A paraître : « Le Kaléidoscope du prolétariat », le bouquin
Nous avons reçu cela: Théorie Communiste 26 va peut-être être publié en livre avec un chapitre supplémentaire, en attendant, en voici quelques « bonnes feuilles »
Rappel de la quatrième de couverture de TC 26, histoire de se remémorer la problématique….(dndf)
Kaléidoscope Quatrième
“La segmentation raciale du prolétariat est un phénomène objectif qui a dans les catégories du mode de production capitaliste son processus de production, ses lieux de production, ses matériaux, ses outils. Elle fonctionne selon ses propres critères dans son autonomie relative.
De l’identité par le travail des années 50 et 60 à l’essentialisation culturelle parachevée dans le « musulman » et le « voile » en passant par les « Marches », les émeutes et les mouvements issus des cités, les luttes de sans-papiers, les grèves de l’automobile des années 80, les foyers Sonacotra, l’interclassisme et les questions de mixité/non mixité des luttes, la segmentation raciale est un processus mouvant, un virus opportuniste. Le prolétariat « un » et, par nature, révolutionnaire fut une construction nécessaire aujourd’hui obsolète.
Crier « La classe ! La classe ! », en sautant sur sa chaise comme un cabri n’est pas plus pertinent dans une « perspective révolutionnaire » que de crier « La race ! La race ! ». Il ne s’agit pas de combiner les deux, comme dans une mauvaise compréhension de « l’intersectionnalité ». Le prolétariat n’existe pas préalablement dans une sorte de pureté théorique avant de compter en son sein des Arabes, des Noirs, etc., ou… des femmes (il contient bien des hommes blancs). C’est à partir de l’exploitation dans le mode de production capitaliste que nous déduisons les constructions raciales comme nécessaires et le cours des luttes de classe comme relevant, à leurs risques et périls, de cette nécessité.
Ce n’est pas dans leur situation commune de classe qui contient toutes les segmentations, mais en se retournant contre elle que les prolétaires les dépassent. La lutte de classe travaille la fragilité, la labilité, des segmentations raciales qui bien que configurations mouvantes, sont des processus objectifs et non l’invention de quelques entrepreneurs en racialisation, s’alimentant à la réécriture de l’histoire et du capital selon le Grand Récit décolonial.”
Des luttes, marches, émeutes, et associations des quartiers à l’impossible « passage au politique »
« Nous ne voudrions pas terminer ces quelques observations sur la méthode sans nous excuser auprès du lecteur du trop grand nombre de citations contenues dans ce livre. Les historiens du XIXe siècle et ceux de notre temps qui écrivent pour le “grand public” ne procèdent pas ainsi. Ils gardent par devers eux la plupart de leurs notes. (…) Cette façon de procéder donne à l’histoire ainsi conçue une aisance qui suscite notre envie : l’auteur avance les mains libres, comme un voyageur sans bagages. Elle confère aussi à son œuvre l’aspect d’un travail créateur, fruit de sa pensée propre. (…) Nous avons essayé de les imiter, nous n’y sommes pas toujours parvenu. Nous n’avons pu nous résoudre, quand nous avions recueilli une citation intéressante, vivante, probante, à en priver le lecteur. Et si nous avons eu la chance de recueillir dix citations analogues, nous n’avons pu résister à l’envie de multiplier notre preuve par dix … (…) Nous sortons tout notre dossier. La monotonie de ces citations succédant les unes aux autres fatiguera sans doute le lecteur. Nous le regrettons bien sincèrement, mais le mal est sans remède. » (Daniel Guérin, Postface à La lutte de classes sous la Première République, éd. Gallimard, t.2, pp.414-415)
Une seconde génération
Les conditions d’exploitation avaient changé, la crise était avérée et la restructuration se mettait en place, il était devenu évident que les descendants et descendantes des travailleurs immigrés ne prendraient pas la relève de leurs parents. Ils étaient devenus une « seconde génération ». Brutalement, le terme désignait en permanence « l’échec de l’intégration ». « Seconde génération » c’est une assignation à une origine, une identité « arabe », cela transforme et fixe la migration elle-même comme une origine identitaire. Ces jeunes apparaissaient encore comme la suite et reproduisant l’étrangeté de l’immigré, mais de façon différente, maintenant massive, permanente et inexorablement « d’ici ».
« Des années 1980 aux années 1990, une révolution symbolique a eu lieu l’immigration devenue l’élément central d’une réflexion identitaire s’est imposée comme une dimension de la société française. » (Boubeker, op. cit., p.192).
« Ce sont les enfants nés après l’indépendance qui arrivent en 1983 à l’âge adulte et qui sont en pleine mutation identitaire. Du fait des accords d’Evian, les enfants algériens nés en France, après 1963, ont d’office la nationalité française que leur octroie le droit du sol. Or, ils sont à peu près 200 000 à l’avoir et donc en état de voter. Ajoutez à cela les Français musulmans (dits Harkis) et leurs enfants qui sont également marginalisés. Les Marcheurs sont de cette génération là et bouleversent la donne parce qu’ils n’ont rien à justifier. Ils sont Français pour la plupart et cela suffit pour qu’ils aient les mêmes droits et les réclament à l’ensemble de la population française mettant en avant les valeurs fondatrices de la République. (…) Ce qui les différencie des autres luttes de l’immigration qui avaient lieu dans toute la France, et ce bien avant la Marche, c’est qu’ils étaient plus jeunes, qu’ils n’étaient pas politisés, pas même étudiants, et sans discours construit. » (Salika Amara, La Marche de 1983, une pierre à l’édifice des luttes de l’immigration, éd. FFR, pp.19-20, 2013)[1]. La Marche de 83 est la cristallisation et le point de départ de l’affirmation : « On est chez nous en France ».
Mille neuf cent quatre-vingt trois, c’est l’année de Dreux[2] : les immigrés deviennent un enjeu politique. C’est aussi l’année où l’on dénombre le plus de crimes sécuritaires et racistes : 40 victimes, le plus jeune a 9 ans, cette situation est déterminante dans le déclenchement de la Marche même si les causes sont plus anciennes plus structurelles, 1983 c’est également, au nom de la double peine, l’année de milliers d’expulsions du territoire national de jeunes « arabes » (maghrébins, berbères) de moins de 26 ans qui pour la plupart n’avaient jamais mis les pieds dans leur « pays d’origine ».
Salika Amara refuse de faire de la Marche un élément fondateur comme s’il n’y avait pas eu de luttes auparavant et pour s’opposer à la coupure avec la génération précédente. Cependant, elle est obligée de reconnaitre que : « Pour autant, il est vrai cependant que cette Marche de 1983 a rendu visible d’une autre manière les jeunes issus de l’immigration. » (op. cit., p.60). C’est la fin de l’anonymat ; l’affirmation d’une citoyenneté à part entière et du « j’y suis, j’y reste » ; l’éclatement du mythe du retour. Si ce ne fut pas un « élément fondateur », ce fut une coupure.
Une rupture qui ouvre le champ politique
Le « mouvement beur » (Boubeker) et les Marches marquaient une rupture générationnelle sous-tendue par un changement de période comme en témoigne le peu d’empressement des Marcheurs à se rendre auprès des ouvriers immigrés en grève dans les usines automobiles de la région parisienne. Entre les années 1970 et ce début des années 1980, les lieux et les acteurs des luttes ont changé : « … l’action du MTA (voir plus haut, nda), ça ne se passe pas dans les quartiers mais dans les usines. Et qui dominent ces mouvements là ? Ce sont des ex-étudiants politisés qui viennent du bled. (…) Les animateurs de structures comme radio beur ou l’ANGI (Association nouvelle génération immigrée) avaient des rapports privilégiés avec les politiques de gauche. Ce sont eux qui avaient l’écoute des pouvoirs publics et qui ont déplacé les questions posées par le mouvement vers des enjeux culturels qui correspondaient à leurs propres intérêts (souligné par nous)[3] » (Tarik Kawtari, entretien in Histoire politique des immigrations (post)coloniales, s/dir Boubeker et Hajjat, éd.Amsterdam, p.208). Si comme le dit plus loin le même Tarik Kawtari : « SOS Racisme et France-Plus ont mené une OPA sur notre histoire. » (idem, p.209), il est évident que la « récupération » par SOS Racisme ne fut pas le résultat d’un pur et simple parachutage par le pouvoir socialiste.
Il faut noter, comme le fait Amara elle-même, la forte composante culturelle des groupes formels ou informels qui se constituent à la fin des années 1970 aux côtés des groupes antérieurs plus directement impliqués dans les luttes ouvrières : « Pour exemples, les Comités Palestine et le MTA (Mouvement des travailleurs arabes) qui couvrent aussi les régions ; Zaâma de banlieue à Lyon, les troupes de théâtre dont El Assifa et La Kahina composée à majorité de femmes tournent dans toute le France pendant une dizaine d’années avec deux spectacles, Ibn Khaldoum de même, le Bendir déchiré, Week-end à Nanterre ; Rock against police, … Ces groupes à majorité culturelle sont dans l’engagement politique avec une assise plus locale que nationale. (…) Des tentatives de coordination, d’actions collectives ont été menées, notamment par le biais de cinq festivals de la culture populaire immigrée à Barbès, aux Bouffes du Nord … ainsi que des mobilisations autour du logement, des sans-papiers, des expulsions (1973, 1977, 1979, 1981) des grèves de la faim (1973, 1981), du mouvement Sonacotra (1975-1979) et de sa longue grève des loyers … Mais toutes ces actions n’ont pu fédérer à long terme. Cependant des interpénétrations existent d’un groupe à l’autre. Et, c’est sur cette base que se crée en 1979, le journal Sans Frontière regroupant de “vrais” immigrés venus du Maghreb avec un bagage universitaire pour la plupart, des travailleurs et des jeunes issus de l’immigration provenant des banlieues. » (Amara, op. cit., p.36)
Durant cette période, les luttes de pouvoir ne sont pas perceptibles, les subventions ne viennent pas polluer l’atmosphère puisque les associations d’étrangers n’existent pas juridiquement et les pouvoirs publics ne sont pas à la recherche d’une représentativité de l’immigration. « Et le 10 mai, c’est avec joie que nous accueillons la Gauche au pouvoir. (…) Le gouvernement accorde le droit d’Association et tout ce qui permet la pérennité d’une association à savoir les subventions. (…) Le mouvement associatif qui se met lentement en place avec ses différentes composantes et ses objectifs très diversifiés va devenir un des premiers pas vers l’insertion des jeunes issus de l’immigration. Mais le revers de la médaille consiste en ce qu’il va être prisonnier des premières réformes et des financements ne permettant plus la radicalisation de son discours. De plus, il n’a pas de véritable statut de partenaire et pallie plus à des manques (exemples : soutien scolaire, alphabétisation …) devant intégrer des programmes pour continuer à obtenir des subsides. En quelque sorte, connaissant mieux ces populations, ce sont presque “des supplétifs” de l’Etat et si ces associations dérogent à ce programme, on leur coupe les vivres. (…) Notre droit de vivre en France ne se discutait plus (souligné par nous) et il devenait nécessaire de l’affirmer haut et fort face au climat raciste ambiant. Le projet de Marche, symbolisant le réveil des consciences, vient donc à point nommé pour lancer une nouvelle dynamique et rendre espoir à toute une génération désespérée. Pour ce faire, la création d’un Collectif parisien regroupant les associations issues de l’immigration existantes s’impose à nous. » (idem, pp.37-38).
Le Collectif des jeunes de Paris-Banlieue (dont Salika Amara) qui assure et organise l’arrivée à Paris de la Marche de 1983 est représentatif de cette inflexion culturelle des associations par rapport aux luttes des années 1970. Le socle de ce Collectif est constitué de trois structures : le journal Sans Frontière né à Paris 18ème en 1979, l’ANGI (Association de la nouvelle génération immigrée) née à Aubervilliers en novembre 1981 et Radio Beur née également à Aubervilliers fin novembre 1981. Ce Collectif se veut totalement autonome vis-à-vis des autres institutions ou associations ayant assuré la réussite du mouvement. Le Comité assume, contrairement aux autres organisations soutenant la Marche, une démarche explicitement politique de dénonciation du racisme institutionnel.
« Notre propre démarche : populariser la Marche dans les banlieues en insistant sur les violences et bavures policières qui touchent principalement les jeunes Arabes, remettre en cause l’intégration à la française … » (Amara, op. cit., p.43). « Rappelons que cette Marche ne bouscule en rien les valeurs de la République. Ne touchant apparemment que le sociétal, elle ne peut qu’avoir l’assentiment de tous y compris l’Elysée. » (idem, p.46). Les membres du Comité sont bien conscients de la transformation en train de s’opérer : « Beur devient la tendance du moment, terme bien pratique pour tous pour désigner un Arabe souvent Jeune et Français, sans que cela soit péjoratif ou ne porte préjudice. Un déplacement sémantique effaçant par là même “la seconde génération” et nous opposant de ce fait aux travailleurs immigrés que sont nos parents. » (idem, p.33). Cependant, si les membres de ce Comité ou Collectif voient ce qui n’est pas qu’une transformation sémantique comme une manipulation, ils voient également, bien que confusément, que la Marche était en elle-même l’expression d’une rupture et d’une opposition d’avec les « travailleurs immigrés ». Evoquant les réflexions du Collectif, le lendemain même de l’arrivée de la Marche, Salika Amara écrit : « On venait de finaliser notre objectif et l’on se promettait de continuer le combat tout en sachant inconsciemment qu’il serait très difficile d’égaler cet événement à marquer d’une pierre qui demeure encore aujourd’hui dans la mémoire collective balayant, tel un tsunami, toutes les autres luttes de l’immigration (souligné par nous). » (idem, p.33).
« Tel un tsunami balayant toutes les autres luttes de l’immigration » : malgré ses réserves, Amara est amenée à reconnaître que la Marche marque un changement de nature de ces luttes qui seulement dans ce début des années 1980 deviennent « luttes de l’immigration ». L’appellation « beur », avec son côté culturel bienveillant inoffensif et paternaliste, qui vient immédiatement coller à la Marche en gomme tous les aspects politiques et sociaux (quelles que soient les intentions de la majorité de ses organisateurs), mais comme toute « récupération » elle exprime une réalité qu’elle redéfinit et apprivoise la rendant domesticable. Le récit que fait Salika Amara de la rencontre avec les ouvriers en grève de Talbot-Poissy, un mois et demi après l’arrivée de la Marche, est révélateur de la transformation en cours.
« Ce qui nous sauve encore (des réunions du Collectif qui n’aboutissent à rien, des conflits d’intérêts et de leadership entre individus et organisations présentes dans le collectif, de l’activisme sans perspective, etc., nda) c’est l’action concrète, en l’occurrence le conflit de l’usine Talbot-Poissy où des OS ouvriers spécialisés maghrébins font une grève en appelant à la défense de leur dignité et du droit à la vie de leur communauté. Cet affrontement n’est pas seulement un conflit de travail ; de nombreux licenciements sont en vue et ils sont les premiers touchés ; c’est aussi un conflit racial. En effet, pour les déloger, on fait appel aux CRS qui, lorsqu’ils investissent les lieux, sont applaudis par les non-grévistes et surtout insultent les grévistes lors de leur évacuation avec des expressions telles “au four les Arabes, à la Seine les ratons, les noirs, Vive Le Pen …”. Encore une fois c’est la consternation pour tout le monde. En effet, c’est retransmis par les médias. Dans ce conflit d’ordre social, le racisme reprenait du poil de la bête et ce, un mois seulement après la Marche. Nous décidons alors de nous re-manifester et faisons appel à tous ceux qui avaient soutenu la Marche notamment les ex-Marcheurs qui acceptent d’emblée de nous rejoindre aux côtés des ouvriers arabes et du Collectif. (…) Un petit meeting a d’abord lieu avec eux avant la manifestation où nous serons à peine deux mille cinq cents le 14 janvier 1984, alors que quarante cinq jours avant nous étions cent mille. Nombreux sont ceux qui nous en dissuadent, notamment les milieux politiques où ce geste symbolique d’union entre des “vieux immigrés” et des “jeunes issus de l’immigration” est très mal perçu. Pour le gouvernement, “les revendications des travailleurs de chez Talbot ne font pas partie des réalités françaises”. (…) Comment comprendre ce nouveau message à savoir que les travailleurs immigrés sont soutenus par leurs enfants[4] ? Par cet acte on signifie notre refus de jouer la division entre travailleurs immigrés “à jeter” et leurs enfants “à intégrer” au sein de la République. C’est un point de rupture et l’on comprend dès lors, que sur le terrain de la lutte concrète, il n’y avait plus grand monde. L’euphorie de la Marche est bien loin derrière nous. L’on différencie déjà le bon grain de l’ivraie ; le bon “Beur” du mauvais “Arabe”, deux termes connotés, en opposition. (…) Mme Georgina Dufoix vivra cet épisode comme une trahison des Marcheurs[5]. Fallait-il pour trouver grâce à ses yeux éliminer toutes traces de sa filiation, de ses racines ? » (idem, pp. 48-49).
« Une grève en appelant à la défense de leur dignité et du droit à la vie de leur communauté (…) C’est aussi un conflit racial » : c’est une lecture un peu biaisée par les perspectives organisationnelles propres de l’auteure et qui sollicite beaucoup les revendications des ouvriers, sollicitation en elle-même symptomatique de la coupure que l’on voudrait conjurer. Le Collectif et les Marcheurs ne comprennent pas que leur « bon accueil » 45 jours auparavant impliquait et supposait le rejet des « ouvriers arabes » et que la Marche dans son existence même était l’acte de cette coupure. Le racisme ne « reprend pas du poil de la bête », il se transforme, se remodule. Il y a une redéfinition de « l’Arabe » répondant à deux déterminations : il est là « dans le paysage français », il en fait définitivement partie mais ce n’est plus le travail qui le définit fonctionnellement comme étranger. C’est alors la mécanique inexorable de l’injonction à l’intégration que les associations et activités culturelles combattent et (en tant que telles) légitiment à la fois qui se met en place avec la reconnaissance des associations, l’octroi de subventions, les activités de « supplétifs de l’action sociale » et corollairement … l’omniprésence de la police. Même si les causes (crise et restructuration de la mobilisation et de la reproduction de la force de travail) de la transformation (essentialisation culturelle de la segmentation de la force de travail) se situent en dehors de la Marche et des associations qu’elle a suscitées, cette transformation s’effectue à travers la médiation de ces formes de représentation que sont la Marche et les associations qui y furent favorables ou non. C’est dans les caractéristiques de ces formes de représentation que la transformation apparaît. Les causes économiques n’expliquent pas tout et sont loin de suffire à rendre compte de la transformation qui s’opère alors.
S’il est nécessaire de partir des causes structurelles de la « bascule culturelle », il serait insuffisant et méthodologiquement faux d’en rester là. Les causes structurelles n’agissent pas et ne s’écrivent pas dans leur propre langage, elles n’agissent que dans un matériau autre qu’elles-mêmes et par les contradictions spécifiques et dans les termes spécifiques de ce matériau. Ces causes s’exercent sur une segmentation raciale produite par la conjonction de toutes sortes de catégories du mode de production capitaliste, sans cet « intermédiaire », il serait impossible d’expliquer pourquoi ce sont les travailleurs arabes, leurs familles et leurs enfants qui se sont trouvés coupés des possibilités d’emplois y compris dans le renouvellement de celles-ci. C’est parce que ces causes s’exercent sur ce matériau que l’essentialisation culturelle peut prendre forme et devenir le terrain de luttes, déjà miné, de nouveaux types d’actions et de nouvelles associations. Ces causes sont efficientes dans les contradictions et les dualités spécifiques existantes dans des mouvements comme celui des beurs, « Convergence 84 » ou « RAP », ce sont elles qui sous l’effet des causes structurelles ouvrent la voie aux « entrepreneurs identitaires » qui, au moins au niveau médiatique, vont ensuite tenir le haut du pavé, tandis qu’à la base les conditions sociales seront de plus en plus ethnicisées abandonnant les tentatives de synthèse (ouvriers et immigrés) que « les lascars de RAP » avaient cherchées.
Après les Marches, ce sont les déterminations imposées par ce terrain miné qui se réfractent dans les affrontements lors des Assises de Lyon puis de St Etienne qui suivent la Marche de 1983 : le local et le politique ; être un lobby ou « construire l’autonomie » ; la définition des identités (immigrés en général / maghrébins / berbères …) ; la relation au mouvement ouvrier « national » ; l’identité musulmane. Pour suivre ce cheminement, il faut partir de la multiplicité des tentatives de construction d’un mouvement politique à partir des luttes des quartiers. A la suite des Marches, le « mouvement beur » est partagé entre les « lascars de banlieue » et une élite beur alliée aux « milieux de gauche » et d’extrême gauche (l’ex-LCR participe à SOS Racisme). S’il s’agit dorénavant pour tous d’exister dans l’espace politique, un clivage apparaît entre la participation aux associations officielles et la construction de l’autonomie autour principalement des questions police / justice identifiées comme un conflit social central, contre la récupération politique, le paternalisme de l’antiracisme « blanc ». Autonomie, consciente de ce qu’elle doit se dégager du misérabilisme du seul travail social (la question des subventions ne facilitant pas la chose). C’est à la volonté de devenir politique des mouvements autonomes que nous allons plus particulièrement nous intéresser.
C’est dès les Assises qui suivent les Marches qu’apparaissent les clivages formalisant les impasses de ce devenir politique.
Les « Assises nationales de la jeunesse immigrée » : le « terrain » et le « politique »
A l’issue de la Marche de 1983, ceux de Vénissieux refusent toute aide ou subvention et avec leur association « SOS avenir Minguettes », ils mettent en place une coordination qui se veut être le moteur de toutes les autres, « mais en pure perte. (…) Fragilisé, isolé des autres groupes dont le Collectif parisien qui lui aussi est en interrogation, le groupe se disloque et entre dans l’oubli durant près de trente ans. » (Amara, op.cit., p.33). Un objectif se dessine cependant : mettre en place un mouvement de l’immigration en fédérant les nombreuses associations nées de la Marche. Ce sera l’objet des Assises de Lyon (à Villeurbanne et Vaulx-en-Velin) en juin 1984 puis les Assises de St Etienne.
Ces dernières se tiennent les 27-28 septembre 1984, durant ces deux jours clivages et affrontements verbaux parfois violents se multiplient. De plus l’annonce de l’initiative “Convergence 84” ne fait qu’accélérer le mouvement de division au sein des participants.
