IRAN : «l’abolition de la peur»
Article paru sur le site libcom.org.
https://libcom.org/news/iran-bread-jobs-freedom-05012018
Et un grand merci à Alphonse pour la traduction
Nous publions cette dépêche directement d’un militant en Iran, essayant de donner un sens à la vague actuelle de protestations. La situation évolue si rapidement et les protestations sont suffisamment diffuses que quiconque prétend savoir ce qui va se passer peut être ignoré. La contribution que nous pouvons faire est de poser des questions, de regarder ce qui s’est passé, ce qui se passe; et seulement à partir de ce spéculer sur ce qui pourrait arriver dans le futur. Nous espérons que d’autres contribueront à cet effort dans les jours et les semaines à venir.
Iran : pain. Travail. Liberté
January 4th 2018. D’Armin Sadeghi
Sommes nous en train de mener une révolution en Iran ? Peut-être pas. Mais si nous concevons l’essence d’une révolution comme étant « l’abolition de la peur », alors tout le monde a entendu ( et vu) le peuple iranien crier sans peur que « le roi est nu ».
Il est difficile d’anticiper ce qui va se passer au-delà de cela, puisque le conflit entre les forces sociales antagonistes ne s’est pas encore complètement déployé; et il est presque impossible d’appréhender une révolution alors qu’elle est en train de se faire. Mais nous pouvons spéculer sur la situation, tout comme Marx écrivait à Ruge 1 : « Plus grande encore peut-être que les obstacles externes semblent être les difficultés internes. Car s’il n’y a pas le moindre doute quant au point de départ, tout le monde devra admettre que la confusion est d’autant plus grande quant au but. » Ici nous nous restreindrons à la question du point de départ, d’où la vague de protestation provient, puisqu’il y a certainement des doutes à ce sujet hors d’Iran.
Le cours des événements s’est accéléré en Iran ( comme dans d’autres régions) et il est quasiment arrivé à un point où personne ne peut plus produire de récit cohérent. Néanmoins, l’establishment politique a réussi une énième élection de facade – la même vieille ruse du faux choix entre le mauvais et le pire, les deux partis servant les mêmes intérêts de classe. 2
En même temps, l’Iran a le plus grand nombre d’accidents et de mort au travail au monde. Juste avant les élections plus de 40 mineurs furent tués 3 et le président fut hué tandis qu’il tentait de maintenir sa popularité en se rendant sur les lieux. Quelques mois auparavant, l’effondrement d’un immeuble commercial dans le centre de Téhéran ( le Plasco Building) a démontré que le mécontentement s’accroît parmi la population et qu’il y a une défiance générale vis à vis de l’appareil politique dans son ensemble.
Après l’élection de Rouhani, la situation est devenue plus tordue ( « twisted ») – les mêmes personnes qui ont défendu le projet néo-libéral depuis des décennies – sont devenus un peu trop sur d’elles-mêmes et ont commencé à mener une guerre totale contre la classe ouvrière, les travailleurs précaires et intérimaires. La santé publique est réduite à presque rien, c’est la même chose pour la sécurité de l’emploi et au travail. Le projet néo-libéral se poursuit depuis plus de 26 ans. Il y a eu une autre révolte il y a prés de deux décennies et elle fut brutalement réprimée par les mêmes personnes qui sont aujourd’hui à la tête du bloc réformiste. 4
Depuis, malgré les conflits politiques apparents entre les administrations successives, les programmes économiques ont été écrit par la même main : pseudo-privatisation, accumulation par dépossession, destruction de tous les syndicats et conseils indépendants de travailleurs 5, précarisation du travail, etc. Cette dernière décennie nous avons assisté à la descente sociale de la classe moyennes. La doctrine du pays métropolitain a laissé toutes les plus petites villes et les groupes ethniques lutter pour la survie tandis que seule la capitale semblait se développer. Le reste de l’histoire est bien trop familière pour qu’on rentre dans les détails : il suffit de jeter un oeil à la consommation par habitant des biens de base tels que le lait et les produits laitiers ( qui a baissé de plus de moitié), de la viande rouge qui s’est écroulée de plus de 70%, etc.
Donc l’arrière-plan est clair : la prolétarisation se poursuit depuis bientôt trois décennies, il n’y a plus de syndicats qui pourrait défendre les intérêts de la classe ouvrière , il y a une hausse dramatique du chômage due à la financiarisation du capital.
La génération du baby-boom des années 80 ne peut s’intégrer à aucun des paradigmes sociaux reconnus, après le diplôme ( et une part considérable de cette génération est allée au lycée et à l’université), il n’y a pas de jobs correspondant à leurs qualifications et les jobs qu’ils peuvent trouver ne leur permettront pas de mener une vie décente. A cause de cela, cette génération ne peut créer de familles nucléaires ( famille qui est si cruciale pour la structure idéologique et économique du régime politique en Iran, notez ainsi que toutes les données officielles sont publiées avec comme unité la famille et non les personnes).
