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ARTICLE / Travail : l’enjeu des 7 erreurs
Ce texte a pour origine la postface « Sous le travail l’activité », article du n° 4 de La Banquise en 1986, réédité par « les éditions Asymétrie » en 2016. Cette postface a été transformée et élargie pour englober les 7 « erreurs » ici analysées.
La confusion autour de la notion de « travail » est aujourd’hui croissante, et il nous a semblé important d’y revenir sur quelques points.
Une précision : sans nous priver de faire appel à des statistiques, nous ne pensons pas que le problème soit affaire de chiffres. Question et réponse dépendent d’une compréhension théorique. 1 Nous espérons que la réfutation des erreurs relevées iciaidera à comprendre progressivement par la négative ce qu’est le travail, avant que le dernier paragraphe en reprenne positivement la définition.
Erreur n°1 : « Le travail n’est plus central aujourd’hui »
Si un milliard d’êtres humains étaient pris dans une économie mondiale globale après 1945, quatre milliards le sont aujourd’hui et, quelque emploi qu’ils aient ou pas, ils sont entraînés dans l’orbite du travail. Le tiers-monde d’autrefois n’était « tiers » que par rapport aux deux autres, l’un dit capitaliste, l’autre dit socialiste. On parle aujourd’hui de « pays en voie de développement » et, dans une version plus optimiste, de « pays en développement », où les usines se multiplient sans pouvoir salarier tout le monde. 2
C’est le capitalisme comme système total qui crée la notion d’économie informelle, estimée en Inde à 90 % du marché du travail. Le salariat avec un « vrai » contrat concernant une petite minorité de la population mondiale, c’est lui qui fait classer à part l’immense catégorie de ceux et celles des prolétaires forcés de gagner leur vie par un travail informel. Sur un chantier, à Paris comme à Dubaï, au sein de la même entreprise respectable se côtoient des salariés en CDI, des « à statut » et des « sans statut », des précaires et des sans-papiers. Les multinationales qui fabriquent, extraient, transportent et bâtissent ont toutes recours à une main d’œuvre illégale ou hors régulation, y compris au cœur des pays dits développés. 3
La mondialisation est autant celle du travail que celle du capital.
De la fin du XIXe siècle au milieu du XXe, la « révolution électrique » avait rendu le travail plus productif, transférant les emplois de l’agriculture vers l’industrie et bouleversant les métiers. Vers 1960, aux États-Unis, 60 % des emplois n’existaient pas cinquante ans plus tôt, et 70 % des emplois exercés en 1914-18 avaient alors disparu.
La « révolution numérique », elle, tend à faire effectuer par des machines toutes les tâches répétitives, substituant systématiquement du capital au travail. Entre 1980 et 2007 en France, selon le ministère des Finances, 29 % des suppressions d’emplois industriels sont dues à des gains de productivité, seulement 13 % à des délocalisations, avec transfert d’emplois à revenus moyens dans l’industrie vers des emplois moins payés dans les services, et un double effet : précarisation et paupérisation. Ce qui pour le capital est économie de travail signifie toujours une force destructive pour la vie du prolétaire. L’industrialisation de la première moitié du XIXe siècle s’était traduite à la fois par des ouvertures d’usines ainsi que par une baisse des salaires, une migration forcée vers les villes et un chômage de masse récurrent. Un mécanisme analogue de création-destruction, aux effets dévastateurs, a été lancé à la fin du XXe siècle.
Après la paupérisation des premières décennies du XIXe siècle, il avait fallu des décennies de luttes violentes pour que l’Angleterre, puis les autres pays industrialisés, France, Allemagne, États-Unis, acceptent un compromis social : renoncement au travail le moins cher (limitation du travail des femmes, interdiction de celui des enfants), réglementation de l’embauche, réduction des horaires, droits syndicaux, assurances sociales, retraite, etc. Or, ce compromis avait une limite : si les protections acquises par les prolétaires secouraient le travailleur mis dans l’incapacité de travailler par la maternité, la maladie ou la vieillesse, elles ne lui garantissaient en cas de chômage massif et de longue durée qu’un revenu faible, voire dérisoire. Comme le déclarait en 1944 William Beveridge, pionnier du Welfare State en Angleterre : « Si le plein emploi n’est pas conquis ou conservé, aucune liberté ne sera sauve, car pour beaucoup elle n’aura pas de sens. »
La paupérisation contemporaine des travailleurs signifie-telle que le travail cesserait d’être central ?
La moitié de la population mondiale est devenue urbaine et, contrairement à l’exode rural d’antan qui transformait les paysans en ouvriers, très peu des ruraux déracinés désormais entassés dans les banlieues de Mumbai trouveront un emploi régulier. Cela n’empêche pas l’emprise du travail sur leur vie. L’obligation de se salarier pour vivre pèse sur celui qui n’a pas d’emploi comme sur celui qui a eu « la chance » d’être embauché. Les quartiers populaires de Dakar vivent chaque jour sous la contrainte de ladépense quotidienne : trouver le petit boulot qui apportera l’argent pour acheter à manger d’ici le soir. Une minorité de la population mondiale reçoit un salaire, et une minorité encore plus réduite bénéficie d’un contrat en bonne forme, avec salaire fixé – et dûment versé – et droits du travail relativement respectés : le salariat n’en domine pas moins. Pour reprendre une formule situationniste, le travail est devenu plus visiblement ce qu’il était déjà essentiellement.
Étrangement, plus les spécialistes comptent de « révolutions industrielles » (ils en sont à la troisième, et certains en annoncent une quatrième), moins ils voient d’industrie, donc moins de travail. 4
Une étude étasunienne portant sur 702 métiers conclut que près de la moitié seront affectés par les effets du traitement automatique de l’information : la fabrication, le transport, bien sûr les tâches d’administration et de gestion, mais aussi l’enseignement, la médecine et le droit. Deux jours ont suffi à une machine pour analyser et trier 570 000 documents juridiques. E-learning et massive open online course permettent à un seul professeur d’enseigner à 100 000 personnes à la fois sur cinq continents. Tout ce qui est « routinisable » sera susceptible d’automatisation, jusqu’à un tiers des services, répète-t-on. 5 Plus prudents, d’autres experts évaluent à 10 % le nombre d’emplois menacés en France, tout en reconnaissant que la moitié des métiers en sortiront peu ou beaucoup transformés, celui de vendeur autant que ceux de mécanicien ou d’infirmier, et que le travail qualifié augmentera aux dépens du peu qualifié. 6
Cela ne signifie pas robotisation intégrale, mais forte baisse des emplois, sans qu’on puisse la chiffrer. Personne ne sait comment se fera en 2050 le transport maritime, ferroviaire ou routier du lieu de production jusqu’au supermarché.
