Il Lato Cattivo : “« Photos à travers la vitre » dernière partie
Fin de la traduction de ce long texte de 18 pages sous la forme d’épisode apériodique.
Merci à Amparo pour la traduction et Robert pour la relecture
« Photos à travers la vitre » dernière partie
Épuisement démocratique
La lutte entre les deux classes fondamentales du MPC a été et demeure le moteur de son développement. Cela est vrai non seulement du point de vue des modifications dans les modalités de consommation (productive ou improductive) de la force de travail, mais aussi du point de vue strictement politique des formes de gestion de l’État, des constitutions, etc. Ce n’est pas la concurrence, mais la résistance des travailleurs à l’allongement de la journée de travail qui a, historiquement, obligé les patrons de toutes les latitudes à réinvestir en moyens de production, se concentrant davantage sur l’intensité et la productivité du travail (plus-value relative) que sur le prolongement et la multiplication des journées de travail (plus-value absolue).
Certes, ce ne fut pas aux prolétaires de « découvrir » qu’il est possible de pratiquer une exploitation rentable de la main-d’oeuvre même sans une journée de travail de 16 heures ou sans faire travailler des enfants de 8 ans ; mais leur résistance a poussé leurs employeurs à l’inventivité, ce qui s’est révélé conforme à l’intérêt de ces derniers, du moins dans une certaine mesure. Plus récemment, la tendance inverse, au désinvestissement, aux délocalisations, à la reprise de la plus-value absolue, a obéi – mutatis mutandis – à la même logique. De façon analogue, si l’on peut considérer à posteriori que l’instauration de la république démocratique (système représentatif) était essentiellement conforme à la reproduction du capital, ni le capitaliste individuel ni la classe capitaliste dans son ensemble n’ont vocation à être démocratiques par nature, et l’histoire politique des deux derniers siècles ne montre que trop que le chemin du « triomphe » démocratique symbolisé par la chute du Mur n’a été en rien linéaire. À partir du moment où ses activités ne sont plus entravées par la domination d’une autre classe (pré-capitaliste), le capitaliste individuel n’a aucune propension à penser dans une perspective qui dépasse ses intérêts privés à court terme ; c’est la perpétuation de la lutte de classe au-delà des bouleversements anti-féodaux qui l’empêche de se laisser aller à son idiotie spontanée. La montée du mouvement ouvrier traditionnel et la revendication d’avoir son mot à dire dans la société et dans la vie politique nationale – propre à tous les grands mouvements prolétariens entre le XIXe siècle et début du XXe, insurrections comprises – ont rempli une fonction d’aiguillon. Et là où des solutions autoritaires de type fasciste ont été imposées, les transitions démocratiques successives – plus ou moins mouvementées – n’ont pas pu se dispenser d’une vaste mobilisation (réformiste) du prolétariat. En cela, le prolétariat n’a pas eu à lutter « pour la démocratie », mais il a fini par transmettre à la bourgeoisie occidentale une foi démocratique presque religieuse. Cette dynamique, qui a exporté le système représentatif sur une partie considérable de la planète, a été possible là où la concurrence économique entre producteurs privés était suffisamment développée pour désorganiser les pouvoirs traditionnels et soutenir un minimum de concurrence politique entre factions rassemblées autour d’intérêts économiques relativement homogènes. La théorie de l’exploitation et de la plus-value est, au fond, la seule théorie qui puisse vraiment expliquer cette dynamique, car si du procès de production capitaliste ne sortait pas constamment davantage de valeur de ce qu’il y entre, on ne voit pas comment le capitalisme et la démocratie auraient pu s’étendre aux quatre coins de la planète ; même si, par ailleurs, les conditions d’exportation de capitaux n’ont jamais obéi, elle n’ont plus, à la seule concurrence économique, indépendamment de la lutte des classes.