« Les futurs rouleurs de Convergence 84 axent leurs propos sur les notions d’ouverture et de repli communautaire. Cette insistance autour de ce thème qui frise le harcèlement va jusqu’à diviser celles et ceux pour qui l’ouverture est indispensable. Et pour cause, le paradigme en est représenté sous la forme de couples mixtes et des enfants de couples mixtes. Or, pour nous, cette question relevant de choix individuels n’était pas une priorité. C’est sur cette base que s’appuient les détracteurs du mouvement et ceux qui sont quasi accusés de repli communautaire sont ceux qui souhaitent rester concentrés sur les victimes d’exaction de bavures et de crimes racistes, ainsi que sur les politiques migratoires et les mesures sécuritaires mises en œuvre à des fins électoralistes. Les clivages récurrents du repli-ouverture, politique-apolitique, maghrébins-non-maghrébins, les égos démesurés de quelques-uns, les rivalités, les querelles de légitimité, de leadership, les tensions, la crainte de récupération et les conflits de personnes portés de manière virulente, encore une fois par les détracteurs de la Marche et leur projet de “Convergence 84” qu’ils souhaitent imposer, réduisent à néant toutes les autres réflexions et renvoient la création d’un mouvement à une date hypothétique. » (idem, p.50)
L’accusation de « repli communautaire » des Assises est relayée par les médias ainsi que par le représentant du ministère de Georgina Dufoix présent aux assemblées, ce qui amène ceux qui sont ainsi accusés à se justifier dans un communiqué publié dans le n° 88-89 de Sans Frontière (reproduit dans Salika Amara, op.cit, pp. 97-98) : « Depuis quelques mois, un débat semble secouer la jeunesse issue de l’immigration. Celui-ci se fonde sur deux modalités réactionnelles aux événements sociaux et politiques que nous vivons, modalités exclusives l’une de l’autre (souligné par nous). Le repli sur la communauté maghrébine d’une fraction de cette jeunesse en réponse au repli de la société française et son inverse, l’ouverture à la société par une autre fraction en dépit de ce repli de la société française. Cet antagonisme qui avait vu le jour à l’époque du Collectif de Paris a trouvé sa pleine expression après les premières Assises nationales des jeunes tenues à Lyon en juin dernier. Nous considérons que ce débat n’est pas le nôtre. Il est celui qu’alimentent certains médias et ceux qui ont décidé de mettre en œuvre une action à l’automne dont l’apogée doit se tenir à Paris en décembre, symbolisant ainsi le premier anniversaire de la Marche pour l’Egalité (à noter que le discours de Farida Belghoul, place de la République, à l’arrivée de “Convergence 84” douchera sévèrement les partisans de l’esprit d’ouverture dont elle était la leader, nda). (…) Il n’est pas question pour nous de repli. (…) Nous vivons dans cette société depuis des années ; nous y participons et nous en procédons dans une large mesure. (…) Ce à quoi nous tenons, c’est à notre liberté de nous organiser nous-mêmes, de nous structurer nous-mêmes et de nous donner les moyens de nos actions nous-mêmes. Nous avons du mal à déceler le repli dans cette position qui est minimale et que nous exigeons. Ou alors, est-ce à dire que tous ceux qui ont cette exigence se replient ? » (idem, pp.97-98).
Cependant l’accusation de « repli » ne portait pas seulement sur l’attitude vis-à-vis de la « société française », elle portait peut-être avant tout sur le « repli » des associations essentiellement de jeunes maghrébins sur elles-mêmes vis-à-vis des autres « communautés issus de l’immigration ». A la suite des Assises de Lyon, un autre texte du n° de Sans Frontière intitulé la Beur génération est plus explicite à cet égard (reproduit par Salika Amara, op.cit., pp.94-95) : « Deux thèses se sont affrontées entre les tenants d’une ouverture totale sur les thèmes issus de la Marche pour l’égalité des droits et contre le racisme et ceux qui demandaient une pause après cette Marche afin de faire le point. (…) C’est une vérité de dire que lorsque l’on parle de l’immigration, on vise les Maghrébins en premier lieu. (…) Bien sûr le débat sur l’égalité des droits et le racisme ne doit pas devenir l’expression d’un groupe mais un mouvement social d’ensemble qui interpelle toute la société française dans toutes ses composantes. Mais dans ce débat global, la communauté maghrébine doit s’exprimer avec ses spécificités, ses aspirations propres et exigences en tant que réel partenaire de cette lutte. (…) Il n’est donc point question de repli comme certains ont tenté de le faire croire mais d’une revendication légitime de l’expression communautaire sur une question qui l’interpelle au premier chef et sur laquelle elle doit se prononcer avant de rechercher toute alliance à partir de bases claires (souligné par nous), associant toute la population sans aucune volonté de rejet. » (94-95).
Mais un autre « repli » est aussi en jeu, celui des associations de terrain vis-à-vis de l’afflux des militants politiques. Dans ce dernier texte, issu du « Collectif lyonnais », le devenir du « Collectif parisien » est également critiqué de façon assez proche des critiques portées par Salika Amara sur son subit gonflement après la Marche : « Lors des deux rencontres à Paris et à Dreux, on a surtout découvert la réalité d’un Collectif Parisien disparate composé essentiellement d’individus militants politiques d’horizon divers. (…) Ce que l’on a découvert lors de ces Assises ce sont surtout les grandes gueules. Des individus en rupture totale ou partielle avec la communauté et qui venaient chercher une légitimité lors de ces Assises : légitimité politique qu’ils n’avaient pu acquérir lors de la Marche, car pour la plupart ils l’avaient ratée. Ces généraux sans troupes comme on les surnommera par la suite au Collectif Rhône-Alpes avaient la fâcheuse tendance à confondre leurs analyses et projets individuels avec ceux des associations. Leurs analyses qui à mon avis étaient des plus simplistes pouvaient être résumées de la façon suivante : il existe un mouvement et donc des troupes, parmi celles-ci il y a un certain nombre de sous-officiers plutôt idiots donc, ce qu’il manque ce sont les officiers et donc les généraux dont ils se réclamaient. N’ayant pu obtenir de ces Assises cette légitimité tant souhaitée, leur unique souci a été durant les trois jours de faire tout capoter en restant persuadés que leur vision était la meilleure et que les autres n’avaient rien compris parce qu’ils n’avaient pas voulu les entendre. Ce que les généraux n’avaient pas saisi, c’est qu’avant d’engager la bataille il fallait rassembler les troupes, leur assurer un encadrement avec la nécessité de préparer le terrain des luttes. Même si le temps joue en notre défaveur, on ne peut faire l’économie de ce travail qui consiste à consolider les bases par un travail quotidien sur le terrain auprès des jeunes et de leurs familles, autour des problèmes qui sont les leurs (école, travail, logement, etc.) » (idem, pp.94-95-96)
A la suite des Assises, le mouvement se fracture.
Il y a ceux et surtout celles de l’ANGI (Association de la nouvelle génération immigrée, née à Aubervilliers en novembre 1981) dont Salika Amara qui, comme les Lyonnais, « regagnent leur banlieue et continuent le travail local ».
Il y a ceux qui préparent Convergence 84 : la majorité d’entre eux faisaient partie des
détracteurs de la Marche de 1983. « Leur objectif premier était “l’ouverture” à savoir mettre en avant la mixité et arriver à Paris avec pour finalité des “baisers entre couples mixtes”. » Le projet suscite peu d’enthousiasme, il s’agit alors « d’aller à la rencontre des jeunes de banlieue », mais, à la suite des conflits durant les Assises, la majorité des associations autonomes locales n’adhère pas du tout au projet. « Les organisateurs parleront alors de mélange racial et culturel abolissant la notion de communautarisme qu’ils “percevaient” dans la Marche et les Assises. (…) Eux-mêmes ne seront pas à l’abri du repli communautaire dont ils se défendaient puisque des débats internes virulents ont lieu entre Portugais et Maghrébins se disputant le leadership de cette convergence.» (idem, p.52). Finalement, à l’arrivée, Farida Belghoul se posera en dissidente à son propre projet et de nombreux organisateurs se désolidariseront de son discours de la République.
Il y a ceux qui s’engagent dans une sorte de « mouvement des droits civiques » appelant les jeunes à s’inscrire sur les listes électorales et voter.
Enfin, il y a ceux qui vont participer à SOS Racisme confinant tout le monde exclusivement au quartier et au local. « Les concerts géants et gratuits vont occulter les débats sur l’immigration et voiler les réalités face aux problèmes de ces populations au profit de l’antiracisme. A savoir le racisme est la cause de tout il faut donc créer un front antiraciste, anti-Le Pen. Tout le monde s’engouffre dans ce consensus se dédouanant ainsi de ses actes. (…) Tout cela est fait sciemment et au détriment des associations de banlieues qui, recevant de modestes subventions difficilement négociées chaque année, pour leurs activités socio-culturelles sont ainsi progressivement étouffées. La politique de l’apparence devient plus importante que la réalité des quartiers livrés ainsi aux associations issues de l’immigration et à des partenaires nouveaux : les associations cultuelles qui commencent à émerger dans la plus grande discrétion (souligné par nous). » (idem, pp.54-55-56).
Après un premier engagement dans SOS Racisme, le père Delorme (un des principaux organisateurs de la Marche de 1983) lui-même se fait le porte-parole des associations contre la manipulation du PS et obtient une rencontre entre Harlem Désir et de nombreuses associations. « Cette réunion ne mènera à rien ; chacun campera sur ses positions et SOS continuera, aidé en cela par le parti socialiste, à broyer un mouvement de jeunes issus de l’immigration, fragile certes, mais qui ne devait surtout pas voir le jour. Les jeunes des cités, laïques dans leur grande majorité, dérangent dans leurs revendications d’égalité de traitement et dans leurs velléités d’autonomie politique. (…) Peu de temps après, pour nous faire taire et impliquer les “Beurs”, “France Plus” (surnommée dans le milieu “Algérie moins”) mené par Arezki Dahmani voit le jour en juin 1985. » (idem, p.56).
Salika Amara conclut alors son texte : « Aujourd’hui l’engagement politique devient une nécessité (souligné par nous). Le PIR (Parti des Indigènes de la République), Emergence, l’ont compris et d’autres posent les jalons comme le FCP (Force citoyenne Populaire) où l’on retrouve quelques personnes issus du Collectif parisien ou du FUIQP (Front Uni des Immigrations et des quartiers populaires) nés tous deux après le quatrième forum social des quartiers à St Denis et des troisièmes rencontre nationales des luttes de l’immigration qui ont eu lieu à Créteil en novembre 2011. » (idem, pp.71-72).
Nous poursuivons ce chapitre avec ces organisations et événements pour exposer que, depuis le début des années 1980, la propre histoire de ces associations et groupes manifeste que « l’engagement politique “autonome” » est tout autant nécessaire que par là-même impossible.
Nécessité et impossibilité de « l’autonomie politique » : un éternel retour
Dans un premier temps, c’est sur la résistance à la « déferlante de SOS racisme » que se constitue la volonté de fédérer les diverses associations en un « mouvement politique autonome ». En 1985, les Jalb (Jeunes arabes de Lyon et banlieue) inaugurent la résistance contre les « parades médiatiques » de SOS Racisme[6]. Ils se veulent une association qui défend « l’autonomie du mouvement des héritiers de l’immigration au lendemain de la marche pour l’égalité de 1983 » (entretien avec Saadene Sadgui in Boubeker, op. cit., p.193)[7]. Il s’agit de rester au plus près du terrain. Ce qui sera une constante de tous les mouvements autonomes les amenant à la nécessité d’un élargissement et d’une généralisation politique qui, inversement, les éloigne du « terrain ». Ne pouvant faire accéder le concret au rang de général, chaque association reprochera à la précédente ayant entrepris ce cheminement politique de n’être plus représentative de la vie des quartiers. Les Jalb réactivent un réseau d’associations qui s’étaient opposés à la Marche de 1983 : « Association Gutenberg » à Nanterre, « Wahid » à Vaulx-en-Velin, « Ouverture » à Saint-Chamond, signalant par là que si SOS Racisme ne peut être considéré comme la suite naturelle de la Marche, les deux ne sont cependant pas sans liens comme nous l’avons souligné. L’appellation « jeunes Arabes », déclare Sadgui, est là pour « contrer l’appellation de “beur” », l’appellation est « politique » : « la preuve c’est que la plupart des animateurs de ce groupe était d’origine berbère ».
Pour les Jalb, « le terrain », c’est avant tout les violences policières. Leur première manifestation publique en octobre 1985 fait suite à un nouveau meurtre d’un jeune arabe (Nordine Mechta), au moment même où SOS Racisme organise sont premier concert géant à la Concorde pour célébrer le melting-pot à la française : autonomie et auto-organisation contre le paternalisme antiraciste. « La première manifestation a été une manifestation sous haute tension comme on en voit rarement à Lyon. Pas loin de 10 000 personnes, des jeunes et beaucoup de parents. Les services de la préfecture et le monde associatif ont jugé les Jalb sur cette manif d’octobre 1985. » (Sadgui, idem, p.196). Le deuxième grand événement qui marque la présence des Jalb à Lyon, c’est, en 1986, la grève de la faim contre les lois Pasqua (sur les conditions d’entrée et de séjour des travailleurs en France). « Cela a été un grand événement sur la place lyonnaise mais il y a aussi des Comités “j’y suis, j’y reste”[8] dans toute la France. » (idem, p.197). A la suite de cette grève de la faim des représentants des Jalb sont reçus par les présidents des Républiques française et algérienne.
Fort de cette notoriété acquise, les Jalb s’engagent alors dans une perspective plus proprement politique. Ils participent à la première liste électorale autonome (même initiative à St Etienne, Aulnay-sous-Bois et Lille), les résultats ne sont pas très bons mais dans la perspective de report de voix, la gauche et la droite mènent une campagne soft sur l’immigration. La volonté de participer à la politique locale par voie électorale est une constante de toutes ces associations jusqu’au FUIQP actuel, ce qui n’est pas exclusif de perspectives politiques plus larges avec la recherche d’alliances au niveau national qui demeureront toujours embryonnaires, même si en juin 1989, la présidente des Jalb, Djida Tazaït, est élue députée européenne sur la liste des Verts.
Les quatre nuits d’émeute à Vaulx-en-Velin, début octobre 1990 à la suite de « la mort suspecte » de Thomas Claudio, révèlent brutalement la fragilité de l’existence politique des Jalb et produisent une crise interne dans l’association. L’association « Agora », créée pour la gestion judiciaire de la mort de Claudio, fait du conflit avec la police une question centrale : “pas de justice, pas de paix !” proclame “Résistance des banlieues” (RDB), constituée à l’été 1989. Ces groupes ne sont « politiques » qu’en tant que groupes de militants pilotés par des anciens des mouvements associatifs des années 1980 auxquels se joignent de nouvelles recrues. Si la radicalisation du discours est légitime, elle sert également de masque à la très faible représentativité de toutes ces organisations et à leur « désertion de l’action sociale » (Boubeker, op. cit., p.184). L’accès à l’emploi, au logement ou à la reconnaissance sociale reste des mirages pour les petits frères des beurs, RMIstes, stagiaires à perpétuité, chômeurs longue durée ou intermittents des maisons d’arrêt. Un poste de conseiller municipal ou de députée européenne n’y change rien. Le « politique » des associations flotte et tend à devenir hors-sol : « Il y a des lieux où les gens se sentent rassurés, même dans la pire des précarités. C’est pour ça que j’ai quitté les Jalb parce qu’il y avait cette odeur nauséabonde, des fan clubs, des leaders “charismatiques”, des gens qui occupent des places et qui se délivrent des certificats de banlieusards. » (Entretien avec Saadene Sadgui, op. cit, p.200)
Boualam Azahoum[9] renchérit : « Personnellement, j’étais membre des Jalb jusqu’en 1993. Le positionnement de l’association commençait à poser de gros problèmes sur la question des banlieues et celle de l’islam. (…) A l’époque, d’autres formes d’organisation commençaient à émerger. Notamment des associations ancrées dans les quartiers, avec des objets relatifs à la lutte contre la précarité, au soutien scolaire, dans un contexte lié à l’actualité des banlieues. Au Jalb, toutes ces questions n’étaient plus prises en compte (souligné par nous). Il y avait comme une lecture amnésique de la présidente des Jalb – Djida Tazaït, qui était par ailleurs député européenne – de ce qu’étaient devenues les réalités des quartiers. Avec une sorte de répulsion à l’égard du milieu associatif musulman émergent et très dynamique (souligné par nous). Lorsque nous avons quitté les Jalb, nous avons été accueillis par “Interface” à Saint Fons, une association issue d’une rupture au sein de l’ACM, l’Association culturelle musulmane de Saint Fons. Ces militants ne se posaient pas la question de la citoyenneté (souligné par nous). Ils voulaient juste continuer à faire du soutien scolaire, à s’occuper des quartiers (…) Nous on a repris des modes d’action qu’on avait déjà expérimenté au sein des Jalb : permanence juridique, conférences-débats, mise en réseaux avec d’autres organisations. » (Entretien in Boubeker, op.cit., pp.201-202).
Le retour aux quartiers, au terrain, est absolument nécessaire pour acquérir le minimum de légitimité représentative de ceux que l’on prétend représenter. Représentativité qui jusque là avait fait défaut à toutes ces organisations autoproclamées représentatives (dans leur appellation même) et politiques. Mais, simultanément ce retour comporte aussi le piège de devenir, à l’opposé d’une perspective « autonome », de simples « supplétifs » de l’Etat dans l’action sociale et d’être pris dans les mailles de la politique de la ville qui, à la suite des émeutes de Vaulx-en-Velin, a son ministère[10]. Dans la relation de ces associations à la population des quartiers qu’elles sont censées représenter, « l’autonomie » est un mot d’ordre politique et non un principe de fonctionnement. A l’époque (milieu années 1990), la « politique de la ville » encourage les associations d’animation de quartiers (ce que certains militants appellent « faire les supplétifs de l’action sociale »), tandis que l’action socio-juridique s’inscrit dans la continuité des questions police/justice posées depuis le début des années 1980. Grosso modo, on peut dire que l’héritage des années 1980 dans le mouvement associatif des héritiers de l’immigration c’est d’abord celui des Jalb, le grand lieu de la militance à l’époque. « Grand lieu de militance » précisément, mais il ne s’agit pas de l’émanation « naturelle » d’un milieu, comme avaient pu l’être auparavant la multiplicité des associations portugaises. Ces associations émergent plutôt comme des genres particuliers d’entreprises militantes à la fois politiques et culturelles, faisant de l’ethnicité plus ou moins revendiquée (cf. supra la contradiction fondatrice de Convergences 84) une carte de visite rapidement médiatique. Cette « carte de visite » devient la source revendiquée de légitimité de leur action. Les quartiers quant à eux s’investissent plutôt dans le domaine socioculturel.
Après l’éclatement des Jalb (milieu des années 1990), certains militants se « reterritorialisent » dans les quartiers – « Interface » à Saint Fons ; « Agora » à Vaulx-en-Velin (rapidement happée par la « Politique de la ville »). Ces militants amènent dans les quartiers une pratique qui est plutôt socio-juridique ; dans le même temps émerge la mouvance associative musulmane. « DiverCité » qui nait en 1997 est la tentative de réunir ces différentes sensibilités militantes.
Les premiers congrès de l’UJM (Union des jeunes musulmans) ont lieu entre 1991 et 1993. Sur les décombres du travail social, l’Union prétend à une « reconquête culturelle des cités désertées par les associations laïques » (Boubeker, op. cit., p.185). Si le renouveau de l’islam dans les quartiers est d’abord bien vu par tous les élus, en 1995, l’affaire Kelkal fait tout basculer[11]. « Ce sont ces tragiques événements de 1995 qui vont inciter les groupes se réclamant de l’islam à se rapprocher des mouvances militantes laïques. La mémoire musulmane se découvre héritière de l’immigration. Et deux trames distinctes de l’histoire du militantisme des banlieues se rencontrent à travers la mise en place de nouveaux réseaux comme le MIB (Mouvement de l’immigration et des banlieues) à Paris ou DiverCité à Lyon. » (ibid).
Nous reviendrons plus loin sur le MIB créé en 1995, DiverCité quant à elle apparaît en 1997 et les associations qui la rejoignent étaient pour la plupart en crise, souligne Boualam Azahoum.
« Certains comme le président d’Interface ont tenté un passage au politique, et nous avons commencé à parler de stratégies d’alliance avec des organisations comme les Verts. Le collectif “Tous ensemble” a organisé ses premières réunions publiques sur la laïcité au cinéma “Les Amphis” à Vaulx-en-Velin. Avec des invités comme Christian Delorme ou Tariq Ramadan, que la plupart d’entre nous ne connaissaient pas. Puis, on a peu à peu évoqué la question de la structuration qui va déboucher sur la création de DiverCité. (…)
« On est parti d’un constat. Il y a certes des problèmes propres au quartier (singulier dans le texte, nda), mais d’autres sont liés à des contextes sociétaux, économiques, culturels, historiques. Ces problèmes sont à peu près les mêmes partout (…) Le tissu associatif qui avait des velléités d’autonomie était en train d’être asphyxié. Les associations dites musulmanes avaient été mises hors jeu du système public (après les attentats de 1995 et durant la guerre civile en Algérie, nda). Quant aux associations comme « Agora » qui jouaient plus ou moins le jeu institutionnel, elles sentaient peser sur elles une telle pression qu’elles n’avaient plus de marges de manœuvre. L’enjeu, c’était donc de dépasser cette situation à partir d’une mutualisation des moyens et d’une compréhension des changements que nous vivions (souligné par nous) (…) DiverCité a donc orienté son action autour de trois axes.
« D’abord, un fonctionnement au quotidien autour d’une permanence socio-administrative et juridique (police/justice, les cas désespérés abandonnés par la Cimade, nda).
« Le second axe, c’est la conscientisation des quartiers autour des questions de citoyenneté et la construction d’un réseau. C’est dans cette perspective que DiverCité a œuvré pour la mise en place de structures d’un mouvement politique. Il y a eu de nombreuses réunions à Paris, à Nîmes, notamment avec le MIB pour l’émergence d’un réseau national.
« Enfin le troisième volet de l’action de DiverCité reprenait le programme du collectif “Tous ensemble” : créer un espace pour discuter des questions qui relèvent de ce qu’est notre identité, notre mémoire, notre histoire (souligné par nous). Dès le début, on a évoqué la gestion coloniale des quartiers, la question de l’islam, la criminalisation, l’éducation au rabais, le problème des “vieux immigrés” » ( Boualam Azahoum, in Boubeker, p.203)
DiverCité bénéficie dès sa création de la structure Agora (Vaulx-en-Velin) : « A Agora, il y avait une velléité de tous de sortir de Vaulx-en-Velin pour ne plus être assigné à résidence. La construction de DiverCité, il fallait donc qu’elle se fasse en dehors des quartiers. (…) Le risque bien sûr c’était d’abandonner le terrain. (…) Qu’est-ce que c’est d’ailleurs qu’un local associatif en banlieue ? (…) Tu fais des réunions et toutes les cinq minutes, tu es coupé par les zonards du coin qui confondent le lieu associatif avec une maison pour tous. C’est vraiment la gestion de la précarité (souligné par nous). Le choix du centre-ville c’est non seulement celui du décloisonnement, mais aussi celui de la centralité urbaine. (…) … les questions qu’on voulait porter sur la place publique nécessitaient de trouver place en centre-ville. » (204). Au même moment, DiverCité fonctionne souvent en tandem avec l’UJM et son réseau d’associations musulmanes qui « avaient délibérément décidé de rompre avec la connotation quartier. » (idem, p.205)
« DiverCité a ainsi permis à l’UJM d’être introduit ou réintroduit sur la place publique. A travers Agora, à travers Interface, à travers le MIB ou d’autres structures, la mouvance musulmane a pu s’ouvrir à de nouveaux espaces et des interlocuteurs publics qui les tenaient à distance. » (idem, p.206). A la question : « Mais pourquoi était-ce si important ce lien avec l’UJM, Etait-ce lié à sa capacité de mobilisation ? », Boualam Azahoum répond « Oui, c’est indubitable. Agora, Interface, les Jalb, jouissaient d’une aura due à ce qu’ils avaient fait dans le passé. L’UJM, c’était le prestige de l’actualité. Un CA de DiverCité pouvait compter 20 organisations avec une personne par organisation. Le compte est vite fait. On a fait le choix d’intégrer des associations de quartier dont une large majorité sont dites musulmanes. » (206) (sur les conflits internes à DiverCité suscités par la présence de l’UJM voir plus loin le chapitre « La fabrique du musulman »).