On se gardera quand même du rêve (ou du cauchemar) d’un avenir où la machine rendrait l’être humain obsolète. Trier des dossiers est une chose, plaider dans un prétoire en est une autre. Les drones d’Amazon n’iront pas livrer partout. L’automatisation se heurte à des limites écologiques et financières. 7 Loin d’être léger et économe en énergie, le numérique absorbe 10 % de l’électricité mondiale. Tout considéré, un iPhone consomme autant de ressources qu’un frigo. Le robot n’est ni le diable ni un remède miracle, et un minimum de mémoire historique nous rappelle que la nouveauté surgit rarement là où on l’attend. Dans les années 1970, Philip K. Dick nous imaginait pilotant bientôt des voitures volantes individuelles, mais forcés d’atterrir pour trouver au sol une cabine téléphonique.
Il n’y a pas de déterminisme technique. Le calcul coût/bénéfice sera toujours social : le capitaliste n’automatise que si c’est rentable. Ce n’est pas la technologie qui détermine le niveau d’embauche, c’est l’impératif de productivité, et l’un des critères de rentabilité restera la capacité de maîtriser le travail et de briser ses résistances, voire ses révoltes. Le monde n’est pas régi par des machines, mais par des êtres humains divisés en classes, et un patron ne mécanise que s’il y gagne. Début XXe siècle, au Congo, mines et chemins de fer avaient recours à une « embauche massive de main d’œuvre africaine[pour] une raison simple : la sueur coûtait moins cher que l’essence ». 8 Mais une machine qui coûte plus cher aujourd’hui que la main d’œuvre équivalente, mais qui ne fait pas grève, se révèlera peut-être pour cette raison moins chère demain.
En réalité, ceux qui théorisent une fin du travail ne parlent pas de travail, mais d’emploiet de la mutation de ses formes. Dès ses origines, la société capitaliste, forcée par la concurrence à sans cesse renouveler ses conditions de production, a dû et su s’adapter à sa propre évolution, donc à faire évoluer son traitement du travail. Mais chaque étape a dépendu autant de la réaction du prolétaire à la technologie que de la technique elle-même. 9
Erreur n° 2 : « Le travail ouvrier est en voie de disparition »
On nous décrit un irréversible raz-de-marée dés-industrialisateur. Les usines, il n’y en aurait plus qu’en Asie, en Amérique latine, et maintenant en Afrique, par exemple en Ethiopie, « nouveau Pakistan », grâce à la délocalisation du textile chinois, l’ouvrier étant payé 50 $ mensuels à Addis-Abeba au lieu de 450 à Shanghai. Par contre, Amérique du Nord, Japon et Europe verraient le règne des friches industrielles. « Il suffit de regarder les chiffres ! ! » L’usine Peugeot de Sochaux, un temps la première de France par le nombre de salariés (40 000 en 1979), avec la plus forte concentration d’Ouvriers Professionnels, n’employait que 12 200 personnes en 2011. Aux Etats-Unis, 87 000 sidérurgistes produisaient en 2015 3 % d’acier de plus que près de 400 00 en 1980. 10 En France, selon l’INSEE, pour une population active passée de 21,5 à 26,3 millions entre 1970 et 2011, les salariés de « l’industrie » ont chuté de 5,6 à 3,9 millions, et ceux du « tertiaire » augmenté de 11,3 à 20,5 millions. Voilà en effet pour les chiffres, sachant la méfiance qui s’impose devant ces classifications. Par exemple, le manutentionnaire de Carrefour effectue des tâches manuelles qui sont celles d’un ouvrier mais se voit recensé dans le secteur tertiaire puisqu’employé dans le commerce. Sont généralement comptées dans « les services » des activités comme les transports, les télécommunications, l’énergie, le traitement de l’eau et des déchets, qui sont en fait proches de l’industrie. Si l’on ajoute ces secteurs à l’industrie manufacturière, entre 1975 et 2011, la part de la valeur ajoutée de cet ensemble dans le PIB français n’a guère varié, environ 30 % du total. 11
Au-delà des statistiques, le fait marquant, c’est la défaite de la classe ouvrière occidentale et japonaise, celle des pays industriels longtemps dominants. Europe, États-Unis et Japon ont quasiment démantelé les contre-pouvoirs que le travail avait réussi à se donner dans l’automobile, les mines et la sidérurgie. La « forteresse ouvrière » Renault-Billancourt a fermé en 1992. Un mouvement ouvrier n’est plus, avec sa relative autonomie par rapport au monde bourgeois, ses institutions spécifiques, une culture propre, une vie de quartier populaire, allant parfois jusqu’à constituer une contre-société. A deux pas de la Maison des Métallos, ouverte en 1937 dans le XIe arrondissement de Paris, c’était une conquête ouvrière que la fondation en 1947 par la CGT de l’« Hôpital des Métallurgistes » (son nom officiel jusqu’en 2006), et sa maternité pionnière de l’accouchement sans douleur. La Maison des Métallos est aujourd’hui un espace culturel, « le lien vers vos futurs événements », défilé, lancement de produit oushowcase, « à la croisée du quartier branché d’Oberkampf et de Belleville multiculturel », promet le site Internet du lieu. Le relatif succès du mouvement ouvrier a fait son déclin : protéger, défendre la classe du travail, c’était l’intégrer de plus en plus directement dans la société et lui faire perdre sa spécificité « ouvrière ».
Quoi qu’il en soit, les ouvriers auraient donc disparu, et si l’on en parle ce n’est plus que négativement : pour les plaindre quand une usine ferme, pour les accabler un soir d’élection en leur reprochant de voter FN.12 Or, pour revenir aux statistiques, dans les anciennes métropoles capitalistes, la désindustrialisation est largement un effet d’optique, dû aux cas de la France et de la Grande Bretagne, les deux pays européens à être allés le plus loin sur cette voie. Ce qui n’empêche pas l’Angleterre, septième puissance économique mondiale, de devoir encore plus d’un cinquième de son Produit National Brut à ses industries, dont l’automobile, qui emploie 150 000 personnes. 13Elle fabrique aussi des éléments de haute technologie, par exemple l’aile de l’Airbus 360, et tient le deuxième rang mondial pour l’industrie aéronautique. Et l’énergie aussi est une industrie, pétrolière notamment, qui emploie 100 000 personnes en Ecosse.
