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Tokyo, Kôenji : la fronde des précaires

Un cliché a la vie dure : celui d’un Japon monolithique, englué dans le fatalisme, l’absence de contestation, la résignation à l’ordre établi. Un Japon qui aurait intériorisé le respect de la hiérarchie, de l’autorité, de l’Impératif Catégorique – en accord avec une hypothétique “japonité” (1). Si ce conformisme japonais existe, il est faux de le généraliser, de nombreux écrivains en témoignent. N’oublions pas qu’il y a même eu un mouvement Dada sur le sol nippon ! Faux car c’est aussi consolider le mythe d’une “japonité” fictive, en ce qu’elle est faite d’éléments disparates et instables. Devant l’insistance du discours (lourd et lassant) visant à essentialiser les Japonais en en faisant un groupe homogène, aux propriétés transhistoriques, il me paraissait nécessaire de faire ce petit rappel préliminaire. L’hétérogène comme l’hétérodoxe, mêmes minoritaires, existent au Japon.
Une nouvelle précarité

Nous assistons actuellement dans ce pays à la montée d’une nouvelle précarité, touchant surtout la jeunesse (2). Ainsi le phénomène des “NEET” (Not in Education, Employment or Training) et des freeters (free arbeiters, travailleurs vivant de petits boulots) est apparu pendant l’éclatement de la bulle financière, au début des années 90. On compterait environ 800 000 NEET et presque 2 millions de freeters. Ces jeunes gens, survivant à l’aide de petits boulots ou d’emplois intérimaires, habitant dans des logements exigus ou dormant dans des cafés Internet, n’ont aucune chance de réintégrer la société de ceux qui ont pu obtenir un travail fixe. Ils sont condamnés à cette précarité, car seulement 1,6% des entreprises souhaitent embaucher des freeters. « Génération sacrifiée » donc, mais pour qui la réponse au mépris qu’elle reçoit commence à prendre des formes inattendues.
La Grande Fronde des Pauvres et l’Union des NEET

Pour s’en rendre compte, il suffit d’aller dans le quartier de Kôenji, à Tokyo. Sous l’impulsion de l’activiste Hajime Matsumoto (3), « La grande fronde des pauvres » (binbônin daihanran shûdan) voit le jour en 2001 dans ce quartier bien connu pour être depuis longtemps le lieu magnétique des marginaux, de la culture underground et du rock. Un texte explique leurs intentions : « des rassemblements sauvages ont été organisés, consistant à improviser un grand banquet dans la rue et, tout en impliquant les passants, à créer dans les faits une zone libre ». Amener les citoyens japonais à la prise de conscience, faire voler en éclats un certain discours culpabilisant (du genre : « chacun peut s’en sortir s’il le souhaite ») et « créer dans les faits une zone libre » ouverte, comptant sur le ressentiment plus ou moins conscient des freeters, mais aussi des “inclus”. Dans une rue du nord de Kôenji, on peut trouver une chaîne de petites boutiques (nommée “la Révolte des Amateurs”, en japonais shirôto no ran), tenues par Matsumoto et d’autres activistes : objets d’occasion, fripes pas chères, ainsi qu’un bistrot aux tarifs imbattables (et à l’excellent café !), le « Café des amateurs » où NEET, freeters, sympathisants et curieux se réunissent. Dans ce café, la facilité à communiquer avec des inconnus sur des sujets importants est remarquable. Parallèlement à la Fronde existe depuis 2005 l’Union des NEET (nîto kumiai) de Kôenji, rompant la logique de l’isolement acritique et résigné telle qu’elle est voulue par l’oligarchie (4). L’Union réclame la restitution gratuite des vélos confisqués pour stationnement illégal et demande la gratuité des logements, protestation face à la cherté du logement à Tokyo, très difficilement accessible à un freeter (au Japon, en plus des frais d’agence, du mois de loyer à payer d’avance et de la caution, il est d’usage de s’acquitter du reikin, un “cadeau au propriétaire” en liquide : la somme totale nécessaire à l’emménagement devient rapidement démesurée).
Une révolte à la fois politique et existentielle

