« stoff répond à stoff »
Article publié dans la revue
« stoff répond à stoff »
février 2022
Un retour critique sur notre article en deux volets intitulé « Substance du capital et lutte des classes », suivi de quelques précisions sur les raisons de nos divergences avec la Critique de la valeur.
Première partie Deuxième partie
« Jusqu’à présent les hommes se sont toujours fait des idées fausses sur eux-mêmes, sur ce qu’ils sont ou devraient être. Ils ont organisé leurs rapports en fonction des représentations qu’ils se faisaient de Dieu, de l’homme normal, etc. Ces produits de leur cerveau ont grandi jusqu’à les dominer de toute leur hauteur. Créateurs, ils se sont inclinés devant leurs propres créations. Libérons-les donc des chimères, des idées, des dogmes, des êtres imaginaires sous le joug desquels ils s’étiolent. Révoltons-nous contre la domination de ces idées. Apprenons aux hommes à échanger ces illusions contre des pensées correspondant à l’essence de l’homme, dit l’un, à avoir envers elles une attitude critique, dit l’autre, à se les sortir du crâne, dit le troisième et — la réalité actuelle s’effondrera. » (Marx et Engels, L’idéologie allemande, Préface)
Introduction
Si les réactions de Palim Psao à notre article en deux volets furent incapables de répondre à notre critique de fond et se sont contentées de critiques ad hominem et ad classem (qui plus est erronées) qu’il dénonce pourtant comme étant de notre fait, nous comprenons que notre caractérisation sociologique des Wertkritiker comme « éléments les plus avancés […] [de] la petite-bourgeoisie intellectuelle en voie de déclassement » ait pu être considérée comme une attaque ad classem contre des individus qui n’en font pas tous partie, à commencer par ses fondateurs, et comme une preuve de notre mauvaise foi et de notre manque d’auto-critique quant à notre propre position sociale. Certain-e-s d’entre nous avions d’ailleurs déjà signalé notre désaccord avec cette caractérisation trop abrupte (notamment eu égard aux milieux Wertkritiker d’Allemagne, de France et du Brésil) et en tout cas réductionniste au moment de l’écriture de l’article.
Si nous restons d’accord avec l’intention initiale de ce dernier, qui est de débattre avec la Critique de la valeur sur le terrain des conséquences politiques de leur théorie plutôt que de leur théorie elle-même, il nous semble en revanche nécessaire de revenir sur notre tentative d’explication « matérialiste » de nos divergences d’avec la Critique de la valeur. Il nous semble ainsi préférable, plutôt que de s’en tenir à une supposée base sociale différente entre la Critique de la valeur et nous – ces bases sociales étant en fait relativement analogues –, de rechercher l’origine de nos divergences du côté de nos façons différentes d’envisager la révolution.
Certes, cette dernière est avant tout une théorie de la domination, de la « domination sans sujet » du Capital, et pas une théorie de la révolution. Pour autant, aussi structuraliste, déterministe, totalisante et « objectiviste » soit-elle, elle concède ici et là qu’il existe une possibilité de dépassement du fétichisme capitaliste et une possibilité de détourner l’histoire de son cours fixé par la dynamique impersonnelle du sujet-automate. Le titre même du livre du Wertkritiker Ernst Lohoff à paraître en mai 2022 en français aux éditions Crise & Critique, La Fin du prolétariat comme début de la révolution : Sur le lien logique entre théorie de la crise et théorie de la révolution, démontre bien qu’il existe une théorie Wertkritik de la révolution, aussi sommaire et contradictoire avec la théorie du sujet-automate et de la domination impersonnelle du fétiche capital soit-elle.
Le « sujet révolutionnaire » implicite de la Critique de la valeur
En effet, en tant que nous nous reconnaissons dans un marxisme anti-autoritaire, nous souscrivons à l’idée fondamentale que celles et ceux qui font de la théorie révolutionnaire n’ont aucun rôle politique à jouer en tant que tels puisque les idées produites en-dehors des luttes de classes (y compris les nôtres donc) ne peuvent et ne vont pas changer le monde. La Critique de la valeur, si elle affirme également l’autonomie de la théorie critique vis-à-vis de la pratique révolutionnaire, le fait d’une manière paradoxale, puisque les seules esquisses de théorie de la révolution dans la Critique de la valeur (notamment dans le Manifeste contre le travail) font de l’adoption par un mouvement social des « non-rentables » d’un anti-capitalisme non-tronqué – c’est-à-dire en fait de la Critique de la valeur – la seule possibilité d’émancipation.