Il n’y a pas deux capitalismes, l’ancien, « industriel », remplacé aujourd’hui par un second, financier, numérique ou virtuel.
On n’est pas passé d’une économie basée sur l’industrie lourde à une nouvelle fondée sur les services et la fabrication effectuée dans de petites unités « à taille humaine ».
Selon l’Organisation Internationale du Travail, en 2006, la population active mondiale comprenait 2,9 milliards de personnes (16 % de plus qu’en 1996), dont :
22 % dans l’industrie contre 21,5 % en 1996.
38 % dans l’agriculture contre 43 % en 1996.
40 % dans les services contre 35 % en 1996.
Cela ne ressemble guère à une « société post-industrielle ». Si entre 2000 et 2010 le nombre d’emplois manufacturiers dans les pays de l’OCDE a chu de 62 à 45 millions, en deux siècles, la proportion de la population mondiale employée dans ce secteur (5 %) est restée à peu près stable.
Sans oublier que le « secteur informel » échappe souvent aux statistiques, et qu’agriculture et tertiaire incluent beaucoup de travail qualifiable d’industriel.
L’organisation productive reposant sur une entreprise sans usines et des usines sans travailleurs relève de la science-fiction. Simplement, les filatures, les fabriques d’automobiles, les aciéries et les mines ne sont plus sous nos yeux. Autrefois, on voyait les usines géantes aux portes de Londres, Paris, Berlin, New York ou Turin, et les quartiers bourgeois se sentaient menacés par ce qu’on a appelé « la pince noire de l’industrie ». Fin XXe siècle, l’usine est devenue lointaine, outre-mer ou « invisible », pourtant elle existe, et les lieux de production ne correspondent pas à l’idée (ou l’idéal) du Small Is Beautiful.
L’industriel Walther Rathenau écrivait en 1909 que trois cents hommes dirigeaient l’économie européenne. Un siècle plus tard, dix armateurs contrôlent 60 % du transport maritime conteneurisé, et les AMAP ne font pas le poids face aux fermes à 850 000 poulets. Il y a toujours des usines géantes, tant s’impose une concentration accrue du capital, malgré la dispersion des « sites » et la sous-traitance.
Le capitalisme ne vit pas hors sol et ses structures n’ont rien de léger. Il construit de nouvelles usines, parfois au bord de friches industrielles, et une dématérialisation sans cesse grandissante, de la caisse de supermarché au guichet de banque en passant par le journal quotidien, exige un énorme appareil productif fait de centrales électriques, de mines, d’usines, de réseaux routiers, de ports et d’aéroports. Si à la façon de l’INSEE on définit les ouvriers comme les « travailleurs manuels d’exécution », 25 % des actifs français sont ouvriers, et non seulement l’industrie manufacturière, l’énergie, les transports, etc., en occupent beaucoup plus qu’on le dit, mais ces hommes et femmes ont une force de blocage – et potentiellement de bouleversement historique – aussi forte que ceux et celles d’autrefois. 14 C’est la soudeuse de Dacca et le camionneur sur l’autoroute A1 qui font tourner le monde, pas le geek d’Akihabara ou la consultante de la City. La bourgeoisie voudrait un travail mobile, malléable, fluide, aussi liquide que le semble l’argent : elle butte sur la matérialité du travail, c’est-à-dire sur le prolétaire.
Erreur n° 3 : « La « société salariale » est révolue »
Voisine des précédentes auxquelles elle emprunte beaucoup, cette troisième erreur a cependant sa spécificité : selon elle, certes, le capitalisme domine plus encore le monde qu’au temps de Marx ou Rosa Luxemburg, et il n’annule pas le travail, mais celui-ci s’exercerait de moins en moins dans le cadre du travail salarié. Nous vivrions sous un capitalisme omniprésent avec très peu de salariat.
Conséquence politique, si le salariat devenait caduc, la lutte pour son abolition le serait aussi, puisque le capitalisme, loin de le généraliser comme le croyait Marx, se chargerait lui-même de lui enlever sa réalité. La révolution prolétarienne étant périmée, l’émancipation de l’humanité passerait par le développement et l’extension de pratiques solidaires et coopératives que justement la faillite du salariat fait émerger un peu partout, à Detroit comme à Bogota, du potager communautaire au logiciel libre en passant par l’école autogérée.
Les tenants de cette thèse font valoir un certain nombre de faits : dans les pays et régions dites développées, la montée du chômage de masse, parfois quasi « héréditaire »; dans ces mêmes zones, la diffusion de l’individualisation et de l’auto-emploi et, malgré le déclin du Welfare State, la proportion croissante de personnes dépendant d’aides publiques ou d’œuvres caritatives; dans l’ex-tiers monde, des masses humaines dont les cultures vivrières ont été détruites, forcées de migrer vers des villes sans autre espoir qu’un emploi rare et de courte durée. Ces évolutions convergeraient vers une dissociation du revenu et du salariat. Une seule chose est pire qu’être exploité, écrit Michael Denning au début de La vie sans salaire, c’est de ne pas l’être. Si le capitalisme a longtemps coïncidé avec une salarisation de plus en plus étendue, il tendrait désormais vers un monde où une très faible proportion de l’humanité vivrait d’un salaire. 15
Il est vrai qu’une réalité dramatique pour le travail, mais aussi une contradiction pour le capital, c’est d’avancer aujourd’hui vers un point-limite où le salaire ne suffirait plus à reproduire la force de travail et avec elle l’ensemble de l’équilibre social. La même société qui repose sur le travail et soumet le temps hors-travail aux normes productives de l’entreprise, s’avère d’incapable de salarier plus qu’une minorité de la population mondiale. Qualifier les chômeurs d’armée de réserve industrielle signifiait qu’ils étaient en réserve avant une nouvelle embauche aux conditions relativement similaires à leur ancien emploi. Ce n’est plus le cas. Aussi le capitalisme organise-t-il des palliatifs. A la différence des secours et aides d’autrefois, le RMI (devenu RSA) français, imité dans divers pays, instaure un système permanent. Il ne complète pas le revenu en attendant un possible retour au travail : il assure un revenu quand travailler est de fait impossible. Comme par ailleurs le travail déborde l’espace-temps qui était traditionnellement le sien, et que parallèlement se développe l’auto-entreprenariat, l’addition de ces phénomènes entretient l’illusion qu’au XXIe siècle le travail ne prend plus la forme du salariat.