Mais en plus de ces légitimes demandes, ils luttent sur le terrain existentiel (il n’est pas interdit de penser, toutes proportions gardées, à l’esprit de mai 68). Il s’agit pour eux de « jouir de leur pauvreté » (dixit), d’expérimenter d’autres façons de vivre, de récuser l’idéal bourgeois de ceux qui se sont intégrés au monde moyen–âgeux de l’entreprise, au prix parfois de mort par surmenage (en japonais karôshi), et de nombreux suicides et dans tous les cas du ratage de vie (finie l’époque de l’érotisation de l’entreprise à la B. Tapie, tout le monde a compris). Les NEET de Kôenji, et c’est là ce qui fait leur force, ne militent pas pour l’intégration à la société de leurs aînés. Ils savent que si, par improbable, ils pouvaient devenir employés en CDI, cela équivaudrait à de nouvelles aliénations. Le tout pour une dérisoire reconnaissance sociale et quelques satisfactions marchandes tout aussi insignifiantes. Cette vie hors de portée a cessé d’être enviable ! Ils répondent à l’exclusion par un surcroît d’exclusion. L’enjeu de ce mouvement est donc autant existentiel que politique, et c’est ce qui le distingue de la gauche parlementariste, des syndicalistes autant que des mouvements associatifs logiquement très répandus dans ce pays à la démocratie fantoche (5). Ils militent, avec un humour, une légèreté appréciables, pour une autre façon de vivre et refusent l’existence aliénée. Leur extériorité consciente est leur force ; ainsi ils évitent l’écueil du statut de péripétie interne au système qui ne fait souvent que le renforcer. Également : à l’heure du radical-chic et des Blanqui subventionnés par le C.N.L, cette marginalité leur assure une totale crédibilité :

Il n’est pas si naturel qu’on voudrait bien le croire aujourd’hui d’attendre de n’importe qui, parmi ceux dont le métier est d’avoir la parole dans les conditions présentes, qu’il apporte ici ou là des nouveautés révolutionnaires. Une telle capacité n’appartient évidemment qu’à celui qui a rencontré partout l’hostilité et la persécution ; et non point les crédits de l’Etat. (Guy Debord, In girum imus nocte et consumimur igni)
Des espaces post-révolutionnaires, ici et maintenant

Ces jeunes précaires, créent ici et maintenant des espaces post-révolutionnaires, en affirmant une joie affranchie des circuits marchands. Ils se réapproprient la rue, en font un lieu ludique et convivial (voir le documentaire de Yuki Nakamura), et pas un simple lieu de passage fonctionnel (6). Matsumoto s’expliquait à ce sujet dans une interview de 2001 :

Quand je suis allé en Chine, j’ai été impressionné par la vitalité des rues chinoises, les rues étaient de vrais lieux de vie. Même sans biens de consommation, même sans argent, il existait une vraie convivialité. Un état d’esprit bien différent. Il y avait des gens qui trinquaient en hurlant “à la tiennnnnnnnnne !”, et les verres se cassaient ! (rires).
En comparaison, les rues japonaises sont de simples lieux de passage, sans plus. Tout le monde s’occupe de ses propres problèmes à l’intérieur. Pour cette raison, la société japonaise est d’un ennui… Et donc, en rentrant au Japon, j’ai eu envie d’inverser un peu la tendance… […] Ce que je veux faire, c’est rendre le monde plus habitable. Qu’est-ce que ça veut dire ? Eh bien, ça serait un monde où chacun puisse agir en autonomie. (source : jimmin.com)

