Les bobos américains délaissent les banlieues pour les villes
Hier, les Américains désertaient les centres-villes pour se réfugier dans les suburbs, ces banlieues résidentielles tentaculaires. Ils reviennent désormais s’installer dans les métropoles, abandonnant derrière euxdes quartiers sur le déclin. |
[print_link] C’est une bien étrange époque que vivent les banlieues résidentielles américaines. A mesure que les maisons se vident, des pelouses autrefois soigneusement entretenues sont livrées aux mauvaises herbes, et les signes de désordres physiques et sociaux se multiplient comme le chiendent. Le lotissement de Windy Ridge, situé à 13 kilomètres au nord-ouest de Charlotte, la plus grande ville de Caroline du Nord, a été récemment construit afin de faciliter l’accession à la propriété. Mais, à la fin de l’année dernière, 81 de ses 132 petites maisons ont été saisies. Depuis, des vandales ont défoncé à coups de pied les portes des maisons vides et arraché les fils électriques de cuivre. Des toxicomanes et des SDF y ont parfois élu domicile. En décembre, une balle perdue est venue se loger dans la chambre de Laurie Talbot après avoir traversé celle de son fils. Cette mère de famille, qui a quitté New York en 2005 pour s’installer à Windy Ridge, a déclaré au journal local, le Charlotte Observer : “Je pensais avoir acheté une maison dans un coin tranquille. Même dans mes pires cauchemars, je n’aurais jamais imaginé ça.” Dans le quartier Franklin Reserve de la ville d’Elk Grove, au sud de Sacramento, en Californie, les pavillons sont plus cossus que ceux de Windy Ridge, mais le phénomène est identique. A l’apogée du boom de l’immobilier, 10 000 maisons sont sorties de terre dans ce quartier en l’espace de seulement quatre ans. Aujourd’hui, beaucoup sont vides ; d’autres sont occupées par des locataires douteux. Graffitis, vitres brisées et autres signes de décrépitude se multiplient. Susan McDonald, qui travaille comme cadre dans une banque et préside l’association des habitants du quartier, confie : “Des gangs s’installent ici. Les choses ont bien changé ces dernières années.” Au cours du premier semestre 2007, dans la banlieue de Lee County, en Floride, où une maison sur quatre est vide, les cambriolages ont fait un bond de 35 % et les vols avec violence ont connu un accroissement de 58 %. A Charlotte, des associations locales ont commencé à entretenir les pelouses attenantes aux maisons vides afin de préserver un semblant de stabilité. La police, quant à elle, a dressé une carte des propriétés saisies, dans le but de localiser les foyers de criminalité potentiels. Le déclin de quartiers comme Windy Ridge et Franklin Reserve est généralement attribué à la crise des subprimes [crédits hypothécaires à risques], qui a entraîné une vague de saisies immobilières. Cette crise a de fait catalysé ou intensifié les problèmes sociaux de nombreux quartiers. Mais la sombre histoire des pavillons vides et de la décrépitude des banlieues n’a pas vu le jour avec la crise des subprimes, et elle ne prendra pas fin avec elle. Le marché immobilier américain est en proie à un bouleversement structurel : les Américains ne conçoivent plus leur manière de vivre et de travailler comme auparavant. Le déclin actuel est dû à cette mutation majeure, qui entraîne la redistribution vers les quartiers périphériques d’une partie des pires maux dont souffraient jusqu’ici les villes. Arthur C. Nelson, directeur du Metropolitan Institute de l’université Virginia Tech, étudie attentivement les tendances dans les domaines de la démographie, de la construction, des prix immobiliers et des préférences des consommateurs aux Etats-Unis. En 2006, il a modélisé la demande à venir en différents types d’habitations. Le résultat laisse pantois : d’ici à 2025, les Etats-Unis auront sur les bras un surplus probable de 22 millions de maisons dotées d’un grand terrain (à partir de 700 mètres carrés environ), ce qui correspond approximativement à 40 % des maisons de ce type existant actuellement. Cela fait soixante ans que les Américains affluent vers les banlieues résidentielles, délaissant les villes et transformant le paysage. Mais, aujourd’hui, on assiste à un retour du balancier : ils reviennent vivre en ville, et de multiples indices laissent penser que la tendance sera durable. De fait, une multitude de banlieues peu denses et de lotissements de “McMansions” [les “maisons McDo”, ainsi baptisées en raison de leur goût douteux et de la masse d’unités produites] deviendront peut-être ce que les centres-villes étaient dans les années 1960 et 1970 – un cocktail de pauvreté, de crime et de délabrement. Le rêve de la banlieue américaine est né entre 1939 et 1940, lors de l’Exposition universelle de New York. Futurama, la manifestation de loin la plus populaire de l’Exposition, a sans doute été visitée par 10 % de la population américaine. En son cœur, un modèle réduit occupant la surface d’un terrain de football montrait à quoi ressembleraient les villes américaines des années 1960 : des voitures de la taille d’une boîte d’allumettes sillonnaient de vastes autoroutes. Fini les logements surpeuplés, les Américains des années 1960 vivraient dans des maisons individuelles avec jardin et garage. L’Exposition n’impressionnerait guère aujourd’hui, mais, à l’époque, elle en a fait rêver plus d’un. L’écrivain et journaliste E. B. White écrivit alors dans la revue Harper’s : “Futurama m’a mis dans le même genre d’état second que la cathédrale St. John the Divine [à New York]… Je ne voulais plus sortir de ce rêve.” La transformation des banlieues résidentielles a commencé en 1946 – après le