“Les gilets jaunes, l’État, et le capital”, remarques critiques sur l’analyse de Théorie communiste
Ce texte vient du site de Patloch. Nous le relayons en raison de son importance dans le débat actuel sur le mouvement des gilets jaunes. dndf
1. les gilets jaunes, l’État, et le capital
remarques critiques sur l’analyse de Théorie communiste
A ce jour, la Note sur le mouvement des gilets jaunes de Théorie Communiste est le meilleur texte sur la question… du point de vue du structuralisme prolétarien*, ou si l’on préfère la meilleure analyse de classe de ce mouvement.
* voir à ce sujet Althusser n’est pour rien dans le ‘structuralisme prolétarien’, de TC ou de quiconque
1) ce texte est la meilleure analyse de classe… (citations résumées en substance) :
– la critique de « l’interclassisme », “coexistence et non somme d’intérêts communs fondés sur une revendication commune, ici sur la question du niveau de vie, des revenus, qui de question économique devient immédiatement politique.”
– celle du populisme : « les taxes, les impôts, c’est l’Etat » et cette « résultante » revendicatrice « consacre l’hégémonie d’une de ses composantes : les artisans et petits patrons qui fédèrent le « peuple ».
– les approches sociologiques en terme de « France périphérique » (Christophe Guilluy), formule performative qui fait exister ce qu’elle est censée désigner »
– « une revendication économique où le salaire n’est qu’un rapport de distribution (bien sûr injuste) et corollairement le mode de production est occulté, réduit au détournement du travail du peuple. [Ici] des luttes, des pratiques désignent les rapports de distribution précisément comme « l’envers des rapports de production », c’est-à-dire qui se situent dans la réflexivité. Tout en sachant qu’il peut y avoir de nombreuses situations intermédiaires. La distinction peut traverser une même pratique et/ou un même groupe social (subdivisions de classe) […] Dans [ce] cas, la revendication contre l’injustice, la pauvreté, l’Etat dénationalisé, désignerait les rapports de production à l’intérieur même de la façon dont les rapports de distribution sont attaqués. Et, il est impossible de dire que dans les mobilisations des gilets jaunes la chose est absente. […] Il y a toujours jeu et non dichotomie entre rapports de production et rapports de distribution. »
– “Différentes tendances peuvent se croiser dans un même mouvement, se combattre ou s’ignorer. Dans ce jeu, toutes sortes de circonstances peuvent intervenir, mais il faut définir sur quelle matière celles-ci interviennent, non seulement qu’elle soit susceptible d’être « dynamisée », mais encore qu’elle […] détermine les relations de classes qui vont la « dynamiser » ou inversement « l’absolutiser ».”
– « C’est paradoxalement là où, attaquant l’Etat, le mouvement apparaît comme le plus « radical » qu’il se définit et se limite comme le peuple. Il ne s’agirait plus que de ramener l’Etat dans le peuple » C’est le populisme de droite (Le Pen, Dupont Aignan) comme de gauche (Mélenchon…), et même apolitique puisque rejetant les deux
– « Dans les formes politiques actuelles du cours de la crise, on peut relever une crise de ‘l’hégémonie’ de la classe capitaliste. Domination et hégémonie ne sont pas identiques […]. L’hégémonie consiste à produire le cadre incontournable des débats et des oppositions, c’est imposer à l’autre les termes mêmes de son opposition. Le processus de devenir hégémonique de la bourgeoisie fut très long à s’achever en France, on peut dire qu’il n’arrive à terme qu’avec la troisième République, il s’effondre actuellement. Ce qui est loin de signifier ipso facto l’émergence d’une discours révolutionnaire parlant sa langue propre, c’est plutôt un puzzle, un émiettement qui occupe la place de l’hégémonie, émiettement que le peuple vient subsumer et couronner.