Mais qu’est-ce que le capitalisme ? l’achat par une entreprise de la force de travail de personnes forcées pour vivre de la lui vendre, et que l’entreprise emploie de façon la plus productive possible face à la concurrence d’autres entreprises. Là est la base du rapport capital/travail salarié, qui a pris et continue de prendre les formes historiques les plus diverses, l’embauche directe d’un salarié sous un contrat individuel garantissant sa paie n’en étant qu’une variante, la plus connue (et pas toujours majoritaire) des zones dites développées et riches. Au XIXe siècle, dans le tâcheronnage, pour une tâche spécifique, l’entreprise payait un ouvrier qualifié (après marchandage et enchères décroissantes, le patron choisissant le tâcheron le moins cher) qui embauchait lui-même une équipe de manœuvres qu’à son tour il payait le moins possible. Dans des mines d’étain de Cornouailles, c’était un chef de famille qui recevait une somme globale pour son travail ainsi que celui de sa femme et de ses enfants sur une veine particulière. Une sorte de sous-traitance s’exerçait ici, non entre deux entreprises, mais entre un patron et un travailleur (individu ou famille) chargé d’exécuter un travail, et tout autant soumis au patron que s’il en était directement salarié. Le salaire lui-même a été à la pièce, à la tâche, au rendement, au temps, et en ce dernier cas payé soit à la journée, à la semaine ou au mois (en 1969, seuls 10,6 % des ouvriers français étaient mensualisés 16 ).
Depuis deux siècles, sinon davantage, le renouvellement incessant des procédés techniques va de pair avec un bouleversement des modes de subordination et de rémunération des travailleurs.
Par exemple, si le télé-travail, signe supplémentaire de colonisation de nos vies par le travail, franchit les limites du lieu et des horaires de l’entreprise, il ne cesse pas pour autant d’être du travail… salarié, et d’ailleurs n’est pas près de se généraliser : l’atelier ou le bureau demeure le meilleur lieu où contrôler l’immense majorité des salariés et mesurer leur rendement, surveillance encore aggravée par l’informatique. Le cadre (mot largement disparu du vocabulaire, sans doute parce que trop « hiérarchique ») qui traite des dossiers dans le TGV ou le soir dans son salon le fait généralement pour un patron. A moins de baptiser consultant tout donneur de conseils, cette profession indépendante très à la mode ne rassemblerait tout compte fait qu’un million de personnes dans le monde. 17
Laissons le « créatif » qui invente un slogan publicitaire sous sa douche à 7 h et le vend à une entreprise à midi lors d’un déjeuner : son cas est ultra-minoritaire.
On voit aussi mal en quoi l’économie dite sociale et solidaire témoignerait d’une sortie de la société salariale, puisque son personnel (évalué à 1,8 million en France et 11 millions en Europe) se compose de salariés, et que les bénévoles n’apportent leur contribution gratuite que grâce à l’activité le plus souvent salariée qu’ils exercent ailleurs.
Quant aux auto-entrepreneurs, on en compte un million en France, et un quart de la population active étasunienne (plus d’un tiers des personnes nées entre 1980 et 2000) serait self-employed, avec 28 millions de small businesses, dont 20 millions n’emploient que l’auto-entrepreneur lui-même, le plus souvent à son domicile. Déjà presque tous blogeurs, tous troqueurs et acheteurs/vendeurs au Bon Coin, nous serions bientôt tous à la fois salarié et patron. Pourtant, pour la plupart, l’activité « en freelance » complète un autre job, et s’exerce presque toujours à temps très partiel.
Surtout, ces travailleurs prétendus indépendants le sont devenus sous la contrainte, forcés d’adopter un statut de « prestataire de services » qui permet à une entreprise d’externaliser le salariat. En France, seulement 60 % d’entre eux ont un chiffre d’affaires positif, c’est-à-dire « gagnent leur vie », dans des secteurs allant des médias et l’informatique à la restauration et au transport routier, tandis que les autres vivotent avec un revenu inférieur au SMIG. Pendant ce temps, l’entreprise au sens classique, grande, PME ou TPE, mène ses affaires. Uber réinvente le travail à la tâche : sans être juridiquement salarié, l’employé est soumis au patron d’une entreprise, et entre dans le rapport capital/salariat. Si changement il y a, c’est la tendance à l’effacement de la différence entre sous-prolétaire et prolétaire, entre « galère » et emploi relativement garanti. Même là où des conditions particulières avaient permis au travail de se protéger, à EDF par exemple, le capital réagit en multipliant les personnels hors statut et en recourant toujours plus à la sous-traitance (dont les salariés assurent 80 % des travaux en centrale nucléaire, notoirement dangereux).
C’est l’échange marchand entre du travail et une entreprise qui fait la spécificité de l’exploitation capitaliste, différente par exemple du fermage ou du métayage. De nos jours, le paysan forcé de vendre ses fraises au bas prix imposé par Carrefour est lui aussi sous la coupe du capital, mais sa dépendance passe par le produit de son travail : le chauffeur ubérisé est soumis à l’entreprise par son travail, et payé comme un salarié à la tâche.
Et c’est justement parce que nous vivons dans une société du travail et non du revenu que la somme accordée au bénéficiaire du RSA se doit de rester faible et très inférieure au salaire minimum. 18
Erreur n° 4 : « Le travail va éclater de l’intérieur »
Aucune théorie sociale sérieuse ne nie le fossé entre détenteurs des moyens de production et ceux qui en sont dépossédés. Cette contradiction, le réformisme d’antan voulait la résoudre en associant le travail au capital : par des représentants du travail élus au parlement et présents au gouvernement (solution social-démocrate) ou par un capitalisme d’État (solution léniniste). Mais une troisième voie, inapplicable et très peu tentée en pratique, proposait de réaliser par en bas une « vraie » démocratie économique. Début XXe siècle, en Angleterre, un socialisme des guildes prônait une économie industrielle sous contrôle des travailleurs, et un État réduit à une structure fédérale émanant des guildes ouvrières, des associations de consommateurs et des collectivités locales.
