiers jours de l’insurrection «je voudrais exprimer notre préoccupation, la préoccupation de tous, au sujet de l’évolution des conflits en Grèce», il exprimait la peur des patrons devant la possibilité que cette explosion sociale se propage, des manifestations de solidarité aux insurgés – de Grèce ayant lieu dans de nombreuses villes partout dans le monde. En France notamment, le Ministère de l’Education a retiré sa réforme des lycées, mettant fin à un mouvement lycéen émergent qui applaudissait les flammes de l’insurrection dans les villes et les cités grecques.

4.

Aux infos télévisées on assiste à une campagne policière pour diviser les manifestants: Soit on pré­sente l’insurrection comme une aventure d’adolescents, auxquels la sensibilité de leur âge donne le droit de se rebeller contre le monde de leurs parents (comme si les parents prolétaires ne désiraient pas légitimement la destruction de ce monde), soit on excite les réflexes racistes, utilisant la soi- disant distinction entre «manifestants grecs» et «pillards immigrés»; mais avant tout on essaye de séparer les manifestants entre les bons pacifiques et les mauvais émeutiers. Le droit de manifester n

‘est confirmé par les patrons et leurs laquais que pour réprimer le besoin de se révolter. Ils veulent éviter toute future socialisation des comportements violents dans les rues, ils cherchent par tous les moyens à les présenter comme des actions d’«anti-autoritaires» ou de «hooligans» introduits dans les manifestations des citoyens pacifiques. En réalité ce ne sont -pas seulement (ni principalement) les anarchistes qui pillent, brisent les vitrines ou s’affrontent avec la police. Les anarchistes participent jusqu’à un certain degré. C’est la dévalorisation systématique des jeunes et des immigrés depuis des années qui explique la violence et la durée de l’affrontement avec l’État ainsi que le pillage généralisé. Les destructions, comme action prolétarienne, déclarent que l’existence même des commissariats, des banques ou des grandes chaînes de magasins est un acte ennemi, manifestation d’une guerre silencieuse qui se mène au quotidien. Ces destructions sont également la rupture manifeste avec la gestion démocratique du conflit social, qui tolère les manifestations contre ceci ou cela, à condition qu ‘elles soient exemptes de toute action de classe autonome. Invoquant le dernier rempart politique de la domination du capital, la démocratie, le Premier Ministre a déclaré que «les luttes sociales ou le décès d’un adolescent ne peuvent pas être confondus avec les actions contre la démocratie». La démocratie approuve évidemment les villes et les campagnes dévastées, l’atmosphère polluée et l’eau contaminée, les bombardements, les ventes d’armes, la création de décharges d’êtres humains, nous forçant à cesser d’être des hommes afin de devenir des «objets qui travaillent» (ou «des objets qui cherchent du travail», puisque de plus en plus de personnes sont ou seront sans emploi en raison de la crise). De façon implicite, le Premier ministre affirme aussi que certaines personnes peuvent détruire tout ce qu’elles désirent aussi longtemps que cela crée de nouvelles occasions de profit et en­courage le développement. Mais agir contre la propriété privée constitue le scandale ultime pour une société qui a établi, dès son origine, le droit de propriété comme son droit essentiel. Les incendies et les destructions blessent la légitimité de cette société. Le terme «émeutiers cagoulés» est une notion vide, à usage strictement policier. La police a le monopole de la définition du profil des menaces.

5.

Pour l’appareil de production des images, l’inverse de «l’émeutier cagoulé» (image construite pour diviser les prolétaires) c’est «le citoyen-pacifique-dont-la-propriété-a-été-détruite». Mais qui est ce «citoyen pacifique» tant célébré, rendu fou de rage par les destructions? En l’occurrence les «ci­toyens pacifiques» sont des petits hommes d’affaires, des propriétaires de «petits» magasins et la petite bourgeoisie. Eux aussi l’État les a trompés, puisque beaucoup sont en train d’être ruinés par la crise capitaliste. Pendant ce mois de décembre, le chiffre d’affaires est la moitié de celui de décem­bre 2007, non seulement pour les magasins des rues Ermou et Stournari (la première comprenant les magasins les plus chers d’Athènes et la seconde étant la rue principale du quartier d’Exarchia), mais aussi pour les marchés en plein-air ; bien qu’aucun de ces marchés n’ait été attaqué pendant les émeutes… Les patrons prétendent que les destructions de vitrines de magasins ont fait perdre leur emploi à de nombreuses personnes, alors que dans le même temps cent mille licenciements sont annoncés pour bientôt en Grèce pour cause de crise. Pour celles des attaques de «petits» magasins qui n ‘ont pas été perpétrées par des agents cagoulés de l’État (lequel cherche à devenir plus convaincant quant au danger couru par les petits-bourgeois), des travailleurs de ces magasins dans un tract signé par «l’Initiative Autonome des employés de magasin de Larissa» écrivent:

«Nous dénonçons quiconque essaye de nous terroriser et de nous convaincre que la défense de certaines propriétés se place au-dessus de la vie et de la dignité humaines, alors que ces propriétés ont été créées par les travailleurs précaires non payés, par du surtravail et du travail au noir; aucune petite propriété n’a été endommagée pendant les attaques symboliques contre les banques et les bâtiments publics [du moins ‘ Larissa et dans les autres villes provinciales]. S’ils se souciaient vraiment des em loyés de magasin, ils a p

devraient augmenter les salaires misérables qu’ils leurs payent, ils devraient apprendre ce qu’est la sécurité sociale et ils devraient créer des horaires et des conditions de travail humaines».

Laissons les bourgeois (petits ou grands) s’inquiéter pour leurs commerces. Nous ne sommes pas du même côté dans la guerre de classe; et durant les moments de polarisation sociale, comme celui que nous sommes en train de vivre, chacun est contraint de choisir son camp.

6.

Nous en sommes à la troisième semaine de cette insurrection. Bien que les médias s’acharnent pour ne rien laisser transparaître, des manifestations, des occupations et des assemblées populaires conti- nuent à avoir lieu, surtout à Athènes mais aussi dans des villes de province. Les insurgés exigent la libération immédiate de toutes les personnes arrêtées. La seule façon efficace de soutenir les détenus c ‘est de développer la lutte dont eux aussi sont partie prenante. Il est vrai qu’en ce moment il est dif- ficile de dire si et sous quelles formes cette agitation sociale va se poursuivre. Quoi qu’il en soit, quoi qu ‘il arrive, rien ne sera plus comme avant non seulement pour nous qui nous sommes trouvés dans la rue mais aussi pour la classe ouvrière dans son ensemble. Nul doute que beaucoup de discussions et de compte-rendus critiques seront nécessaires pour une appréciation de ce qui s’est passé durant ce mois de décembre. Mais ceci est l’affaire de ceux qui se sont révoltés, de tous ceux qui ont intérêt à la destruction de ce monde, et non pas des journalistes ou des politiciens.

Pour conclure, une chose est sûre pour le moment: cette année nous n’avons pas de fêtes de Noël, nous avons la révolte!

Rien n’est encore fini, la lutte continue!

Libération immédiate de tous les détenus de la révolte sociale!

Quelques-uns de ceux qui se sont trouvés dans les rues des villes en révolte

(*) [N. d. T.] Allusion au scandale dit “des obligations structurées” de 2005-2006, qui a permis de dévaliser les réserves de dizaines de fonds de pension secto riels de moyenne et de petite taille (réduction moyenne de ces réserves de l’ordre de 40 % en l’espace de 6 mois). Par décision du gouvernement, relayée par les directeurs des fonds de pension qui sont directement nom més par lui, ces derniers se sont défaits d’obligations d’État avantageuses (parce qu’à un taux élevé datant d’une période précédente) et ont acheté des obligations “structurées” (c’est-à-dire basées sur des formules com plexes impliquant des indices boursiers), le plus souvent montées ad hoc par l’État et une grande banque américaine, dont la valeur s’est effritée très vite. En plus, dans l’opération même de l’achat, des sommes vertigineuses ont été transférées dans les poches des ministres et de leurs acolytes. Dans un cas notoire, dont on connaît les détails, les titres ont transité en l’espace de quatre heures via trois agences de courtage (une grecque, une anglaise et une chypriote) et le fonds de pen- sion a fini par les payer à un prix su périeur de 20% au prix courant du marché, permettant ainsi le transfert de plus de 10 millions d’euros blanchis vers des poches privées en un seul après-midi.

(**) [N.d.T] Place de la Constitution, où se trouve la Chambre des députés.

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