Avec les gilets jaunes, c’est dans la politique et la critique de l’Etat actuel que sont absolutisés les rapports de distribution avec leur cortège idéologique. »
– « Seuls les révolutionnaires professionnels se précipitent tête baissée sur n’importe quel blocage, voyant la dynamique révolutionnaire à l’œuvre dans tout ce qui bouge ou, inversement, sachant ce qu’est la révolution communiste de ses débuts à sa fin se bouchent le nez quand les cases de leur tableau à double entrée ne sont pas toutes cochées. »
– « tant que la crise de la mondialisation se déroulera ainsi ce n’est que la dynamique conflictuelle de la restructuration […] qui est à l’œuvre. Rien d’autre. Même si de telles oppositions ne doivent pas être sous-estimées […], le capital est présent des deux côtés et reste l’avenir du monde. »
c’est bien sûr condensé à l’extrême, mais mieux vaut en retenir ça que rien du tout parce que le lire serait une prise de tête
2) ce texte est excessivement partiel, sa cohérence tient à tout ce qu’il manque ou évacue
TC nous dit d’emblée que « Ce n’est pas que le mouvement dit des « gilets jaunes » n’apporte rien de nouveau, mais si on relit Une séquence particulière (TC 25), la grille d’analyse possible du mouvement dit des « gilets jaunes » est déjà en quasi totalité présente : le passage de la crise du rapport salarial à celle de la société salariale ; la délégitimation de l’Etat responsable de l’injustice (que renforce la fiscalité) ; le peuple et le populisme (dont il faudrait redonner la définition…) ; le local, les élites, les riches et les pauvres, le peuple avec sa culture et sa « common décency ». Certains paragraphes de ce texte sont même quasiment « prémonitoires » », qui renvoie sans le dire à une critique que j’ai faite et proposée en commentaire de dndf, non publiée
– le mouvement des Gilets Jaunes n’aurait jamais existé sans “la révolution Macron” du capitalisme vert, la “transition énergétique”, et il est impossible de le comprendre sans cette dynamique d’une implication réciproque autrement plus complexe que la stricte contradiction prolétariat-capital, une de mes critiques à TC formulée en 2006 !
– l’analyse en terme de classe moyenne, que ce soit au singulier ou au pluriel, ne peut rendre compte de la dimension écologique du mouvement, de la contradiction entre le capital et le vivant
– les femmes y jouent un rôle considérable, et nonobstant sa “double contradiction de classe et de genre”, TC n’en parle pas
– la place des “racisé.e.s”, du racisme et de l’antiracisme, n’y est pas abordée, alors qu’elle est selon TC26 essentielle dans la fragmentation/segmentation du prolétariat déjà là comme potentiel sujet de la révolution. De ce point de vue, les efforts de Carbure.blog comme ‘communisateur’ sont appréciables, voir les Gilets Jaunes et les “racisé.e.s”
– les retraités, les chômeurs, la “population en surplus”… bref, tous ceux qui ne sont pas des travailleurs en activité sont-ils pour autant absent de ce mouvement ? Voire… Et s’ils se tournent contre l’État plutôt que leur patron ou le capital, c’est parce que tous les revenus en dépendent. Oui, c’est de la redistribution, du salaire indirect, mais l’État n’est pas ici médiation, il est le capital même dans sa fonction économique autant que politique. TC a une vision marxiste très classique de l’État, et Temps Critiques l’a pertinemment relevé
– si les ouvriers des grosses boîtes ne sont pas massivement gilets jaunes, ou ne se mettent pas en grève (vrai que la sauce n’a pas pris avec les blocages des raffineries), c’est que leurs revenus ne le permettent pas. La CGT le sait qui appelle à manifester le week-end pour l’augmentation du SMIC. Mais on sait qu’ils soutiennent aussi massivement le mouvement, sûrement en préférant qu’il inclue davantage des revendications sociales (voir leur faible part dans celles proposées à Macron/de Rugy et les cahiers de doléances locaux). On verra samedi comment ça se passe entre mobilisation des gilets jaunes et manifestations syndicales
– le phénomène auto-organisation par défaut n’est pas analysé, ni les enjeux de la représentation entre exigence de démocratie directe et populisme. D’une certaine façon, certains anarchistes ne s’y sont pas trompés, qui ne « sautent pas sur tout ce qui bouge », mais estiment indispensables d’être présents dans ce combat
non, dans “une séquence particulière”, texte de 2014, rien de tout ça n’a été vu de façon quasi « prémonitoire », pour la bonne raison que ce n’était pas prévisible, et que ce mouvement ne s’analyse pas dans les termes du structuralisme prolétarien. Le “on vous l’avait bien dit”, désolé, ça ne marche pas. À raisonner en boucle tautologique depuis 40 ans, TC s’imagine encore que son système tient la route. Il ne la tient qu’avec les œillères de ses certitudes narcissiques, et de plus sans intégrer dans ses analyses son “colmatage” permanent, qui vaque d’un copié-collé à un autre