De RAP à DiverCité (1997) la recherche et l’affirmation d’une identité et d’une pratique synthétiques entre les appartenances ouvrière et immigrée ont disparu, il ne s’agit plus que de « notre histoire, etc. ». Jalb et partiellement le MIB qui investit rapidement une logique de représentation politique expriment une sorte de transition. Paradoxalement, au moment où les « mouvements autonomes » affirment la particularité de la situation d’immigré comme une « identité historique et culturelle » particulière renouvelée au travers des générations (il n’y a dans cet emploi de l’adjectif « particulière » aucune critique a priori ; le « général » n’est pas en soi, en tout temps et en tout lieu, le parangon de la radicalité), ces mêmes mouvements désinvestissent les quartiers et s’inscrivent dans une démarche politique plus ou moins institutionnelle se posant dans une figure et un rôle de représentation (rien d’étonnant à ce que certains animateurs du MIB ou de DiverCité aient rejoint le PIR). Si on veut « faire de la politique », il est impossible de tenir les deux aspects, c’est le problème auquel sont confrontés le Forum Social des Quartiers populaires (FSQP) et sa scission de décembre 2011 le Front uni des immigrations et des quartiers populaires (FUIQP). La scission ne faisant qu’actualiser les termes de la contradiction.
En même temps que les « mouvements autonomes » évoluaient de plus en plus vers une particularisation de la situation d’immigrés au travers d’une autodéfinition historique et culturelle en liaison croissante avec une identité religieuse (la tension ouvrier / immigré n’est plus vraiment à l’ordre du jour), ces mêmes mouvements investissaient alors (difficilement) le champ institutionnel de la représentation politique. Très difficilement, comme le montrera à la fin des années 2000 l’échec du projet politique du FSQP (Forum social des quartiers populaires, initié en juin 2007 – rencontre de Saint Denis – par le MIB, DiverCité, les Motivés) et la scission – décembre 2011 – du FUIQP (Front uni des immigrations et des quartiers populaires) emmené par Bouamama. En 2012, lors des quatrièmes rencontres nationales des luttes des émigrations à Echirolles, ce dernier déclare : « Je ne crois pas à la constitution d’un parti. Ce que je souhaite, c’est permettre l’unité d’organisations qui se retrouvent sur des luttes concrètes. » ; Bouamama insiste sur la nécessité de « construire par le bas » de « façon autonome du champ politique traditionnel » (cité par Emmanuel Riondé, Les émeutes ont-elles fait mouvement ?, dans la revue Regards octobre 2015 – sur le net). C’est dans le même moment (2010) que les Indigènes se constituent en Parti des Indigènes de la République (PIR) et qu’en 2012 apparaît une éphémère « Force citoyenne populaire » (FCP) émanation du FSQP. Quand, dans l’entretien souvent cité, Boualam Azahoum, évoque avec une certaine nostalgie les Jalb, c’est toute l’évolution des « mouvements autonomes » qui apparaît : « …une association que tous ont oublié parce que personne ne lui a pardonné son exigence d’autonomie. » (op.cit., p.206). Une autonomie plus proclamée comme slogan politique et militant que réellement fonctionnelle, en effet, si Boualam Azahoum exprime bien l’évolution des « mouvements autonomes » depuis les Jalb jusqu’au FSQP, le processus culturel et politique s’accompagnant d’un éloignement des « problèmes concrets » est bien déjà à l’œuvre durant la phase finale des Jalb. Lui-même déclarait, comme nous l’avons vu : « Il y avait comme une lecture amnésique de la présidente des Jalb – Djida Tazaït, qui était par ailleurs député européenne – de ce qu’étaient devenues les réalités des quartiers. » (idem, pp.201-202).
A la fin des années 1980, face à la crise que traversent toutes les associations à visée de « représentation politique » fleurit une myriade de nouveaux mouvements autonomes, repliés sur le local et abandonnant toute velléité de rapport de force national : Intifadah des banlieues à Vaulx-en-Velin, à Sartrouville, Argenteuil, Mantes-la-Jolie … Mouvement des mal logés à la place de la Réunion, et au quai de la Gare à Vincennes.
Les impasses du passage au politique
On peut partir de la constatation que jusqu’à maintenant, toutes les tentatives de création d’un mouvement politique des quartiers ne sont jamais parvenues à se concrétiser dans la réalité. On peut également revenir aux questions posées par Saadene Sadgui : « Qu’est-ce qu’il faut faire pour être plus fort ? Qu’est-ce qui fait la force d’un regroupement ? Qu’est-ce qui fait une organisation puissante qui mobilise avec des objectifs qu’elle parvient à tenir sur la distance ? Pourquoi on n’y arrive pas depuis vingt ans ? (souligné par nous) » (Entretien in op.cit., p.200).
Pour Tarik Kawtari[12] : « Peut-être que ce n’est pas mûr dans la tête des gens et qu’il y a trop de divisions dans les quartiers pour que ce soit possible. Les associations ne sont que l’expression d’une certaine division qui existe dans nos quartiers. Tu n’as qu’à voir aujourd’hui le problème de la concurrence entre les identités particulières. Les gens ont l’impression qu’ils vont gratter, qui un logement, qui un boulot : Noir, Arabe, musulmans … Créer un mouvement, c’est se fédérer sur l’essentiel. C’est comme ça qu’on peut avancer, donner un écho national aux luttes. (…) Poser le problème au niveau national et faire campagne là-dessus … par exemple, sur la question du droit de vote. (…) Au départ c’était cela le projet du MIB. On a tenté des alliances en tapant du poing sur la table pour essayer de formaliser un peu les choses. Vu les mouvements aujourd’hui, il n’y a pas beaucoup mieux. Les “Indigènes de la République” ? C’est un décalage entre les discours et la réalité. Il n’y a pas de confrontation au terrain. » (Du Comité national contre la double peine (CNDP) au Mouvement de l’immigration et des banlieues – MIB : entretien avec Tarik Kawtari in Boubeker, op. cit., pp.213-214). L’entretien datant de 2007, on peut, dix ans après, dire qu’il n’y a toujours « pas beaucoup mieux »[13].
Il y a dans les tentatives de création d’un « mouvement politique issu des quartiers » une contradiction dans les termes. Historiquement, quand ces tentatives politiques apparaissent et sont considérées comme nécessaires leur corollaire, précisément pour être politiques, est la volonté de « déterritorialisation » de « décloisonnement » par rapport aux quartiers pour porter le rapport de force au niveau général (national) de la politique : se faire entendre à ce niveau. Mais le niveau politique réclame une généralisation et des alliances qui reformatent le contenu des interventions et des mobilisations locales, la « généralisation » n’est pas une somme mais une reformulation.
Lors du troisième rendez-vous du FSQP (Montpellier 2009) : « Les participants, venus de plusieurs agglomérations et banlieues, ont pris acte des limites de l’action associative et franchissent le pas : ils entrent officiellement en politique. (…) Cette fois le programme est minimal : de la dizaine de thèmes développés les années précédentes, de l’éducation à la mémoire de l’immigration, de l’islamophobie à l’apartheid urbain, seules subsistent les luttes contre les violences policières et une matinée consacrée aux solidarités internationales avec la Kanaky, la Palestine et l’Afrique.» (Eric Simon, Compte rendu de cette rencontre sur le site Basta / Vers un mouvement politique issu des banlieues et quartiers populaires, 15 octobre 2009, sur le net). Au-delà des « violences policières » et des « solidarités internationales », c’est « la naissance d’un mouvement politique des quartiers populaires » qui fut au cœur des trois jours de débats réunissant les Montpelliérains de « Justice pour le Petit-Bard », les Lyonnais essentiellement de « DiverCité », les Toulousains de « Motivé-e-s », les franciliens du MIB et d’ « AC Le Feu » (Clichy-sous-Bois). Il s’agit de ratisser large, ce qui n’empêche un militant du MIB issu de l’association « Bouge qui bouge » de Dammarie-les-Lys de souligner que quand il parle des « Noirs et Arabes de service », il s’agit de « ces associations dites antiracistes qui sont en vérité du côté du Parti socialiste lorsqu’il s’agit d’étouffer la parole des habitants. L’art et la manière d’étouffer les discours issus des quartiers. Je vais citer des noms d’associations car ça me paraît important. Par exemple “AC le feu” ou le “Pas sans nous”. Ces deux organisations agissent main dans la main avec le Parti socialiste pour déconstruire ce qui est construit dans nos quartiers. Et se proclament nos représentants alors qu’on ne les voit jamais. Par contre ce qu’on voit c’est l’argent qu’ils touchent de l’Etat et qui doit servir à l’éducation populaire et qui est transformé à 100% en salaires. » (Entretien avec Samir, publié le 16 février 2017 sur le site lundimatin). L’association du MIB et d’ « AC Le Feu » au sein du FSQP pour être légèrement surprenante n’en est pas moins une nécessité si l’on veut « exister nationalement et politiquement ».
Un mouvement politique n’est pas le simple reflet d’une situation socio-économique, la politique signifie un changement de niveau, une réelle transposition de cette situation et des intérêts qui y sont afférents (un mouvement politique n’est pas un lobby). Même si la politique n’est pas l’Etat, elle doit parler le langage de l’universel, les mouvements politiques particuliers sont contraints à parler ce langage par leur propre rivalité dont l’Etat est l’enjeu. Pour qu’un mouvement accède à la réalité de mouvement politique, il lui faut faire d’un tort particulier un tort général et être à même de promouvoir les intérêts particuliers qu’il représente en intérêt général. Sans cela pas de politique. La volonté d’instituer un « mouvement politique issu des quartiers » est donc prise dans une contradiction à double détente.
Premièrement, son objet même (la catégorie à représenter politiquement) est construit sur les bases d’un tort particulier, c’est alors comme particulier que le « mouvement politique », dans ce cas précis, se doit, pour être tel, de construire son objet. Mais il faut pour être politique sortir du particulier[14]. « Convergence 84 » a buté sur ce premier moment de la contradiction en voulant à la fois faire de la situation de l’immigration l’étalon du tort général et pour cela en l’effaçant comme tort particulier (double discours qui a éclaté lors de l’arrivée parisienne de Convergence 84). Le pas que ne peuvent franchir les associations est celui du passage du tort particulier au tort général.
On ne peut mieux rendre compte de cette contradiction que ne le fait Samir dans l’entretien déjà cité (site web de lundimatin) :
« Nous on est capable de créer des listes municipales, par le local, pour installer un rapport politique. Je parle bien de municipal et on sait que tout le monde n’est pas d’accord, mais ça nous permet de nous défendre localement. Dans certains quartiers, nos luttes étaient tellement fortes comme à Dammarie-les-Lys qu’on n’a pas senti le besoin de créer une liste. On était sur le terrain tous les jours et on avait plus de pouvoir que l’adjoint au maire ou le maire lui-même. Une autre situation : à Toulouse ou à Lyon, des listes autonomes qui nous permettaient d’être connus et d’emmener nos revendications sur le tapis. Attention, on s’allie, on crée des convergences mais jamais au détriment des histoires des uns et des autres. Au deuxième tour on s’efface et on ne va pas s’allier à ceux qui nous crachent dessus. Notre méthodologie permet de poser des questions dans le débat politique. »
Toujours dans le même entretien (site web de lundimatin), à la question : « …aujourd’hui, ça se traduit comment “faire de la politique” dans un quartier populaire ? », Samir répond :
« Par l’organisation autonome, en prenant soin de nos petits jeunes par le soutien scolaire, des activités, mais à travers aussi l’éducation politique. Le meilleur exemple en France d’action du MIB c’est l’association Justice pour le petit-Bard qui a fait un travail sur le long terme avec des jeunes comme des vieux, en obtenant des victoires politiques par le rapport de force qui vient de la rue et non depuis les bureaux où les “arabes et noirs de service” font leur beurre. »
Rien n’empêche de qualifier de « politique » cette pratique, mais ce n’était pas de cela dont il s’agissait pour le FSQP, ni pour tous ceux qui parler de passer au « niveau politique ». C’était précisément ce que Samir qualifie de « politique » (l’action autonome ancrée localement) qu’il s’agissait non pas d’abandonner (bien que la tendance à cet éloignement existe dans ce passage au politique ») mais de dépasser.
On est bien loin dans ce « politique » là des intentions affichées par les uns et les autres dans le cadre du FSQP (regroupant ce qui compte comme « mouvements autonomes »), intentions qu’annulent les pratiques qui les justifient (et vice-versa : pratiques qu’annulent les intentions qu’elles justifient) :
« On a vécu les limites de nos expériences locales, le national nous fait défaut. Et si on n’existe pas, jamais les sujets qui nous concernent ne seront traités dans le champ politique. » (Salah Amokrane – Motivé-e-s Toulouse – au troisième FSQP de Montpellier, in Eric Simon, op.cit.). Le compte rendu d’Eric Simon se poursuit : « Chacun mesurait déjà les limites des expériences électorales locales (…) A Montpellier, il s’agit de dépasser le cap d’une histoire qui a commencé pour la plupart avec les Marches pour l’égalité de 1983. (…) La question des urnes ne sera pas évitée et il semble évident pour tout le monde que des listes se présenteront aux élections locales. En autonome ou dans le cadre d’alliances au niveau national, ce qui permettra au mouvement d’avoir une visibilité et d’étendre son audience dans les quartiers. Coté alliances, les débats agités avec le NPA et la Fédération (Fédération pour une alternative sociale et économique – FASE – ex « Verts et communistes unitaires », nda) n’ont pas empêché le FSQP d’envoyer une délégation d’observateurs la semaine suivante à une rencontre en vue des élections régionales, rassemblant les partis à gauche du PS (NPA, FASE ? PCF, Parti de gauche, nda) ». Relevons que durant cette rencontre montpelliéraine, tous les deux invités, Patrick Braouzec[15] s’était excusé et Alain Lipietz[16] n’est pas venu.
« Les feux de 2005 avaient imposé l’urgence de dépasser les mobilisations locales » (Eric Simon, op.cit.) Le FSQP apparaît deux ans après, mais ce qui rendait « urgent de dépasser les mobilisations locales » rendait également impossible toute stabilisation et représentation politique. Cette dernière soit ne parvient pas à s’affranchir du local et de l’action sociale immédiate soit se perd dans le culturel, le débat d’idées et la scène médiatique.
Deuxièmement, pour comprendre pourquoi toutes les associations échouent à atteindre ce but (y compris les récentes initiatives du FSQP puis du FUIQP), il faut reprendre le premier point en tentant une comparaison avec le mouvement ouvrier et ses partis politiques (avec tous les périls de ce type de procédé). Si l’unification des divers groupes de résistance ouvrière, associations, syndicats corporatifs et locaux, sociétés d’entraide, groupes d’études, etc. a pu se réaliser donnant naissance selon les situations à une seule ou quelques grandes organisations, cela n’est pas seulement dû à une unité objective de condition, mais au sens donné à cette unité. Ce qui dans un premier temps apparaît comme le regroupement sur une condition commune de ce qui est local et divers n’est possible et durable que de par sa capacité, dans un deuxième temps (ce n’est qu’un découpage logique, les deux mouvements sont en fait concomitants), à se présenter comme l’intérêt général de la société dont le socialisme représente l’avenir et le bonheur universel. Le premier moment ne peut lui-même être réalisé si son contenu n’inclut pas ce second moment qui est précisément celui de la politique, celui où les pratiques concrètes particulières opèrent sous des abstractions nécessaires (la classe ouvrière, le prolétariat, le socialisme, etc.). Les mouvements issus des quartiers ne peuvent faire de la généralisation de leur situation particulière l’avenir de la société comme pouvaient l’être le travail et la condition ouvrière (sans parler de la politique de la bourgeoisie : « Liberté, égalité et Bentham »). Le premier moment du regroupement n’est ni solide ni durable parce que le second moment est de fait impossible.
La position du FUIQP lors de sa scission d’avec le FSQP (2012) entérine cette impossibilité et se limite à fédérer des initiatives, laissant les actions collectives s’enchaîner sur cette base sans chercher à promouvoir une unité a priori organisationnelle et politique.
Les contradictions du « passage au politique » : un cas exemplaire, le MIB
Le MIB a longtemps été l’aile marchante de cette tentative d’une authentique initiative politique nationale.
En 2005, dix ans après sa création, le MIB, né en mai 1995 à la Bourse du travail de St Denis du rassemblement d’une quarantaine de groupes et d’associations venant de divers quartiers, tente de « désenclaver, soutenir et rassembler les acteurs de ces banlieues défavorisées et isolée de la place publique nationale. » (Nadia Sweeny, site Saphir News, le 19 avril 2006 – après les émeutes de l’automne 2005, nda). En réalité, le MIB est essentiellement issu des réseaux créé par le Comité contre la Double Peine né en mai 1990 quand des militants du mouvement « Résistance des banlieues », pour beaucoup directement concernés par la « double peine », décident de regrouper les dossiers des personnes visées (voir, Violaine Carrère, Les bannis des banlieues, in Plein Droits – revue du Gisti – n°45, mai 2000). A partir de 1993 se pose la question de la suite à donner à un mouvement dont le « succès », selon Tarek Kawtari, est difficile à gérer (ibid). Le Comité national contre la double peine, créé en 1990, apparaît a posteriori comme le réseau autonome le plus efficace de tous ceux qui ont vu le jour parce que ce sont les principaux concernés qui portent le mouvement. « Le CNDP a marqué le passage d’une génération à une autre. C’était un mouvement de racailles comme on dirait aujourd’hui, mais ça a décomplexé beaucoup de monde. » (Tarik Kawtari, op. cit., p.210)[17].
L’ambition est alors de créer un vaste mouvement dépassant largement la revendication contre la double peine. Dès sa création (Convention nationale de mai 1995 à la Bourse du travail de Saint Denis), le MIB s’était fixé comme but de « régénérer un mouvement social d’expression et d’action politique avec une véritable assise dans les quartiers. Un mouvement autonome de citoyens actifs regroupant les “Cartes de séjour”, les “Cartes d’identité nationale” et les “sans papiers”. (…) Il a pour fonction de désenclaver, de soutenir et de rassembler les acteurs qui, souvent, sont isolés et très peu épaulés, mais aussi de regrouper sous un même chapitre les différentes questions relatives au vécu des habitants, que les médias, la justice et la police essaient de renvoyer dans le particularisme ou dans la rubrique des faits divers. Il s’agit de transformer notre exigence de vivre dignement en stratégie d’action politique durable. » (Nadia Sweeny, op. cit.).
Lors de la fête des dix ans d’existence du MIB (Bourse du travail de Saint Denis, 2005), l’un des co-fondateurs (Mognis) proclame en une sorte de conjuration : « Non, il n’y a pas de dépolitisation des quartiers, simplement un isolement. (…) Nous n’avons pas souhaité nous exprimer lors des émeutes de novembre 2005 car nous ne voulions pas apparaître comme un porte parole de ces jeunes, nous ne sommes pas là pour parler à leur place, d’autant plus que la tranche d’âge concernée n’est pas encore représentée au MIB. Nous ne sommes pas du genre à profiter de la situation. » (Nadia Sweeny, site Saphir News, le 19 avril 2006 – après les émeutes de l’automne 2005, nda). La représentation politique se nourrit de la construction comme unité de ce qu’elle représente et elle a besoin de conférer un sens général à cette unité. Ce n’est pas qu’une « question de génération », dans la mesure où les émeutiers ne voulaient plus être ce qu’ils sont et s’en prenaient à tout ce qui les avait fait ce qu’ils sont, ils étaient irreprésentables. Ils n’étaient plus une identité mais la dissolution de cette identité et on ne représente pas politiquement une dissolution.
Lors de ce même forum de 2005, un militant (Pierre-Didier Tcheche-Apéa) de l’association Agora créée en octobre 1990 à Vaulx-en-Velin à la suite des émeutes provoquées par la « mort suspecte de Thomas Claudio » expose involontairement le jeu impossible dans lequel sont enfermées les associations.
« Pierre-Didier témoigne qu’au-delà des émeutes et de la réaction en chaîne des jeunes de cette cité, une réponse civique a tenté d’être donnée par la création de cette association qui a voulu, dans un premier temps, étudier la manière dont la police menait son enquête sur la mort de Thomas Claudio. Au fur et à mesure la lutte s’est élargie, “il fallait que les gamins ne dérivent pas” explique-t-il. Des solutions, des projets ont donc été mis en place et proposés aux politiques, aux maires et adjoints. Mais la municipalité a récupéré ces projets et se les ait appropriés en dénaturant et en déviant les propositions faites. “Nous voulions faire de vraies propositions économiques, sociales, d’aménagements urbains à notre image, nous habitants du quartier.”. Suite à cette frustration, ils ont décidé d’agir en autonomie et ont commencé à militer politiquement, à présenter des listes indépendantes aux élections cantonales et régionales. “Nous avons été taxés de communautaristes, de liste ethnique” mais peu importe, le succès est là, aux dernières cantonales, ils ont remporté 10% des votes. Leur but est de créer un véritable rapport de force politique afin de faire entendre leurs voix et leurs positions quant aux sujets et aux changements qui les touchent directement. » (Nadia Sweeny, op. cit.).
Dans leur devenir politique souhaité, les associations sont prises dans une contradiction similaire à celle des Marches : poser une « généralité populaire » dont le référent serait une ségrégation raciale dans le même temps où ces associations doivent occulter ce référent pour accéder au niveau de la généralité politique. Les municipalités ont vite fait de renvoyer ces associations à leur existence locale et particulière en « récupérant » leurs projets, en cooptant certains de leurs membres et en instaurant une relation clientéliste. Quand, comme « Bouge qui bouge » en 2002 à Dammarie, elles résistent à toute emprise politique, le local est perquisitionné, dévasté puis fermé, les animateurs accusés d’être des dealers, etc. « Lorsque la Mairie dit non, tous les partis politiques vous lâchent, même ceux d’extrême gauche. Un jour il faudra leur dire qu’ils ont une fonction aliénante », ajoute un militant montpelliérain (ibid).