« La république démocratique est la meilleure forme politique possible du capitalisme ; aussi bien le capital, après s’en être emparé (…) assoit son pouvoir si solidement, si sûrement, que celui-ci ne peut être ébranlé par aucun changement de personnes, d’institutions ou des partis dans république démocratique bourgeoise ». (Lénine, État et Révolution, 1917). Cent ans plus tard, ces mots ne sonnent que plus vrais. La concurrence économique nécessite de se traduire en une certaine concurrence politique, et la démocratie parlementaire est le cadre formel qui prend le mieux en charge cette traduction ; néanmoins, en l’absence de celle-ci, la concurrence politique trouve plus ou moins facilement d’autres canaux et d’autres formes d’expression (informelles et invisibles, ou hyper-violentes) et le capital peut s’y accommoder pour des périodes relativement longues : 12 ans dans le cas du national-socialisme allemand, environ 70 ans pour l’URSS. Le concept de « totalitarisme » peut satisfaire les libéraux, mais dans une compréhension matérialiste de l’histoire sociale, il est néanmoins trompeur : quand le capital est bien implanté, il n’y a pas de régime autoritaire qui ne soit traversé par la concurrence entre factions distinctes et opposées ; que cette concurrence se fasse au sein d’un seul parti, et trouve comme arbitre un Grand Dictateur, ce n’est pas indifférent, mais ne change rien au fond. La Chine actuelle est une autre illustration intéressante de cet état de fait : malgré sa conversion libérale depuis le début des années 1980, malgré Tienanmen, malgré l’ascension d’une classe moyenne, malgré une demande sociale non négligeable de syndicats indépendants, etc. Beijing peut encore se passer d’élections libres, et on peut parier que quand elles seront introduites, ce ne sera pas à la suite d’un revers pacifique ou d’une pure révolution de palais.
Une fois faites ces considérations préliminaires, les interrogations sont les suivantes : d’où vient l’actuel « malaise de la démocratie » occidentale ? Et où mène-t-il ? Les analyses des politologues peuvent être utiles pour en identifier les symptômes (désaffection de la pratique du vote, anti-politique, fragilisation des exécutifs, etc.), elles le sont moins pour en saisir les causes à la racine. Comme nous l’avons déjà noté plus haut, en Europe occidentale la dissolution des partis ouvriers réformistes qui a culminé avec le démembrement du Bloc de l’Est, a marqué la fin de la représentation institutionnelle de la classe ouvrière. Ce fait s’inscrit dans une reconfiguration plus large de la fonction des États, occidentaux en particulier, comme conséquence provisoire de la vague de revendications qui a atteint son apogée entre la fin des années 1960 et le début des années 1970.
Comme on le sait, la phase d’intense restructuration ouverte par la crise de 1973/1974 a connu – entre autres – une internationalisation croissante des investissements : la multinationalisation du grand capital en a été la forme concrète. Or, s’il est vrai que le thème des grandes firmes multinationales a été examiné en long et en large dans ses différents aspects (optimisation fiscale, mise en valeur des inégalités de développement et de la spécialisation géographique, désintérêt pour les considérations de politique nationale, etc.), quant à l’impact sur le fonctionnement de l’État, on dit que celui-ci s’est « affaibli » sans jamais préciser le contenu de cet affaiblissement, se limitant à constater la nécessité, pour les anciens États-nations, de confluer bon gré mal gré dans une multilevel governance qui les transcende en partie. Mais l’importance et la signification qu’on accorde à ce point varient beaucoup selon où l’on veut en venir… et les jérémiades sur la perte d’autonomie des États-nations ne vont pas sans une bonne dose de grossières amnésies. Non seulement la multinationalisation ne s’est pas faite simplement aux dépens de la souveraineté des États-nations (ceux-ci y ont participé activement) mais, plus généralement, il convient de rappeler que la grande partie des États dont on regrette la « souveraineté » n’ont jamais été souverains, ou ne l’ont pas été depuis au moins 1945, sauf à croire que l’OTAN ou le Pacte de Varsovie étaient de sympathiques amicales cimentées par des accords pouvant prendre fin selon son bon plaisir. Les chars soviétiques en Hongrie (1956) et en Tchécoslovaquie (1968), ainsi que les nombreux coups de main soutenus par l’Oncle Sam dans ses nombreuses arrières-cours montrent bien qu’il en allait tout autrement. En remontant encore un peu plus en arrière dans le temps – fin du XIX ème siècle et début du XXème – en plein apogée de l’État-nation, la forme dominante est celle de l’empire européen (britannique, français, austro-hongrois, prussien) comprenant de nombreux sous-États ; tandis que dans le processus d’adéquation extra-occidentale à la forme de l’État-nation, à l’époque de la décolonisation d’abord et à la dissolution du Bloc de l’Est ensuite, la substance de cet apogée (l’affirmation d’authentiques bourgeoisies industrielles autochtones) s’était estompée.