Considérant que « toute lutte et toute action demeurent sous l’emprise de la fausse objectivité aussi longtemps qu’elles ne sont pas traversées par la critique des formes et substance du travail abstrait » (Kurz), il n’y aurait ainsi que deux possibilités de rupture révolutionnaire selon la Critique de la valeur : soit à la suite de l’émergence spontanée chez un nombre critique d’individus d’une « critique des formes et substance du travail abstrait », soit à la suite d’une ample diffusion de la critique de la valeur. On peut se demander, au passage, comment cela serait possible selon la théorie de la forme-sujet développée par la Critique de la valeur, et même comment les Wertkritiker eux-mêmes ont réussi à échapper à cette forme-sujet narcissique et fétichiste qui correspond à « l’économie totalitaire de marché » (Kurz).
Dans les deux cas, quoiqu’il en soit des conditions d’émergence d’une telle conscience anti-fétichiste, il est clair que selon la Critique de la valeur, ce n’est que si une masse d’individus change d’idées et adopte une « critique des formes et substance du travail abstrait » qu’une rupture révolutionnaire est possible. Or, cette critique non-tronquée du capitalisme ne pouvant émerger d’une « conscience de classe » et d’un sujet révolutionnaire pré-constitué « objectivement » par les rapports de production – le prolétariat dans la théorie marxiste –, elle ne peut par conséquent émerger que d’une réflexion théorique – soit spontanée, soit plus probablement provoquée par la lecture et la diffusion de la Critique de la valeur. Or celle-ci nécessite des capacités théoriques marxiennes qui exigent beaucoup de temps pour s’acquérir (sauf à être fille ou fils de marxologue, de marxiste ou mieux encore de Wertkritiker). Des études universitaires ne sont pas de trop pour y parvenir, en raison de la complexité des problématiques abordées. C’est en ce sens, et en ce sens-là seulement, qu’on peut dire que les potentiels sujets révolutionnaires – aux yeux de la Critique de la valeur – se recrutent et se recruteront plutôt, non pas tellement du côté de la « petite-bourgeoisie intellectuelle » en tant que telle, mais du côté des individus ayant un capital théorique leur permettant de comprendre et de s’approprier la critique de la valeur. Ils sont d’ailleurs les mêmes, à peu près, que ceux qui se reconnaissent dans stoff. Nous sommes bien ici dans les parages (bien que ce ne soit pas exclusif) des classes moyennes salariées.
Autrement dit, si la Critique de la valeur n’est pas l’expression théorique la plus avancée de « la petite-bourgeoisie intellectuelle en voie de déclassement », elle défend bel et bien une théorie de la révolution qui place implicitement le plus d’espoir dans les détenteurs d’un capital théorique (marxien, en l’occurrence) – ceux-ci étant regardés non pas comme une avant-garde à la manière du marxisme traditionnel, mais comme le sujet révolutionnaire lui-même. Et en donnant ainsi une telle place à ceux-ci, eux-mêmes majoritairement issus des classes moyennes salariées (ou ayant fait un parcours universitaire qui leur aurait permis d’en faire partie), on comprend qu’elle puisse agacer celles et ceux qui, comme nous, sont fatigué-e-s de voir l’intelligentsia d’extrême-gauche (dont nous faisons d’ailleurs partie), des appelistes aux écologistes d’Extinction Rebellion, s’auto-proclamer sujet révolutionnaire d’une manière ou d’une autre.
Aux origines du sujet révolutionnaire implicite de la Critique de la valeur
Comment la Critique de la valeur en est-elle arrivée à placer ses espoirs de rupture révolutionnaire dans les détenteurs d’un capital théorique marxien ? On peut penser que cela vient de son analyse de la crise du mouvement ouvrier organisé, d’une part, et d’autre part, de sa critique du programmatisme prolétarien sous toutes ses formes.