il n’en demeure pas moins que ce texte est incontournable comme analyse de classe, contradiction que je n’ai jamais rejetée sans l’absolutiser comme TC, et je reconnais que certains passages m’ont alerté sur des points que je n’avais pas creusés, comme le rapport production/distribution par le fait qu’une lutte sur le revenu n’est pas exactement une lutte sur le salaire
PS : c’est écrit d’une traite, j’ai sans doute omis certains points, il faudrait le construire mieux. Nos façons de faire de la théorie sur la base des luttes se sont pas comparables et je ne prétends pas à des textes qui disent tout, mais ma cohérence interne comme externe, elle, n’évacue rien pour se donner raison
Un ajout et commentaire de Patloch suite à la parution de ce qui précède:
De l’ouverture d’un débat aux questions qu’il doit aborder
1) la publication par dndf de mon texte 1. les gilets jaunes, l’État, et le capital, remarques critiques sur l’analyse de Théorie communiste est un petit événement qui dépasse le cadre étroit de nos relations tourmentées pour poser nos accords et divergences “sur la table de la communisation”, comme il fut dit ‘jadis’ de “la race” (The race question has yet to be put on the table for communisation theory. P. Valentine, 2012). Je remercie donc dndf de le faire dans cet esprit : « Nous le relayons en raison de son importance dans le débat actuel sur le mouvement des gilets jaunes. »
cela a largement été rendu possible du fait que TC reconnaît lui-même son ‘structuralisme’ (ajouter ‘prolétarien’ n’a rien d’«infamant»), comme je l’ai relevé dans Althusser n’est pour rien dans le ‘structuralisme prolétarien’, de TC ou de quiconque, « TC est assez grand pour tenir debout sans Althusser » : un désaccord essentiel est reconnu et cerné, c’est mieux pour la suite
2) quelle suite ?
j’attends beaucoup de critiques en retour, et depuis longtemps, parce que théoriser tout seul dans son coin ne rend pas facile l’autocritique même. Pour autant, ce débat ne concerne pas que TC, ses environs, et moi. C’est dans tout le milieu théorique, et au-delà du milieu dit “radical”, qu’il devrait être ouvert, avec un enjeu qui déborde l’actualité française
le chantier est immense au vu des problématiques abordées dans la perspective d’une sortie du capitalisme, et c’est une chance que le mouvement en cours ne soit pas celui des seuls “gilets jaunes”, car s’il sort de lui-même, ce sera sans gilets, et c’est d’ailleurs ainsi que je (me) manifesterai demain à Paris, “en théoricien” et soucieux de confronter mes considérations à l’infinie richesse qu’il nous est offert d’avoir “sous les yeux”, comme disait Marx. Car c’est une chance que ce mouvement, au sens élargi de toutes les luttes qu’il entraîne du pour au contre, porte toutes les contradictions du capital, avec le prolétariat en termes de classes, avec la question féminine ou sexuelle en terme de patriarcat, avec celle du racisme et de l’antiracisme, de l’écologie comme lutte pour le vivant. Il ne pouvait bien entendu en aller autrement, cette condensation de toutes ces contradictions était devenue nécessaire et le moment est donc historiquement important
3) une suite immédiate : populisme, peuple, et classe
un point particulier doit être considéré partie intégrante de ma critique de TC et contribution à la nécessité qu’il souligne de « redonner la définition du peuple et du populisme…». Depuis 15 ans à chaque fois que le populisme est en question, TC renvoie à son texte de 2003 M. Le Pen et la disparition de l’identité ouvrière, qui consacre certes un passage au populisme avec des remarques toujours pertinentes mais insuffisantes pour aborder ce que j’ai précisé hier sur la forme de la lutte dans 3. le populisme sans leader et la démocratie directe : malaise dans la représentation. Quelques éléments de réflexion cette fois sur le contenu :
– “peuple-classe”
il y a quelques années, je ferraillais dans le Club Médiapart avec Christian Delarue, populiste s’il en est avec son concept de peuple-classe dans lequel même la classe ne doit rien à Marx puisque Delarue, qui n’en connaît que la vulgate française et proudhonienne, ignore autant ce qu’est le capital. S’il jubile aujourd’hui avec Le peuple-classe en gilet jaune [qui] s’oppose à l’austérité !, c’est parce que son “concept” pose en deux mots, peuple et classe, une articulation dans l’air du temps
– peuple vs prolétariat
à l’opposé on voit traîner de plus en plus cette fausse citation de Marx : « Quand j’entends parler de peuple, je me demande ce qui se trame contre le prolétariat », elle-même déformée de celle en ‘dixit’ de DDT21 : « Chaque fois qu’à la place de prolétariat, je lis “peuple”, je me demande quel mauvais coup on prépare contre le prolétariat.», Dauvé et ses amis ne sachant d’où elle sort, bien que ‘dixit’ « serve à introduire l’auteur d’une citation, celle-ci étant implicitement présentée comme exacte.» Elle ne peut l’être par son anachronisme, je l’ai montré dans “attention ça glisse, Marx’s Fake” ouvrant le sujet “CLASSES POPULAIRES” ? Peuple et Prolétariat, populisme et nationalisme, etc.