Idéale peut-être pour lancer des carrières, la question de la souveraineté nationale – y compris seulement monétaire – est une impasse. Pour autant que l’on puisse en trouver des causes « externes » (organismes supranationaux, instituts de notation, etc.), les raisons de la focalisation actuelle sur l’État-nation ne se réduisent pas à l’existence d’entraves s’exerçant purement de l’extérieur. La tendance actuelle (par définition inachevée) peut être définie comme délitement du caractère séparé de l’État, entraînant une indétermination des frontières internes entre corps et pouvoirs (législatif, exécutif et judiciaire). Contrairement à d’autres modes de production, le MPC confère à l’État un caractère séparé : au-delà de leurs innombrables interactions économie et pouvoir politique restent en principe des domaines distincts. Pour servir efficacement d’instrument de la classe dominante, l’État doit être séparé aussi bien de la société civile, que de la classe dominante elle-même (qui transfère la gestion politique de ses intérêts à l’extérieur de l’entreprise privée) et de la lutte des classes, pour pouvoir y intervenir à tout moment. Une gestion d’ensemble de la concurrence inter-capitaliste et du rapport entre capital et travail nécessite cette séparation, car l’action de l’État vise à lui assurer à tout moment les meilleures conditions générales de reproduction, même au détriment de certains intérêts particuliers. Il va sans dire que chaque règle connaît ses exceptions. Dans le cas du capitalisme d’État, c’est l’État lui-même qui se charge de la mise en œuvre des investissements – une fonction qui appartient normalement aux entrepreneurs privés. Bien que cette configuration ne soit ni généralisable ni réellement efficace, une certaine intégration entre l’État et l’entreprise peut être durable, à condition de se faire sous l’égide de l’État. Si au contraire, en raison de circonstances particulières, cette intégration place l’État dans une position de subalternité, sa stabilité interne devient particulièrement critique, car elle aboutit à un appareil trop prisonnier des intérêts privés qui le traversent, trop prisonnier des cliques, des rackets, des clans qui l’habitent. S’il est vrai que l’État, comme l’entreprise, peut être réduit à un ensemble de fonctions, le fait que l’unité entre les parties l’emporte sur toute poussée centrifuge dépend non seulement de la rigidité de la compartimentation interne, mais surtout de l’intégrité de la séparation d’avec l’environnement, qui ne se maintient pas sans l’action d’un aiguillon extérieur. Historiquement, la prépondérance du capital national (même monopoliste) d’une part, et la visibilité d’un ennemi de classe incarné dans de grandes organisations syndicales et politiques (même intégrées à l’État) ont rempli ce rôle d’aiguillon. Le premier étant devenu secondaire et le second évanescent, la cohérence de la totalité étatique s’en trouve affectée : les mailles de la séparation extérieure et de la compartimentation intérieure se desserrent. Le pouvoir politique de l’État ne peut pas exercer sa fonction de comité d’affaires de la bourgeoisie (principalement la grande bourgeoisie des firmes multinationales) sans entrer en conflit avec les instances réputées les plus indépendantes – magistratures, cours constitutionnelles, etc. – qui, volontairement ou non, deviennent les fiefs d’un passéisme (l’État séparé). La nécessaire gestion de la lutte de classe tend à se replier sur le ministère de l’Intérieur. Il en découle une conflictualité permanente au sein de l’État lui même qui – pour être soutenable et aboutir à une forme d’équilibre, aussi précaire soit-il – implique le déploiement de luttes fractionnistes visant à défendre les statuts, les prérogatives et les positions acquises de chaque corps. Les interférences entre les domaines respectifs de ces corps ne peuvent qu’augmenter exponentiellement, dans la mesure où chaque corps se défend en jouant l’obstruction contre l’adversaire. Contrairement à ce que pensent les bons démocrates, cette évolution – plus ou moins avancée selon les contextes – n’est pas contingente, produit de « manquements » subjectifs aux charges institutionnelles, mais un fait structurel et omniprésent, du moins en puissance : si l’Italie s’est certainement montrée à l’avant-garde, depuis la crise de 2008 le problème tend à se généraliser, comme l’illustrent les tensions entre l’administration Trump et la Cour d’appel aux États-Unis, le décret « pro-corruption » en Roumanie ou la réforme de la justice en Pologne (rangées dans les tiroirs, pour le moment, suite aux protestations de rue), ou encore le recours introduit par la Cour Constitutionnelle allemande devant la Cour de Justice de l’Union Européenne au sujet de la constitutionnalité du quantitative easing qui a provoqué la fureur de M. Schäuble.