Pour la Critique de la valeur, la crise du mouvement ouvrier organisé signe la fin de la lutte des classes, et non pas simplement la fin du programmatisme ouvrier et de l’identité ouvrière. Mais surtout, la Critique de la valeur ne critique pas le programmatisme prolétarien comme programmatisme, c’est-à-dire comme programme politique à réaliser, mais uniquement comme programmatisme prolétarien. Ce qu’elle reproche au programmatisme prolétarien, c’est d’avoir voulu faire du travail à la base de la condition prolétarienne un élément positif à affirmer face au capital, et simultanément d’avoir considéré le prolétariat en tant que classe du travail comme classe révolutionnaire (ce en quoi elle a raison). Mais elle n’a pas pour autant formulé de critique du programmatisme en tant que tel. Ce qui fait que, identifiant la révolution au programmatisme, elle a pensé que le problème du programmatisme prolétarien était à la fois son sujet révolutionnaire, le prolétariat – simple classe du mode de production capitaliste selon elle (et donc incapable de l’abolir) –, et son mot d’ordre, l’émancipation du travail vis-à-vis du capital. Au programme de l’émancipation du travail vis-à-vis du capital, c’est-à-dire l’émancipation par et pour le prolétariat, la Critique de la valeur substitue alors son propre programme, qui est l’abolition du travail abstrait. Au prolétariat comme sujet révolutionnaire devant réaliser le programme d’émancipation du travail vis-à-vis du capital, la Critique de la valeur substitue les détenteurs d’un capital théorique marxien capables de se prémunir contre la critique « tronquée »du capitalisme et de percer à jour sa véritable essence.
La Critique de la valeur garde en fait du programmatisme l’idée qu’il faut un sujet révolutionnaire conscient, en l’occurrence des individus faisant leur la « critique des formes et substance du travail abstrait », et ayant pour programme la destruction du capitalisme, c’est-à-dire de la société fétichiste caractérisée par une domination impersonnelle des « abstractions réelles ». Et comme cette conscience révolutionnaire, théorique et non de classe, ne peut se trouver que du côté des détenteurs d’un capital théorique marxien, la Critique de la valeur fait de facto des détenteurs de la bonne théorie – et adhérents à la « critique des formes et substance du travail abstrait » développée par la Critique de la valeur, cela va désormais sans dire – les seuls sujets capables d’en finir avec le capitalisme.
Conclusion
Ainsi, en rompant avec le marxisme et avec l’idée que l’antagonisme de classe peut constituer autre chose qu’une « lutte d’intérêts catégoriels inscrite dans la logique du système » (ce qu’elle est en effet jusqu’au moment où le prolétariat cessera, dans une crise violente du travail et du capitalisme, de pouvoir s’affirmer comme classe du travail, et sera donc forcé de s’abolir en tant que classe du travail, et donc d’abolir le travail-marchandise, même si ce n’est pas forcément au profit d’une société émancipatrice), la Critique de la valeur ne considère pas que celles et ceux qui sont au fondement matériel de la production et de la reproduction capitaliste, c’est-à-dire les prolétaires, puissent être à l’origine d’une rupture révolutionnaire en tant que classe. Ne plaçant aucun espoir dans l’émancipation par celles et ceux par qui se réalise, au quotidien, la production et la reproduction capitaliste, la Critique de la valeur se voit obligée de se tourner vers celles et ceux qui ont les capacités théoriques de critiquer les « formes et substance du travail abstrait ».
Certes, elle n’ignore pas les critiques du travail en acte des luddites ou des ouvriers italiens des années 1970, mais elle considère celles-ci comme tronquées, puisque dirigées uniquement contre des « formes phénoménales » du travail abstrait, c’est-à-dire, respectivement, le travail industriel et sa déqualification ou le salariat et ses cadences infernales. Ainsi, le « mouvement social » (Manifeste contre le travail) qui mettra fin au capitalisme doit être, selon la Critique de la valeur, nécessairement composé d’individus ayant une conscience politique informée par une conscience théorique wertkritisch. Et c’est en ce sens, et en ce sens seulement, que la Critique de la valeur se trompe de cheval révolutionnaire et retombe dans le programmatisme en substituant son propre contenu programmatique à celui du marxisme traditionnel. La voilà qui regarde le monde et ses luttes réelles comme étant toujours déjà trop vieux pour comprendre et oublie que la chouette de minerve ne prend son envol qu’à la tombée de la nuit. Croyant détenir le monopole de compréhension de la crise en cours, la Critique de la valeur rêve d’attirer à elle d’autres chevaux-légers détenteurs d’un capital théorique marxien (ou socialement susceptibles de l’acquérir). Elle se pense comme l’étalon de la théorisation, mais elle n’est peut-être que le canasson de la révolution.
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