La police, obligée d’encadrer une manifestation de 3 personnes (pensant qu’il s’agissait d’un leurre et que les manifestants se compteraient par dizaines) ou de disperser un grand pot-au-feu public, se voit régulièrement ridiculisée par la Fronde. Hajime Matsumoto l’écrit plaisamment : « organiser un pot-au-feu devant une station est notre but principal – c’est-à-dire créer une zone libérée ». Aucune morosité, comme le souligne Karin Amamiya, animatrice d’une émission de radio et essayiste, prenant le parti de la cause des jeunes précaires : « L’action de la Grande Fronde est folle et amusante. Or, aujourd’hui, peu de jeunes pauvres mènent une vie aussi gaie.”. Nous ne sommes pas dans la “gauche mélancolique” chère à Bernard-Henri Lévy (7), mais dans un démenti flagrant aux cultures du report, une volonté de jouir de l’instant, envers et contre tout :

Nous vivons dans un monde désagréable, où non seulement les gens, mais les pouvoirs établis ont intérêt à nous communiquer des affects tristes. La tristesse, les affects tristes sont tous ceux qui diminuent notre puissance d’agir. Les pouvoirs établis ont besoin de nos tristesses pour faire de nous des esclaves. Le tyran, le prêtre, les preneurs d’âmes, ont besoin de nous persuader que la vie est dure et lourde. Les pouvoirs ont moins besoin de nous réprimer que de nous angoisser, ou, comme dit Virillo, d’administrer et d’organiser nos petites terreurs intimes. […] (Gilles Deleuze, Claire Parnet, Dialogues, Flammarion – je souligne).

Pas de grotesque messianisme apocalyptique à la Tiqqun ni de fascination pour la lutte armée. Une preuve par l’exemple que d’autres formes de vie sont possibles, dès maintenant, en s’amusant insolemment, sans cesser de contester radicalement l’hybris capitaliste, aux effets largement désastreux (8). N’est-ce pas l’effectuation japonaise de ce que Jean-Claude Pinson, après le dadaïste René Edme, nomme avec justesse le poétariat (9) ?

À l’heure où le quartier de Christiania, à Copenhague, vient d’être définitivement fermé, cette alternative s’expérimentant à Kôenji est enthousiasmante. Elle montre qu’il existe une marge de manoeuvre, une brèche dans la tinette de TINA (“There is no alternative”, selon les paroles de Margaret “mère Ubu” Thatcher, de sinistre mémoire) et que des réseaux de solidarité conviviaux (au sens d’Ivan Illitch) peuvent advenir. Bien sûr, certains se moquent de cette “révolte molle” (10) de la jeunesse japonaise, l’estiment vaine, inoffensive, simple frémissement sans réel pouvoir. J’y vois au contraire un phénomène, qui, s’il n’inquiète pas pour l’instant les puissants en raison de sa marginalité, a déjà l’énorme mérite d’exister, de consister depuis dix ans – et qui pourrait devenir préoccupant s’il se développait viralement. Quoi qu’il en soit, il constitue d’ores et déjà une sortie du marasme pour ceux qui y participent. La Grande Fronde des Pauvres et le Syndicat des NEET de Kôenji pourraient ainsi servir de rappel au désordre, dans sa gaieté exubérante, son insolence, son désir de créer d’autres façons de vivre, sa volonté stratégique de vaincre l’isolement, aux précaires du monde entier. Ainsi, “les révolutions prolétariennes seront des fêtes ou ne seront pas, car la vie qu’elles annoncent sera elle-même créée sous le signe de la fête” ! (10)
Notes

(note du 11 avril 2011 : Les événements récents dans le Tohoku m’amènent à revenir sur mes futurologies optimistes : l’heure n’est évidemment pas à la fête. Aux dernières nouvelles, La Révolte des Amateurs a organisé le 10 avril dernier une manifestation anti-nucléaire à Kôenji, ayant réuni environ 15 000 personnes. Source : – il faut préciser qu’à Tokyo, 15 000 personnes est un résultat extraordinaire !