L’intégration entre l’État et l’entreprise privée – et la mafia dans le cas italien, comme certainement dans d’autres – est devenue trop forte, même du point de vue, purement capitaliste, de leur fonctionnement optimal. Ceci est également visible dans les modalités de remplacement du personnel de l’État de rang moyen-haut. Si de nos jours, on observe, en matière de recrutement des cadres de l’administration publique, un afflux croissant du secteur privé vers le public, le personnel politique deluxe, celui qui compte, assume les caractéristiques de la néo-bourgeoisie rampante à laquelle il doit de plus en plus souvent son essor, et qui – pour reprendre une formule de Marx à propos de l’aristocratie financière française du milieu du XIXe siècle – apparaît comme « la reproduction du sous-prolétariat au sommet de la société » ; d’où le succès politique de personnages atypiques, souvent caricaturaux, étrangers à la gravité des hommes d’État d’antan qui n’étaient pas non plus des saints mais qui, en cultivant l’enrichissement personnel, la corruption et le clientélisme, savaient pratiquer le secret, la discrétion, des apparences respectables. « L’or et les richesses du capitalisme ne sont plus que clinquant et tape à l’oeil ; ses valeurs sont en pièces ; le bourgeois drogué vocifère, danse, bouffe, fornique par-devant et par-derrière, et réprime à contresens de l’histoire : il est devenu fou, et s’acharne à sa propre perte ». (Roger Dangeville, Préface à Marx & Engels, La crise, Éd. 10/18, 1978). On se demande ce que l’auteur de ces lignes (non dépourvues d’un brin d’homophobie) aurait pu écrire – lui qui tenait à tort le capitalisme comme pour déjà condamné à l’époque où il écrivait – devant les sales gueules d’aujourd’hui. Quarante ans plus tard, la différence essentielle n’est pas qu’un magnat excentrique promeuve, en matière de relations avec les femmes, la politique du grab them by the pussy, mais que ce même magnat soit le président de la première puissance mondiale… et que son Secrétaire d’État soit l’ex-PDG d’Exxon Mobil.
Quoi qu’il en soit, cette coexistence/combinaison de gestion managériale et de gestion parasitaire de la sphère étatique, avec toute ses interpénétrations, limite considérablement l’efficacité et la réactivité de l’action étatique dans son rapport vis-à-vis de la société, surtout dans une situation de raréfaction de plus-value. Très banalement, il n’y a pas d’argent là « où on en aurait besoin », et il y en a trop là où « c’est les contribuables qui paient ». Dans ces conditions, même l’objectif d’une rationalisation des dépenses publiques, propre à la gestion managériale de l’emploi public, ne peut rencontrer que des succès limités.
Du point de vue du « parti de la subversion », aujourd’hui dispersé, la désintégration actuelle de l’État séparé est une bonne nouvelle, car elle annonce la possibilité d’une paralysie institutionnelle complète face à une éventuelle rupture insurrectionnelle. Mais gardons-nous d’un optimisme facile : une reprise révolutionnaire, ou même simplement un fort élan revendicatif, pourrait contrarier cette tendance au lieu de l’exacerber. Les ennemis les plus dangereux, d’où qu’ils viennent, seront ceux qui aspireront à rétablir « un État qui fonctionne », avec toute l’ambiguïté contenue dans cette formule : un État qui ose renoncer au TAV en Val de Suse ou à d’autres « grands projets », mais aussi un État capable de maîtriser l’insubordination des travailleurs en imposant des concessions au patronat. Ce sera l’un des axes de la contre-révolution de demain, qui, comme toute contre-révolution, aura aussi une composante prolétarienne.
