Les années de guerre: Occupy, la communisation et la question militaire
Remerciement à ML pour la traduction du texte de Benjamin Noys
. http://www.academia.edu/2397355/The_War_of_Time_Occupy_Communization_and_the_Military_Question
Il peut y avoir une insurrection prolétarienne, à condition que les autres ne sortent pas leurs puissances de feu. S’ils vous balancent deux divisions mécanisées dans le nez, alors la révolution prolétarienne ne vaudra plus rien – André Malraux (Virilio 2006, 115)
Le mot Occupy a évidemment une connotation militaire. Il s’agit d’un détournement du terme et de la pratique de, non seulement une activité militaires (en Irak ou en Afghanistan), mais aussi de l’occupation quotidienne de l’espace et du temps par le capital et l’État. Malgré cette référence, la question militaire – la question du rôle, de la puissance et de la létalité d’une intervention militaire – n’a pas été vraiment centrale dans les débats autour des stratégies d’occupation. Certes, le problème a été crucial durant les révoltes du «Printemps arabe»: du rôle équivoque de l’armée en Égypte à la répression militaire à Bahreïn et en Syrie, et à la lutte militarisée ambiguë de la «résistance» en Libye, avec le soutien de l’ONU.
Dans les mouvements de protestation, en particulier les mouvements Occupy dans des pays comme les Etats-Unis, le Royaume-Uni et l’Espagne (en Grèce les choses étaient différentes), la question militaire a eu tendance à être présente au travers de la militarisation de la police. Dans le cas du Royaume-Uni, l’utilisation du gaz lacrymogène et de la violence comme une réponse aux manifestations d’étudiants et d’émeutes « pour la première fois dans la Grande-Bretagne (hors Irlande du Nord) », se réfère à l’expérience coloniale en Irlande et aux services secrets de la police militaire qui ont toujours été testés dans ce « laboratoire » en tant que contre-insurrection. La question de la violence est restée, certainement du côté des manifestants, à un niveau d’interrogation relativement bas.
Je voudrait ici aborder la question militaire dans sa relation avec ces formes contemporaines de lutte. Je vais le faire d’une manière plutôt oblique. Tout d’abord, je tiens à revenir sur le travail théorique fondamental de Paul Virilio sur le rôle de l’armée, en particulier sur ses deux principaux travaux des années 1970: La vitesse et la Politique (1997) et Défenses populaires et luttes écologiques (1978). La raison à cela n’est pas seulement qu’ils entrent en résonance avec les luttes contemporaines, mais également qu’ils posent des questions cruciales autour des possibilités et des limites de ce qu’il appelle la « défense populaire » (Virilio, 1990). Je voudrais par la suite comparer l’analyse de Virilio sur les formes de prolétarisation et de résistance à certains travaux récents dans le débat sur la « communisation », en particulier le travail de Théorie Communiste (TC) (voir Noys, 2011). La raison à cela n’est pas que la théorie de la «communisation» ait joué jusqu’ici un rôle important notamment dans ces luttes modernes. En fait, c’est plutôt en tant qu’elle a insisté sur la détermination des limites de ces nouvelles formes de lutte, en même temps qu’elle a estimé ce que signifient ces «limites» pour l’avenir du communisme révolutionnaire. Je préfère plutôt tenter une convergence dans la réflexion de Paul Virilio et de TC autour de l’épuisement des anciennes méthodes de lutte, fondées sur l’existence d’une identité ouvrière. Dans cette convergence, je voudrais explorer l’émergence de la question militaire comme un problème de réflexion, d’analyse et de pratique.
Une brève note avant de commencer ce projet : il est à noter que, souvent, les réflexions sur la question militaire dérivent vers un « techno-fétichisme » ou une reproduction du nihilisme de la «guerre propre» (Virilio 1990: 68). Dans une récente critique du récit romancé de Karl Marlantes de son expérience au Vietnam (Matterhorn, 2010), Jackson Lears (2010) note la notion de « guerre en tant qu’expérience authentique: c’est le point de vue nihiliste du militarisme moderne, affectée par toute prétention morale ». Cette « vision nihiliste » prend souvent la forme d’un respect esthétique mêlé de crainte envers la puissance destructrice de la force militaire et de ses significations techniques. Je doute que je serai en mesure d’éviter complètement ce problème-là. Cependant, je voudrais suggérer que la question militaire peut être affrontée sans, autant que possible, céder à ce fétiche.