Au mieux, les associations peuvent accéder non pas à une existence politique mais à la capacité de poser politiquement la question de la racialisation (ce qui est déjà loin d’être sans importance), au risque de se déconnecter des « réalités locales » dites « de terrain » suscitant alors la création de nouvelles associations prenant le relais local et reproduisant à terme l’itinéraire des précédentes. A chaque tentative de représentation nationale succède une phase d’éparpillement, les luttes ne disparaissent pas mais comme l’écrit Bouamama « tout semble recommencer à zéro ». Mogniss H. Abdallah surenchérit : « Comme si l’histoire des banlieues n’était qu’une histoire cyclique. Et que chaque génération de l’immigration était effectivement une génération zéro. A ce stade le constat d’échec est flagrant. Le mouvement associatif n’a pas su se doter de véritables assises au sein des cités de l’immigration (…) Les petits frères des Beurs sont omniprésents dans les mouvements étudiants ou lycéens. De petits groupes n’ayant pas pignon sur rue mènent, ici et là, des actions ponctuelles sur la Justice. Le “Comité contre la double peine” reprend le flambeau du combat contre les expulsions. Le “Comité des mal logés” multiplie les initiatives. Mais l’efficience sur tous ces domaines de luttes spécifiques se joue dans un happening permanent, sans jamais véritablement s’inscrire dans une perspective politique. Les jeunes immigrés restent dispersés, sans représentation (souligné par nous). » (« Douce France, ô pays de mon engeance », IM’média Magazine, n°5). Se jouer dans un « happening » ne signifie pas que les luttes n’aient pas « payé » localement mais qu’elles doivent chaque fois rejouer la même scène et se démarquer du DAL mimant la conflictualité dans des rassemblements où le type et le nombre de relogements étaient déjà pré-négociés.
Quand on n’est pas une émanation politique directe de la classe dominante, être un mouvement politique c’est faire du dépassement d’un tort particulier l’intérêt général de la société, ce qui est quelque chose de totalement hors de portée des associations. On peut considérer qu’il existe aussi une acception basse de la politique : unifier et « faire monter » des sujets vécus et présentés comme relevant de domaines divers au niveau d’une intervention et d’un « débat national » sans être soi-même un « mouvement politique ». C’est ce que l’on appelle d’ordinaire « politiser une question ». Il s’agirait d’être « représenté politiquement », de porter la question à un « niveau politique ». La question porte alors sur la nécessaire traduction consistant à problématiser de façon synthétique des expériences diverses et à les exprimer dans le langage convenu des institutions, c’est-à-dire dans le langage universel et abstrait de l’intérêt commun et de parler la langue du citoyen. Même dans cette acception basse, la politisation se heurte à ce qu’elle est censée politiser. Le travail de critique vis-à-vis de la représentation (par exemple le discours des avocats à la suite de meurtres de jeunes par la police) fait par un collectif comme celui publiant « Les mots sont importants » est symptomatique de la contradiction dans les termes que constitue, même dans cette acception « basse » une « politique des quartiers » (bien que ce collectif se veuille lui-même politique).
Entre 2000 et 2003, le MIB mène une des tentatives les plus avancées de constitution d’un mouvement réellement politique, au moment où, après le démontage du McDo (12 août 1999), la Confédération paysanne agrège les mouvances militantes et où le démocratisme radical peut servir de ciment idéologique et politique[18].
« “Bové, il nous a donné la parole, une place, le truc normal.” Pour le MIB, la rencontre avec le porte-parole de la Confédération paysanne a été déterminante. Depuis Tarek Kawtari et ses camarades ont élargi leurs horizons. Ils se battent toujours contre les violences policières dans les cités, mais également contre “l’abandon économique” des quartiers, “la discrimination à l’embauche” des jeunes qui en sont issus et contre “la gestion coloniale de la planète”. Et ils sont pris toute leur place au sein du FSE (cette démarche citoyenne du MIB et d’autres associations n’ira pas sans poser des problèmes à l’intérieur du mouvement altermondialiste, nda). (…) “A partir du moment où on commence à s’intéresser aux problèmes du monde, on s’aperçoit qu’il y a une misère encore plus massive à certains endroits que chez nous”, explique Nordine, un des fondateurs du MIB. La rencontre avec le porte-parole de la Confédération paysanne s’est faite en 2000. “Quand on a vu que José Bové était allé en prison pour avoir démonté un McDo, on a trouvé qu’ils poussaient un peu, raconte Tarek. Et quand Bové a déclaré qu’entre lui, qui s’était retrouvé en prison, et un policier qui avait été acquitté après avoir tiré sur un jeune d’Argenteuil, il y avait comme un décalage horaire, on a eu un déclic.” Les banlieusards affrètent un car et débarquent à Millau. Les premiers contacts avec les ruraux de la Confédération paysanne est circonspect : “Ils nous regardaient comme des spécimens. Et puis ils se sont habitués.” L’engagement de Bové pour la Palestine sert également de ciment. (…)
« Au fil des rencontres et des discussions, les militants du MIB affinent leur stratégie. “Ils sont comme tout le monde, comme nous. Les militants dans leur ensemble ont évolué. On est tous conscients que, pour faire changer les choses, il faut établir des convergences”, note Jean-Baptiste Eyrault, président du DAL (Droit au logement). Le MIB travaille ainsi avec des associations comme Droits Devant ou le Mouvement des chômeurs. “Le chômage, la précarité, c’est des choses que les gens issus de l’immigration connaissent aussi”, explique Nordine. La prochaine étape sera politique (souligné par nous). Avec d’autres associations, Nordine et ses camarades vont créer une “force qui défende les intérêts des quartiers”. » (Catherine Coroller, Des banlieues au plateau du Larzac, in Libération du 10 novembre 2003).
En fait de « prochaine étape politique », Nordine Iznasni deviendra porte-parole de José Bové lors de la campagne présidentielle de 2007 et sera élu conseiller municipal à Nanterre en mars 2008 sur la liste « Communistes et initiatives citoyennes » formant une majorité avec le Parti socialiste. Ce n’est jamais dans des mouvements politiques « issus des quartiers », mais toujours dans des appareils déjà constitués que les militants associatifs passent à la politique. Dans la foulée des émeutes de 2005 apparaît le collectif AClefeu (dénoncé par d’autres associations comme sous-marin du PS mais cependant présent au FSQP de 2009) qui selon sa propre présentation rassemble « des citoyen(ne)s, de jeunes animateurs, des éducateurs de rue et des notables » et entend « faire remonter la parole des quartiers populaires auprès des institutions » (Regards, automne 2015). De ce collectif émerge la figure de Mohamed Mechmache qui devient tête de liste EELV (Europe Ecologie les Verts) en Seine-St-Denis pour les régionales de décembre 2015.
Quand, à Toulouse, en 2001, la liste des Motivé-e-s crée la surprise en recueillant 12,5% des suffrages plaçant quatre élus à la Mairie dont Salah Amokrane, ce n’est qu’après 2005 que selon lui-même : « La question des quartiers, qui en était une parmi d’autres, est devenue essentielle dans notre agenda. » (ibid). Peu après, le Tactikollectif à l’origine de la liste Motivé-e-s « abandonne son expérience municipale et recentre ses actions dans le champ culturel et de la mémoire des immigrations. (…) avec l’organisation chaque année du festival Origines contrôlées. » (ibid). La seule expérience qui peut être considérée comme celle d’une liste politique autonome ne s’est pas engagée sur la base d’une expression des quartiers (selon un de ses principaux animateurs) et lorsqu’il a fallu le faire n’a pas poursuivi longtemps son « aventure ».
Que ce soit après la Marche de 83, la Convergence de 84, que ce soit l’histoire du MIB, de DiverCité, etc., c’est toujours le même scénario qui se répète et signe l’impossibilité du « passage au politique ». Bouamama lui-même, toujours à la pointe de nouvelles initiatives politico-nationales, constate : « …chaque initiative nationale provoque son flux de dissolutions, de retraits sur le local et de créations nouvelles. Il en découle une difficulté à construire une mémoire collective dynamique, susceptible d’éclairer les expériences nouvelles. Le processus d’homogénéisation du mouvement est ainsi, en permanence, battu en brèche (souligné par nous). » (op.cit., p.129). A partir des années 2000 et plus encore dans les années 2010, ne subsistent que des formes résiduelles de cette politique du passage (FSQP et FUIQP) ou, avec le PIR, une volonté directement politique et médiatique de reconnaissance institutionnelle pour laquelle il n’est plus question de passage.
« Passage au politique » et démocratisme radical
Du milieu des années 1980 à la fin des années 1990, les grandes heures de la tentative de « passage au politique » s’inscrivent dans cette phase qui, de façon générale, a formaté l’ensemble de la lutte des classes et que l’on peut qualifie de phase du démocratisme radical.
Dans la mouvance organisationnelles des « quartiers », jusqu’à la fin des années 1990, les termes d’ « égalité », de « citoyenneté » de définition d’une « nouvelle citoyenneté » organisent tous les discours et toutes les revendications (les Jalb maintiennent cependant, bien que marginalement, un discours en décalage par rapport à ce mainstream). Pour cette nébuleuse d’organisations, il semble que les contradictions de classes appelées « inégalités sociales », soient devenues solubles dans la réforme de la nationalité et dans la reconnaissance véritable et « diverse » de l’égalité citoyenne. Toute cette mouvance n’échappe pas au démocratisme radical dans lequel baigne toute la conflictualité sociale du moment jusqu’à ce que les émeutes de 2005 le frappent d’irréalité sur ce terrain de luttes particulier, en attendant que la crise de 2007-2008 l’achève de façon définitive et générale.
Pour le démocratisme radical la critique du mode de production capitaliste se limitait à la nécessité pour le prolétariat de maîtriser ses conditions d’existence. Pour cela la démocratie revendiquée comme radicale était le moyen et la fin de son existence la forme et le contenu le plus général de son existence et de son action. Le prolétaire était remplacé par le citoyen, la révolution par l’alternative. Le mouvement était vaste : de formes qui ne revendiquaient qu’un aménagement, un capitalisme à visage humain, jusqu’à des perspectives alternatives qui se voulaient rupture d’avec le capitalisme tout en demeurant dans la problématique de la maîtrise, du contrôle, de la gestion et de la participation citoyenne. Dans le cycle de luttes que la restructuration du mode de production capitaliste a inauguré dans les années 1980, la contradiction se situe au niveau de la reproduction de la relation entre les classes si bien que si le prolétariat produit tout ce qu’il est, toute son existence, dans les catégories du capital et par là peut en être son abolition et la sienne propre, cela signifie simultanément toute la limite des luttes de cette période que formalise le démocratisme radical : entériner l’existence de toute lutte et de la lutte de classe en général dans les limites de la reproduction du capital. Toutes les limites pouvaient alors être synthétisées par le démocratisme radical comme question de droit ou de nouvelle citoyenneté. La lutte des immigrés depuis les années 1970 devenait ainsi une téléologie du droit de cité. Il ne s’agissait plus que d’opposer la démocratie à l’Etat.
C’est dans cet éther qu’à l’automne 1985, deux nouvelles « marches » sont annoncées : l’une organisée par SOS Racisme ; l’autre, baptisée « Divergence 85 », organisée par des « associations issues de l’immigration vise à affirmer une nouvelle force autonome » (Bouamama, Dix ans de marche des beurs, chronique d’un mouvement avorté, éd. Desclée de Brouwer 1994, p.130). C’est bien sûr la seconde qui retiendra notre attention dont le discours, selon Bouamama qui en est partie prenante, est « centré sur le thème des droits civiques ». « Divergence » est l’étrange regroupement de « France Plus », une association fomentée par le courant Jospin du Parti Socialiste contre SOS-R piloté par Fabius, et du CAIF (Conseil des associations d’immigrés en France, créé en novembre 1983) composé d’associations visant à regrouper les différentes générations de l’immigration. Pas si étrange cependant, dans la mesure où si, pour la première, il s’agit de faire émerger une « élite issue de l’immigration » et d’insister sur l’inscription sur les listes électorales des « jeunes Maghrébins d’origine française » (Bouamama, op. cit, p.136), pour le second, il s’agit d’insister sur la revendication du droit de vote pour les résidents étrangers. Quelle que soit l’étendue que l’on donne à ces droits, lors du parcours, au fur et à mesure des étapes, Bouamama reconnaît lui-même que : « les jeunes issus des cités sont peu sensibles au discours sur les droits civiques, et encore moins à l’idée d’une inscription sur les listes électorales » (idem, p.137).
Les marcheurs de « Divergence 85 » veulent se démarquer du « faux débat » entre « assimilation » et « repli communautaire », il s’agit de lutter sur tous les terrains concrets du racisme au quotidien pour « l’égalités des droits ». « Divergence 85 » est alors traversée des mêmes contradictions que « Convergence 84 » : si cette égalité est l’objet de la lutte de « tous les jeunes », elle nécessite cependant le marqueur spécifique du racisme qui, dit ou non dit, est l’étalon toujours présent et qui est de façon tout aussi permanente le fondement de l’impossibilité de l’expression générale nécessaire pour le « passage au politique ». Le résultat en sera, selon Bouamama lui-même : « une situation d’isolement sans précédent » (idem, p.142). Les marcheurs de 85, comme ceux de 84, insistent sur la communauté des problèmes des habitants des cités qu’ils soient issus ou non de l’immigration, « la priorité est néanmoins mise sur l’affirmation identitaire et sur la volonté de réunir les différentes générations issues de l’immigration[19]. » (idem, p.150), ce qui ne fait pas que miner ou occulter la réflexion sur la « nouvelle citoyenneté » mais en révèle les impasses et contradictions internes.
« Les marcheurs en insistant sur les inégalités concrètes et sur les revendications précises, indiquent qu’ils ne croient plus aux vertus égalitaires du modèle français. En échange de l’abandon de leurs identités spécifiques, les populations issues de l’immigration n’obtiennent qu’une insertion par le bas, marquée par une multitude d’inégalités sociales. (…) Le choix n’est pas entre assimilation et repli communautaire. Respect des identités et exigence d’égalités sociales sont considérées comme indissociables. (…) En posant ainsi le débat, les marcheurs ont mis en évidence une des conditions essentielles de la multiculturalité : l’égalité. » (idem, p.144). De quelle égalité s’agit-il, quand on parle d’ « inégalités sociales » ? Soit il s’agit des inégalités de classes et alors le droit n’a rien à y faire et à y changer ; soit il s’agit des inégalités « toutes choses étant égales par ailleurs » (comme dirait l’Insee), il s’agit alors des inégalités raciales et au niveau du droit on retrouve le thème de « Convergence 84 » sur la « nouvelle citoyenneté » (la citoyenneté distinguée de la nationalité). Sous l’influence des intellectuels venus du GRECE, à partir de 1986, le Front national s’est approprié le discours sur le « droit à la différence », face à cela, Bouamama reproche à la gauche de ne pas « articuler le droit à la différence et la thématique de l’égalité sociale »[20] (idem, p.157). Les « problèmes concrets » deviennent alors des questions juridiques et politiques sous couvert d’ « égalité sociale ».
L’ « égalité sociale » ne renvoie plus alors qu’à de nouvelles formes de la citoyenneté et à la démocratie pleine et entière. Durant cette période où le « passage au politique » peut se référer et s’appuyer sur de réelles mobilisations allant dans ce sens, sa problématique est celle du démocratisme radical. Le démocratisme radical est radical quant à la démocratie dans la mesure où il place la relation démocratique entre les individus comme étant une relation que les individus entretiennent (ou devraient entretenir) en tant qu’individus concrets confondus avec leur existence de citoyens. Le démocratisme radical veut faire de la démocratie un rapport de production : la relation fondamentale des individus concrets entre eux tels qu’engagés dans toutes leurs relations sociales. La « nouvelle citoyenneté », le « passage au politique » trouvent, dans ces années là, avec le démocratisme radical, leur langage et un cadre de lutte. La citoyenneté, enfin réalisée concrètement, apparaît comme la synthèse des différences assumées et de l’égalité sociale dans la mesure où le citoyen est promu comme individu concret (et inversement). Si les inégalités demeurent elles seront traitées et réglées entre individus devenus égaux.
Le thème de la « nouvelle citoyenneté » est récurrent durant toute cette période, il est l’étendard du collectif « Mémoire fertile » dont Bouamama est le président. Le collectif se fait connaître en mai 1988, trois après Divergence, par l’organisation des « Etats généraux de l’immigration » à la Bourse du travail de Saint-Denis avant de disparaître en 1989. Dans le n° 1118 de Hommes et Migrations (janvier 1989), Bouamama publie sous le titre Au-delà du droit de vote, la nouvelle citoyenneté, un texte qui apparaît comme le manifeste de cette association. Tous les thèmes du démocratisme radical sont modulés pour devenir le discours et le langage de la lutte des quartiers de façon à ce que cette lutte soit audible par l’Etat et puisse devenir une lutte politique, c’est-à-dire légitime. Il ne peut y avoir de discours et de pratique politiques que dans la mesure où les conflits sont circonscrits dans un espace consensuel dont l’Etat est le garant. Quand le thème de « l’égalité » crée la confusion entre égalité de droits et égalité sociale, le démocratisme radical formalise une conflictualité qui entérinant les limites des Marches est susceptible de définir des interlocuteurs reconnus par l’Etat.
« Le couple démocratie – Etat-Nation est perturbé par la présence durable des étrangers en France, par l’apparition d’une catégorie formellement illogique : les étrangers de France. A moins d’accepter le maintien durable d’un statut de non-droit, ce qui est contradictoire avec la notion même de démocratie, force est de conclure à la nécessité de dissocier nationalité et citoyenneté. Le choix est désormais “démocratie” ou “citoyenneté nationalitaire”. Il est illusoire de vouloir maintenir et/ou de développer la démocratie dans le cadre de la citoyenneté nationalitaire. » (op.cit.) La démocratie devient le but ultime de la lutte et son cadre. Le « passage au politique » qui est, durant cette période, une dimension nécessaire de tous les mouvements et associations, se retrouve pour exister en tant que tel à parler le langage du démocratisme radical : « passage au politique » à la fois nécessaire et annihilant ce qui le rend nécessaire, il est la négation de toute la réalité des « luttes de terrain ». L’égalité des droits est, dans le mode de production capitaliste la condition et la présupposition idéales de toutes les contradictions constitutives des rapports de production qui doivent s’exprimer sous cette condition et présupposition.
Pour la plus grande partie des jeunes des cités qui ont fourni les gros contingents des diverses marches, la nationalité n’est pas un problème, ils et elles l’ont, Bouamama le sait mais cela importe peu car la démocratie est, pour lui, bien plus qu’une forme politique et un ensemble de droits civiques. C’est, à condition de la faire accéder à une forme idéale adéquate à son concept, le rapport social fondamental définissant l’égalité des droits et supprimant les inégalités réelles.
Il faut longuement citer Bouamama pour saisir le contenu de ce passage au politique qui se veut à l’intérieur de la politique et du droit, le dépassement des inégalités et des contradictions économiques et sociales.
« Tant que la contradiction entre démocratie et Etat-Nation s’était située à l’intérieur du cadre nationalitaire, le débat a pu se cantonner dans une perspective de développement de la démocratie sans remise en cause du fondement même des inégalités. Il s’agissait alors de demander au discours d’être cohérent avec lui-même, et d’accorder l’égalité des droits à toutes les personnes de nationalité française. (…) La nouvelle situation est tout autre : l’exclusion des étrangers est conforme au droit et au discours de l’Etat-Nation. Tout nouveau progrès de la démocratie devant passer par une remise en cause de ce discours. Cela ébranle les fondements mêmes du contrat social actuel, brise les bases idéologiques qui ont permis la gestion du compromis social, et ce faisant maintient les luttes de classes internes dans un cadre empêchant les changements fondamentaux. La question de la démocratie est indissociable de celle de l’exclusion. Tout progrès de l’une signifie diminution de l’autre. Au niveau formel, il n’y a plus d’inégalités illégales, indiquant en cela les limites du développement démocratique dans le cadre actuel. Dépasser le cadre nationalitaire revient à montrer la réalité pour ce qu’elle est, c’est-à-dire la “nation” comme division de classes aux intérêts divergents. C’est rendre transparente la question de la démocratie, autrement dit dévoiler l’écart – et les raisons de cet écart – entre droit formel et droit réel. En ce sens la contradiction nationalité/citoyenneté est porteuse de nouveaux rapports à la politique, d’une nouvelle vision des rapports entre Etat et société civile. Ce faisant, elle permet d’investir la sphère sacrée de l’économie à l’intérieur de laquelle il était inconvenant de parler de démocratie et d’égalité des droits. En effet, l’idéologie de l’individu abstrait sur laquelle était assise la citoyenneté nationalitaire posait un rapport particulier entre droit et société. Le droit était cantonné et strictement limité à l’intérieur de la sphère politique, il y avait effectivement une égalité juridique devant la loi, sans jamais toucher au domaine économique, lieu des inégalités réelles, qu’il s’agissait précisément d’ignorer par ce stratagème idéologique. L’inégalité était dans le même temps, autorisée dans la sphère économique et interdite dans la sphère économique. » (Bouamama, op.cit.)
S’il faut s’intéresser à cette longue argumentation de Bouamama c’est qu’elle éclaire, au tournant des années 1980-1990, cette notion de « nouvelle citoyenneté » qui était au cœur du « passage au politique ». A partir de prémisses plus ou moins justes, Bouamama passe à des conclusions que ne justifient que son a priori et sa volonté d’existence politique. On peut accorder à Bouamama que la citoyenneté est assise sur « l’idéologie de l’individu abstrait » (on retrouve là la critique de Marx dans La question juive de la séparation entre le citoyen et l’individu concret) et qu’en conséquence, le droit était cantonné et strictement limité à l’intérieur de la sphère politique (sans jamais touché au domaine économique)[21]. Bouamama en déduit que « dépasser le cadre nationalitaire » c’est montrer et rendre « transparent » l’écart entre « droit formel » et « droit réel » et plus encore montrer la « nation » comme « division de classes aux intérêts divergents ». Tout cela parce que la citoyenneté serait accordée à des étrangers. Parce que la citoyenneté était assise sur l’individu abstrait, l’accorder aux étrangers reviendrait à la rendre concrète et cerise sur le gâteau à « remettre en cause les divisions de classes » parce que les « droits » seraient devenus réels.
La pirouette est grossière. Accorder la citoyenneté aux étrangers (c’est-à-dire la séparer de la nationalité) ne reviendrait qu’à faire des étrangers des individus abstraits. Mais c’est là une conclusion interdite. Les étrangers de l’Union européenne ont quasiment les mêmes droits que les nationaux sans que cela ait le moins du monde remis en cause les écarts entre le trader anglais et l’ouvrier agricole polonais. Ils ont l’un et l’autre des « droits réels » qui demeurent des droits juridiques, politiques (avec des limitations) ou même liés aux conditions de travail. Loin de montrer la « réalité pour ce qu’elle est », c’est l’illusion qui est étendue. On est parti de la sphère politique pour y retourner en ayant au passage inclus l’économie comme moment de la politique redéfinie : la démocratie demeure l’alpha et l’oméga.
Dans l’argumentation de Bouamama, ce n’est pas la lutte des classes qui investit la démocratie, c’est la démocratie toujours aussi abstraite qui investit la lutte des classes, c’est cette dernière qui est ramenée à la dimension de l’individu abstrait. La pirouette n’est pas une « erreur », elle est nécessitée par le but à atteindre : le « passage au politique ». Ce dernier implique de faire valoir un tort particulier comme tort général, universel, et la suppression de ce tort particulier devenu tort général comme un avenir valable pour l’ensemble de la société. La pirouette nous dit que la suppression du tort fait à l’étranger quant à la citoyenneté serait la résolution des contradictions sociales dans la concrétisation pour tous des « droits réels ». Jusqu’à la réalisation de l’idéal ultime : « C’est l’Etat qui doit être la propriété collective des citoyens » (idem).