Longtemps passé de mode, ce socialisme renaît sous une autre forme avec l’idée d’un capitalisme évoluant de lui-même de l’intérieur : lecture négriste des Grundrisse, « communs », éco-socialisme, économie collaborative… toutes ces théories partagent la vision d’une activité aujourd’hui encore capitaliste mais qui échapperait de plus en plus à la logique du capital, et d’un salariat en voie de caducité qui n’aurait qu’à faire exploser le travail (quoique imploser serait plus exact). Parallèlement, patrons individuels et dynasties bourgeoises ayant disparu (ce qui est faux), remplacés par des fonds de pension gérant l’épargne de millions de retraités, il suffirait d’une vaste mobilisation populaire pour transformer ces organismes en propriété collective investissant au service de tous.
En résumé, cette mutation du travail aujourd’hui génératrice de misère, il nous appartiendrait de faire en sorte qu’elle soit heureuse.
L’enveloppe qu’est le travail craquerait sous l’effet non pas de l’action des travailleurs, mais de la technique moderne qui entraînerait une tout autre façon de produire et de vivre, résumable en un mot : une e-autonomie, caractéristique de « l’économie de la connaissance » qui serait désormais la nôtre. Mais de quoi parle-t-on ? Et de qui ? La graphiste qui passe l’après-midi à détourer des photos afin d’aboutir à des publicités de biftecks pour Auchan n’a guère d’autonomie, et l’employé chargé de corriger des anomalies sur des numéros de Sécurité Sociale, qui saisit un numéro sur un écran, le grise puis le copie-colle 6 heures par jour, est loin d’un « travailleur de la connaissance » ou d’un « manipulateur de symboles ». 19
Paradoxalement, la fausseté de la thèse fait la force d’un programme qui présente l’avantage d’esquiver l’importun rapport de classe. Et d’oublier que le capitalisme est fondé sur la séparation bourgeois/prolétaire : il l’aménage, l’adoucit, la durcit, la contourne (les bourgeois ont changé depuis 1848, les prolétaires aussi), mais il ne peut la dépasser ou l’abolir.
L’attrait de cette thèse est de remplacer la contradiction capital/travail salarié par celle opposant au travail capitaliste contraint un autre travail aujourd’hui encore capitaliste mais supposé libérateur (celui autour des logiciels d’open source, par exemple), en délivrant le second du carcan du premier. Comme si se développait déjà au sein du capitalisme une activité non-capitaliste, voire anti-capitaliste, assez dynamique pour s’étendre et changer la société sans rupture révolutionnaire. Il existerait un communisme souterrain que nous ferions monter à la surface, tel que l’expose David Graeber, un communisme élémentaire, une sociabilité humaine fondamentale, présente en creux dans toutes les sociétés, et qui ne demanderait qu’à émerger, grâce à une multitude de pratiques solidaires de base : coopératives, boulangeries collectives, écoles et dispensaires autogérées, potagers communaux, etc., auto-activité plus forte que le capitalisme qui n’en serait que l’enveloppe. 20
On peut avoir envie d’y croire, comme d’imaginer que le Trèfle et la Pèche, respectivement monnaies locales de Périgueux et de Montreuil, associées à des milliers d’autres, auront un jour raison de la suprématie du dollar et du yuan.
Si une perspective si peu crédible séduit, et imprègne même quelques esprits radicaux, c’est qu’en l’absence actuelle de perspective révolutionnaire crédible, ces solutions donnent l’apparence d’une réalisation immédiate possible: réappropriation de la créativité, récupération du temps volé, espaces d’expérimentation à développer, tout un monde parallèle rival de la société dominante dont il est tentant de croire qu’il finirait par la remplacer grâce à une dynamique supérieure.
Une théorie subversive a pour caractéristique, écrivait Debord, d’être « parfaitement inadmissible » par son ambition de « déclarer mauvais […] le centre même du monde existant, en en ayant découvert la nature exacte. » 21
Au contraire, la critique partielle du travail obscurcit « le centre même du monde existant ». L’idée, exposée notamment par Krisis dans son Manifeste contre le travail en 1999, d’un travail devenu inessentiel, et d’un capitalisme ayant déjà entamé son propre dépassement qu’il ne s’agirait que d’achever, cette idée séduit par sa promesse de changement révolutionnaire sans révolution, et c’est ce qui la rend parfaitement admissible.
Le Manifeste contre le travail proposait comme objectif de « créer des têtes de pont » aboutissant à une « contre-société » afin d’« organiser le lien social lui-même » au sein de la société existante. 22 Curieusement, Krisis célébrait la mort du « vieux » mouvement ouvrier mais reprenait sa perspective d’ouvrir des brèches dans la forteresse patronale, puis de les consolider et de les élargir jusqu’à ce qu’éclate la domination bourgeoise. Sauf qu’aujourd’hui cette « contre-société » ne serait plus à construire dans l’entreprise, puisque l’ensemble de la société fonctionnerait comme « usine sociale ».
Il est peu étonnant que médias et universités aient fait le meilleur accueil à une critique qui s’en prend au travail mais néglige la propriété privée dans ce qu’elle a de structurant : la séparation entre ceux qui maîtrisent les moyens de production et les « sans réserves ». Car il est permis – voire encouragé – de tout critiquer, sauf le rapport travail salarié/capital, prolétaire/bourgeois.
Bourgeois… mot désuet. Alors que la bourgeoisie d’antan s’employait à se faire passer pour indispensable, celle de notre époque réussit presque à faire croire qu’elle n’existe pas, tant elle serait diluée, ayant muté en une oligarchie financière mondiale hors sol, ne résidant plus dans ses châteaux, toujours en vol vers une réunion ou un lieu de vacances. Rien n’a effacé pourtant la différence, et l’opposition, entre le groupe de ceux qui n’ont pour subsister que leur travail, et le groupe de ceux qui peuvent ou non acheter ce travail.
La contradiction fondamentale du capitalisme, c’est l’opposition prolétaires/bourgeois, non une « crise du travail » où le travail entrerait en contradiction avec lui-même ou avec sa base technique.
Erreur n° 5 : « Travailler tous pour travailler (beaucoup) moins »
Lorsqu’aux États-Unis après 1929 des usines pratiquaient la semaine de 30 heures (avec baisse des salaires correspondante), il ne s’agissait que d’un remède provisoire en attendant la fin de la crise. Les plans actuels de partage du travail visent un tout autre but : tirer la conclusion des évolutions technologiques et des gains de productivité, accentuer la tendance historique à la baisse des horaires effectués. Une semaine de 32 heures, c’est ce que proposent la CGT ou un parti réformateur comme Nouvelle Donne, mesure parfois associée à l’instauration d’un revenu universel de montant variable mais presque toujours inférieur à un mois de salaire minimum légal. 23
A supposer que de tels projets entrent un jour en pratique, ils laisseraient le travail salarié au cœur de la société. En moins oppressant, dira-ton. Pas sûr. La journée de travail, parfois de 12, voire 16 heures au XIXe siècle, souvent sur 6 jours, n’a progressivement diminué qu’au prix d’un travail densifié et intensifié.
