« La société s’empare de la rue »
Entretien avec Bassma Kodmani
Comment expliquer l’effondrement si rapide du régime Ben Ali ?
On se demande si son manque de sophistication n’en est pas la cause. Les autres pays de la région ont élaboré des instruments plus complexes de contrôle, en Algérie, en Egypte ou en Syrie. Il y a plus d’appareils d’Etat, une relation plus sophistiquée entre forces de sécurité et armée. Contrairement au cas tunisien, les armées, qui ont une légitimité de guerre, se sont, il est vrai, davantage insérées dans le système politique, de manière plus envahissante. La Tunisie est l’Etat où ce modèle s’est édifié le plus tard et où il a été le plus caricatural.
Le grand point d’interrogation dans le monde arabe, c’est la relation entre l’armée et les institutions de sécurité qui ont des commandements différents, des modes de fonctionnement différents et des missions différentes. Cette relation n’est pas claire dans beaucoup de cas. Elle n’est pas claire en Egypte mais c’est un tabou. Personne ne peut évoquer ce sujet. On peut insulter [Hosni] Moubarak mais on ne peut pas parler de l’armée.
Le système sécuritaire tunisien s’est plaqué sur la société. Il n’est pas parvenu à la déstructurer comme en Algérie où on a une totale symbiose entre l’armée et les renseignements ou comme en Syrie et en Egypte. On se pose la question de ces structures de sécurité car leur rôle est devenu si important dans la vie de tous les jours ! C’est ce qu’on peut appeler la « sécuritocratie ». On étudie huit pays et on voit partout ce fil rouge : des appareils de sécurité qui contrôlent la situation avec des présidents fatigués, vieux ou séniles, qui leur ont passé la main. Ces appareils ne peuvent pas prétendre à une ambition politique. Ils ne se mettent pas en avant. Ils ne développent pas une stratégie de conquête du pouvoir, mais dans les faits ils contrôlent le pouvoir.
Ben Ali était la tête de l’appareil sécuritaire, mais il était en très mauvais termes avec l’armée. Dès qu’il y a déversement de la rue, contestation sociale spontanée, l’enjeu est devenu le suivant : tirer ou ne pas tirer. L’armée n’a pas été le dernier rempart de Ben Ali. Elle l’a lâché. C’est elle qui a appelé à la formation de comités locaux de quartier pour combattre les forces de Ben Ali, et qui a encouragé le processus politique qui essaie de se mettre en place. Je n’exclus pas non plus que l’armée ait agi en concertation avec la France.
Croyez-vous à un effet domino ?
Un tel effet, demain matin ou la semaine prochaine, me paraît peu probable, mais on va assister à un processus d’émulation, de tentatives d’émulation à partir du processus tunisien. On va assister à une évolution où les sociétés, les forces sociales, vont maintenant donner le tempo. Elles vont avoir un plus grand rôle, beaucoup plus d’influence. Les pouvoirs pouvaient les ignorer, ils ne peuvent plus. Ils pouvaient manipuler à l’infini, ils le peuvent beaucoup moins. Les forces sociales en Tunisie, ce sont les militants des droits de l’homme, les étudiants, les avocats, les mouvements locaux de grévistes de tel ou tel secteur, les paysans… Le processus de privatisation a sorti du système un ensemble de travailleurs qui se retrouvent privés de fonctions. Tout ce monde commence à être structuré par des mouvements qui ont une stratégie différente de celle des forces politiques dont ils ont vu qu’elles n’arrivaient à rien.
Parce qu’elles n’avaient pas de base sociale, ou parce qu’elles étaient cooptées. Ces forces politiques ont été discréditées mais, dans un contexte comme celui-ci, elles peuvent désormais renaître parce que l’espace publique n’est plus contrôlé. On va assister à l’entrée désordonnée de nouveaux acteurs. Il va falloir que le pouvoir politique soit très très fin pour pouvoir coopter. Une alternative à la cooptation existe. Il va devenir plus intéressant d’agir dans l’opposition.
Dans l’immédiat, comment les régimes arabes vont-ils réagir ?
La première chose que vont faire les gouvernements qui en ont les moyens, c’est « arroser ». Ils vont subventionner ici et là, créer des emplois publics pour les jeunes, différer la suppression des aides aux produits de première nécessité, etc. Ils vont tout faire pour éviter le passage d’une revendication sociale à une revendication politique. C’est le passage du social au politique qui a produit les événements de Tunisie. Ils vont faire en sorte que la demande sociale reste une demande sociale.