L’État non-séparé est une transgression de l’ordre à l’intérieur de l’ordre. Avec lui, la déconnexion – partielle et circonscrite – de l’État du cadre national atteint ses limites absolues (impossibilité d’un État mondial). La transgression n’annule pas l’ordre et n’est ni définitive ni irréversible. L’État séparé est un État qui correspond strictement à l’ensemble des capitaux installés sur son territoire ; en tant que tel, sa remise au goût du jour à moyen terme est difficile mais non exclue : tout dépendra d’un mouvement de l’investissement qui puisse lui donner corps. La dépression longue commencée avec la crise de 2008 ne semble pas se caractériser par une accélération de l’internationalisation des investissements comme les précédentes de 1873-1896 et 1973-1990 : de 2008 à aujourd’hui, la tendance des IDE (investissements directs à l’étranger) a été foncièrement stagnante. Juste une pause, ou une tendance de long terme ? Qui vivra verra.
Le rejet massif de la politique, sous forme d’abstentionnisme et (dans une moindre mesure) de populisme, est le lot nécessaire de la tendance vers l’État non-séparé. Phénomène ambivalent, dont la compréhension doit de se garder de lectures simplistes, car sa nature est totalement différente de l’antiparlementarisme ou de l’abstentionnisme des anarchistes et des marxistes de gauche d’autres époques. Le moins que l’on puisse dire est que tant que ce rejet ne sera pas soutenu par des luttes prolétariennes diffuses et récurrentes qui en modifieraient le contenu, ce rejet de la politique restera interne à ce qu’il rejette – que cela débouche sur l’abstention ou pas. « Là où l’État politique est arrivé à son véritable épanouissement, l’homme mène, non seulement dans la pensée, dans la conscience, mais dans la réalité, dans la vie, une existence double, céleste et terrestre, l’existence dans la communauté politique, où il se considère comme un être général, et l’existence dans la société civile, où il travaille comme homme privé (…) La révolution politique (c’est-à-dire la révolution bourgeoise, nda) décompose la vie bourgeoise en ses éléments, sans en révolutionner ces éléments eux-mêmes et les soumettre à la critique ». (Marx, Sur la question juive, 1843). On se sort pas de cette double vie, digne de Docteur Jekill et Mr. Hyde, comme on descend du bus : les aléas de la lutte des classes quotidienne font prévaloir soit l’un soit l’autre de ses « éléments » (l’individu terrestre et le citoyen), mais seul un saut qualitatif peut les « soumettre à la critique ». L’idée que l’augmentation de l’abstention soit symptomatique d’une quelconque « radicalisation » n’est ainsi que l’envers symétrique de l’électoralisme : « la social démocratie, surtout avant la guerre (de 1914-1918, ndr), se représentait l’avenir sous forme d’un accroissement incessant des suffrages jusqu’au moment de la prise totale du pouvoir. Pour le vulgaire ou pseudo-révolutionnaire cette perspective reste, au fond, en vigueur, seulement au lieu d’accroissement incessant des suffrages, il parle de la radicalisation incessante des masses ». (Lev Trotsky, La «Troisième Période» d’erreurs de l’I.C., 1930).