En réalité, l’ambition d’un tel programme est qualitative : repenser la société sans la pression du travail, en reconnaissant le travail « gratuit » apporté quotidiennement par chacun de nous à la collectivité. Louable intention, mais dans ce monde, seul est vraiment considéré comme travail ce qui valorise un capital. Le reste vient après, en plus. Si « je travaille dans le jardin », c’est parce que mon travail salarié m’a permis d’acheter (ou louer) ce jardin et de me payer des outils. Le bénévolat dépend de l’argent ailleurs gagné par les bénévoles. Le monde associatif n’existerait pas sans le monde des entreprises.
Travailler tous pour travailler (beaucoup) moins, c’est déjà ce qu’envisageait Lafargue, mais, lui, de façon radicale, avec renversement de la bourgeoisie. Partant du principe que toute société doit produire, Le Droit à la paresse concluait qu’il était nécessaire et possible de répartir équitablement la charge de travail. Au lieu que l’un se tue à la tâche, que l’autre soit chômeur et le troisième oisif, travaillons tous 3 heures par jour comme le permet le machinisme. Coïncidence, le militant socialiste revendiquait en 1880 le même horaire quotidien que l’économiste bourgeois Keynes prévoyait en 1931 pour l’an 2000.24
Deux siècles de domination capitaliste ont apporté assez de surprises pour nous préparer à de possibles nouveautés. La tendance séculaire à la diminution du temps de travail est indéniable, comme en parallèle la lutte acharnée des prolétaires pour la réduction de la journée de travail, lutte antérieure même à la Révolution industrielle fin XVIIIesiècle (Marx y consacre le chapitre X du Livre I du Capital). Mais cette réduction n’est ni linéaire, ni obligatoirement émancipatrice : en France, malgré les jours « libérés » par la RTT, peu de salariés ont vécu le passage aux 35 heures comme une grande conquête sociale, et beaucoup de patrons ont obtenu du personnel d’accomplir en 35 heures ce qu’il faisait en 39 ou 40. Qu’en serait-il avec 32 heures sur 4 jours… ?
Erreur n° 6 : « La raréfaction de l’emploi entraîne la critique du travail »
Anticipant en 1963 sur l’avènement de l’automation et de la cybernétique, James Boggs, ouvrier chez Chrysler et militant d’extrême-gauche, écrivait : « Il est clair que l’armée grandissante des chômeurs permanents signifie la crise ultime de la bourgeoisie américaine. […] L’automation remplace les hommes. Il n’y a là bien sûr rien de nouveau. Ce qui est nouveau, c’est que maintenant […] les hommes remplacés n’ont nulle part où aller. […] savoir quoi faire de ces hommes en surnombre rendus superflus par l’automation devient chaque jour une question plus critique.» 25
L’expérience historique a démenti cette prévision d’une « crise ultime » : les masses de sans-travail mis en marge de la société n’ont pas formé la force révolutionnaire espérée par James Boggs, qui d’ailleurs n’excluait pas la possibilité d’un affrontement entre chômeurs et prolétaires avec emploi, ni d’une concurrence exacerbée pour des embauches de plus en plus rares.
Moins de dix ans après le livre de James Boggs, Simon Rubak affirmait : « La classe ouvrière est en expansion permanente », essor dont il attendait une intensification des luttes de classes favorable au prolétariat. 26
En sens inverse, quelques décennies plus tard, Michael Denning 27 n’est pas le seul à théoriser les populations en surplus, c’est-à-dire non plus les salariés mais les non-salariables, comme le sujet révolutionnaire de notre temps.
Alors, être « dans la production» ou ne pas y être ? Etre exploité ou ne même pas pouvoir l’être ?…
Faux débat.
Comme il peut, le prolétaire avec emploi réagit à l’exploitation, revendique, s’organise, lutte, mais il y a une différence entre résister au capital et le renverser : l’un ne conduit pas automatiquement à l’autre.
D’autre part, pas plus que la paupérisation généralisée, le chômage de masse ni la misère de plusieurs milliards d’êtres humains ne suffiront pas à produire la critique du travail.
S’il existe une « classe ouvrière mondiale » en formation ou déjà agissante 28 , nous serions naïfs de reporter le problème de Billancourt vers Chengdu, comme si les embauches massives là-bas compensaient les fermetures d’usines ici, comme si les OS de Foxconn allaient forcément accomplir au XXIe siècle ce que les métallos de Siemens n’ont pas fait cent ans plus tôt. La révolution n’est pas d’abord affaire de nombre, mais de capacité (et de volonté) du travail (ceux avec emploi comme ceux qui n’en ont pas) de se critiquer comme travail: elle est à la fois le prolongement de la lutte du travail contre le capital, et une rupture avec cet affrontement. L’abolition des classes passera par le terrain de la société de classes, et le dépassera. La contradiction est là. On n’y échappe pas.
Pour cette raison, il est également illusoire d’attendre maintenant un refus ou une désaffection généralisée du travail. Dans l’édition Spartacus de 1990 du Droit à la paresse, la couverture montrait des ouvriers sortant en courant de l’usine comme pour échapper à leur condition. Mais une fuite du travail socialement significative, à large échelle, ne pourrait advenir que dans une période « pré-revolutionnaire », et serait d’ailleurs un signe annonciateur très positif d’un ébranlement historique.
Erreur n°7 : « Le travail associé abolira le travail »
On peut supposer que nombre de lecteurs de ce texte partageront au moins une partie des positions que nous venons d’exposer. Notre dernier paragraphe soulèvera plus d’objections, car il va à contre-sens d’une opinion largement admise dans le milieu radical, ce qui n’est pas vraiment le cas des six « erreurs » précédentes.
Nous voulons parler de l’idée selon laquelle dépasser le travail (le travail salarié et le capital) serait mettre en œuvre une production associée communautaire. La révolution communiste devrait faire en sorte que la production serve les besoins humains, qu’elle soit décidée et menée en commun et – point essentiel – qu’elle calcule au plus juste le temps consacré à produire ce dont nous avons besoin, pour en réduire la durée au minimum possible, afin de dégager le maximum de temps libre.