(1) Lire Michaux, Un Barbare en Asie.
(2) À différencier en effet de la précarité plus ancienne des travailleurs journaliers, vivants dans les ghettos de Sanya (Tokyo), Kotobuki-chô (Yokohama) ou Kamagasaki (Osaka), sur lesquels il y aurait beaucoup à dire.
(3) Initiateur de « L’association pour protéger le côté miteux de l’université Hosei » et de « L’Union des étudiants pauvres du Japon ».
(4) En France, les livres de Monique Pinçon-Charlot et Michel Pinçon Voyage en grande bourgeoisie et Les Ghettos du Gotha montrent bien comment depuis toujours les puissants s’unissent et s’organisent, très habilement, pour conserver leurs privilèges.
(5) Les fameuses « élections piège à cons » se portent effectivement très bien au Japon où, comme ailleurs, les vraies décisions sont inaccessibles.
(6) Rapellons que les situs accusaient Le Corbusier (aux épigones, via Kenzo Tange, si nombreux au Japon) de vouloir tuer la rue.
(7) C’est, pour contrer tout risque de totalitarisme, l’horizon de BHL dans son Grand cadavre à la renverse.
(8) La société capitaliste est une société qui court à l’abîme, à tous points de vue, car elle ne sait pas s’autolimiter. Et une société vraiment libre, une société autonome, doit savoir s’autolimiter, savoir qu’il y a des choses qu’on ne peut pas faire ou qu’il ne faut même pas essayer de faire ou qu’il ne faut pas désirer. Nous vivons sur cette planète que nous sommes en train de détruire, et quand je prononce cette phrase je songe aux merveilles, je pense à la mer Egée, je pense aux montagnes enneigées, je pense à la vue du Pacifique depuis un coin d’Australie, je pense à Bali, aux Indes, à la campagne française qu’on est en train de désertifier. Autant de merveilles en voie de démolition. Je pense que nous devrions être les jardiniers de cette planète. Il faudrait la cultiver. La cultiver comme elle est et pour elle-même. Et trouver notre vie, notre place relativement à cela. Voilà une énorme tâche. Et cela pourrait absorber une grande partie des loisirs des gens, libérés d’un travail stupide, productif, répétitif, etc. Or cela est très loin non seulement du système actuel mais de l’imagination dominante actuelle. L’imaginaire de notre époque, c’est celui de l’expansion illimitée, c’est l’accumulation de la camelote – une télé dans chaque chambre, un micro-ordinateur dans chaque chambre -, c’est cela qu’il faut détruire. Le système s’appuie sur cet imaginaire- là. (Cornélius Castoriadis, Post-Scriptum sur l’insignifiance, Éditions de l’Aube, 2003)
(9) Jean-Claude Pinson, “Du prolétariat au poétariat”,
Au sens élargi, « poétariat » peut aussi s’appliquer à la foule des anonymes qui refusent de se couler dans le moule productiviste et consumériste et s’emploient à inventer, au jour le jour, des formes de vie, sinon alternatives, du moins soustraites au modèle dominant.
(10) L’expression est lisible dans un article de Philippe Pons (“La révolte molle des jeunes paumés”, Le Monde, 9 août 2007) un peu méprisant sur ce mouvement, pouvant de plus induire des rapprochements douteux (Pons évoquant abruptement les blogs xénophobes de certains NEET sans aucun rapport avec l’Union de Kôenji). Je mets au défi de trouver la moindre xénophobie dans les textes et tracts de l’Union des NEET de Kôenji, mouvement qui s’apparente, on l’a compris, à l’anarchisme libertaire. Même si je sais de source sûre que Pons n’est pour rien dans le choix des titres (ni dans le choix de ce malheureux intertitre “Blogs xénophobes” pour une fin d’article qui parle surtout des NEET libertaires révoltés), le malentendu n’était pas impossible à la lecture de l’article.
(10) De la misère en milieu étudiant
Dois-je préciser que cette fête n’a aucun rapport avec celle de l’homo festivus, par ailleurs brillamment décrit par Ph. Muray ?

Le 14 mai 2011 par Julien Bielka

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