L’endo-colonisation
Dans son travail des années 1970, Paul Virilio fournit un récit saisissant de l’émergence de l’État et du pouvoir capitaliste en termes de puissance militaire. Si nous sommes redevables à Marx, ou plus précisément à Engels, d’avoir étudiés en détail les questions militaires [2], la rhétorique de Virilio oppose un écart significatif par rapport à une analyse marxiste plus familière. A partir de son travail en tant qu’urbaniste, Virilio commença à être fasciné par la dimension spatiale de la guerre et son rôle dans la cristallisation des formes du pouvoir moderne (Virilio 1983, 1-3). Il réinterprète la condition prolétarienne en termes militaires. Son analyse met en avant que le corps prolétarien est « produit » par une semi-colonisation de la classe militaire, qui en saisissent les biens et la valeur générée pour soutenir sa propre existence morose et parasitaire (Virilio 1990: 48). En réponse, le prolétariat se transforme en une « machine anti-guerre », se militarisant lui-même dans les formations compactes de la manifestation et dans la violence du sabotage pour occuper les rues et prendre part à la rétention des moyens de la violence. Dans ce modèle, les formes du mouvement traditionnel ouvrier – particulièrement les partis et les syndicats – deviennent des « armées » alternatives pour contrer cette domination militaire.
Pour Virilio cette voie mène à l’échec, et la violence absolue de la guerre nucléaire marque « la fin du prolétariat » : « En ce sens, le rôle décisif du prolétariat dans l’histoire cesse d’exister avec le bombardement d’Hiroshima» (Virilio 1990 : 29). Le résultat est « une sorte de colonisation absolue » (Virilio 1990: 32), par laquelle la classe militaire neutralise finalement la résistance locale ou écologique. C’est ce que Virilio appelle « l’endo-colonisation ». Elle est visible dans le passage de la résistance désespérée des Vietnamiens contre la destruction écologique de leurs territoires, à la disparition (dans les années 1970) des Palestiniens de tout territoire dans l’espace déterritorialisé des médias.
Si cette endo-colonisation est un succès, alors les gens sont réduits en tant qu’animaux domestiques, au statut de « marchandises humaines » (Virilio 1990: 65). « L’objectif de l’occupation militaire est de réduire […] une population à l’état d’esclave mobile, une marchandise » (Virilio 1990: 54). En fait, « on colonise seulement sa propre population. On sous-développe sa propre économie »(Virilio et Lotringer 1983:95). La réponse finale des Palestiniens à ces limites est une attaque suicide populaire étant donné qu’une défense populaire n’était plus possible.
Suivant implicitement la montée du néolibéralisme, Virilio relie cette condition avec le désengagement de l’État, qui alors prend forme dans une « doctrine sécuritariste » (Virilio 1990: 57) qui permet une présence en chaque lieu. Face au « terrorisme » des années 1970, l’État élabore un nouveau niveau de puissance au moyen d’une « chasse policière mondiale, un mélange terrifiant de violence militaire et judiciaire » (Virilio 1990: 63). Cette caractérisation se coordonne manifestement avec la domination du néolibéralisme et la concrétisation, dans les années 2000, de la « guerre contre le terrorisme ». Virilio s’empare de façon prémonitoire du sens des nouvelles formes de guerre asymétrique et la fonction du « maintien en otage » du contrôle militaire dans les sociétés contemporaines médiatisées. Dans cette condition, les formes traditionnelles de résistance populaire et ce que Virilio appelle le « luttes écologiques », la « simple liberté d’aller et venir, aussi bien que la liberté de rester, de séjourner » (Virilio 1990:91) commencent à être remise en question.