Platines bloquées
Le mouvementisme est, comme on dit, « au bout du rouleau ». Les symptômes sont multiples, et les examiner un par un ne serait qu’un exercice superflu. Concentrons-nous sur l’essentiel. Depuis la ligne de partage de 2008, le marché de la politique extra-parlementaire (on parle ici d’extrême gauche et non d’extrême droite) est une branche saturée : au-delà de ses recompositions périodiques, il n’invente plus rien. Cela n’a pas toujours été le cas: pendant un temps, la « galaxie de l’antagonisme » a eu un dynamisme propre. Il ne s’agit pas d’un jugement politique, mais d’une simple constatation. Les centres sociaux occupés et/ou autogérés, les contre-sommets, le black bloc, le mouvement pacifiste contre les guerres en Irak et en Afghanistan (non pas pour son pacifisme, mais pour ses traits distinctifs), l’intérêt suscité par des mouvements comme les zapatistes, étaient d’abord des nouveautés – des nouveautés qui s’imposèrent comme matière d’analyses et de polémiques (non exemptes de confrontations physiques). Désormais, et ce depuis plusieurs années, ce dynamisme s’est épuisé, l’archipel de l’antagonisme se recycle, se survit à lui-même. Dans la mesure où les appuis institutionnels de sa composante « modérée » ne survivent ou ne se régénèrent pas sinon localement, son centre de gravité s’est déplacé vers la droite (fut-elle la droite de l’extrême gauche), tandis que sa composante « radicale », privée d’un ennemi proche (le « citoyennisme ») part à la dérive, dégénère en nihilisme, tribalisme politique ou lutte de gang, ou encore en défense de ce qu’il critiquait férocement auparavant. Ceux qui ont davantage de moyens ou d’enracinement territorial survivent un peu mieux, mais la tendance est vraisemblablement durable et les foyers de lutte de classe qui s’enflamment ici et là menacent de l’exacerber encore davantage : leur multiplication ne fait qu’entraîner des désaccords et divisions dans des milieux qui, foncièrement, poursuivent l’articulation consensuelle d’intérêts hétérogènes (luttes pour le logement, luttes étudiantes, syndicalisme de base, soutien aux migrants, luttes écologiques, activités alternatives, sous-cultures diverses, etc.), qui ne peuvent être fédérés que partiellement et à petite échelle. La « conquête des masses » reste hors de portée. Comme nous l’avons vu, les fameuses classes populaires (euphémisme pour dire prolétariat + couches inférieures des classes moyennes) peuvent converger dans une lutte interclassiste, mais d’une manière infiniment plus chaotique qu’à l’époque du Front populaire et du Front antifasciste en 1936-37, où l’alliance de classes était entérinée et encadrée, même militairement, par de grandes organisations comme le PCF et la SFIO en France ou le PSOE, la CNT et le PCE en Espagne. Par ailleurs, ces organisations capitalisaient à leur manière une poussée prolétarienne vigoureuse, tandis que les petits et les grands « capitalisateurs » d’aujourd’hui ne capitalisent plus que les défaites, comme en témoignent les exemples de Syriza en Grèce, de Podemos en Espagne ou, dans une moindre mesure, de la France Insoumise de Jean-Luc Mélenchon de l’autre côté des Alpes. En ce sens, on peut parier que les petites secousses provenant de l’« archipel antagoniste » auront une tendance de plus en plus décalée avec cours quotidien de la lutte des classes. Les vicissitudes liées au référendum du 4 décembre 2016 en Italie et les événements récents du G20 à Hambourg semblent le confirmer.
En ce qui concerne le référendum du 4 décembre, nous n’avons pu qu’apprécier la prise de position remarquable du document C’è chi dice Si, c’è chi dice No. C’è chi dice organizzazione autonoma (« Il y a ceux qui disent Oui, il y a ceux qui disent Non. Il y a ceux qui disent organisation autonome », ndt) de novembre 2016, signée par divers acronymes de Rome et ses environs, notamment lorsqu’on on y affirme que :
«[…] la participation du mouvement antagoniste au défi référendaire de décembre nous semble être le point le plus bas jamais atteint (…) en termes de séparation du bourbier politique, de clarté de sa propre identité et de ses propres propositions. (…) les grands moments de révolte et d’insurrection, même s’ils se sont produits à l’occasion de crises institutionnelles, sont sortis “plus haut” parce qu’ils étaient le résultat d’un climat de conflictualité militante (sic) généralisée, aujourd’hui presque complètement absent [….]. L’agenda des mouvements semble une fois de plus influencé par des logiques institutionnelles, d’autant plus si l’on considère le crédit que de larges secteurs du mouvement donnent aux municipalités “spéciales” qui gouvernent Rome, Turin et Naples ».