retour des GI à la fin de la Seconde Guerre mondiale -, pour atteindre son apogée près d’un demi-siècle plus tard : la population, puis les boutiques et enfin les emplois ont tourné le dos aux villes pour investir des lotissements, des centres commerciaux et des parcs de bureaux flambant neufs. Lorsque les familles ont commencé à fuir les villes, elles ont laissé derrière elles des quartiers pauvres, une architecture décrépite et une criminalité en plein boom. La concurrence des centres commerciaux périphériques, mais aussi les émeutes des années 1960 [des villes comme Baltimore, Washington, Newark, Watts ont été au centre de violentes émeutes raciales] ont porté un coup supplémentaire à la vitalité des centres-villes et de leurs commerces. Aussi, vers la fin des années 1970, ceux qui voulaient vivre loin de l’insécurité et à proximité de bonnes écoles pour leurs enfants n’avaient guère d’autre choix que d’habiter en banlieue. Sorti en 1981, le film Escape from New York [de John Carpenter, distribué en France sous le titre New York 1997], avec l’acteur Kurt Russell, dressait le tableau d’un avenir qui faisait froid dans le dos : abandonné par sa population, Manhattan y était transformé en pénitencier dont les occupants étaient livrés à eux-mêmes. Les villes ont progressé à pas de géant depuis le début des années 1980. A peine neuf ans après que Kurt Russell eut échappé de justesse au naufrage de New York, la série télévisée Seinfeld (suivie de Friends, puis de Sex and the City) s’est mise à vanter les charmes de la ville aux générations X et Y [respectivement nées entre 1965 et 1975, et entre 1975 et 1990]. Entre-temps, bon nombre d’Américains ont dû se rendre à la réalité des banlieues : avec leur tendance à s’étendre à l’infini, celles-ci peuvent se révéler véritablement effroyables. De sorte que, de nos jours, lorsque Hollywood cherche un décor où camper l’inhumanité, le désespoir ou la déchéance morale, c’est souvent vers les banlieues que son regard se tourne : il suffit pour s’en convaincre de regarder les récentes séries télévisées Les Soprano et Desperate Housewives. Ces dix dernières années, tandis que les villes ont recommencé à attirer une population aisée, les banlieues résidentielles ont poursuivi leur croissance à tombeau ouvert. La périphérie d’Atlanta atteint aujourd’hui presque Chattanooga [à quelque 190 kilomètres de là] ; les villes de Fort Worth et de Dallas [à l’origine distantes de 50 kilomètres] ne font plus qu’une ; et Los Angeles a déployé un de ses tentacules au-delà des monts San Gabriel, jusque dans le désert Mojave. Certains experts croient que les banlieues poursuivront indéfiniment leur expansion. Mais les préférences des Américains d’aujourd’hui en matière d’habitat et de culture sont diamétralement opposées à celles des années 1940. De nos jours, la plupart des Américains vivent dans des maisons individuelles isolées, à l’écart des espaces de travail, de shopping et de loisir. Mais c’est la vie en ville qu’ils imaginent faite d’excitation, de liberté et de diversité. Alors, comme dans les années 1940, le marché immobilier réagit. La demande en logements urbains se reflète dans l’évolution des prix immobiliers. Il y a vingt ans, dans la plupart des grandes villes, les logements se vendaient à des prix défiant toute concurrence. Aujourd’hui, on se les arrache à prix d’or. Le prix du mètre carré pour un logement en ville excède de 40 % à 200 % celui d’un logement situé dans une banlieue résidentielle traditionnelle, et ce dans des villes aussi différentes que New York, Portland, Seattle et Washington. Et les prix ont grimpé non seulement dans les centres-villes, mais également dans les communes périphériques qui possèdent des centres (résidentiels et commerciaux) praticables à pied, comme dans le comté de Westchester, au nord de la ville de New York, ou dans les périphéries de Detroit ou de Seattle. Aux quatre coins des Etats-Unis, les gens sont séduits par la vie dans ces quartiers urbains, plus pratiques et mieux adaptés aux piétons. Les constructeurs et les promoteurs immobiliers, qui ne sont pas sans remarquer ces juteuses différences de prix, travaillent à satisfaire la demande de logements urbains. Nombre de grandes agglomérations voient surgir çà et là de nouveaux complexes de logements. Et, depuis quelques années, les communes périphériques bâties aux XIXe et XXe siècles autour d’un petit réseau de rues centrales regagnent la faveur des Américains. Maisons et immeubles neufs y poussent comme des champignons et, à deux pas du centre, les anciennes bâtisses dotées d’un petit bout de terrain se font rénover par dizaines. Il ne se construit plus aujourd’hui de grands centres commerciaux Les immenses banlieues tentaculaires perdent de leur attrait à mesure que la densité des constructions y augmente, tandis que les centres urbains – en particulier ceux qui sont bien desservis par les réseaux de transport – sont d’autant plus attrayants qu’ils s’emplissent et se construisent. Les trottoirs largement fréquentés présentent le double avantage d’être sûrs et vivants, et un quartier densément peuplé peut faire vivre davantage de boutiques, de restaurants et de galeries d’art. Que va-t-il advenir des ribambelles de maisons ringardes ? Bien entendu, toutes les banlieues ne sont pas vouées à ce tragique destin. Les zones aisées situées à proximité des centres-villes seront probablement épargnées. Certains quartiers purement résidentiels mais à proximité d’un cœur urbain prospère et adapté aux piétons verront même leur valeur croître. Courrier International |
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