Vingt-six ans après (avril 2015), les ambitions sont nettement revues à la baisse. Lors des « Cinquièmes rencontres nationales des luttes des immigrations » organisées par le FUIQP, le même Bouamama présentant les objectifs des ces Rencontres déclare : « Nous avons certes conscience que nous ne sommes qu’une petite organisation, qu’un petit réseau, mais nous avons la volonté, l’ambition et c’est une nécessité historique (souligné par nous) de nous organiser dans les quartiers populaires. Ce n’est que cette organisation-là qui nous permettra ensuite d’être une force d’interpellation (idem) : si, en préalable, nous ne leur tenons pas ce discours d’autonomie, nous ne pouvons pas passer d’alliances avec des mouvements démocratiques, politiques de la société française, incapables par eux-mêmes de remettre en cause ce que nous appelons les verrous de la pensée qui empêche la prise en compte de l’immigration et des quartiers populaires. » (in On est toujours là, Cinquièmes rencontres nationales des luttes des immigrations, éd. Tahin party, pp.23-24). Finie la démocratie remettant en cause les divisions de classes, il ne s’agit plus que d’interpeller et de passer des alliances avec les forces politiques de la société française qui, comme chacun le sait, ne prennent pas en compte les quartiers populaires à cause de « verrous de leur pensée ». Le « passage au politique » s’est effondré dans le lobbying.
Déjà, en 1994, dans Dix ans de marche des beurs, Bouamama cite longuement, dans un chapitre intitulé « Mémoire fertile : les ambiguïtés d’une nouvelle citoyenneté », un texte de Mohsen Dridi écrit dès 1989 intitulé : Contribution au bilan de Mémoire fertile.
« “Mémoire fertile pour une nouvelle citoyenneté” est une des rares tentatives autonomes de construction d’une force nationale de l’immigration, recherchant des convergences de lutte avec les classes sociales populaires françaises. L’initiative est boudée par les médias qui sont accaparés par le couple France Plus / SOS Racisme. Elle ne parvient pas à s’enraciner massivement dans les banlieues et les cités, reproduisant le décalage non négligeable entre associations et populations issues de l’immigration ou des cités (souligné par nous). Refusant la logique intégrationniste, “Mémoire fertile” tente de centrer le débat sur des bases sociales, en avançant le concept de “nouvelle citoyenneté”[22], sans parvenir toutefois à le définir collectivement et précisément. L’échec est en bout de course. Tentons d’en repérer les étapes.
« “Mémoire fertile, agir pour une nouvelle citoyenneté” s’est constituée initialement pour concrétiser l’idée des états généraux de l’immigration, avancé par le discours final de Divergence 85. Une série de rencontres nationales a permis à l’idée de se réaliser en projet concret. Quatre coordinations nationales ont eu lieu entre novembre 1986 et octobre 1987. (…) ces rencontres ne sont pas représentatives du mouvement associatif issu de l’immigration. Elles n’ont regroupé qu’une partie du mouvement. » (in Bouamama, op.cit., pp.211-212).
Malgré le titre du chapitre, les « ambiguïtés » ne sont jamais définies car les « ambiguïtés » de ce « concept » sont en réalité les ambiguïtés de l’action politique visée par « Mémoire fertile » et de nombreux mouvements antérieurs et postérieurs. Dans ces ambiguïtés, nous retrouvons la contradiction centrale des Marches : vouloir poser la question sociale générale des « classes populaires » tout en faisant du racisme l’étalon des discriminations en en parlant sans en parler. De là découle « l’ambiguïté » centrale de la revendication d’égalité qui ne peut définir de quelle égalité il s’agit : juridique, sociale, économique, « raciale ».
« L’égalité ou rien » proclame Kamel Badaoui en préambule aux 5èmes Rencontres (op.cit., p.26). Rencontres qui s’ouvrent sur la perspective d’un « même combat pour un monde construit autour de la notion d’égalité : totale, radicale, sans exception et durable » (idem, p.14). Plus c’est emphatique, plus c’est creux, plus c’est symptomatique.
Après les émeutes de 2005 et les effets de la crise depuis 2008 sur l’emploi, les revenus, les conditions d’accès aux soins, à l’éducation, etc., la revendication d’égalité ne s’aventure plus au-delà de la sphère politique et citoyenne si ce n’est de façon proclamatoire (voir plus haut Kamel Badaoui). Cependant, même durant les années 1980, le discours final des « Etats généraux » de mai 1988 conclut pompeusement, au nom de l’égalité, à la « nécessité d’investir le champ politique », mais la décision correspondant à cette nécessité consiste à lancer une « campagne d’inscription sur les listes électorales » et à la « négociation des candidatures avec les forces politiques de gauche et écologistes » (Bouamama, op.cit., pp.213-214). Cette inscription sur les listes électorales destinée à mettre en évidence « le poids électoral des jeunes issus de l’immigration » est considérée comme une nécessité sans laquelle les intégrations sociales et économiques ne pourraient avoir lieu ou seraient rapidement freinées.
De telles propositions avaient rencontré bien sûr l’hostilité de quelques associations dont les Jalb à Lyon : « Actuellement, la communauté immigrée s’interroge sur l’éventualité d’inscription sur les listes électorales des jeunes ayant la nationalité française, et revendique le droit de vote pour les autres (…) Nous pensons que cette solution, qui est illusoire, ne peut que nous affaiblir et nous enfermer dans une logique perverse, où nous ne serons que des pions (…) le vote ne profite qu’aux démagogues et autres vendeurs de soupes ; mais surtout son inefficacité entraînera une déception et une démobilisation au moment où nous en aurions le moins besoin ! » (Texte des Jalb, publié dans Courant alternatif, novembre 1985). Lors de la Marche de « Divergence 85 », les Jalb avaient refusé d’y participer s’opposant au centrage sur les droits civiques promu par le CAIF un des principaux organisateurs de celle-ci : « Nous avons tenté de nous organiser. Nous nous sommes rencontrés nationalement, nous avons marché, puis nous avons convergé. Pourtant, Nordine est mort assassiné. Dans cette situation tendue, allons-nous restés les bras croisés ? Allons-nous subir d’autres campagnes électorales meurtrières ? Allons-nous céder au chantage du “Vote ou crève” de tous ceux qui ont besoin de nos voix pour réaliser leurs ambitions ? Ne comptons que sur nous-mêmes… » (Tract d’appel à un meeting à Lyon, le 26 octobre 1985, cité par Bouamama, op. cit., p.137).
Quelles que soient les bonnes raisons de cette hostilité (qui annonce l’absence de revendications des lascars de 1986[23], voir plus loin), c’est l’impossibilité fondamentale du « passage au politique » que l’on retrouve dans la forme habituelle de l’opposition entre la volonté de généralisation d’une position commune (ici sous la représentation politique) et « le risque de se détourner des revendications précises ». Quel que soit le sujet, dans cette opposition récurrente entre la généralisation et la situation concrète particulière, c’est l’impossibilité fondamentale du passage au politique que l’on retrouve toujours sous cette forme. Il ne peut y avoir de généralisation politique que dans la mesure où le sujet construit dans cette généralisation peut apparaître comme « l’avenir de l’ensemble de la société », que dans la mesure où l’intérêt particulier de la catégorie construite apparaît comme un intérêt universel.
En outre, sur la dialectique des « initiatives nationales » et du « retrait sur le local » qui bat régulièrement en brèche le « processus d’homogénéisation », se greffe une autre opposition entre les immigrations et l’Immigration. Comment passer des premières à la seconde sans créer une abstraction où se perdent le « local » et le « concret »[24]. Le problème était apparu durant les Assises de Lyon puis de St Etienne, il avait miné Convergence 84 par les rivalités entre Portugais et Maghrébins, il réapparaît dès 1986 à l’occasion des « Etats généraux de l’immigration » à Lille soutenus par les organisateurs de Divergence 85. Plus d’une cinquantaine d’associations se déplacent à Lille, essentiellement « issues de l’immigration » mais pas uniquement, SOS Racisme, la LCR et les Verts envoient des représentants nationaux. Au même moment et en opposition, les Jalb développent l’idée d’organiser des « assises des jeunes Arabes de France » : « Lille, ça n’existe pas pour nous sur la carte ! Les ex-gauchos et tout le tralala qui appellent à des états généraux de l’immigration, je ne sais pas laquelle ? je veux dire, c’est pas la peine de m’en parler. Quand on décide de faire des états généraux avec le CAIF, le CLAP, le MRAP, des fantômes d’associations nationales, où on va ? Quand on récupère le discours des Jalb sur l’autonomie, les machins, sans sourciller, c’est grave ! » (Interview des Jalb dans Rencar, n°8 avril-mai 1987, cité par Bouamama, op.cit., p.168)
Dans cette « ambiguïté » de la citoyenneté et de l’égalité git la difficulté (si ce n’est l’impossibilité) à « s’enraciner massivement dans les banlieues et les cités ». Cette « ambiguïté » n’est pas un manque de réflexion conceptuelle, elle est constitutive de la composition sociale de ces associations. A partir du milieu des années 1980, des distinctions sociales importantes clivent les « descendants de l’immigration », une fraction de diplômés ou de militants intégrés dans les « politiques sociales de la ville » a besoin d’une base populaire pour accéder à son statut de classes moyennes. Dans son « ambiguïté » le concept de « nouvelle citoyenneté », comme la polysémie du thème de « l’égalité », expriment en fait adéquatement leur position et leur revendication.
La question du « passage au politique » apparaît avec les Marches ; avec ce que nous avons défini comme la culturalisation en tant qu’essentialisation personnelle de la situation de discrimination raciale ; avec la différenciation sociale des descendants de la « première génération ». C’est-à-dire par et dans une rupture avec la génération ouvrière précédente, rupture que les associations expriment et représentent … et doivent simultanément occulter. Cette rupture exprimée et occultée est la fonction qui, depuis le milieu des années 1980, différencie les associations de la population qu’elles représentent.
Il n’y a aucun « dédain », ni aucun « radicalisme nihiliste » dans cette appréhension de la situation des associations et de leurs tentatives politiques, seulement une approche critique des contradictions dans lesquelles elles sont contraintes de se débattre pour faire leur travail et mener les luttes concrètes qu’elles portent.
La création d’un « mouvement politique issu des quartiers » est une contradiction dans les termes de par l’impossibilité, du passage du tort particulier à l’intérêt général. Cependant cela ne disqualifie en rien la lutte contre le « tort particulier ». Si la volonté de « passage au politique apparaît comme un «éternel retour », c’est que si tous ces collectifs s’acharnent c’est qu’ils ont localement du grain à moudre et qu’ils obtiennent effectivement, jusqu’à un certain point, une amélioration des conditions matérielles un peu réelle. Si Djida Tazaït, chef de file des Jalb a terminé députée européenne (et candidate pour l’UMP en 2014) et si l’association est devenue progressivement hors-sol, cela n’empêche que si les Jalb acquirent une telle «notoriété », après la manif de Lyon, la grève de la faim et la venue de deux Présidents de la République, c’est aussi parce que, en plus d’une remobilisation effective des réseaux de soutien aux expulsés, il y a également eu une modification de la loi (« les étrangers qui résident en France depuis de dix ans sont réintégrés dans les catégories dites « protégées », le seuil des peines entrainant une possible expulsion passe de trois à six mois de prison ferme»)
De même, le CNDP réussit à monter un réseau d’auto-défense juridique efficace (en un an, plus de mille dossiers sont traités et les “lascars” sont connus dans tous les tribunaux de la région parisienne, et connaissent les présidents de chambre, les procureurs …). Bien qu’ils décident de continuer leur grève de la faim, le projet de loi de septembre 91 constitue tout de même une avancé, et à la fin de celle-ci, un motard apporte un pli du ministère qui annonce l’abrogation des arrêtés d’expulsion ou des assignations à résidence de la plupart des grévistes (voir Mogniss H Adallah, Plein Droit n° 56, mars 2003, « Les spoliés de la décolonisation », Pour en finir avec la double peine 1989-1992).
Si l’on met de côté cette lutte sur le « tort particulier », on ne comprend plus pourquoi ces collectifs s’entêtent dans la volonté de « passage au politique ». Cette volonté n’est pas le fait d’obsessionnels ou seulement de classes moyennes racisées (toujours plus soupçonnées d’arrivisme ou d’opportunisme que leurs équivalents « autochtones ») qui s’agitent pour avoir accès à la représentation à laquelle elles pourraient légitimement prétendre.
S’il y a une critique « politique » à faire, elle porte sur le travail de représentation et d’abstraction que la propre situation de ces collectifs et la volonté de création d’un mouvement politique national issu des quartiers impliquent.
Formalisme et réalité du « devenir politique
Si nous avons intitulé ce chapitre « L’impossible passage au politique », il ressort de cet historique et de son analyse que, pris à la lettre, c’était faux. Toutes les associations que nous avons rencontrées s’annoncent formellement elles-mêmes comme explicitement politiques et, du point de vue de leur annonce, elles le sont. Cependant, cette annonce formelle est le symptôme de leur impossibilité à le devenir réellement.
Dès leur création, quelles que soient leur importance et leur représentativité, ces associations s’annoncent comme politiques dans leur appellation. Mouvement des Immigrations et des Banlieues, Jeunes Arabes de Lyon et Banlieue, Zaâma d’banlieue, Association culturelle des jeunes issus de l’immigration maghrébine (ACJIM à Vienne), Grain magique à St Etienne, Association nouvelle génération immigrée (ANGI), etc. En se donnant le nom ou en se dotant de labels proclamant l’existence d’une « communauté » (à la fois urbaine et ethnique), il s’agissait pour ces associations de faire apparaître publiquement ces « communautés », dont ces associations faisaient leur référence, à la fois comme les « vrais » énonciateurs de leurs discours militants (dont elles n’étaient que les porte-parole) ce qui fondait leur légitimité et, simultanément, comme leurs destinataires et leur public.
« Après la Marche de 1983 et les succès médiatiques du phénomène Beur, ces associations ont été amenées, chacune à leur manière, à réorienter leur action en insistant sur leur spécificité d’associations de jeunes issus de l’immigration maghrébine, et à majorer leur représentativité supposée et leur rôle de porte-parole. L’attraction vers la scène Beur et ses projecteurs a tendu à éloigner des quartiers et des préoccupations locales ces acteurs associatifs alors même qu’ils commençaient à être perçus et sollicités par les médias et les institutions comme des interlocuteurs de terrain. Lorsque ces associations ont été prises dans le contexte de l’après-Marche et des années Beurs, elles sont devenues les acteurs momentanés d’une dramatisation de l’immigration sur la scène médiatique et politique de la société française qui leur a échappé en grande partie. » (Alain Battegay, La déstabilisation des associations beurs en région Rhône-Alpes, « Annales de la recherche urbaine », n° 49, 1990). Dans leur recherche d’action politique, les Jalb (en grande partie une recomposition de « Zaâma d’banlieue ») et les associations successives ont distingué cette action politique de l’action sociale considérée comme une ornière : « La construction et le maintien d’un réseau d’affinités politiques, mobilisables dans les situations chaudes, ont été préférés à l’organisation de relations suivies avec des associations de quartiers. La séparation s’est accrue entre les associations qui s’inscrivaient dans les mailles du travail social impliquant des jeunes issus de l’immigration maghrébine sans se revendiquer comme associations de jeunes immigrés et les associations qui entendaient porter un discours politique tout en engageant des actions sur un mode social et culturel quitte à faire du symbolique la mesure de la pertinence de leur action. » (idem). Si nous avons là un langage de sociologue après une enquête de terrain, on ne peut cependant que constater la concordance avec les témoignages de militants reproduits plus haut.
Dans les moments de tension, après des crimes racistes et des exactions policières, ces associations trouvent un rôle de médiation et de médiatisation, elles organisent des manifestations (parfois très suivies) et des conférences de presse ; à Lyon, elles prétendent à une fonction de coordination du « mouvement des jeunes immigrés », leur capacité de mobilisation, parfois réelle, demeure cependant éminemment conjoncturelle. A propos de Zaâma d’banlieue puis des Jalb, Battegay poursuit : « Son imaginaire militant, son discours gauchiste, son rythme activiste répondent à un positionnement en déséquilibre. La banlieue vaut comme territoire imaginaire et comme lieu militant pour Zaâma qui évolue essentiellement dans des territoires de centre-ville dont certains constituent des lieux d’accès des jeunes de banlieue à la ville. Zaâma reste peu crédible aux yeux de ces jeunes de banlieue auxquels elle essaie de s’adresser et qui restent en grande majorité indifférent sinon ironique à son égard. Le discours de Zaâma sur “l’autonomie des jeunes immigrés” s’oppose à “l’encadrement par le travail social” sans pour autant fonctionner comme principe de constitution et d’organisation d’un collectif. ». La régularité de l’action et sa continuité dépendant d’un vrai enracinement local et d’une légitimité représentative vis-à-vis des milieux qu’elles sont censées représenter sont les questions chroniques qui minent ces associations qui régulièrement deviennent de simples vecteurs de la « notabilisation » de quelques uns de leurs animateurs. « La démarche de ces associations est organisées par une série de tensions entre histoire et actualité, entre reconnaissance par en haut et crédibilité “communautaire”. C’est en termes d’audience et de délégation de rôle plutôt qu’en termes de mission organique ou de mandat électif que peuvent se décrire les relations de ces groupements avec le reste de la communauté dont ils se réclament : leurs noyaux composés essentiellement d’étudiants ou de membres ayant fait des études ont dû négocier leurs prétentions à apparaître publiquement dans des positions plus ou moins représentatives en obtenant ne serait-ce qu’occasionnellement la participation de ceux qu’ils étaient censés représenter, pour pouvoir s’en réclamer comme s’il s’agissait d’un réseau structuré. » (idem).
Existe-t-il encore quelque chose à représenter ?
Plusieurs causes s’interpénètrent pour expliquer cette impossibilité du passage au politique. Premièrement, la cause générale que nous avons identifiée comme celle de l’impossibilité dans le cas de l’immigration de passer du particulier au général politique comme avenir de la société. Sans cette perspective universelle, la simple unification des intérêts et situations parcellaires est impossible. La trajectoire politique du mouvement ouvrier est irreproductible pour les descendants de l’immigration.
Deuxièmement, la « seconde génération » de l’immigration maghrébine arrive trop tard dans un monde trop vieux. La crise des années 1970 et la restructuration concomitante ont éliminé les vecteurs de reconnaissance identitaire et la possibilité de dissoudre cette reconnaissance pour la rendre sans signification. L’identité ouvrière comme lieu de conflits mais aussi condition de possibilité de l’intégration vers des différences affirmées mais sans significations a été laminée. En même temps que le travail n’était plus ce qui faisait l’immigré (Sayad), les différenciations sociales et économiques à l’intérieur de cette « seconde génération » se sont accentuées rendant les militants des associations, généralement étudiants, peu susceptibles de représenter une situation commune, ni même un hypothétique avenir commun pour ceux dont ils se présentent comme l’émanation.
Troisièmement, le positionnement politique immédiat de ces associations joue contre leur devenir politique réel. En s’affirmant immédiatement sur des questions générales, parfois symboliques ou culturelles, elles ne maîtrisent pas leur agenda qui est heurté, conjoncturel, dépendant d’événements hors de leur portée. Elles peuvent mobiliser mais jamais dans la durée. Ce positionnement immédiatement politique résulte de l’impossible agglomération des situations locales (agglomération dépendant elle-même de la possibilité de faire d’une situation particulière un avenir possible pour l’ensemble de la société, voir le premier point), de la culturalisation de la position sociale des immigrés au tournant des années 1970 – 1980, mais aussi de toute l’histoire coloniale et de sa translation dans les conditions de l’époque. Du fait de cette histoire, toute autoreconnaissance ou auto-affirmation en France d’une population originaire du Maghreb et à plus forte raison d’Algérie est immédiatement problématique, elle s’inscrit dans un passé de luttes et de confrontations. Elle est politique. S’affirmant immédiatement comme politique, c’est-à-dire générale, elle se coupe du « maillage social quotidien » par lequel elle serait réellement émanation et représentation de ceux au nom de qui elle parle. Par là c’est alors son affirmation politique immédiate et son autonomie qui deviennent « irréelles », comme en témoigne l’évolution de toutes ces associations.
Enfin, quatrièmement, couronnant le tout, le « passage au politique » n’est jamais un processus unilatéral, c’est un processus de reconnaissance réciproque des acteurs de la politique et de leur ensemble avec l’Etat. On ne devient soi-même politique que reconnu comme tel, ce que soulignent Amara et Boubeker chacun à sa façon.
« La France pouvait-elle accepter que des enfants de la République, laïques, d’origine arabe, issus de parents des anciennes colonies soient sur le terrain de la politique de manière autonome ? On ira jusqu’à préférer subventionner les associations cultuelles qui émergent et intègrent la vie associative au détriment d’associations laïques, mais dans la revendication, les mettant ainsi en opposition. (…) Que l’on continue nos activités socio-culturelles oui, intégrer le champ politique non, sauf à intégrer leur rang. (…) Les centaines d’associations créées après la Marche ne pourront pas résister à la déferlante (de SOS racisme, nda) ». (Salika Amara, op. cit., pp.57-58)
« La France pouvait-elle accepter … ? » Telle que la question est ici posée, la seule réponse possible est négative et c’est vrai. Mais pourquoi « la France ne pouvait accepter » ? On ne peut réduire l’explication à la simple présence du Parti Socialiste au pouvoir. Il faut bien sûr aller au-delà de la simple manipulation qui est évidente mais n’explique rien. Il y a également les contradictions et les limites de cette « affirmation autonome » : revendiquer l’égalité, des droits égaux, au nom de la différence que l’on représente et qu’il s’agit simultanément d’effacer comme référence[25] (voir Convergences 84), différence qui est, en outre, de fait, construite pas cet Etat auquel on s’adresse. Il y a enfin l’essentialisation à l’œuvre dans la « culturalisation » de l’identité immigrée qui devient indélébile, qui n’est plus une position sociale mais un attribut inhérent à la personne. Mais tout cela n’est pas totalement satisfaisant.
Cette « affirmation autonome » et son passage au politique se heurte à ce que pour l’Etat français et pour la Gauche en particulier, les questions politiques posées par l’immigration se retrouvent réduites à un univers moral, le racisme ne pouvait relever que de comportements humains individuels épargnant ainsi les structures institutionnelles, sociales, administratives et politiques. Le racisme et l’antiracisme ont été dilués dans les termes de “discrimination”, de « diversité » et de « minorités visibles ».
Dans cet « antiracisme » moral, le mot « beur » devenait comme le dit Salika Amara le synonyme de gens « comme il faut » avec la « crème des beurs » représentée essentiellement par les artistes, les écrivains et certains sportifs prometteurs. Parmi ces « gens comme il faut » les filles représentaient le dessus du panier. Ce clivage entre garçons et filles mettait en opposition d’une part, les filles plus brillantes, plus cultivées, plus dynamiques, plus combatives, plus méritantes, plus scolarisées, féministes, luttant pour leurs droits et leaders d’associations, de mouvements et, d’autre part, les garçons dont le seul mode relationnel ne pouvait être que pulsionnel, expliquant ainsi l’échec scolaire, la mauvaise insertion socio-professionnelle et la violence[26]. La question sociale et politique était transformée en question morale et la revendication d’égalité en un discours méritocratique. Dans ses propos lors de l’arrivée de la Marche de 1983, Georgina Dufoix enfonce le clou en reconnaissant aux Marcheurs « la volonté d’être des nôtres pour ceux qui veulent se fondre et dès lors que nos lois sont respectées » (Libération, 3 décembre 1983).