En Tunisie, l’espace social était négligé, délaissé, cependant que l’espace politique restait verrouillé. L’économie a été ouverte à la mondialisation : privatisations, entrée dans l’Organisation mondiale du commerce, abaissement des protections douanières etc. Sur quoi reposait la légitimité du pouvoir politique ? Elle tenait dans ce discours : « Pas besoin d’opposition politique, nous nous occupons de la société, de ses besoins, de sa protection sociale, etc. ; nous nous occupons de tout. » La légitimité des dirigeants, c’est leurs performances sur le plan social. Mais quand, du fait notamment de la crise économique, le pouvoir ne peut plus répondre à la demande sociale – chômage qui explose chez les jeunes, notamment -, que reste-t-il de cette légitimité ? Il y a un lien direct entre ce jeune Tunisien, diplômé sans emploi, qui s’immole par le feu et la chute du régime.
Donc, pour en revenir à l’effet domino, les pouvoirs dans le monde arabe vont s’efforcer de calmer la demande sociale. Le chômage des jeunes, la voilà, la bombe à retardement. Avec la Tunisie, on vient de faire le lien direct entre 60 % de chômeurs dans certaines régions et chute d’un régime. Dans l’ensemble de la région, cela ne va pas se passer avec quelques subventions. La demande sociale est énorme. Il y a des millions de gens dans le monde arabe qui n’ont plus rien, en tout cas plus de perspective d’avenir. Des millions de gens qui ne jouent aucun rôle dans la société, qui n’ont aucun espoir d’évolution politique, économique ou sociale. Qu’est-ce qui leur reste à ces gens-là ? Dans cette situation, oui, chaque régime est confronté à une bombe qui les attend – tous, même si c’est à des degrés divers.
Cette situation favorise-t-elle les islamistes ?
Dans certains pays (Maroc, Jordanie, Algérie, Egypte), ils ont été plus ou moins intégrés à la vie politique. Mais ils n’ont eu aucune contribution particulière, notable, exceptionnelle, pour faire face à la demande sociale. Les islamistes n’ont rien à dire sur la situation économique et sociale dans le monde arabe. Ils n’ont pas su accompagner les mouvements sociaux. En Egypte, les mouvements sociaux sont distincts des Frères musulmans ; ils n’ont rien à voir avec les islamistes. Ceux-ci n’ont aucune réflexion sur le sujet de la demande sociale ; ils n’ont présenté aucune alternative à une libéralisation croissante des économies.
Les Frères musulmans égyptiens ont un discours sur l’Etat islamique, l’Etat et la société, l’Etat et la religion, la constitution etc., mais pas de réflexion sur la demande sociale qui leur paraît un sujet méprisable, peu intéressant. Ils soulagent la population, à travers leurs réseaux caritatifs, ils empêchent que les plus pauvres meurent de faim, ils empêchent que la rue explose. Bref, ils s’efforcent de soulager la demande sociale, mais ils ne la portent pas. Ils n’ont pas de programme social ou économique intéressant et ne sont pas en mesure d’accompagner politiquement la demande sociale.
La Tunisie, en choisissant la libéralisation, l’ouverture à l’investissement étranger, a pourtant donné l’exemple d’une économie qui, depuis vingt ans, enregistre d’honnêtes taux de croissance et dont la classe moyenne n’a cessé de voir ses conditions de vie s’améliorer…
C’est vrai. C’est l’illustration classique d’une évolution connue : l’élévation du niveau de vie suscite une montée exponentielle des aspirations politiques : plus le niveau de vie augmente, plus augmentent les aspirations politiques et sociales. En Tunisie, société arabe qui a le mieux progressé ces vingt dernières années en matière d’éducation, le blocage total de l’espace politique par le régime était en contradiction avec le niveau d’éducation de la population, l’insertion des femmes dans la vie professionnelle.
Ajoutez à cela l’aspect caricatural qu’y a pris la corruption, pas forcément plus importante qu’ailleurs dans le monde arabe, mais trop visible, ostensible, affichée, éclatante de mépris pour la population. Il ne faut pas sous-estimer cette dimension de la dignité, ce sentiment qu’ont les populations arabes d’être méprisées. Le mot que n’importe quel Arabe a aujourd’hui sur les lèvres, c’est « dignité ».
Peut-on imaginer un effet domino à retardement ?
Si je ne crois pas à un renversement immédiat de tel ou tel régime, je crois que, partout dans le monde arabe, d’ici cinq à dix ans, il y aura un mouvement du type de celui que connaît aujourd’hui la Tunisie. Cela se produira dans tous les pays arabes, même si les scénarios peuvent être différents.
Mais imaginez-vous des conséquences immédiates ?