Revenons au Droit à la paresse. Si un pamphlet rédigé en 1880 garde sa popularité plus d’un siècle après sa rédaction, s’il continue à trouver des lecteurs et des éditeurs aussi bien anarchistes que socio-démocrates, ex-staliniens ou communistes libertaires, c’est qu’il répond à une aspiration répandue chez des millions de prolétaires : produire en abondance par beaucoup moins de travail, grâce au machinisme (en 1950 grâce à l’automation, aujourd’hui à l’économie numérique) qui permettrait de réconcilier enfin liberté et nécessité.
Assoiffée de profit, la bourgeoisie privilégie le travail sur le temps libre. Libérés de la domination bourgeoise, les producteurs associés inverseraient la priorité.
« […] le Droit à la paresse n’est pas contre le travail, mais pour un bon équilibre entre travail et loisirs […] Lafargue n’est pas contre le travail, mais contre l’excès de travail. » 29
Au cœur de ce programme, il y a l’idée que le travail devrait et pourrait cesser d’être synonyme de coercition, de normes imposées d’en haut et de violence ouverte ou latente. Car telle est bien la vision du travail à la base de la plupart des pamphlets, tracts et affiches anti-travail jusqu’à ce jour, y compris les plus radicaux qui veulent rien moins que l’abolir, comme le classique Travailler, moi ? Jamais ! de Bob Black.30 Par conséquent, si travail signifie contrainte, nous nous en débarrasserons en créant une société de l’autonomie généralisée, individuelle et collective, où nous produirons sans patron, en organisant nous-mêmes l’activité productive.
Or, que le travail soit le contraire de la liberté, c’est certain. Pour autant, s’il implique effectivement soumission et servitude, il est aussi beaucoup plus, et cette définition du travail est tellement partielle qu’elle en devient fausse.
Le travail animé par un collectif de producteurs associés reste du travail, tant que l’activité ainsi autogérée demeure séparée de l’ensemble de la vie. Pour que cesse cette séparation, il faut s’engager vers des pratiques productives qui ne sont pas seulementproductives, et qui rompent avec la comptabilité en temps, fondement de l’échange marchand et de l’argent. 31
La révolution ne s’empare de l’appareil productif (au sens large, incluant entre autres par exemple le système éducatif) que pour mettre fin à un mode de vie dominé par la production – c’est-à-dire par la productivité et la standardisation – en créant des activités non exclusivement productives. 32
Si ce point est le dernier traité dans ce texte, c’est qu’il a à voir avec ce que sera une révolution, avec ce que nous pourrons y faire : c’est donc le plus crucial.
G.D., 2017
(ce texte a pour origine la postface « Sous le travail l’activité », article du n° 4 de La Banquise en 1986, réédité par les éditions Asymétrie en 2016. Cette postface a été transformée et élargie pour englober les 7 « erreurs » ici analysées.)
NOTES :
1 Gilles Dauvé, De la Crise à la communisation, Entremonde, 2017, chap. 3, « Se défaire du travail ».
2 Nous ne reviendrons pas ici sur la mondialisation. La crise de 2008 a révélé la fragilité de ce que les bourgeois s’obstinent à présenter comme l’aube d’une ère nouvelle. Sur ce sujet :
Demain, orage. Essai sur une crise qui vient (2007),
Zone de tempête (sur la crise advenue) (2009),
Et De la Crise à la communisation (cf. note précédente), chap. 4 : « Crise de civilisation ».
3 Bruno Lautier, L’Économie informelle dans le tiers-monde, Repères, 2004.
Bruno Astarian, Les Bidonvilles forment-ils une planète à part ?, 2010.
4 Jeremy Rifkin, La Fin du travail, et Dominique Méda, Le travail. Une valeur en voie de disparition, parus l’un et l’autre en 1995. Également significative, l’évolution d’Alain Touraine, d’abord sociologue de l’usine, auteur de L’évolution du travail ouvrier aux usines Renault (1955), ensuite théoricien des « nouveaux mouvements sociaux » présentés comme typiques d’un nouveau capitalisme (cf. La société post-industrielle : naissance d’une société, 1969).
5 Carl Benedikt Frey, Michael A. Osborne, The Future of Employment : How Susceptible are Jobs to Computerization,2013.
6 Conseil d’Orientation pour l’Emploi, 2017. Voir aussi les données réunies par David Autor, Why are there Still so Many Jobs ? The History & Future of Workplace Automation, 2014.
7 Blog de Jean Gadrey sur alternatives-economiques.fr, 2015.
8 David van Reybrouck, Congo. Une histoire, Actes Sud, 2012.
9 Robert Castel, Les métamorphoses de la question sociale : une chronique du salariat, Gallimard. Paru en 1995, la même année que les ouvrages de Rifkin et Méda (indiqués à la note 4), il est beaucoup plus pertinent.
10 https://fas.org/sgp/crs/misc/R41898.pdf
11 Pierre Veltz, La Société hyperindustrielle. Le Nouveau capitalisme productif, Seuil, 2017.
12 Une idée courante veut que le vote ouvrier en faveur du PC se soit reporté vers le FN. C’est l’image récurrente de l’ouvrier inculte, borné et sans cervelle, avant-hier adorateur de l’URSS, hier « intégré » par la société de consommation, aujourd’hui xénophobe. En fait, à en croire les sondages, le « premier parti ouvrier de France » est depuis longtemps celui de l’abstention, et sur l’ensemble des ouvriers en France, un sur sept vote FN. On est loin de l’adhésion massive serinée par les médias.
13 21,8 % du PNB britannique étaient dus à l’industrie en 2012, pourcentage à comparer à celui des États-Unis : 22,1 % ; de la Chine : 46,9 % ; du Japon : 24,9 % ; de l’Inde : 26,3 % ; de l’Allemagne : 27,8 % ; de la Russie : 36,8 % ; et de la France : 18,5 %. http://www.therichest.com/rich-list/world/worlds-largest-economies/
Sur les pertes et créations d’emplois industriels aux États-Unis : https://fas.org/sgp/crs/misc/R41898.pdf
14 G.D. « Working Class Zero ? Sur la prétendue disparition des ouvriers américains », 2016.
15 Michael Denning, « Wageless Life », New Left Review, n° 66, November-December 2010. « La misère d’être exploité par les capitalistes n’est rien comparée à la misère de ne pas être exploité du tout », écrivait déjà en 1962 Joan Robinson pour en tirer d’autres conclusions – keynésiennes. L’article de Michael Denningexpose ce qui sert de fondement aux diverses théories présentant les deux ou trois milliards de population « surnuméraires » ou « en surplus » comme l’agent du changement social à notre époque.