« Ce qui apparaît encore inaudible dans le débat public, c’est que l’action de ces “étrangers de l’intérieur” s’oppose à l’universel abstrait d’une reconnaissance égalitaire des citoyens fondée sur l’oubli des appartenances. C’est en effet l’ancrage dans les réalités sociales et culturelles de l’immigration qui leur permet de se réclamer d’une nouvelle donne de la question sociale à l’épreuve des discriminations ethniques. » (Boubeker, op.cit. p.189).
C’est au début des années 1980, à la suite de la Marche, que Boubeker situe ce qu’il appelle le « grand malentendu » : « Ce malentendu public qui incite à limiter le malaise des banlieues à une manifestation exacerbée de la question sociale (souligné par nous) aboutit de fait à passer sous silence les mutations profondes de la société française. » (idem, p. 269). Nous résumons la suite (pages 269 à 272) : au tournant des années 1980, la gauche socialiste rate une occasion historique de lancer un grand débat public sur la nouvelle dimension multiethnique et pluriculturelle de la société française. La France refuse de regarder en face la dimension ethnique des inégalités sociales, dimension qui se traduit de fait par des problèmes de ségrégation urbaine, de discrimination raciale et de déni de reconnaissance. Mais, cela avait toujours été le cas. Que c’est-il donc passé de nouveau ?
Nous approchons de la réponse à notre question « pourquoi la France ne pouvait accepter…? ». Boubeker a en partie raison : le malaise des banlieues ne se limite pas à « une manifestation exacerbée de la question sociale ». Mais, cela même, à cause de la manifestation exacerbée de la question sociale. Cette dernière rend la reconnaissance par l’Etat d’une affirmation organisationnelle autonome des banlieues impossible parce que précisément cette même exacerbation, qui n’est pas sans rapport avec la « dimension ethnique », rend les protagonistes irreprésentables dans le domaine politique. Cette impossibilité de représentation affecte aussi bien ceux qui s’en présentent comme les émanations que l’Etat sans la reconnaissance duquel il ne peut y avoir de représentation politique légitime.
« Alors qu’auparavant la pauvreté dans les métropoles occidentales était un phénomène essentiellement résiduel et cyclique, encastré dans les communautés ouvrières, géographiquement diffus et considéré comme remédiable par l’expansion continue de la forme marchande (et du salariat, c’est nous qui ajoutons), de nos jours elle apparaît comme persistante voire permanente, déconnectée des tendances macroéconomiques et fixée dans des quartiers de relégation entourés d’une aura sulfureuse, au sein desquels l’isolement et l’aliénation sociale se nourrissent mutuellement tandis que s’approfondit le fossé séparant ceux qui y sont assignés du reste de la société. » (Loïc Wacquant, Parias urbains, Ghetto, banlieues, Etat, éd. La Découverte, p.268).
« En France, comme dans nombre de pays voisins, une véritable panique morale s’est déclarée autour de la montée de l’exclusion et de la ségrégation en “banlieue”, incarnée par la consolidation de “cités-ghettos” censées faire peser une menace mortelle sur le “modèle d’intégration” et l’ordre public républicain, alors que les quartiers ouvriers établis de la périphérie urbaine entraient dans une spirale de détérioration au moment où les anciens travailleurs immigrés et leurs enfants s’affirmaient comme une composante croissante et permanente de leur peuplement (souligné par nous). » (idem, p.238).
Enfin : « La marginalité avancée diffère enfin des formes antérieures de pauvreté urbaine en ceci qu’elle se développe dans un contexte de décomposition de classe plutôt que de consolidation de classe, sous la pression d’une double tendance à la précarisation et à la déprolétarisation plutôt qu’à l’unification et l’homogénéisation prolétarienne dans les régions inférieures de l’espace social et urbain. Ceux qui sont soumis à son tropisme et pris dans ses remous se retrouvent par conséquent déconnectés des instruments traditionnels de mobilisation et de représentations des groupes constitués et, corrélativement, dépourvus d’un langage, d’un répertoire d’images et de signes partagés à travers lequel concevoir un destin collectif et imaginer des futurs alternatifs. » (idem, p.253)
A partir du début des années 1980, des grèves de l’automobile aux Marches, « l’exacerbation de la question sociale » s’ethnicise, de telle sorte, comme l’analyse Loïc Wacquant, qu’elle devient politiquement irreprésentable. Pour les associations, leur agenda imposé c’est celui des émeutes si elles ne veulent pas être des préposées aux ascenseurs (Harlem Désir), mais les émeutiers ne veulent plus être ce qu’ils sont et s’en prennent à tout ce qui les a fait ce qu’ils sont, ils sont irreprésentables. Ils ne sont plus une identité mais la dissolution de cette identité et on ne représente pas politiquement une dissolution ; de même qu’au début des années 1970, dans le « refus du travail », les ouvriers saboteurs et absentéistes étaient par nature irreprésentables[27].
En 1986, la large participation de jeunes descendants d’immigrés au mouvement de novembre-décembre 1986 contre la loi Devaquet de sélection à l’université est présentée comme le signe d’une « intégration » de cette jeunesse et même, par là, comme « la fin du mouvement beur » (Actuel). Si les « jeunes beurs » présents à l’université sont très actifs dans la mobilisation contre la sélection Devaquet, parallèlement les collégiens et lycéens des banlieues et des LEP sont mobilisés contre les inégalités sociales et l’exclusion sociale. « Ils (les étudiants) se battent contre la sélection dans le cadre de l’université. Nous, nous nous battons contre la sélection dans l’école, mais surtout contre la ségrégation sociale et la misère. » (Tract signé Les lascars du LEP électronique)[28]. S’adressant à leurs parents en usines, le tract des « lascars » comporte un paragraphe éclairant pour la compréhension de l’écart à venir entre les associations et ceux qu’elles sont censées représenter : « Alors, vous voulez pas sortir ? Qu’est-ce qui se passe ? Vous trouvez que tout va bien ? Ou peut-être que vous n’avez pas de revendications précises ? Hein ? C’est ça ? On va vous dire un secret, nous non plus ! Et justement, c’est la meilleure ! Celle qui “les” emmerde le plus. Car là ils ne peuvent pas nous couillonner. Ce qui nous fait chier, c’est un bloc, on peut pas faire de détail ! ». Ce bloc « qui fait chier » dans lequel on ne peut pas « faire de détail », c’est ce que la police cristallise et qui est au cœur des « émeutes de banlieues » qui ponctuent les années 1980, deviennent récurrentes dans les années 1990 pour culminer dans leur généralisation en 2005 : s’attaquer à tout ce qui vous fait ce que l’on est.
« L’objectif, c’est de créer un vrai rapport de force contre la police. » déclare le MIB dans une interview de 1999 sur Radio Canal Sud (émission « Pustules ô sucre »). Si la relation à la police devient la question centrale, c‘est que la police n’est plus seulement un organe de surveillance et de répression maintenant les prolétaires à leur place. Dans l’achat global de la force de travail et sa mobilisation fragmentée, la police est devenue un opérateur économique direct qui ne vient pas maintenir l’ordre du marché du travail, mais qui opère directement comme organisatrice de ce marché (voir plus loin : « Dispositifs raciaux dans le capitalisme actuel »). Ce n’est pas un hasard si le retour au local et au concret, si la « construction de l’autonomie », trouvent leurs marques et leurs critères autour des questions police / justice. L’action de la police est là pour construire et scléroser des identités. Si cela concerne tous les jeunes des cités, la surdétermination raciale que conforte l’action de la police est là pour faire d’une partie la définition du tout. La figure emblématique du « jeune arabe » englobe ceux dont le comportement quotidien et la situation sont assimilés à ce paradigme. Le groupe « racial » est toujours une complète construction historique qui suit les linéaments de circonstances particulières : le jeune « gaulois » peut être « arabe » et l’Algérien qui a 25 ans de chaîne derrière lui « français ».
« Pour RAP (Rock Against Police, voir plus haut, nda), c’est la police qui incarne le racisme[29], un racisme anti-immigrés, mais aussi et surtout un racisme anti-jeunes. Et ce sont les antiracistes des salons municipaux qui envoient la police dans les cités pour assurer la sécurité et la quiétude des travailleurs. (…) Essentiellement implanté dans les cités de transit de la région parisienne et quelques HLM de banlieue (Nanterre, Colombes, Vitry, Argenteuil, Bondy nord …) RAP aura un impact plus large, notamment dans la banlieue lyonnaise et, dans une moindre mesure, dans les quartiers nord de Marseille. La rencontre de RAP avec des jeunes femmes maghrébines à Lyon donnera naissance à “Zaâma d’Banlieue” (…) Sur le terrain, les actions interpellent le PCF sur sa politique du bulldozer envoyé contre les nouveaux résidents noirs africains d’un foyer de Vitry sur Seine, mais les Lascars de RAP peinent à faire cause commune avec les résidents qui se sont évaporés dans la nature (à Vitry, un local du PCF est occupé et devient un lieu de coordination inter-cités, nda). En revanche, ils mobilisent – avec une facilité qui déconcerte les observateurs – les jeunes et les habitants des cités de transit et certains quartiers HLM pour que justice soit rendue aux jeunes et aux immigrés assassinés. » (Mogniss H. Abdallah – un des principaux co-organisateurs de RAP puis fondateur en 1983 d’IM’média, nda -, J’y suis, j’y reste, les luttes de l’immigration en France depuis les années 60, éd. Reflex – à noter dans le titre l’appellation « luttes de l’immigration » appliquée dès les années 60, ce que conteste, non totalement sans raison, Laure Pitti).
Les concerts ne servent qu’à enclencher d’autres actions en dehors à la fois des cadres établis tant de la revendication sociale (syndicats, municipalités communistes et leurs multiples relais) que de l’action antiraciste puisque le thème du racisme est simultanément la pierre angulaire et ce qu’il faut dépasser. Si, comme opérateur économique, la violence policière construit toute une fraction des « jeunes des cités » sous le paradigme racial du « jeune arabe », ce même paradigme peut alors servir de base à sa remise en cause. Les mêmes processus qui rendent les constructions raciales objectives les rendent également friables. Dans les déclarations qui suivent on ne peut pas sous-estimer la volonté politique qui anime leur auteur, on ne peut pas non plus ignorer la faible présence des jeunes des cités dans les manifestations contre la Loi Travail, cependant on ne peut pas écarter la simple constatation d’une similitude de situation qui se généralise et que concrétise le rapport à la police comme force organisatrice du marché du travail et de la hiérarchisation de la reconnaissance sociale qui s’ensuit.
A la suite des manifestations contre la Loi Travail du printemps 2016, un ancien militant du MIB (Samir) déclare dans une interview sur le site Lundimatin (16 février 2017) : « La violence ne se cantonne plus aux quartiers populaires. Un exemple très concret, c’est la résistance des jeunes (et aussi des plus vieux) lors de la mobilisation contre la loi travail : on a retrouvé dans les têtes de cortège les mêmes pratiques qui furent les nôtres ces dernières décennies. (…) La solidarité et le rapport de force politique instaurés par la tête de cortège, ça ressemblait à ce qu’on faisait dans les quartiers. (…) Pendant le mouvement contre la loi travail, j’ai vu des choses qu’on n’a pas vues pendant les mouvements alter-mondialistes ou d’autres luttes où on était rejetés et pas considérés par les militants qui nous voyaient d’un point de vue paternaliste. ». Plus spécifiquement à propos des violences policières en banlieue : « J’ai vu beaucoup de militants dits de la tête de cortège venir non seulement soutenir la famille Traoré, à Beaumont, et à la manifestation du 5 novembre à Paris, et soutenir Théo suite à son agression. Pour revenir à la question de Bobigny, je suis heureux de ce que j’ai vu. Que ces soi disant petits blancs étaient là et criaient les mêmes slogans avec la même colère que les jeunes des quartiers (…) cette convergence dans le respect des uns et des autres, face aux violences policières. »
Si en 2016, le cortège de tête pouvait encore être considéré comme quelque chose de « marginal » et une affaire de « spécialistes », la manifestation du 1er mai 2018 à Paris avec son cortège de tête presqu’aussi important que le cortège « officiel » (15 000 personnes pour l’un et 20 000 pour l’autre selon la police) est venue montrer comment la relation à la police est intériorisée comme constitutif de toute lutte. Samir peut se réjouir de cette « convergence », mais lui qui se félicitait qu’aucune émeute n’ait éclaté à Dammarie en 2002 à la suite de deux morts victimes d’agressions policières (« on a réussi à tenir les cités » Le MIB, les voix des banlieues sur le site SaphirNews, 2005) doit saisir que cette intériorisation signe l’artificialité de toute construction politique. En même temps que la revendication salariale est devenue illégitime (asystémique), il n’y a plus de reconnaissance sociale possible pour la classe ouvrière dans son ensemble et encore moins pour ces fractions racisées et autres « jeunes des cités »[30]. Quand les manifestants fuient les cortèges officiels, c’est que la chose commence à se savoir.
On ne peut qu’admirer l’obstination du FUIQP quand, dix ans après les émeutes de 2005, lors des Cinquièmes rencontres nationales des luttes des immigrations, parmi leurs « propositions concrètes », les participants annoncent : « On est en 2015, c’est-à-dire 10 ans après la révolte des quartiers. (…) Ce serait bien que dans les jours prochains, on sorte un texte et que pour le 27 octobre ou autour de cette date, on organise partout en France, suivant les possibilités et les disponibilités, des manifestations qui pourraient prendre la forme soit d’occupations soit de rassemblements, avec diffusion de textes. En tout cas des actions qui viseraient à occuper l’espace public et à faire connaître nos analyses et revendications (souligné par nous). » (op. cit., p.90). C’est l’aveu même du porte à faux des associations représentatives vis-à-vis d’une révolte qui n’avait pas de revendications. Dans l’interview citée plus haut, des membres du MIB déclarent : « L’émeute n’est pas une solution car les pauvres gamins vont cramer dans leurs propres cités. S’ils avaient compris un minimum de trucs, ils iraient cramer les choses qui appartiennent à l’Etat ou le centre ville où il y a du fric. (…) Nous on sait que la contestation ne peut réussir qu’à travers une organisation politique en lien avec toutes les banlieues ».
La représentation, qui plus est politique, qui plus est politiquement nationale « pesant dans le rapport de force », ne peut envisager d’autres modes d’existence que celui de la revendication, signant par là-même sa disjonction avec ceux qu’elle est censée représenter. Lors des mêmes « Rencontres », Bouamama conclut : « Au-delà de la compréhension globale du système répressif, il y a, si l’on veut avancer, le besoin de donner un contenu concret à nos luttes, le besoin de traduire tout cela en termes de revendications palpables. Par-ci par-là, se sont exprimées des revendications sur la suppression de la BAC ou le désarmement de la police, n’est-ce pas au travers de ces revendications, qui peuvent paraître utopiques et qui ne sont jamais exprimées de façon collective, qu’on peut mobiliser ? » (idem, p.96). Et pour cela : « On ne peut revendiquer ou prétendre représenter les jeunes sans se rapprocher des familles et des gens dans les quartiers populaires » (idem, p.97). Le seul mouvement qui ne connut pas ces questions de revendications, de représentation, de « contenu concret à donner » et de « rapprochement » fut le Comité contre la double peine organisé directement par les concernés eux-mêmes et s’adressant à leurs semblables. Mais il n’avait pas de prétention à la « généralisation politique ».
Le problème de la politique
Ce qui apparait dans les textes de « Convergences 84 », ceux de RAP ou du FSQP, etc., c’est l’impossibilité de directement généraliser, c’est-à-dire d’atteindre le niveau politique, à partir de la situation particulière d’un marquage racial. Ce marquage racial devient le référent d’une situation plus générale mais à condition qu’il ne soit plus lui-même la définition de cette condition.
On ne peut en rester à la simple constatation immédiate de l’impasse contenue dans le jeu de la « généralisation / occultation », il nous faut aller au fondement, c’est-à-dire au fondement de l’exclusion réciproque entre la politique et la lutte des racisés contre le marquage racial sur la base même de la stigmatisation.
Après avoir dit que dans la succession des sociétés de classes, les pensées régnantes sont de plus en plus abstraites, c’est-à-dire qu’elles affectent de plus en plus la forme de l’universalité, Marx, dans l’Idéologie Allemande, poursuit :
« En effet, chaque nouvelle classe qui prend la place de celle qui dominait avant elle est obligée, ne fût-ce que pour parvenir à ses fins, de représenter son intérêt comme l’intérêt commun de tous les membres de la société ou, pour exprimer les choses sur le plan des idées : cette classe est obligée de donner à ses pensées la forme de l’universalité, de les représenter comme étant les seules raisonnables, les seules universellement valables. Du simple fait qu’elle affronte une classe, la classe révolutionnaire se présente d’emblée non pas comme classe, mais comme représentant la société tout entière, elle apparaît comme la masse entière de la société en face de la seule classe dominante. Cela lui est possible parce qu’au début son intérêt est vraiment encore intimement lié à l’intérêt commun de toutes les autres classes non dominantes et parce que, sous la pression de l’état de choses antérieur, cet intérêt n’a pas encore pu se développer comme intérêt particulier d’une classe particulière. De ce fait, la victoire de cette classe est utile aussi à beaucoup d’individus des autres classes qui, elles, ne parviennent pas à la domination ; mais elle l’est uniquement dans la mesure où elle met ces individus en état d’accéder à la classe dominante. (…) Toute l’illusion qui consiste à croire que la domination d’une classe déterminée est uniquement la domination de certaines idées cesse naturellement d’elle-même dès que la domination de quelque classe que ce soit cesse d’être la forme du régime social, c’est-à-dire dès qu’il n’est plus nécessaire de représenter un intérêt particulier comme étant l’intérêt général ou de représenter “l’Universel” comme dominant (variante dans le manuscrit : de représenter un intérêt particulier, sur le plan pratique, comme intérêt commun à tous et, sur le plan théorique, comme intérêt universel) » (op. cit., éd. Sociales p.77)[31].
Alors qu’à la fin de ce raisonnement, la pratique politique du prolétariat paraît tout à fait différente de la pratique des autres classes révolutionnaires, quelques pages auparavant la différence n’était pas si nette : « … toute classe qui aspire à la domination, même si sa domination détermine l’abolition de toute l’ancienne forme sociale et de la domination en général, comme c’est le cas pour le prolétariat, il s’ensuit donc que cette classe doit conquérir d’abord le pouvoir politique pour représenter à son tour son intérêt propre comme étant l’intérêt universel, ce à quoi elle est contrainte dans les premiers temps. » (idem, p.62)
C’est la libération du travail, le développement des forces productives, qui, à l’intérieur du mode de production capitaliste, pendant une longue période, a autorisé le prolétariat à présenter son intérêt particulier comme intérêt universel, intérêt commun de la société et par là à se constituer en force politique faisant, face à lui, de l’intérêt de la classe dominante un intérêt particulier (ce qui simultanément permet l’unification des luttes dans leur diversité et leur localisme). En bref, pour être politique, il faut qu’un intérêt particulier puisse légitimement se présenter comme universel. S’il ne peut y avoir de mouvement politique « issu des quartiers », c’est qu’aucun intérêt particulier qui s’y manifeste ne peut être promu et devenir intérêt commun de la société. Dans une situation coloniale, si la lutte contre le racisme accède au statut politique, c’est que cette lutte représente la majorité de la population coloniale. L’intérêt de la lutte contre la ségrégation raciale devient celui de la lutte nationale.
Quand la différence raciale (bien qu’occultée en différence sociale mais toujours présente comme le référent non-dit) qu’elle soit « biologique, « culturelle » ou « seulement un marqueur social » sert à justifier la mise à l’écart de la politique, le but de la contestation de cette exclusion est d’éliminer la « différence raciale » de la politique tout en ne pouvant le faire qu’au nom de cette différence (cf. la « nouvelle citoyenneté » de Convergences 84). Dans la mesure où cette contestation œuvre à partir et en faveur de la « population des quartiers » sans distinction, elle reproduit cette différence qu’elle se donne pour mission d’éradiquer. Toute la volonté de devenir un mouvement politique repose sur ce paradoxe : la nécessité d’affirmer et de refuser à la fois la différence ou la particularité. Quelles que soient les spécificités des revendications (et celles-ci varient en fonction du contexte local et historique), les associations visant un devenir politique doivent se battre contre l’exclusion, la mise à l’écart ou sous tutelle, mais elles ne visent une sorte d’universalisme (que la politique implique) qu’en faisant appel à une différence qu’elles doivent occulter au moment même où elles l’énoncent. La « politique issu des quartiers » n’a que des paradoxes à offrir.
Cependant, ce qui se trouve au fond de cette impossibilité du devenir politique des associations « issues des quartiers » ce n’est pas seulement leurs propres limites et paradoxes, mais avant tout et en premier la limite de la politique. Ce ne sont pas ces associations qui sont limitées, c’est la limite de la politique qui les enferme dans leurs paradoxes. Seule la critique de ce qu’est l’insertion politique en général est la critique des visées politiques particulières des associations. Les limites de ces visées ne sont pas fondées dans ce que sont ces associations mais dans ce qu’est la politique. Quand elles demeurent représentantes d’un intérêt particulier, ce n’est pas leurs limites qui apparaissent mais la vérité limitée de la politique. Le point de vue de la politique n’autorise pas à exiger la disparition de la pauvreté ni même de l’assignation raciale. Si ces associations devenues plus puissantes parvenaient à leurs fins politiques, elles ne produiraient que l’émancipation de l’Etat par rapport aux constructions raciales et non la disparition de celles-ci. L’Etat se libèrerait alors de quelque chose devenue une entrave sans que les individus concernés en soient libérés. Ils seraient racialement assignés à titre privé. La reconnaissance politique est une façon abstraite et partielle de contester les constructions raciales. Par l’annulation politique des constructions raciales, ces constructions ne sont pas abolies, bien au contraire elles sont présupposées.
« L’Etat abolit à sa manière les distinctions de naissance, de rang social, d’éducation, de profession quand il décrète que rang social, éducation, profession sont des distinctions non politiques ; quand sans tenir compte de ces différences, il proclame que chaque membre du peuple participe, à un titre égal, à la souveraineté populaire ; quand il traite tous les éléments de la vie réelle du peuple du point de vue de l’Etat. Et pourtant, l’Etat laisse la propriété privée, l’éducation et la profession agir à leur façon et affirmer leur nature particulière, c’est-à-dire en tant que propriété privée, éducation et profession. Loin de supprimer ces différences réelles, il n’existe en vérité que grâce à elles, il ne se sent Etat politique et ne peut affirmer son universalité qu’en s’opposant à ces éléments. (…) Là où l’Etat politique est parvenu à son épanouissement véritable, l’homme mène, non seulement dans la pensée, dans la conscience, mais dans la réalité, dans la vie, une vie double, une vie céleste et terrestre : la vie dans la communauté politique où il s’affirme comme un être communautaire et la vie dans la société civile, où il agit en homme privé. » (Marx, La Question juive, éd. Pléiade, p.356). Si le « jeune de banlieue » revêtait une « peau de lion politique », ce serait assurément un grand progrès mais il n’en serait pas moins dépositaire d’une souveraineté illusoire, dépouillé de sa vie réelle, empli d’une universalité irréelle. Son impossibilité actuelle à y parvenir est le signe même non pas en premier lieu des limites de son action mais ces dernières le signe de la nature limitée de la politique elle-même. Les paradoxes dans lesquels ces actions sont enfermées sont le signe de leur réalité, de leur vitalité car les paradoxes ne sont pas en elles mais inhérents à l’essence de la politique.