Oui, il va y avoir un changement de comportement des pouvoirs politiques dans les jours qui viennent. Ils vont faire entrer plus de forces politiques dans le système pour partager le contrôle de la population. S’il faut des socialistes, on va en mettre, s’il faut des islamistes, on va les faire entrer…
Il n’est pas sûr que ces forces politiques vont accepter de se faire coopter ; elles vont être en mesure d’exiger davantage. Mais les pouvoirs vont tous s’efforcer d’élargir leur système d’alliances politiques. Ils vont faire des concessions, des ouvertures pour conserver le pouvoir, le contrôle du pouvoir politique. Ils vont s’efforcer d’intégrer une partie des revendications des sociétés. Dans chacun des pays arabes, la société va compter davantage. Ce ne sera plus l’ordre à n’importe quel prix. Certains pouvoirs politiques sauront s’adapter, d’autres non. Certains redoutent plus que d’autres l’instabilité politique, ceux qui sont à la tête de pays pluriconfessionnels ou pluriethniques.
Quelques-uns sont en mesure de s’adapter aux défis sociaux, d’autres moins. Il y a ceux qui sont exténués, épuisés – et ceux qui ont encore une capacité à se retourner. On peut avoir des doutes sur la capacité d’adaptation de l’Arabe saoudite ou de l’Egypte ou de l’Algérie ; en revanche, il y a une situation plus prometteuse en Syrie, au Maroc, en Jordanie.
Et quelles leçons les grands partenaires extérieurs du monde arabe – notamment les Etats-Unis et l’Europe – vont-ils tirer des événements de Tunisie ?
Il y a l’Union européenne et les Etats-Unis et aussi les grandes institutions financières internationales, comme le Fonds monétaire international et la Banque mondiale. Des révisions profondes vont s’imposer devant l’ampleur de la demande sociale, l’ampleur du chômage des jeunes, notamment, et les risques d’instabilité. Il va falloir diminuer le niveau des exigences demandées aux économies du Machrek et du Maghreb pour qu’elles se conforment au modèle libéral, à l’économie mondialisée ; il va falloir accepter la création d’emplois publics, la conservation de grands secteurs publics ; il va falloir que les grandes institutions internationales, comme la Banque mondiale, acceptent de dispenser leurs largesses avec une moindre conditionnalité…
Il y a l’impact des événements sur les Etats et il y a l’impact sur les individus…
Les jeunes Arabes vont se dire : on peut faire bouger les choses. Et dans le monde arabe, il y a plus d’un jeune prêt à se donner la mort… Je vois un changement psychologique important dans la jeunesse. Il y avait une culture de l’impuissance, elle a été battue en brèche dans les rues de Tunisie. Encore une chose : aucun slogan, aucune revendication islamiste dans ces manifestations. Le parti islamiste tunisien Enhada [qui, comme les communistes n’a pas été appelé à se joindre au gouvernement d’unité nationale formé lundi à Tunis] ne saurait être que dans une logique de coalition. Dans l’ensemble du monde arabe, les islamistes ne peuvent pas ne pas tenir compte qu’ils ont affaire à des sociétés ouvertes sur l’extérieur, des sociétés en contact permanent avec l’Europe, les Etats-Unis. Les islamistes devront évoluer vers un modèle de parti islamique comme en Turquie.
Il y a un discours qui n’est plus tenable, celui qui consiste à dire, de la part des islamistes comme des pouvoirs en place : entre nous, il n’y a rien. C’est faux. Entre les islamistes et les pouvoirs, il y a des mouvements sociaux diversifiés, de plus en plus indépendants. Et plus il y aura de politisation, plus il y aura de laïcisation… Pendant vingt ans, la transition démocratique dans le monde arabe a été retardée pour deux raisons : l’épouvantail islamiste ; la crainte de voir se fracturer des sociétés pluriethniques ou pluriconfessionnelles. Aujourd’hui, les sociétés arabes s’organisent avec des nouveaux représentants : le pouvoir ne contrôle plus la société ; la société prend possession de la rue. On parlait d’Etats forts et de sociétés faibles dans le monde arabe. On assiste à l’avènement de sociétés fortes dans des Etats affaiblis. p
Propos recueillis par Alain Frachon et Gilles Paris
Bassma Kodmani :
Article paru dans l’édition du 20.01.11
Bassma Kodmani, politologue née en Syrie, est directrice de l’Arab Reform Initiative, un think tank indépendant. Elle dirige un ouvrage collectif sur la nature du pouvoir politique dans le monde arabe, qu’elle qualifie de « sécuritocratie »
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