Cette «lutte écologique», le droit de maintenir une position, se reflète clairement dans la situation des « Occupy », en essayant de fixer une limite à l’invasion dans ce qui reste de « l’espace public ». Elles tentent de redéfinir une nouvelle forme de subjectivité – les 99% – pour trouver une « base » de résistance. De cette manière, implicitement, si ce n’est explicitement, elle tente de redéfinir l’état des personnes à partir du statut de « marchandises mobiles » vers des manifestants immobiles. Néanmoins, bien que se soit parlant vis-à-vis de cette conjoncture, il subsiste la difficulté concernant la puissance militaire que Virilio identifie comme étant la cause de cette « délocalisation ».
La fin du programmatisme
Avec une manière assez particulière, l’analyse de Virilio concorde avec l’analyse du groupe Théorie Communiste (TC) de Marseille, et avec l’annonce de la «fin du programmatisme ». Selon cette position, le capitalisme et le mouvement ouvrier sont restés imbriqués dans un duel où la négation capitaliste du prolétariat a généré l’affirmation de l’identité ouvrière. Le «programmatisme» se réfère à l’affirmation qu’un programme doit être réalisé, un programme structuré par la relation capital-travail (Brown 2011:22). TC fournit une analyse de la périodisation dans laquelle la transition entre la subsomption formelle – subsomption des travailleurs sous le capital, avec des travailleurs produisant encore sous une forme d’organisation en dehors du capital, (tels que les paysans labourant leurs propres champs, mais tout en apportant les fruits de leur travail sur le marché capitaliste) – à la subsomption réelle, où le travailleur est intégré au capital, comme dans la chaîne de production (ou la production agricole capitaliste) – produit un glissement dans la configuration des luttes. La période de la subsomption formelle s’étend jusque vers 1917, avec l’émergence d’un nouveau cycle de luttes autour de la subsomption réelle impliquant l’affirmation de l’identité ouvrière. Ce « programmatisme » entre en crise avec la deuxième phase de la subsomption réelle, à partir du début des années 1970, et un nouveau cycle de luttes qui insinue les limites de cette identité. L’ « abandon » des travailleurs par le capital, et la lutte des travailleurs au travers de l’absentéisme, du sabotage, de la grève sauvage, ouvrent de nouvelles « lignes de fuite » qui phagocytent les formes traditionnelles de programmation (partis, syndicats, etc.)
Dans l’analyse de TC, ce cycle de luttes ne met pas simplement fin à la condition prolétarienne (« maintenant nous sommes tous la classe moyenne »), mais la reconfigure afin de suggérer la nécessité (plutôt que le choix) qu’a le prolétariat en tant que classe de s’abolir lui-même . Ils soutiennent que: « La communisation est préfigurée chaque fois que l’existence du prolétariat est produite comme quelque chose d’extérieur à lui, comme une contrainte objective qui est extériorisée dans l’existence même du capital » (RS 2011:95). L « apparition » de la communisation est à la marge ou à la limite des luttes dans lesquelles la classe elle-même apparaît comme une contrainte extérieure, comme une limite qui doit être surmontée » (RS 2011:95). Dans ce modèle historique, ces changements dans les luttes posent le communisme comme communisation à l’ordre du jour, sans les vieilles illusions “travaillistes» [3].
Ce sont les mouvements ouvriers des années 60 et 70 qui se sont opposés à ces affirmations. En outre, la réponse capitaliste du découplage de l’ouvrier par rapport au travail se passerait également de l’affirmation de l’identité ouvrière en tant que « moment » essentiel de la reproduction capitaliste. Sous la pression latérale de ces deux facteurs, les formes de l’affirmation de l’identité ouvrière seraient phagocytées. Au lieu que ceci soit simplement le signe d’une défaite, TC soutient qu’il s’agit d’une recomposition des luttes, avec le prolétariat en tant que pôle d’une négation, structuré et à l’encontre d’un système capitaliste qui n’a pas besoin d’avoir une « classe ouvrière » en tant que médiateur.