Il existe enfin un dernier aspect des visées politiques affectant les luttes des groupes racialement construits contre leur ségrégation : les lignes de fractures sociales à l’intérieur des groupes racisés. Au fur et à mesure que des distinctions sociales se creusent à l’intérieur de ces groupes, les visées politiques deviennent une stratégie d’ascension sociale pour les fractions se rapprochant des classes moyennes ou supérieures du groupe racial majoritaire et une stratégie de contrôle de la masse du groupe racisé destinée à établir le rapport de forces nécessaire à leur ascension. Dans ce cas, la visée politique abstraite correspond pour cette couche sociale à sa situation réelle dans la « société civile ». Comme dirait Marx. « L’âme politique d’une révolution consiste dans la tendance des classes privées d’influence politique à briser leur éloignement de l’Etat et du pouvoir. Sa perspective, c’est celle de l’Etat, totalité abstraite qui existe uniquement par la séparation d’avec la vie réelle et qui est inconcevable sans l’opposition organisée entre l’idée générale et l’existence individuelle de l’homme. » (Marx, Gloses critiques en marge de l’article « Le Roi de Prusse et la réforme sociale par un Prussien », éd. Pléiade, p.417). Parce que la vie politique n’existe que par cette séparation, l’opposition qui lui est inhérentes entre l’abstraction et la réalité immédiate de la vie concrète ne disparaît jamais, cette limite resurgit constamment en révélant les paradoxes dans lesquels la lutte politique est enfermée et en faisant apparaitre des fractures de classes dans la segmentation raciale de la société.
Non seulement, la généralité de la politique est une translation abstraite du particulier des luttes de la « société civile », mais encore elle est une inversion réelle. Elle se pose comme la généralité concrète, sociale qui fait du particulier, de l’existence dans la société une abstraction individuelle. La politique produit une inversion du concret et de l’abstrait, du social et de l’individu devenant une petite monade repliée sur elle-même et sur sa responsabilité. La situation dans la société apparaît comme un cadre extérieur aux individus, une entrave à leur véritable vie sociale qui est leur vie de citoyen. Mais là où l’inversion se renverse elle-même, c’est quand la vie politique devenue « vraie vie sociale », ne se présente et ne se déclare que moyen et serviteur pour permettre à la « petite monade » que dans son inversion elle a déclaré être « l’individu réel » de vivre sa « vie sociale », « en toute responsabilité individuelle ». La politique supprime le caractère social de la situation dans les rapports de production, elle est la sphère de la communauté, l’affaire générale du peuple de par son indépendance idéale par rapport à tous les éléments particuliers, épars, auxquels constamment elle réduit l’implication et la définition des individus dans les rapports de production qui n’ont plus qu’une importance purement individuelle. Mais cette émancipation (indépendance) dans la politique du général et du commun est, en même temps, l’acte par lequel les luttes sociales peuvent s’émanciper de la politique et de l’apparence même d’avoir un contenu général à respecter. Ajoutons, pour nous faire comprendre à propos de la politique, qu’il n’y a de politique qu’avec le mode de production capitaliste. Partout ailleurs, la situation dans les rapports de production et dans la division du travail déterminait directement, sous leur propre forme immédiate, les rapports de l’individu particulier au tout de l’Etat.
Malgré tout ce que nous venons d’exposer, sous certaines conditions, aux Etats-Unis ce « devenir politique » s’est mis en place et a fonctionné avant que le mouvement Black Lives Matter (BLM) signe son effondrement.
Une analyse contrefactuelle.
L’exemple américain : des « droits civiques » à « Black lives matter »
Aux Etats-Unis, « Un siècle après l’émancipation, le mouvement des droits civiques abattit les derniers vestiges de la discrimination légale. Mais l’enthousiasme ne tarda pas à retomber face à l’embrasement des villes du pays, où la population noire exprimait sa colère et le constat amer qu’elle avait été maintenue en marge de la société d’abondance. (…) Pour les libéraux, l’électoralisme noir était un signe de maturité politique qui permettrait au mouvement de quitter la rue au profit des élections, de la gestion municipale et des quartiers : le problème n’est pas le “système” mais le fait d’être exclu de ce que peut offrir la société états-unienne. Certains radicaux furent tentés à leur tour par l’auto-administration et le contrôle de la communauté. Une stratégie qui semblait s’imposer, étant donné qu’une grande partie de la population noire était administrée par des élus blancs et des institutions dominées par les blancs. Mais la question demeurait : l’appareil qui avait servi à opprimer la population noire pouvait-il être mis au service de son auto-administration. (vieille question depuis la Commune de Paris, nda). (…) Si l’on considère la conquête du système politique et de la représentation politique par des personnes noires comme le sommet de l’intégration à la société, alors nous sommes effectivement à l’apogée de l’harmonie raciale aux Etats-Unis » (Keeanga-Yamahtta Taylor, Black Lives Matter, le renouveau de la révolte noire américaine, éd. Agone, – qui vend très cher des livres très mal fabriqués, toutes les pages se décollent dès qu’on l’ouvre – p.327-328). Au moment où Obama, un Noir (non Afro-Américain), présidait aux destinées de l’Etat, 4 millions d’enfants noirs vivaient dans la pauvreté, un million de noirs étaient incarcérés, 240 000 ménages noirs avaient perdu leur maison suite à la crise des subprimes, ce qui équivaut à la perte de centaines de millions de dollars d’épargne.
« Au-delà de la présidence de Barack Obama, des milliers d’élus, une strate de dirigeants d’entreprise, un grand nombre de personnalités en vue de Hollywood et des sportifs multimillionnaires composent le paysage “post-racial” de l’Amérique. Désormais, quand les individus sont maltraités du fait de leur race, on considère ces actes comme un manquement à la bonne conduite et une transgression morale, et non “plus comme un phénomène endémique, entériné par la législation et la coutume”, déclarait Obama dans un discours commémorant le cinquantième anniversaire du Voting Rights Act. » (Taylor, op. cit., p.16-17).
Si l’abstraction et la séparation sont le propre de l’unification, de la revendication et de la vie politiques, ses effets quant à eux sont bien réels et concrets. Entre 1960 et 1965, durant la période de mobilisation sur les droits civiques, la négligence des causes structurelles des inégalités s’est accompagnée de « la construction d’une image négative des jeunes Noirs de la classe ouvrière, pas assez qualifiés ou méritants pour s’intégrer, ainsi que des Africaines-Américaines dérogeant au modèle construit de Rosa Parks, vertueuse, croyante et surtout respectable. » (Caroline Rolland-Diamond, Black America, éd. La Découverte, pp. 21-22). La voie fut ouverte à l’idéologie de la responsabilité individuelle. Partout, l’insistance sur l’intégration, l’ascension sociale et la dispersion professionnelle d’une fraction de la population racisée fait du mouvement d’ « intégration » une sorte de flux naturel. L’intégration, « réussie » pour les uns, a alors pour pendant nécessaire l’idéologie de la responsabilité individuelle de leur échec pour les autres, c’est-à-dire le plus grand nombre.
L’intégration des revendications noires à la politique institutionnelle s’est accompagnée d’une politique volontariste visant à créer une petite bourgeoisie noire, réduite mais stable. Les politiques fédérales de recrutement fondées sur la discrimination positive ont ouvert de nombreuses perspectives d’emplois à la population noire. « En 1970, 50% des diplômés d’universités noirs et plus de 60% des diplômées noires travaillent dans le secteur public, contre 35% des hommes blancs et 55% des femmes blanches ; les fonctionnaires ne représentent que 18% de la population active, mais 26% des Afro-Américains actifs sont fonctionnaires. (…) En 1974, 64% de tous les employés fédéraux étaient issus de minorités. » (Taylor, op.cit., p.142).
A partir du début des années 1970, il apparaît une classe moyenne noire au profil étatique particulier. Au côté de la catégorie des élus, en croissance rapide à ce moment là, se développe une population noire de fonctionnaires fédéraux ou locaux. Globalement, émerge une classe moyenne noire dont la place dans la « société civile » (comme dirait Marx avant 1845) coïncide avec sa fonction politique dans l’Etat. « Au cours des cinquante dernières années, le changement le plus significatif pour la condition afro-américaine a été l’émergence d’une élite noire, adossée à une nouvelle classe politique noire, qui se sont chargées de réduire les dépenses publiques et d’administrer des budgets dérisoires sur le dos des électeurs afro-américains. On voit aujourd’hui une classe d’entrepreneurs des droits civiques promouvoir et superviser la tendance générale à la privatisation, arguant de l’efficacité supérieure du secteur privé pour la livraison de services publics. » (idem, p.36). Face à l’échec de leur politique, ils invoquent tour à tour l’infériorité culturelle, l’instabilité des familles ou la délinquance des noirs.
L’ascension d’une classe moyenne noire a pris aux Etats-Unis un chemin particulier, celle des fonctionnaires et des élus. « La démobilisation du mouvement noir aux Etats-Unis n’est pas seulement le résultat de la répression étatique (voir les meurtres successifs des dirigeants des Black Panthers). Cela se situe à un niveau plus profond car une des façons d’agir du système américain est de récupérer le mouvement en créant une classe moyenne occupant des emplois dans les affaires, le secteur public. Cette nouvelle irruption des noirs dans les emplois publics donne naissance à une bourgeoisie noire plus forte que celle décrite par Frazier[32] (se recrutant essentiellement dans les professions libérales), parce qu’ayant la prétention de représenter l’ensemble de la communauté noire ». (Kristin Couper et Ulysses Santamaria, Quelques réflexions sur les notions de communauté et minorité dans l’approche de l’immigration au Royaume Uni et aux Etats-Unis, « L’Homme et la Société », 1985)
Tous ces fonctionnaires n’occupent pas évidemment de hautes fonctions, mais la propension des diplômés noirs (même s’il s’agit d’un « choix » par défaut) à intégrer la fonction publique donne à cette classe moyenne une allure particulière. Celle d’une médiation politique capable de se présenter comme le dépassement des fractures sociales à l’intérieur de la population noire. Un patron noir représentera une réussite individuelle ouverte à chacun « pourvu qu’il le veuille et s’en donne les moyens ». En revanche, avec les élus, cette classe particulière représente dans l’Etat la conversion générale du racisme structurel et des fractures de classes à l’intérieur de la population racisée en situation par nature individuelle. Car, c’est de l’Etat dont il s’agit, par là cette bourgeoisie noire peut avoir la prétention « légitime » de représenter l’ensemble de la « communauté » dans la mesure où sa propre existence politique apparaît comme l’existence de cette « communauté ». Cette classe n’est pas seulement un exemple de « réussite » stigmatisant les « autres », elle représente l’accession à l’universalité abstraite qui renvoie les « autres » à leur pure singularité. C’est une forme originale de fracture et de domination qui s’incarne dans cette classe moyenne étatique. Mais cette fraction particulière de la classe moyenne se dévoile comme telle en ne renvoyant les « autres » à leur atomisation singulière que dans la mesure où elle fait valoir, comme classe particulière, ses intérêts propres.
« D’un bout à l’autre des Etats-Unis, des milliers d’élus noirs dirigent des villes et des quartiers. Pourtant, malgré cette accession inédite au pouvoir politique, le sort de la grande majorité des Afro-Américains a très peu évolué. (…) L’apparition de cette classe politique noire n’a pas été sans conséquence : nombre de ces élus utilisent leur piédestal pour diffuser les pires stéréotypes sur la population noire de façon à s’exonérer de leur incompétence. (…) L’utilité de ces élus réside dans leur capacité, en tant que membres de la communauté, à semoncer les noirs des milieux modestes d’une façon que les politiques blancs ne pourraient jamais se permettre. (…) Les élus noirs recouvrent leurs actions d’un voile de solidarité raciale fantasmatique, tout en fermant les yeux sur le fait qu’ils ont choisi d’incarner les arbitres du pouvoir sur un terrain politique conçu pour exploiter et opprimer les Afro-Américains et les autres membres des classes populaires (souligné par nous). (…) Ce clivage politique entre Afro-Américains remonte à la fin des années 1960, quand ces derniers sont devenus des prétendants légitimes à la direction des municipalités urbaines et que l’accès au pouvoir électoral s’est imposé comme l’une des principales stratégies politique du Black Power. Cette stratégie a manifestement porté ses fruits pour certains. (…) S’il y a toujours eu des différences de classes chez les Afro-Américains, c’était la première fois qu’elles se traduisaient par le fait qu’une minorité d’entre eux dispose d’un pouvoir et d’une autorité politiques considérables sur la vie de la majorité. » (Taylor, op.cit. pp.136 à 141).
Cette fraction est forcée de protéger la généralité imaginaire de son intérêt particulier (que lui confère sa fonction dans l’Etat), pour protéger la particularité de classe et de race de « l’intérêt général ». En cela, elle s’érige en pièce essentielle et incontournable du devenir politique des mouvements.
Par cette classe moyenne avec en son sein cette fraction étatique décisive, les revendications et les luttes contre la ségrégation raciale sont traduites et deviennent politiques. La visée politique abstraite qui suppose une égalité préalable entre tous les individus et seulement une responsabilité individuelle dans la mise en œuvre ou non des opportunités, correspond pour cette couche sociale à sa situation réelle dans la « société civile ». C’est cette nouvelle classe moyenne noire composée de fonctionnaires que Bobby Seale, ancien dirigeant du Black Panther Party, appelle, lors de sa candidature à la mairie d’Oakland en 1973, à une relation plus collaborative avec la classe moyenne noire. Il s’agit d’utiliser ses compétences pour combler le vide laissé par le manque d’investissements publics et privés « Nous devons créer un cadre dans lequel la classe moyenne noire pourra travailler » dit Seale (Interview au magazine Ebony cité par Taylor, op. cit., p.146-147). Seale justifie ce « tournant pragmatique » (Taylor) en le présentant comme une possibilité pour les Panthers d’étendre leurs forces et d’offrir des services publics que l’Etat existant ne peut ou ne veut pas fournir. Promouvoir la participation politique des noirs au niveau local est une direction que prend le Black Power, mais elle est approuvée par l’ensemble de la classe politique. « L’Etat fédéral et le personnel, politique sont unanimes sur le fait que le contrôle accru des noirs sur l’espace urbain permettra de prévenir les révoltes (ce qui est également la position de Martin Luther King, nda). » (Taylor op. cit., p.149). En 1967, à Cleveland, Carl Stokes est le premier noir élu à la tête d’une grande ville des Etats-Unis, la fondation Ford (Cleveland était un des centres de l’industrie automobile) avait versé 175 000 dollars (soit l’équivalent de 1,2 million de dollars de 2015) aux associations noires s’investissant dans l’inscription des noirs sur les listes électorales.
Depuis les émeutes de Watts en août 1965, le « tournant pragmatique » était devenu vital pour la nouvelle classe moyenne noire qui se reconnaissait dans le mouvement des droits civiques. « Arrivé rapidement sur place, Martin Luther King fut particulièrement choqué ; Alors que sa visite à Los Angeles deux ans plus tôt avait été acclamée par une foule de 35 000 personnes et avait dynamisé le mouvement local, il fut cette fois accueilli par des slogans particulièrement hostiles témoignant du divorce entre les jeunes des ghettos et un pasteur médiatique prônant une politique intégrationniste : Rentrez chez vous, Dr King, nous ne voulons pas de vous ici.” Par cette apostrophe, les Noirs de Watts exprimaient leur frustration et leur colère envers un mouvement essentiellement centré sur la conquête des droits civiques et qui, selon eux avait négligé les problèmes des populations noires en dehors du Sud et sous-estimé la dimension socio économique du combat pour une égalité réelle. (…) Si Watts exprimait un divorce entre la classe moyenne noire associée à l’Amérique libérale et la classe ouvrière noire, c’était moins sur les moyens d’action que, précisément, sur cette question de la représentation politique, la majorité des Africains-Américains se sentant trahis par les classes supérieures coupées des réalités vécues par les plus pauvres. » (Caroline Rolland-Diamond, Black America, éd. la Découverte, p.326-327).
Le problème ne réside pas dans le fait que le Dr King et la classe moyenne noire faisaient une « mauvaise politique », mais qu’ils faisaient de la politique qui est nécessairement la traduction abstraite nécessaire des contradictions sociales concrètes. Dans un discours à Détroit en novembre 1963, Malcom X parlant de la Marche sur Washington du 28 août, après avoir évoqué l’entente entre King et Kennedy promettant de donner sa caution au mouvement, déclare : « Oui, elle a même cessé d’être une marche, pour devenir un pique-nique, un cirque. Rien qu’un cirque, avec les clowns et tout le reste. » (Malcom X, Le pouvoir noir, Petite collection Maspero 1968, p.45).
Quand Bobby Seale se lance en politique sa trajectoire est la même que celle de King, comme celle de tout le mouvement Black Power lors de son « tournant pragmatique ». Pour les milliers d’électeurs noirs qui portaient des maires noirs à la tête des villes, le Black Power consistait dans le pouvoir de contrôler les institutions politiques locales. Dès le début des années 1970, toutes les composantes du mouvement amorce ce tournant électoraliste. Que ce soit les libéraux du parti démocrate ou les radicaux du Black Panther Party, les candidatures aux élections en faisant dorénavant partie de l’ « arsenal politique » politisent et désamorcent toutes les contradictions. Face aux émeutes qui perdurent, l’idée d’un appareil politique noir capable d’apaiser les tensions et de gérer plus efficacement les problèmes budgétaires rend séduisante la perspective d’une représentativité noire.
Aux Etats-Unis, durant les années 1980, dans un contexte racial, social et économique particulier, une classe politique noire s’affirme : des Noirs deviennent maires de certaines villes les plus importantes du pays – Los Angeles, Détroit, Atlanta, Chicago, Philadelphie et New York -, mais ils ne disposent que de maigres ressources pour gérer ces villes, de plus en plus peuplées d’habitants noirs pauvres et au chômage.
« Plus généralement, on peut dire que la société américaine sortit transformer de l’ère du Black Power. Elle reconnaissait désormais le caractère pluriel de son identité, qu’on appellerait vite “multiculturelle”. Il était désormais considéré comme normal de trouver des Africains-Américains dans tous les secteurs de la société, des entreprises à la politique en passant par les universités et les industries culturelles. (…) Cependant, à l’instar des grandes victoires de 1964-1965, les succès du Black Power bénéficièrent surtout à la classe moyenne noire. La cause principale à l’origine de l’émergence du mouvement à l’échelle nationale – la persistance des conditions de vie très difficile des habitants du ghetto en dépit des victoires du mouvement pour les droits civiques – n’avait pas disparu. » (Caroline Rolland-Diamond, Black America, éd. la Découverte, p.425).
A la fin des années 1960 et durant les années 1970, quand l’industrie américaine entre en crise, les ouvrières et ouvriers licenciés sont en très grande majorité noirs. Entre 1973 et 1974, deux années de récession, 60 à 70% des salariés licenciés sont des Afro-Américains. Dans cinq villes de la région des Grands Lacs, la majorité des salariés noirs de l’industrie perd son emploi entre 1979 et 1984. Dans les années 1980 (Reagan), en même temps que de nombreuses villes passent sous la direction d’élus noirs, les assurances chômage sont réduites de 17%, le nombre de bénéficiaires des bons alimentaires de 13%, l’assistance aux foyers de personnes sans-emploi baisse de 14%, 300 000 postes financés par un programme d’emploi fédéral (en très grande majorité des employés noirs) sont supprimés, les loyers des logements sociaux dépendant de l’Etat fédéral augmentent de 5% et, dans les cantines scolaires subventionnées, le ketchup est classé comme « légume ».
L’émergence et l’ascension de cette « classe politique » afro-américaine est en raison inverse de l’importance sociale et économique de la population noire, ce qui éclaire la nature exacte du devenir politique des luttes menées contre la domination raciale[33]. Ce devenir n’est pas la continuation d’une puissance sociale acquise, son passage à un stade supérieur, mais l’expression d’une possible abstraction dans le colorblindness, dans la responsabilité individuelle, la pure et simple atomisation dans la relégation sociale et, couronnant le tout, le contrôle sexuel, moral, social et policier. C’est parce qu’individuellement les noirs se conduisent mal que leur quartier est à l’abandon, tel est le présupposé de la politique noire. En 1982, le National Black Leadership Roundtable (regroupement de 150 associations de politiciens et entrepreneurs noirs) dans son programme inaugural publié par le Congressional Black Caucus déclare viser : « un engagement quotidien pour nous-mêmes et nos foyers, pour notre peuple et en dernière instance pour une Amérique meilleure. Car nous devons établir un contrat historique vis-à-vis de nous-mêmes sur le fait que, si nous reconnaissons les responsabilités des autres institutions, la liberté et la dignité de notre peuple reposent essentiellement sur ce que nous faisons nous-mêmes et sur le sérieux avec lequel nous endossons l’exercice du pouvoir et l’autodétermination. » (cité in Taylor, p.170).
Notre propos ici n’est pas de dégager la part de responsabilité des élus noirs dans la situation des Afro-Américains mais d’analyser la production et la nature d’une stratégie politique qui se présentait comme une alternative « réaliste » aux luttes « par en bas » partielles, locales mais mobilisant des intérêts particuliers, c’est-à-dire réels. La politique est par nature leur généralisation abstraite qui les rend irréels en ce que ces intérêts prennent une forme indépendante dans la mesure où ils ne peuvent plus être qu’un moment plus ou moins conflictuel mais interne à l’intérêt commun (sous peine de ne plus être politique) sous lequel apparaît l’intérêt particulier de la classe dominante. En politique le « compromis » n’est pas un choix mais une nécessité.
Plaçant dans une perspective historique la situation politique actuelle aux Etats-Unis, principalement après les deux mandats d’Obama, Caroline Rolland-Diamond conclut : « Le démantèlement des obstacles légaux à l’égalité a ouvert la voie à l’idéologie de la responsabilité individuelle et de la colorblindness, tout discours mettant en question les structures institutionnelles du racisme dans un contexte de crise urbaine et de montée du conservatisme devient inaudible. » (Black America, éd. la Découverte, p.408). Après l’élection d’Obama, ce qui apparaissait hier comme une alternative – une meilleure intégration des noirs dans les appareils politique et économique – a déjà eu lieu et déjà échoué.
C’est une des avancées importantes des mouvements qui ont suivi le meurtre de Mike Brown à Ferguson (Missouri) en août 2014, d’avoir remis en cause cette idéologie de la colorblindness qui était simultanément celle des représentants de la classe moyenne noire politique qui n’hésitent pas à inciter à « déracialiser » les discours. Ce mouvement a été la manifestation et la critique concrète, pratique, de la coïncidence entre la colorblindness et l’abstraction inhérente à la politique dans la mesure où elle n’existe que par le « commun » de l’Etat.