16 Supplément au n°23 des Cahiers de Mai, septembre 1970.
17 Chiffres de 2015 : https://www.linkedin.com/pulse/how-many-consultants-world-today-surinder-batra
18 Montant du RSA en 2016 : à partir de 524 € pour une personne seule, 673 € s’il s’agit d’un parent isolé, comparé à un Smig de 1 150 € net.
19 Dans L’Économie mondialisée (1991), Robert Reich – plus tard ministre de l’Emploi sous Clinton – employait la formule plus neutre de symbol analysts, et faisait preuve d’une certaine lucidité, prévoyant que les heureux « manipulateurs de symboles » resteraient une minorité à côté des masses de « travailleurs routiniers ».
Quant à l’avènement d’une « société de l’immatériel », il est bon de savoir que chaque année, l’économie mondiale utilise autant d’acier que durant la première décennie après 1945.
Vaclav Smil, Making the Material World: Materials & Dematerialisation, 2014. Pour un condensé de ce livre :http://itemsweb.esade.edu/research/esadegeo/41MakingtheModernWorld_EN.pdf
20 Le baseline communism de Graeber est une des meilleures expressions de la théorie (parfois mise en pratique) des « communs ». Pierre Dardot et Christian Laval en font une bonne synthèse (favorable) dans un livre dont le titre donne le programme : Commun. Essai sur la révolution au XXIe siècle, La Découverte, 2014.
21 Préface à la 4e édition italienne de La Société du Spectacle, 1979.
22 Manifeste contre le travail.
Pour une critique rapide des thèses fondées sur le concept de « forme valeur » : La boulangère et le théoricien. Pour une analyse détaillée de Marx et des théories autour de la valeur, Bruno Astarian,http://www.hicsalta-communisation.com/category/valeur, et L’Abolition de la valeur, Entremonde, à paraître.
23 Pierre Larrouturou, Dominique Méda, Einstein avait raison. Il faut réduire le temps de travail, Éditions Ouvrières/Éditions de l’Atelier, 2016.
24 Perspectives économiques pour nos petits enfants.
25 James Boggs, « The American Revolution : Pages from a Negro Worker’s Notebook », Monthly Review Press, 1963.
Ouvrier chez Chrysler pendant plus de 25 ans, James Boggs (1919-93) a fait partie dans les années cinquante avec C.L.R. James du Correspondence Publishing Committee, un temps sur des positions voisines deSocialisme ou Barbarie, avant de militer avec l’aile radicale du mouvement pour les droits civiques.
26 Titre de son livre aux éditions Spartacus, 1972.
27 Sur Denning, voir note 15.
28 Wildcat, La Classe ouvrière mondiale, 2015 : http://wildcat-www.de/fr/fr_w98_wak.pdf
29 Bruno Astarian, Étrange popularité du « Droit à la paresse » de Paul Lafargue, 2016.
30 Travailler ? Moi, jamais !, 1985. Les tenants de la thèse assimilant le travail à une contrainte semblent douter de leur propre définition, puisque pour eux, même libérée du patron et du profit, l’activité productive devrait être toujours réduite à un minimum : c’est donc qu’elle est et restera une servitude dont l’humanité ne pourra jamais totalement se débarrasser. La différence étant que le capitalisme nous l’impose jusqu’à l’absurde, alors que les « communistes » d’un monde futur feraient tout ce qui est possible pour qu’elle n’occupe qu’une partie de plus en plus minime dans leur vie.
31 L’illusion d’un travail autogéré va d’ailleurs de pair avec celle de l’argent pouvant perdre sa réalité aliénante pour devenir un bien commun maîtrisé collectivement. L’idée que le travail cesserait d’être oppressif s’il était organisé en commun est aussi fausse que celle de croire que la monnaie changerait de nature en passant sous notre contrôle à tous, réduite ainsi à un simple instrument de mesure dont nous nous servirions comme on le fait aujourd’hui des kilogrammes ou des octets.
32 On ne développera pas ici des thèmes traités dans notre De la Crise à la communisation, chap. 5, « L’Insurrection créatrice », Entremonde, 2017. Et dans Bruno Astarian, Activité de crise et communisation, 2010.
L’idée que le communisme n’est pas institution, mais activité, a d’abord été exposée dans Un monde sans argent (OJTR, 1975-76), texte trop peu connu.
Le travail est une organisation sociale lié à l’ économie, donc au capitalisme. Il n’ y a pas de travail sans capital et réciproquement.
Sortir de l’économie, c’est sortir du travail.
La crise structurelle de la société du travail est du à la disparition du travail productif vivant créateur de marchandises.
L’ économie de services ne crée pas de valeur économique ou alors indirectement. Cette économie agit dans la distribution et la circulation de la valeur.
Pour le capitalisme, c’est la production de marchandises qui permet d’augmenter la masse de la valeur économique. Or, depuis 40 ans, c’est l’industrie de marchandises financières qui permet au capitalisme de perpétuer cette augmentation de valeur.
Ce système doit s’étendre dans le temps et l’espace pour pouvoir s’auto-alimenter. C’est pourquoi, nous assistons aujourd’hui à la mise en valeur de la Vie en générale.
Avant cette phase, le capitalisme était porté par l’industrie automobile, l’immobilier et le BTP avec la consommation de masse. Aujourd’hui, nous avons toujours ce triptyque, mais les gains de productivité ainsi que l’ informatisation et la robotisation du procès de production élimine le travail vivant humain (l’exemple de PSA qui a fermé Aulnay, mais qui produit plus qu’ avant montre bien que l’on a besoin de moins de travail vivant humain pour produire plus).
Le capitalisme ne peut que continuer à tout phagocyter et dévaster dans l’espoir ridicule de se perpétuer au mépris de la Vie.
Marx avait senti que cela adviendrait, mais à son époque, et jusqu’ à la fin des années 60, début années 70, les gains de productivité pouvaient être compensés par l’innovation produits et l’ augmentation de la production. Ce n’est plus le cas de nos jours, et le tournant de ce que l’on appelle néo-libéralisme a été une réponses à cet état de fait.