La comparaison entre Virilio et TC devient plus claire si l’on se souvient de l’occupation et de l’auto-gestion par les travailleurs en 1973 de la fabrique de montres Lip à Besançon. A cette époque, beaucoup à l’extrême gauche française, notamment les maoïstes, ont considéré cet acte d’occupation comme une indication que les travailleurs n’avaient plus besoin de la direction des partis et des militants pour mener leur lutte. Quoi qu’il en soit ce fut la conclusion de Jacques Rancière (Rancière 2011: 90; Brown 2011: 20). Une même conclusion avait été tirée des anciens militants maoïstes Guy Lardreau et Christian Jambet :
« Finalement, nous avons réalisé à un certain moment que les masses avaient obtenu tout ce qu’elles pouvaient de nous, que les intellectuels n’ont plus rien à leur donner. Tout ce que nous avions fait fut transmis aux masses elles-mêmes. Témoins des événements à Lip. Il devenait de plus en plus clair qu’il n’y avait plus aucun sens dans l’activisme politique (militantisme) ».(Starr 1995:91).
Il y eu, cependant, des voix dissidentes. La revue française d’ultra gauche Négation, affirmait que les travailleurs de Lip avaient atteint une limite – la limite de l’auto-organisation (négation 2007; Brown 2011: 20, COP). Les ouvriers de Lip avaient été incapable de surmonter les limites de leur propre usine et ont été limitées dans le fait de devoir redémarrer une entreprise capitaliste. Ainsi, tout en reconnaissant que ce fut une lutte, pour Négation elle fut limitée par son incapacité à aller au-delà de l’identification des travailleurs en tant que travailleurs. C’est ce point, comme nous l’avons vu, qui a été repris en détails par TC.
En ce qui concerne Virilio, son optique est similaire. Avec plus de compassion, Virilio voit ce combat comme une tentative de s’accrocher à une « niche » écologique de luttes. Comme il le souligne :
« Les syndicats savaient bien ce qu’ils faisaient quand ils ont exigé des travailleurs qu’ils maintiennent en usage leurs outils de production. C’est comme si, dans leur esprit, ces outils étaient la dernière représentation de leur milieu d’origine, la garantie et le maintien de leur entière existence légale. » (Virilio 1990:54)
Alors que certainement, d’une manière quelque peu analogue à Négation, Virilio voit ce combat dépassé par les forces de « délocalisation » de l’État et du capital, il refuse également de simplement condamner cette tentative comme une « fixation ».
Résistance ; un devenir futile ou une ouverture ?
Si nous plaçons ces observations dans le dialogue, nous pouvons dire que la « question militaire » échoue maintenant dans les termes des nouvelles formes et possibilités de « la condition prolétarienne ». Virilio conclut que la dispersion de la puissance militaire dans l’espace et le temps met un terme au droit traditionnel de la résistance – enracinée sur un territoire particulier et par rapport à une préservation des moyens de la violence. Dans la pratique, « dépourvu de leur arsenal de production, [les prolétaires] cessent d’être des partenaires économiques privilégiés dans le traité de la semi-colonisation militaire » (Virilio 1990:53). L’effondrement du lieu où s’est forgé le pacte entre pouvoirs civil et militaire signifie que : « à partir de maintenant, les attaques militaires ne sont pas limités dans le temps et la participation orgiaque n’est pas autre chose que le support irrationnel d’une techno-logistique supra-nationale, l’étape finale de la délocalisation et, par conséquent, de la servitude ». (Virilio 1990:72) Cette « disparition » signifie que nous ne pouvons plus identifier un moment de résistance, et donc la résistance semble être dissoute. [4]
La conclusion pessimiste de Virilio est que la révolution est impossible, ne laissant place qu’à la résistance révolutionnaire, mais comme nous l’avons vu, ceci semble généralement inefficace. Avec une façon typiquement exagérée, il conclut:
« Nous pouvons tous laisser tomber. De toute façon, ils n’ont plus besoin de nous : des robots et des ordinateurs prendront en charge la production. La guerre a été automatisé, et avec elle le pouvoir de décision. Ils n’ont plus besoin d’hommes, de soldats ou de travailleurs, sauf en tant que moyens de l’extermination absolue, tant dans le domaine commercial comme ailleurs ». (Virilio et Lotringer 1983:102)
Tandis que tout ceci valide « l’abandon » du travail par le capital, ce qui est validé également par TC, il le prolonge à une vision d’anéantissement qui va au delà de ce qui reste encore du « mouvement contradictoire » de la nécessité pour le capital du travail.