Avec une réserve, cependant : la campagne mouvementiste pour le Non au référendum n’a pas exprimé le même contenu que le vote pour le Non qui s’est ensuite manifesté massivement. Ce dernier, non pas dans son intégralité mais dans une large mesure, coïncide avec ce qui, dans d’autres élections, a pu se manifester et se manifestera de nouveau comme abstention massive (le rejet de la politique dans la politique) ; tandis que la campagne pour le « Non social » – on ne pouvait trouver plus vague comme adjectif – a été clairement inscrite dans la perspective de résorber à court terme ce rejet, c’est-à-dire de transformer le Non en un Oui à autre chose, à quelque chose aux traits assez précis au demeurant : un contre-pouvoir sociétal. Là où l’existence même d’un tel contre-pouvoir est exclue, et en l’absence d’une meilleure solution, même le ou la prolétaire ayant droit de vote interviennent comme citoyen (l’« existence double ») – en votant (ou non, selon le cas) contre cette exclusion, ce qui est cependant toute autre chose que de souscrire aux visées de nos aspirants « capitalisateurs ». Contrairement à ce qui a été dit à tors et à travers, il ne s’agissait même pas d’un vote pour ou contre l’action d’un individu (Matteo Renzi) : voter Non, c’était voter contre un certain rapport entre l’État et le capital ou – si l’on veut y voir une positivité quelconque – pour la séparation de l’État. L’issue finale était tout à fait prévisible, et la campagne pour le « Non social » n’a probablement pas pesé beaucoup dans le résultat du vote.
Hors des frontières italiennes, les événements du G20 de Hambourg sont un revival hors du temps des contre-sommets de Seattle et de Gênes, dont la « base matérielle » est foncièrement la reprise économique (modeste, mais très réelle) de ce début 2017, notamment au niveau du commerce extérieur. Les projections du récent rapport de la Conférence des Nations Unies pour le Commerce et le Développement envisagent une croissance des IDE de 5% pour l’année en cours, pour un montant total de 1800 milliards de dollars – un niveau bien inférieur au record de 1900 milliards de dollars enregistré en 2007, mais qui représente une inversion de la tendance au regard de la baisse de 2% enregistrée en 2016, qui atteint 11% pour les seuls investissements directs des « pays développés » (zones centrales d’accumulation). Pour la classe capitaliste elle-même, l’importance de réunions comme celle de Hambourg varie en fonction de l’évolution du commerce extérieur, qui est l’une des « contre-tendances modificatrices » à la baisse tendancielle du taux de profit mentionnée dans le Livre III du Capital. Bref, les contre-sommets sont des mouvements de prospérité relative (aussi éphémère soient-elle), et ce dernier à Hambourg ne fait pas exception. S’il est vrai que l’enthousiasme suscité par ce dernier a un arrière-goût de Prozac, le véritable objet de la critique ne réside pas dans le dilemme « y être ou de ne pas y être », mais dans ce qui le fonde. Répétitions délavées et scénarios déjà connus, d’autres revivals de ce genre sont à prévoir : une fois passés les bouillonnements de la période 2008-2013, toutes les passions militantes des années 90-2000 – anti-mondialisme, tiers-mondisme, indigénisme, etc. – repassent à l’écran, mais dans une version toujours un peu pire et un peu plus à droite (encore une fois : fût-elle la droite de l’extrême gauche), c’est-à-dire plus toujours plus embourbée dans le nationalisme, la démocratie, le chauvinisme ou la pure gestion de l’existant : hier le Chiapas, aujourd’hui le Rojava ; hier Attac, aujourd’hui les souverainistes. Tant que la crise qui vient n’aura pas redistribué les cartes autour de la table, nous continuerons à assister à ce spectacle de décomposition / recomposition. Repérer et entrer en contact avec tous les (rares) déserteurs de cette énorme débandade est certainement souhaitable. Quelqu’un disait que la pourriture est le laboratoire de la vie ; et c’est certainement dans cette pourriture que notre parole peut produire des effets. Mais tant qu’il n’y aura pas de changement de phase tel que nous l’avons défini plus haut, ces contacts ne pourront rester que sporadiques. Contrairement à la première période de notre activité (2010-2013), suite à notre participation brève et décevante à la revue internationale « SIC » (expérience terminée en 2013) et au cours des années suivantes, nous avons dû reconnaître l’impossibilité d’animer ou de contribuer à un large champ d’élaboration et de confrontation, sans que cela conduise ipso facto au compromis avec l’université, le carriérisme, la politique inter-groupes, la démocratie ou l’immédiatisme. En l’absence de réponses fortes de la réalité qui nous entoure, un tel environnement ne peut que générer des adhésions mystiques et grégaires d’une part, des polémiques barbares et des luttes sans merci entre egos de l’autre. Il ne s’agit pas d’un problème local, qui pourrait être réduit à des crispations contingentes entre Untel et Untel : c’est un problème général, international. Pour qu’il puisse y avoir prolifération et convergence de fractions communistes, un environnement favorable est nécessaire. Ou, pour reprendre les mots du jeune Marx dans sa Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel : « Il ne suffit pas que la pensée recherche la réalisation, il faut encore que la réalité recherche la pensée ».