Cependant, si après Ferguson aucun mouvement politique général ne parvient à se constituer, il faut en chercher la raison dans l’importance des conflits de classes à l’intérieur de la « communauté noire » et la configuration actuelle de ces conflit marquée par l’effondrement du leadership de la bourgeoisie et de la petite bourgeoisie noires débouchant sur une crise béante de légitimité. La vieille communauté noire, constituée par des décennies de ségrégation juridique et de fait (ce que le « mouvement des droits civique avait laissé de côté) a été de plus en plus déchirée par l’antagonisme des classes[34].
Toutes proportions gardées, la contradiction dans les termes que constitue en France « un mouvement politique issu des quartiers » se retrouve, maintenant, aux Etats-Unis, dans les conflits et l’échec qui ont accompagné les volontés d’unification et de représentation politique du mouvement Black lives Matter (BLM). De nombreux militants ont été confronté à l’impossibilité à traduire la diversité et l’ancrage local des luttes en mouvement politique.
A la suite du meurtre de Mike Brown, naissent une multitude d’organisations militantes et d’actions locales, se pose alors la question : « comment transformer cette kyrielle d’actions locales efficaces en mouvement national ? » (Taylor, op.cit., p.301). Dans le cas de BLM, le devenir en mouvement national n’est pas la simple somme plus ou moins difficile à réaliser des organisations locales. Ce devenir implique un changement de niveau qui est une mutation du mouvement. Ce qui en France passe par une institutionnalisation, une mise sous tutelle des associations par les municipalités et l’octroi de subventions, toutes sortes de processus inhérents par nature au devenir politique de généralisation qui doit parler la langue de l’abstraction, de la citoyenneté et de l’Etat, passe aux Etats-Unis, en outre, par l’emprise des Fondations (fondations Ford et Georges Soros, en France également, la campagne du CCIF – influencé par Tarik Ramadan – “Nous (aussi) sommes la nation” en 2012 a été en partie financée par Georges Soros). L’argent des fondations « professionnalise » le mouvement et favorise le carriérisme et « l’ascension sociale » de certains, occultant les collectifs de base.
Les problèmes que pose la coordination des multiples organisations et actions constituant BLM tiennent à ce que la coordination n’est pas une somme. En se liant à partir de ce qu’elles ont en commun, ces associations et actions produisent ce « commun » qui n’est pas une chose simplement donnée mais une chose à produire. Non seulement, la coordination ne trouve pas tout fait le « commun », il est produit par la coordination, mais, de plus, produit comme une abstraction : la construction d’une situation générale ne prenant sens que de par sa reconnaissance institutionnelle dans l’Etat.
Ce « commun », c’est à proprement parler le devenir politique du mouvement, mais, comme on l’a vu en France, ce devenir l’enferme dans une contradiction où la spécificité de la stigmatisation raciale doit être à la fois revendiquée et occultée dans sa généralisation nécessaire pour être politique.
L’enfermement dans cette contradiction est parfaitement exprimé par les incohérences logiques présidant à la vision de l’avenir de BLM tel qu’exprimé par Keeanga Yamahtta Taylor. « Sur le long terme, la force du mouvement dépendra de sa capacité à toucher le plus grand nombre en reliant les questions des violences policières aux autres aspects de l’oppression des personnes noires. Cette dynamique est déjà à l’œuvre, car la jeune garde a travaillé à établir ces liens. Le meilleur exemple est la lutte des travailleurs pauvres pour augmenter le salaire minimum … (…) Il y a un lien logique entre les campagnes des travailleurs pauvres et le mouvement BLM. C’est parce qu’ils sont sur-représentés parmi les classes populaires que les Afro-Américains sont les cibles de la police qui vise avant tout les pauvres. » (idem, p.311) Dans un tel raisonnement la spécificité du racisme a disparu. Les Noirs ne sont plus visés qu’en tant que pauvres, s’ils leur arrivent d’être « plus visés » c’est seulement parce qu’ils sont nombreux chez les pauvres. Ce qui a disparu c’est que, parmi les pauvres victimes de la police, les Noirs sont sur-représentés même par rapport à leur propre importance parmi les pauvres. La singularité de l’oppression n’est plus ressentie comme une exception à la règle (fût-ce celle des pauvres) mais plutôt comme une confirmation de la règle.
Ce rapide survol de la situation aux Etats-Unis permet de saisir à quelles conditions peut se constituer un « devenir politique » des mouvements et luttes de base contre la domination raciale et comment, aussi, cette constitution s’effondre. Pour qu’il y ait « devenir politique », il faut qu’existe une « classe moyenne ethnique » qui puisse devenir l’expression dans sa situation particulière de l’abstraction politique. Ce n’est pas le cas en France comme en témoignent les échecs successifs d’entreprises comme celle de France Plus (1985) : « L’association France Plus séduit une partie des jeunes issus de l’immigration. Son insistance sur la démarche électorale, sur les lobbies et sur la communauté maghrébine correspond aux aspirations des jeunes en voie d’ascension sociale. En effet, de nombreux jeunes ont pu sortir de la situation de galère par le biais de différents dispositifs sociaux, se traduisant par des offres ethniques d’emplois. (…) L’idée de faire pression par l’intermédiaire du lobby pour rouvrir les portes de la promotion se développe. La logique de la promotion ethnique, une fois lancée, s’entretient elle-même en suscitant des désirs d’ascension plus importants. La tentation de se présenter comme “représentant” des jeunes issus de l’immigration, ou comme “intermédiaire” incontournable dans l’action en direction de cette population est forte. Par ailleurs le discours communautaire de France Plus donne à cette nouvelle élite l’illusion d’une réconciliation avec les jeunes des cités. Les critiques à l’encontre de ceux que l’on commence à appeler les beurgeois, commencent en effet à se développer. (…) France Plus émerge comme l’expression publique de cette différenciation sociale en cours au sein des jeunes issus des cités. » (Bouamama, op.cit, p.127-128). N’ayant pas derrière eux l’histoire américaine d’une ségrégation légale ayant plus ou moins formé une « communauté noire »[35], arrivant dans les années 1980 au moment où les restructurations industrielles et le chômage frappent de plein fouet les immigrés et leurs descendants accentuant les clivages entre la masse et une mince « élite », cette dernière est vouée à l’échec au moment même où elle se constitue. Au moment de la culturalisation des années 1980 qui essentialise et rend fonctionnelle les constructions raciales à l’intérieur des nouvelles modalités de mobilisation de la force de travail, cette « élite » développe un discours déconnecté des « réalités de terrain ». Pour elle, dans la culturalisation il ne s’agit plus d’oppression sociale mais de « cohabitation culturelle ». La question se réduit en un « problème d’intégration ».
Malgré embryonnairement le PIR et conjointement les catégories sociales engagées dans la lutte contre « l’islamophobie » (voir plus loin), actuellement, les mêmes raisons de l’échec du « devenir politique » se répètent. Comme on l’a vu plus haut, cela souligne l’impasse des positions de Bouamama dans le FUIQP : en l’absence de cette catégorie sociale, il faut « repartir d’en bas », mais alors, du fait de la même absence, le « devenir politique » demeure une illusion. Cependant, comme le montre la situation américaine, si cette catégorie sociale est indispensable comme porteuse du projet politique, sa propre réussite sociale sape, à termes, sa « représentativité ».
Les luttes contre la ségrégation raciale dans leur « devenir politique », de par le caractère paradoxal de leur objet (généralisation sur la base de la situation de racisé comme référent-étalon et devant l’occulter pour échapper à l’antiracisme), ne peuvent faire valoir le particulier comme universel. Ce paradoxe est partiellement surmonté dans une catégorie sociale particulière (classe moyenne essentiellement étatique) dont la position dans la société civile et la position dans l’Etat coïncident. Mais cette fraction ne surmonte le paradoxe pour elle-même qu’en se retournant contre la masse de la population racisée, elle ne le surmonte pour elle-même qu’en le rendant encore plus manifeste. Situation si instable pour elle que sa propre existence nécessite qu’elle se fasse l’agent de la négation du racisme dans son caractère institutionnel et structurel.
Nous pouvons critiquer (malgré les améliorations des conditions matérielles qui peuvent parfois en résulter) la volonté d’abstraction et d’accession à l’universel qui fonde les tentatives d’unification en tant que « devenir politique » des luttes menées sur la base de la segmentation raciale de la force de travail : d’une part, elles ne peuvent viser en tant que telles que la citoyenneté et, d’autre part, par là-même, sont soumises, quant à leur éventuelle réussite, au leadership des classes moyennes quand celles-ci sont suffisamment étoffées et puissantes. Il n’en est pas de même de la possible généralisation des luttes qu’initie la fraction racisée du prolétariat. Le devenir général d’une lutte n’est pas le devenir universel de la politique.
Dans le chapitre Autonomie / unité ; mixité / non mixité ; intersectionnalité, nous aborderons plus longuement cette question. Ici nous ne prendrons qu’un seul exemple, celui de la grève des postes aux Etats-Unis en 1970 pour éclairer cette distinction.
La grève postale de 1970 s’inscrit dans la vague de grèves légales et surtout illégales qui déferlent sur le pays entre 1967 et 1974. Cette grève a lieu pendant la phase la plus virulente des émeutes urbaines, si cela n’est pas une coïncidence et si elle est initiée par les comités noirs de la « Société des employés postaux afro-américains », elle implique nécessairement des travailleurs blancs. Les noirs ne représentaient que 20 % des 700 000 employés des postes, mais ils jouèrent un rôle clé dans la grève sauvage de 1970, lancée contre les directions syndicales.
Quand une lutte sociale franchit la colorline, ce n’est jamais en uniformisant une situation déjà commune ou présupposée comme telle. C’est considérer que la colorline n’est pas constitutive de la «pauvreté » mais seulement quelque chose qui se surajoute que d’écrire comme Taylor que : « Même les personnes blanches des milieux modestes ont intérêt à dénoncer le racisme de la société états-unienne : cela leur permettrait de revendiquer avec les non-blancs un système de protection sociale élargi et robuste visant à redistribuer la richesse et les ressources des plus aisés aux classes populaires. » (op.cit., p.18). La pauvreté n’est pas seulement un certain niveau de revenus constaté à l’instant « t ». Elle inclut toutes sortes d’autres paramètres : la condition familiale, le logement, la possibilité d’ascension, le risque de répression policière et d’incarcération, la relation aux autres pauvres et la concurrence qu’ils se livrent, etc. Dans une société de classes et à plus forte raison aux Etats-Unis, prolétaires « blancs » et prolétaires « non-blancs » ne sont pas des acteurs égaux dans un tout donné, les luttes spécifiques de prolétaires noirs font partie de l’ensemble des intérêts du prolétariat, mais elles concernent les prolétaires « blancs » en tant que tels. Quand des prolétaires « blancs » s’engagent dans un mouvement initié par des Noirs, ils le font en fonction de la façon dont le succès ou l’échec des luttes des noirs influent sur leur propre situation et leurs propres intérêts (et vice-versa). Aucune lutte, même limitée à une entreprise particulière ne peut être séparée des conditions de la reproduction de chacun (on pourrait dire une chose équivalente quand une lutte met en mouvement « ensemble » des hommes et des femmes).
[1] Le sous-titre du livre d’Amara (une pierre à l’édifice des luttes de l’immigration) est en soi significatif, il renvoie au problème soulevé par Laure Pitti de la construction du concept « luttes de l’immigration ». Toute lutte d’immigrés n’est pas par là-même « lutte de l’immigration ». « Lutte de l’immigration » est une réalité sociale qui n’apparaît qu’à un certain moment, au début des années 1980 supplantant les « luttes des travailleurs immigrés ».
[2] Aux élections municipales premier succès électoral du Front National.
[3] Ce déplacement ne sera pas sans conséquence sur l’introuvable représentativité des associations (voir plus loin)
[4] Pas vraiment, il y a des différences quantitatives quant aux mobilisations qui deviennent des différences qualitatives, nda
[5] Non pas « trahison des Marcheurs » mais seulement d’une minorité d’entre eux, l’immense majorité n’était plus là à Talbot. Boubeker, quant à lui considère comme une erreur tactique ce qui était dans la nature même du mouvement : « le défaut d’enracinement dans les réalités sociales et culturelles de l’immigration (…) les beurs ont cru qu’il était possible de dépasser la conscience tragique de leurs parents sans payer leur dette à l’égard de l’immigration. » (op. cit., p.190). Ils auraient méprisé ce passé. Contrairement à ce qu’il peut écrire par ailleurs, ici Boubeker va à l’encontre de la thèse apologétique présentant le mouvement beur comme fondé sur une reconnaissance intergénérationnelle : la stratégie du PS portée par Georgina Dufoix, séparant les « beurs » des « vieux » travailleurs immigrés, répondait à des caractéristiques réelles du mouvement et on ne peut pas présenter la rencontre avec les ouvriers de Talbot autrement que comme un échec. Inversement, Quand Saïd Bouamama écrit que « la marche a des racines dans les actions des “travailleurs immigrés” des années 1970 » (Dix ans de marche des Beurs, éd. Desclée de Brouwer 1994, p.24), rien n’illustre plus le contraire que la liste de ces actions des années 1970 qu’il dresse trois pages plus loin : « Les travailleurs immigrés de l’époque, qui sont les parents des marcheurs, ne sont pas restés inactifs devant ce contexte. Ils réagissent à la fois contre leurs conditions de travail, de séjour et d’hébergement : grève de Pennaroya en 1970, grève de Renault en 1971, grève de Chausson en 1971, de nouveau Chausson en 1975, grève de loyers des foyers Sonacotra en 1976-1977, lutte pour la carte de dix ans et pour la régularisation des clandestins en 1977-1980. » (idem, p.27).
[6] Une des grandes batailles des Jalb a ainsi été d’éviter l’installation de SOS Racisme à Lyon.
[7] Saadene Sadgui participe à la fondation des JALB, rejoint « Agora » à Vaulx-en-Velin, puis le CNDP (Comité National contre la Double Peine), proche actuellement du PIR. Un itinéraire « politique » que l’on peut qualifier d’exemplaire.
[8]Cest l’agence IM’média qui est à l’origine des « Comités J’y suis j’y reste », à la suite de la grève de la faim des Jalb contre la loi Pasqua de 1986. Presque tous les militants des mouvements qui marquent les années 90 (le MIB, le Comité national contre la double peine – CNDP créé en 1990, etc.) sont passés par IM’média.
[9] Né en 1966 au Maroc, participe en 1990 au Jalb puis à la création de DiverCité en 1997
[10] Dont Bernard Tapie sera titulaire en 1992.
[11] Khaled Kelkal : né en Algérie en 1973, il grandit à Vaulx-en-Velin, membre du GIA algérien (Groupe Islamique Armé), il est considéré comme responsable d’une vague d’attentats en France durant l’été 1995 (entre autres la bombe du RER B à la station St Michel à Paris). Abattu par la police en septembre 1995.
[12] En 1983, Tarik Kawtari, né en 1962 à Casablanca, milite au « Collectif Jeunes » qui accueille la Marche à Paris, de 1985 à 1987 participe à IM’média, un des fondateurs du CNDP en 1990, puis du MIB en 1995. Militant de quartier au Petit Bard à Montpellier.
[13]On trouve également une version légèrement raccourcie de cet entretien sur le site web de « Quartiers XXI » en date du 19 mai 2015.
[14] On pouvait être, comme le PCF, le « parti des ouvriers » à condition que les ouvriers deviennent « les travailleurs » et ces derniers « le peuple » et ce dernier « la France » face au « grand capital ».
[15] Le parcours du bonhomme est symptomatique des personnalités auxquelles il est nécessaire de faire appel dans le cadre du « passage au politique ».
Maire de St Denis de 1991 à 2004. Il est élu député communiste de Seine-Saint-Denis en 1993. Après la victoire de la gauche aux élections législatives anticipées de 1997 et sa réélection, le secrétaire national du Parti communiste français, Robert Hue, s’oppose à son entrée dans le gouvernement de Lionel Jospin, le jugeant « incontrôlable ». Il quitte la fonction de maire en 2005, pour prendre la présidence de la Communauté d’agglomération Plaine Commune. Il est réélu député le 17 juin 2007.
Au sein du Parti communiste, il fait partie du mouvement des refondateurs. Pour l’élection présidentielle de 2007, il soutient la candidature de José Bové. Patrick Braouezec souhaitait représenter les communistes au sein du Front de gauche à l’occasion des élections régionales de 2010. Le Parti communiste lui préfère Pierre Laurent, coordinateur du PCF, comme tête de liste « Ensemble pour des régions solidaires, écologiques et citoyennes » en Île-de-France. À cette occasion, un de ses principaux soutiens dans le département Stéphane Gatignon quitte le PCF pour rejoindre les écologistes. Le 25 mars 2010, il annonce dans un entretien accordé au Monde qu’il quitte le PCF et souhaite participer à une meilleure structuration de la Fédération pour une alternative sociale et écologique (FASE). Alors qu’il avait annoncé en janvier 2010 sa décision de ne pas se représenter aux élections législatives de 2012, il déclare en mars 2011 qu’il briguera finalement sa succession
La presse rapporte en janvier 2017 son prochain ralliement au parti « En marche ! » créé par Emmanuel Macron. Pour l’élection législative, il appelle localement à voter pour le candidat communiste. En août 2017, il fait déjà part de sa « déception » vis-à-vis d’Emmanuel Macron.
À l’occasion de la Fête de l’Humanité de 2017, il reprend sa carte d’adhérent au PCF. Il appelle à « créer les conditions d’un rassemblement populaire très large avec l’ensemble des progressistes sans a priori, sans rejeter, sans principes arrêtés » et qu’il faut « se différencier avec l’attitude de Jean-Luc Mélenchon qui considère qu’il y a un chef, un projet et qu’il n’y a pas à discuter, qu’il n’y a pas à négocier avec qui que ce soit».
Le 28 mars 2018, il est nommé vice-président du Conseil national des villes. Par un décret du 14 juillet 2018, il est nommé membre du conseil de surveillance de la Société du Grand Paris, dont il devient président le 7 septembre 2018. (Source Wikipedia).
[16] La carrière politique d’Alain Lipietz, chez les Verts depuis 1988, est plus simple (voir Wikipedia). Signalons qu’il fut signataire de l’appel des Indigènes de la République en 2005.
[17] Selon le CNDP, en incluant les familles, la double peine a touché 20 000 personnes, ce qui explique la réelle audience du Comité dans les quartiers.
[18] Sur les associations, leur « devenir politique » et le démocratisme radical voir plus loin.
[19] Depuis l’arrivée de la marche de 1983, on sait que ce dernier point est un vœu pieux.
[20] Nous verrons par ailleurs que la question de la « différence » se ramène à celle de « qui dit la différence ? » et quel système la produit comme différence. Toute différence produite ne l’est que dans un système hiérarchique (voir Guillaumin, L’idéologie raciste). Bouamama considère la « différence » comme un donné de fait. Sayad dans L’illusion du provisoire (éd. Raison d’agir 2006, p.63) montre que chaque fois qu’il est question d’immigration il s’agit de « percevoir l’immigré, le définir, le penser ou, plus simplement, en parler toujours en référence à un problème social. »
[21] On considère cette assertion comme exacte bien que depuis un siècle existe un Droit du travail dépassant l’individu abstrait car reconnaissant l’asymétrie du contrat de travail et son caractère collectif.
[22] Ce concept était déjà le thème central de Convergences 84.
[23] Que ce tract ait été une sorte de « faux » rédigé par des militants et non par des élèves de LEP ne lui enlève pas sa teneur d’expression d’une époque.
[24] Voulant être un mouvement politique prenant les choses par en bas, le FUIQP se présente comme la convergence des luttes des immigrations.
[25] On retrouve là la problématique de Joan Scott dans son livre La citoyenne paradoxale à propos des féministes de la première moitié du XXème s : revendiquer l’égalité au nom de leur situation et de leur existence comme femmes.
[26] L’Association « Ni Putes ni Soumises », petite sœur de SOS-R, née en février 2003, renforce ce clivage de façon ostensiblement manipulatoire.
[27] Si à l’époque de Pouget, il pouvait y avoir une organisation syndicale prônant le sabotage c’est parce que celui-ci s’inscrivait dans la défense du travail ouvrier et de sa dignité.
[28] Voir remarque précédente relative à ce tract.
[29] Voir le chapitre sur les émeutes en Suède avec la police devenant directement la détermination d’un rapport économique de définition et de mobilisation d’une fraction de la force de travail disponible.
[30] Cette conscience de l’absence de reconnaissance sociale possible trouve sa forme paroxystique dans l’adhésion au djihadisme. Il ne s’agit plus de « lettres au procureur avec accusé de réception », de marche blanche, d’égalité, de nouvelle citoyenneté. En fait, il ne s’agit plus d’invoquer les « valeurs occidentales » contre leur application réelle, il s’agit de les rejeter, de les vomir, de rompre avec tout le langage politique convenu.
[31] « … la classe révolutionnaire se présente d’emblée non pas comme classe, mais comme représentant la société tout entière, elle apparaît comme la masse entière de la société en face de la seule classe dominante … » (Marx). Bien que nous la considérons globalement comme exacte, nous discuterons plus amplement de cette thèse de Marx dans le chapitre sur « Le Grand Récit décolonial ». Pour les Subaltern Studies, la faillite des « élites nationales postcoloniales » dans leur « mission révolutionnaire bourgeoise » à « parler au nom de la société » est à la base de la vision de l’irréductibilité au monde politique de la « pratique des subalternes » (cf. Ranajit Guha, Dominance without Hegemony, History and Power in Colonial India, non traduit en français). On peut trouver en français l’exposé de thèses similaires dans Asok Sen, Subalterne studies : capital, classe et communauté, in Subaltern studies, éd. L’Asymétrie, p.227) Dans sa critique de la théorie postcoloniale, Vivek Chibber, quant à lui, conteste la thèse de Marx afin de montrer que la bourgeoisie indienne n’a pas été « en-dessous » de ses homologues anglaise ou française des XVIIe et XVIIIe s (Vivek Chibber, La théorie postcoloniale et le spectre du capital, éd. L’Asymétrie 2018).
[32] Edward Franklin Frazier (1894 – 1962), sociologue, auteur de Bourgeoisie noire, 1955 (nda).
[33] Une appréciation similaire pourrait être formulée pour la France.
[34]« L’Amérique noire a été touchée de façon disproportionnée par la pauvreté et l’accroissement des inégalités économiques qui traversent toute la société états-unienne. (…) Le fossé entre riches et pauvres est encore plus prononcé chez les ménages noirs que chez les blancs. Les foyers blancs les plus riches possèdent 74 fois plus qu’une famille moyenne blanche. Mais l’écart chez les Afro-Américains est stupéfiant : les familles les plus riches possèdent 200 fois plus que le foyer moyen noir. » (Taylor, op.cit., p.21)
[35] Il est notable que, dans le Nord, King n’est jamais parvenu à créer un vaste mouvement et, après sa condamnation des émeutes de Harlem et Los Angeles, avait entrepris, avant son assassinat (4 avril 1968) une organisation systématique des quartiers noirs, préparant, non pas une marche des noirs, mais une « marche des pauvres » sur Washington pour le 22 avril 1968.
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