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Une mouvance insaisissable

ne main. Un morceau de craie blanche. Un court instant devant le tableau noir et un grand rire. Un énorme rire. Dans l’amphithéâtre 33 de l’université Paris-VI – Paris-VII de Jussieu, un autonome vient d’écrire au tableau : “La psychanalyse étudie les rêves, nous voulons les réaliser.” Le professeur de psychologie reste à son bureau. Vaincu. Depuis dix minutes, un groupe d’une soixantaine de jeunes a envahi l’amphi. Cris divers. Cohue.

La scène se déroule à la fin du mois de novembre 1977. Un tract circule : “Après les incontrôlés, puis les incontrôlables, qui ont su se couvrir de gloire un temps, voici venir une nouvelle secte à gauche de l’ultra-gauchisme, ceux qu’il faut bien appeler par leur nom : les autonomes.” Après lecture, un groupe crie à la débilité. N’importe. Le texte est intitulé : “Fin de la politique”. A sa manière, c’est le dépôt de bilan du gauchisme. Les autonomes y règlent leurs comptes aux “dix années perdues” depuis un certain mai 1968. Serge, 23 ans, actuellement squatter, explique : “Depuis 1968, on fait de l’analyse, on rectifie, on corrige, on revient en arrière, on veut affiner. Maintenant, c’est fini.” Fini, les idéologies. L’Union soviétique et la Chine populaire, “goulags rouges”, sont renvoyées dos à dos. Le léninisme est conspué, le marxisme raillé. “Depuis un siècle, papa Marx sévit sur le monde. A côté d’analyses définitives sur le capitalisme, il nous a saoulés de théories socio-économiques et de morale politique”, écrit Jacques Lesage de LaHaye, l’un des animateurs du groupe Marge.[print_link]

“L’AILE DÉLIRANTE” ET LES “VEUVES MAO”

Fini le gauchisme. Fini le respect ou le silence devant l’extrême gauche française et notamment la Ligue communiste révolutionnaire (LCR), trotskiste. Enfin, fini le militantisme. “Pour moi, militer, dit Serge, c’est quelque chose comme le stade suprême de l’aliénation. Dans les organisations, tu as les mêmes divisions que dans la société : ceux qui pensent, ceux qui agissent, ceux qui collent les affiches, ceux qui ‘diffusent’, ceux qui bastonnent. La division du travail. Militer, c’est considérer la politique comme quelque chose à l’écart de la vie quotidienne, c’est croire au grand soir, alors que le grand soir, moi, je n’y crois plus du tout.” Les autonomes sont revenus sur leurs pas. Ils ont définitivement banni de leur univers les chefs et les petits chefs, les leaders et les orateurs. Ils ont renoncé au centralisme démocratique (“La démocratie formelle, on chie dessus”).

Les autonomes ? Personne n’a de comptes à rendre à quiconque. Pas de chefs, donc pas de structures verticales. Juste quelques revues qui sont autant de noyaux : Camarades, née en 1974 ; Front libertaire, née en avril 1976, éditée par l’OCL, ex-Organisation révolutionnaire anarchiste ; Marge, née en 1974 à l’université Paris-VIII-Vincennes. Mais dans le tohu-bohu du mouvement autonome naissant, les penseurs sont de peu de poids et les “organisés” vite phagocytés. D’instinct, les autonomes se servent de la force corrosive du langage. Et, de fait, Camarades a vite trébuché en Mascarade ; Marge en Barge. “L’aile désirante” de l’autonomie (ceux pour qui le désir et sa réalisation priment tout) a eu tôt fait d’être baptisée “délirante”. Les “loubs” (loubards) sont devenus les “baskets”. Les “militaros”, anciens de la Gauche prolétarienne, se sont mués en “veuves Mao” par référence à leur défunte idéologie. La mouvance autonome est fluide, insaisissable, difficile à chiffrer (de plusieurs centaines à plusieurs milliers). Une nébuleuse.

L’histoire du CEA “Collectif étudiant autonome” du centre Tolbiac (université Paris-I) est “exemplaire” du long chemin et de l’émergence de l’autonomie en milieu étudiant. Tout commence durant l’année universitaire 1975-1976. Une trentaine d’inorganisés déclenchent alors, en opposition aux autorités universitaires et aux syndicats étudiants, le boycottage des examens à la session de juin après une année mouvementée. Dans la confusion, ils font connaître leurs idées : “L’université est un camouflage du chômage” ; “les étudiants ne sont pas des privilégiés, ils tendent à se prolétariser”. Année 1976-1977. Les “inorganisés” se baptisent “Collectif étudiant autonome”. Le champ de lutte change. Le réseau de haut-parleurs est détourné : Radio Tolbiac en lutte (RTL) s’adresse aux étudiants. Les autonomes vont vraiment faire parler d’eux.

LA VIOLENCE DE L’ETAT

La discussion se tient dans un immeuble à la périphérie de Paris. Une dizaine d’“autonomes” (huit garçons, deux filles) âgés de 20 à 23 ans parlent de la violence, de leur vie. Ils ne sont plus (ou guère) étudiants. Ils ne sont plus ouvriers. Ceux qui l’étaient ont arrêté de travailler. Ils ne sont “rien de tout cela”. Ils font des petits boulots. Ils sont en transit. “Aujourd’hui, les flics tirent pour un rien. Histoire de contrôler un mec à motocyclette, comme ça, pour voir. Ça peut faire un mort. L’Etat est violent, c’est clair. Alors, être autonome, c’est être violent. La violence, c’est pas un problème de conscience. L’autodéfense, cela va de soi.” L’itinéraire de Vincent, 22 ans, étudiant en biologie, épouse une ligne de rupture moins forte. “Il y a les écolos. Ils sont intéressants, leurs thèses sont très chouettes, mais ils sont électoralistes et en particulier ils ne fournissent aucune réponse à la violence de l’Etat. A Creys-Malville [une manifestation antinucléaire en juillet 1977], c’était frappant. Il y avait plein de gens venus en couple, en famille, avec leurs gosses. Le spectacle des heurts avec la police à Malville, ils l’ont regardé comme une apocalypse, ébahis.” Ainsi est né, ou peu s’en faut, le mouvement autonome. D’un constat. D’une volonté de vivre – tout de suite – autre chose. Les autonomes ont donc jeté la “vieille culpabilité militante” dans les poubelles de l’histoire. Ils bâtissent leur contre-société sur la fauche, l’autoréduction, la dénonciation du salariat. Telle est l’autonomie, nébuleuse pétaradante. Terreau en perpétuelle ébullition.

Laurent Greilsamer
LE MONDE | 14.10.09 | 11h09  •  Mis à jour le 15.10.09 | 15h48
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  1. Patlotch
    16/10/2009 à 00:25 | #1

    Au-delà des dissertations Mondaines de Greilsamer et autres Monnot (Catherine), réflexions basiques :

    1) c’est fou ce que l’assimilation de la révolution au “Grand soir” bloque celle de la révolution comme produite nécessairement quand rien d’autre ne se présente comme possibilité de (sur)vivre.

    2) c’est fou comme l’on imagine que la révolution pourrait être produite par des “militants”, tant des mimiles, elle se passera.

    3) C’est fou comme le journal Le Monde se passionne pour “l’autonomie, nébuleuse pétaradante. Terreau en perpétuelle ébullition.”

    Amen

  2. ha
    16/10/2009 à 05:14 | #2

    Cet article date de 1978, ça peut être utile de le préciser…

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