Esquisse d’un programme de travail
Que faire alors, sur la base d’un diagnostic aussi peu encourageant ? La vague 2008-2013, avec toutes ses limites, a brisé la platitude et la monotonie de la « traversée du désert », mais elle est loin d’en avoir acté la fin. Il s’agit donc de poursuivre, d’approfondir et de développer le travail théorique entrepris. Voici un inventaire (provisoire) des thèmes que nous proposons de traiter dans un avenir plus ou moins proche :
la contradiction fondamentale : l’exploitation de classe ;
analyse générale de la période ;
la classe moyenne ;
la rente foncière ;
le capital mafieux et le secteur de la drogue ;
les facteurs de race, nation et sexe social ;
la question agraire ;
la crise environnementale ;
la question de la violence ;
la loi de la valeur dans son application internationale ;
le passage au communisme.
Vaste programme, qui nous occuperait pendant des années. Peu importe de savoir aujourd’hui si, au moment du changement de phase dont nous avons parlé, nous l’aurons accompli. Si celui-ci a lieu, il ne pourra que bouleverser toutes nos priorités présentes, nous amenant sur des rivages aujourd’hui encore inexplorés. À ces latitudes-là, certainement pleines de risques, les acquis de l’abstraction théorique ne survivront que comme un écho lointain, conservés-niés-dépassés dans ce que sera la Notsprache de la révolution communiste, œuvre non d’individus ou des petits agrégats, mais de millions d’humains des mille langues et cultures à travers la planète.
« Par lingua franca (ou lingua franca mediterranea), on entend une langue véhiculaire à base italienne, documentée à partir de la fin du XVIe siècle le long des côtes de la Méditerranée, notamment dans les capitales de la guerre de course (Tunis, Tripoli, Alger), dans le milieu des marchands, prisonniers et diplomates européens. L’étude de la lingua franca a été inaugurée par Hugo Schuchardt (1909), qui avait recueilli des témoignages de première main de l’utilisation désormais résiduelle d’une « langue de médiation » romane dans les villes portuaires d’Afrique du Nord. Schuchardt a décrit la lingua franca comme une « langue d’urgence » (Notsprache), aux fonctions communicatives limitées, à la structure grammaticale simplifiée et un lexique d’origine hétérogène, de dimensions réduites et de remarquable fluidité sémantique. Une langue auxiliaire donc, que des locuteurs de langues différentes, en l’absence des natifs, apprenaient surtout oralement. […]
« Ces caractéristiques renvoient à la source la plus riche de la connaissance de la lingua franca, l’anonyme Dictionnaire de la langue franque […], destiné aux soldats du corps expéditionnaire français en Algérie (1830) ; l’ouvrage comprend, outre un dictionnaire de langue française, quelques observations grammaticales, une série de dialogues et un glossaire français-arabe. Dans la préface, l’origine de la lingua franca (aussi appelée petit mauresque) est renvoyée à l’activité autrefois florissante de pirates barbares et on en distingue deux variétés : l’une parlée à Tunis et l’autre à Alger, l’une influencée par l’italien et l’autre par l’espagnol ». (« Lingua franca », dans Enciclopedia dell’italiano Treccani, 2010).
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