Il en a résulté des rassemblements, des manifestations et des sit-ins diffus mais contigus. Les étudiants s’opposant à la privatisation et la marchandisation de l’économie; les retraités s’opposant à la banqueroute des caisses de retraite; les profs et les infirmières protestant contre leur conditions de vie inhumaines; les chauffeurs de bus supportant les membres de leur syndicat ; et d’innombrables grèves dans de nombreux secteurs, des mineurs aux travailleurs du secteur de la canne à sucre.
Dans ce contexte, l’administration de Rouhani a chercher, après sa ré-élection, à faire progresser sa guerre contre la classe ouvrière d’un cran de plus. Il a lancé un nouveau projet de stages non-payés auquel s’est opposée fortement une campagne étudiante contre toutes les formes de travail non ou sous-payées. Reza Shahabi, le dirigeant du syndicat des chauffeurs de bus a été illégalement emprisonné 6, et après plus de deux mois de grève de la faim, les autorités ont refusé de le transférer à l’hôpital alors qu’il avait subi deux attaques cérébrales. Tout cela a provoqué une forte opposition d’activistes syndicaux de nombreux secteurs. Puis est intervenu le tremblement de terre.
La catastrophe que représentait ce tremblement de terre n’était pas que naturelle et elle a dévoilé la pauvreté qui règne à l’ouest du pays. Les autorités n’auraient pas pu se montrer plus indifférentes au sort des populations en détresse. Ils les traitèrent même avec un certain agacement. Et les cercles populaires furent créés pour aider nos frères humains. Cela a même désillusionné une majeure partie de la société sur qui se tiendrait effectivement à leur côté et qui ne penserait qu’à prendre avantage de chaque situation. Les tremblements de terre ont continué, et pendant des mois, il s’en produisait ( à des échelles moindres évidemment ) partout dans le pays. L’incertitude régnait à Téhéran, puisque la ville s’attend à un grand tremblement de terre depuis des décennies.
Les gens se remettaient juste du traumatisme quand est venu le tremblement de terre économique : le budget annuel concocté par l’administration Rouhani était une insulte à chacun. L’ensemble des dégâts provoqués par le tremblement de terre s’élevait à 600 millions de dollars, et le gouvernement fut incapable de dégager un budget pour la reconstruction, laissant le soin aux dons individuels de la financer. Alors que dans le même temps, le budget de certaines organes de propagande s’élevait à plus de 15 milliards de dollars et était entièrement payé pour l’année courante. Le prix de l’essence devait augmenter de plus de 50%. Il n’y avait plus de budget pour les programmes étatiques de construction. Les gens se passèrent infos et infographies et le mécontentement prit une ampleur que le gouvernement n’avait pas anticipé.
Comment cela a-t-il commencé ? Qui est dans la rue ? Que veulent-ils ? Et que va-t-il se passer ensuite ?
L’administration Rouhani accuse ses sois-disant rivaux de la dernière élection d’avoir initié la révolte. Mais personne ne peut ignorer que la précédente révolte pour le pain ( il y a 25 ans) a débuté dans la même région. De surcroît, Mashhad est un paradis fiscal pour une partie de l’élite économique du régime depuis des décennies, et la région connaît un des plus fort taux de croissance des bidonvilles. Cependant, ça n’a aucun sens pour nous de vérifier la validité des théories conspirationistes concernant le début de la révolte. L’enjeu c’est sa diffusion soudaine à l’ensemble du pays. Des villes rejoignaient la protestation dont les classes moyennes de Téhéran n’avaient jamais entendu le nom auparavant. La majorité des protestataires provenait de la jeunesse désillusionnée de 15 à 30 ans- la génération « no future » de l’Iran, pour utiliser une expression familière.
Les premières manifestations étaient provoquées par la rage contre les conditions économiques et le prochain budget du gouvernement. Mais il a fallu moins de deux jours de protestation pour qu’on s’en prenne à l’appareil politique dans son ensemble. Des slogans comme « A bas la hausse des prix » furent vite remplacés par « à bas le dictateur ». Des slogans contre le guide suprême et le régime furent criés bien haut pour la première fois face aux forces de sécurité.
Néanmoins il était clair que l’horizontalité du mouvement ne pouvait lui permettre de traduire aisément sa rage en revendications spécifiques et positives. Même les slogans contre le régime n’avançaient pas d’idées d’alternative. L’insatisfaction économique ne pouvait être convertie en mesures concrètes. Les forces réactionnaires dans et en dehors de l’establishment ( ce qui comprend principalement le fils du précédent Shah d’Iran et les supporters de la monarchie et les moudjahiddines du peuple iranien ( Mujahedin-e-Khalgh), une autre organisation réactionnaire religieuse et armée) cherchèrent à prendre avantage de la situation. D’un côté, ils ont cherché à développer la nostalgie pour le bon dictateur qu’était Reza-Shah, le grand père de l’actuel leader de l’opposition, et de l’autre ils ont tout fait pour obtenir le soutien de l’administration Trump. Tout cela a lieue du fait de l’annihilation de la gauche depuis la révolution de 1979. De fait, certains avancent que la clé de voute du régime c’est la repression de la gauche et des femmes.