En revanche, TC affirme que les nouvelles formes de luttes « suicidaires » soulignent les limites de cette délocalisation, tout en continuant à la contester. Dans ces luttes, les travailleurs ne cherchent plus à défendre un acquis en train de s’effondrer, mais sont plutôt « poussés » vers une « rupture » d’avec leur identité de classe. Le résultat en est de brûler des usines, la tentative de revendiquer des indemnités les plus élevées possible, et autres « sorties » du travail (RS 2011:119). Ces luttes sont dans une situation ambiguë, c’est-à-dire d’une part représentative de la tragédie des travailleurs privés de l’identité de travailleur, et d’autre part, un rapide aperçu de l’inessencialisation du travail (RS 2011:120). Contrairement au sentiment de Virilio au sujet de l’épuisement du prolétariat sous la menace d’extermination, TC suggère que la « rupture » en tant qu’auto-abolition du prolétariat peut préfigurer une possible émergence de développement d’un nouveau procédé révolutionnaire comme communisation.
Alors que Virilio tend vers un pessimisme apocalyptique, le contournement par TC de la question militaire produit des moments apparemment remarquables d’optimisme sur le processus de la révolution comme communisation:
« La confrontation avec l’État soulève directement la question des armes qui ne peuvent être résolus que par la mise en place d’un réseau de distribution qui peut soutenir la lutte dans une multiplicité de lieux presque infinie. Les activités militaires et sociales sont indissociables, simultanées et s’interpénètrent mutuellement : la constitution d’un front ou de zones déterminées de combat, c’est la mort de la révolution » (2011:56)
Bien que nous pourrions être d’accord en partie avec cette proposition, le niveau d’abstraction à travers laquelle elle est posée fait qu’il est extrêmement difficile de voir comment prendre le dessus sur le « corps militaire » d’une classe dirigeante compacte et transnationale. À un autre moment, TC concède qu’il peut y avoir « la possibilité d’une multiplicité de petites guerres barbares » (RS 2011:138)
Les espoirs de TC reposent sur l’espoir en la rapidité du processus de la communisation afin de prendre de la distance sur les capacités militaires et logistiques de la classe capitaliste :
« Elle [la révolution] permet d’abolir un degré jamais atteint de concurrence et de division entre les prolétaires, en en faisant le contenu et le processus de la confrontation armée avec ceux que la classe capitaliste sera encore en mesure de mobiliser, d’intégrer et de reproduire au sein de ses relations sociales » (2011:56)
C’est la croissance rapide de « la condition prolétarienne » qui n’est plus liée aux formes organisationnelles et salariales usuelles, qui permettra le dépassement, c’est affirmé, de la fraction militaire (et son potentiel de destruction) qui est encore intégrée dans le capital. Par conséquent, ils mettent en jeu la communisation sur l’effet de l’accélération :
« C’est pourquoi toutes les mesures communisatrices devraient avoir un effet dynamique sur la dissolution des liens qui unissent nos ennemis à leurs supports matériel : ceux-ci devront être détruits rapidement, sans possibilité de retour. » (2011:56)
Des propos similaires figurent dans le texte communisateur de Rocamadur / Blaumachen 2012 sur les émeutes à Londres. Ils concluent :
« C’est en ce sens qu’à l’heure actuelle la lutte des classes ne peut l’emporter, dans la mesure où elle continuera à se heurter à la lutte des classes elle-même comme à une limite, jusqu’au moment où la multiplication d’écarts se fera dépassement de l’appartenance de classe – et, par là, de l’auto-organisation de la classe –, sous la forme d’une révolution dans la révolution ou de mesures communisatrices qui devront, pour ne pas échouer, pousser la décapitalisation (la communisation) de la vie le plus loin possible. »(2012)
Bien sûr, la question est de savoir si la rapidité invoquée par TC, la diffusion de la communisation dans le processus de la révolution, « décapitalisera la vie » davantage ou sera anéantie . C’est pour moi la tendance plutôt optimiste de ne pas considérer la deuxième possibilité qui semble problématique.