ça glisse donc des deux côtés, celui des populistes de gauche et celui des marxistes “anti-peuple”
concernant ce que peut encore nous apporter Marx sur le sujet, à lire Isabelle Garo dans Le peuple chez Marx, entre prolétariat et nation, 16 juin 2016, dont j’écrivais le 4 novembre ici
Patlotch a écrit:
“peuple” est donc effectivement lié chez Marx à l’État-nation, mais pas nécessairement de façon nationaliste, ou populiste, « à la place de prolétariat » comme prend soin de préciser la citation de DDT21. C’est d’ailleurs le cas du sens commun, certes avant le populisme, quand il parle de classes populaires en un sens assez proche de prolétariat voire de son internationalisme supposé, prolétariat que les marxistes eux-mêmes ont mis à toutes les sauces, à commencer par les mêmes que Marx, entre ouvriers producteurs de plus-value (classe ouvrière en soi) et “sans réserves” en devenir de classe sujet révolutionnaire
on le voit, Marx ne peut pas nous aider à redéfinir aujourd’hui un populisme qui n’existait pas à son époque, et le nationalisme du 19e siècle n’était pas non plus celui qu’implique ce populisme, d’une part après le colonialisme capitaliste, d’autre part dans « la restructuration mondiale du capital qui interdit la reproduction de la force de travail sur une aire nationale » (TC)
en résumé, du côté de l’histoire (et celle du marxisme comme programmatisme prolétarien) et du côté du présent (pas seulement en France), l’articulation peuple et classe est à revoir à nouveaux frais à la lumière des luttes dans leur contenu et dans leur forme (auto-organisation par défaut, démocratie directe, etc.), et particulièrement ‘chez nous’ de celles qu’entraînent les Gilets Jaunes
Les vrais chiffres de la participation à l’acte 3 nous sont inconnus ?
acte 1
police officielle =275 000
police contestataire = 1 Million
acte 2
police officielle = 175000
police contestataire = 500000
acte 3
police officielle = 70000
vu l’ampleur des mobilisations en province (cortèges et blocages)
Bordeaux cortège au moins 3000; Castaner dit 600,etc
on peut dire qu’elle dépasse les 150000 /200000
sans compter les manifestations « mixtes » à Paris comme en Province.
Un gilet jaune du Vaucluse annonce dimanche à 20H sur Cnews : Paris 38000 gilets jaunes d’après la police contestataire.
Lors de tous ces actes, la ventilation par catégories,femmes,retraités,salariés,jeunes,immigrés etc,est bien sur ignorée de tous (secret d’Etat)
Pour faire suite aux infos” diverses”.
Il faut préciser que la manif de Marseille dont toute la presse fait état pour l’additionner aux violences de Paris n’était pas seulement une manif de “gilets jaunes”.
La dite manif spécifiquement jaune a rassemblé 200 clampins en début d’après midi et quelques bouchons ça et là.
La manif qui a dégénéré était celle du “logement digne”, qui faisait suite à celle de la colère en référence aux morts de la rue d’Aubagne, et qui s’était finie dans les gazs lacrymogènes elle aussi.
La “convergence des luttes” a donc agrégé aux milliers de manifestants contre la mairie environ 350 CGTistes et 200 ou 300 gilets jaunes.
Elle a été également violente et les flics sont remontés à la poursuite des manifestants depuis la mairie jusqu’aux Réformés mais…. pas beaucoup de gilets jaunes ici .C’était une manifs offensive dont le slogan central était “GAUDIN ASSASSIN” plus que “MACRON DEMISSION”
Pas très pratique a suivre, les mises à jour de Patloch sur le mouvement.
Passer par ici
https://www.liberation.fr/direct/element/deces-dune-femme-blessee-par-une-grenade-lacrymogene-en-marge-des-incidents-samedi-a-marseille_90785/
@vald2 Kézako la police contestataire ?
@Jean-Louis Caron
C’est le syndicat des “Policiers en colère / France Police” qui a donné les chiffres dont parle vlad2. Le chiffre de 75.000 communiqué par l’Intérieur à 15h n’a été réévalué que le lendemain, et les fonctionnaires de ce ministère étaient furax.
https://france-police.org/notre-equipe/