La lueur dans toute cette confusion vint des étudiants. Le troisième jour, ils ont réellement déplacé le paradigme de la révolte, principalement à Téhéran, et cela s’est ensuite répandu dans de nombreuses parties du pays. Ils s’opposèrent aux slogans réactionnaires en chantant « les femmes nous ont rejoint, mais vous hommes paresseux vous rester spectateurs », ils ont changé le slogan pro-nationaliste « Ni Gaza, ni Liban, je ne mourrais que pour l’Iran » par un slogan bien plus profond « de Gaza à l’Iran à bas les exploiteurs ! ». Ils lançaient aussi des slogans de classe promouvant les conseils ou encourageant les gens à dépasser le faux dualisme entre réformistes et fondamentalistes. Ce fut immédiatement reconnu par les autorités comme une point de rupture. Depuis ils ont commencé à arrêter les étudiants et les activistes. Les services de sécurité ont vu dans cette situation une opportunité parfaite pour annihiler la gauche pour une décennie de plus.
Ce projet se poursuit, et tout ce qu’on peut espérer pour le moment c’est de survivre à cette situation et de pouvoir lancer une contre-attaque en temps utile.
Armin Sadeghi
1.https://www.marxists.org/archive/marx/works/1843/letters/43_09.htm
2. L’election de mai 2017 a vu la réélection de Rouhani avec 57.14% des voix contre le conservateur Ebrahim Raisi 38.28%, avec une participation de 73%
3. A la mine de Zemestanyurt au nord de l’Iran
4.Voir cette article sur les émeutes de la faim à Mashad en1991/2 :http://www.merip.org/mer/mer191/squatters-state Les protestations étudiantes sont mentionnées ici : https://libcom.org/library/anti-imperialism-iranian-revolution
5.Voir par exemple notre rapport sur la répression anti-syndicale : https://libcom.org/news/anti-labour-witchhunt-iran-continues-16082008
6.https://libcom.org/news/article.php/iran-bus-strike-update13-300106
Cinq morts parmi les 3 700 personnes arrêtées lors des manifestations.
Iran : plusieurs cas de morts en détention font craindre la pratique de la torture en prison
Amnesty International dénombre cinq morts parmi les 3 700 personnes arrêtées lors des manifestations. Les autorités ont reconnu deux suicides.
http://www.lemonde.fr/proche-orient/article/2018/01/11/iran-plusieurs-cas-de-morts-en-detention-font-craindre-la-pratique-de-la-torture-en-prison_5240386_3218.html#aT5qOcuzDTXRZK3t.99
Les travailleurs de Haft Tappeh menacent de prendre en charge la gestion du complexe de canne à sucre
Plus de 500 journaliers à Haft Tappeh, un complexe de canne à sucre avec des plantations et des raffineries dans la province du Khuzestan, réclament le paiement des salaires impayés et des contrats permanents. Ils s’opposent également à ce qu’un gestionnaire retraité soit ramené dans l’entreprise.
Ce qui suit est la transcription de certaines parties du discours d’Esmail Bakhshi, distribué par les travailleurs de Haft Tappeh en tant que clip vidéo. Le clip vidéo complet dure 11 minutes.
“Ce que nous voulons dire aujourd’hui est différent d’avant. Aujourd’hui, nous disons quelque chose de différent. Si d’ici la fin de cette semaine [vendredi 19 janvier], écoutez, si à la fin de cette semaine nos demandes et la situation de nos contrats n’ont pas été traitées, alors nous abandonnons nos demandes. Nous reprendrons Haft Tappeh. [ Les travailleurs applaudissent. ]
https://shahrokhzamani.com/2018/01/17/7tappeh-will-manage/
commentaire d’un cde iranien :
Ce que ne dit pas l’extrait c’est qu’à la suite de ce discours, Il poursuit en disant que nous avons des cadres gestionnaires qui se sont disqualifiés. On va les mettre dehors jusqu’à ce qu’on trouve d’autres cadres capables de gérer correctement l’affaire.
Il ne faut surtout pas que les adeptes de l’autonomie et de la gestion ouvrière se fassent des idées … La tendance à l’autonomie et la reprise des usines autogérées, déjà en 79 avait montré ses limites. La preuve a été leur dépossession quasi immédiate après l’insurrection par les comités et autres organes religieux.