C’est la question posée par Virilio. Il prend note de la disparition de l’armée de leur propre machine de guerre, indiquant que le capitaine du HMS Sheffield n’avait pas eu le temps de réagir au tir d’un missile Exocet d’un avion Super Etendard, le pilote obéissant à la doctrine de « tirs et oublie » (Virilio et Lotringer 1983:18). Le navire avait été détruit. Beverly Argent (2003) a également montré que contre les grandes armées de conscrits, qui ont permis aux travailleurs de négocier leur position contre l’État qui les avait lâché dans la guerre, la réponse était de professionnaliser, de privatiser et de minimiser le rôle des travailleurs dans la guerre – en lien avec la tendance générale du capitalisme à remplacer le capital variable par du capital constant. Dans le jargon de l’armée américaine, eu égard à l’évolution vers un avion sans pilote contrôlé à distance (drones), le but est la « compression de la chaîne de la mise à mort » – la suppression ou minimisation de l’intervention humaine dans la destruction. Ce n’est peut-être pas difficile d’imaginer ces « drones moraux » programmés considérer la révolution prolétarienne comme un acte d’immoralité.
En fait, ce pari sur la vitesse et la mobilité est précisément le terreau de la « guerre du temps » que Virilio identifiait comme le problème majeur de la classe militaire. La guerre de l’accélération crée de nouvelles technologies qui poussent les gens hors de la portée du choix et du contrôle au profit d’une force de dissuasion autonome et automatisée . Bien que cependant je n’assimile naturellement pas TC à ce discours, nous pouvons voir que ce que nous avons ici, c’est précisément la « guerre du temps ». D’une part, nous avons l’anéantissement ou la minimisation du travail du processus de guerre, augmentant la vitesse et la violence de la réponse militaire. D’autre part, nous constatons la nécessité apparente de la propagation rapide de la révolution afin de répondre à cette possibilité. Il me semble qu’il y a deux dangers symétriques. Nous pourrions dans un premier temps surestimer les capacités militaires de la « classe militaire trans-nationale », et ainsi engendrer notre propre statisme, et si ce n’est la réification et la fétichisation de la puissance militaire (un risque posé par Virilio). Deuxièmement, cependant, nous pourrions également ne pas tenir compte de la question militaire en comptant tout simplement sur la vitesse « supérieure » de la révolution. Il me semble que ce second danger est présent dans quelques formulations de TC.
Bien sûr, Occupy est, ou était, une formation hétérogène, ou un groupe de formations, qui chercha souvent à échapper à cette sorte de cristallisation. Mais plutôt, dans la typologie que nous avons tracé, il demeure plus proche (en général) de l’insistance de Virilio pour la continuation de la résistance écologique dans la disparition de la révolution. De cette façon, il n’est pas si évident qu’il élude la question militaire qu’il ne la refuserait positivement, précisément pour échapper à la discussion au sujet de la « guerre propre » dont Virilio prétend qu’elle est au cœur du nihilisme occidental ( Virilio 1990:68). Quelque chose de semblable pourrait être affirmé pour TC. Ma suggestion en guise de réponse se veut modeste. Même s’il s’agit d’un objectif louable, il se pourrait qu’une politique de dispersion, de coordination et d’accélération aura à faire face non seulement aux effets inertiels du « pratico-inerte », mais aussi aux corps militarisées de l’État capitaliste se déployant et engageant le combat en utilisant précisément ces nouvelles formes afin de produire leur propre délocalisation et territorialisation du pouvoir.
Notes :
[1] Jason Adams (2012) a utilisé le travail de Virilio pour enquêter sur les difficultés stratégiques et les tendances dans le mouvement d’occupation, mais sans s’intéresser directement à la question militaire. Je dois beaucoup à Jason Adams pour l’encouragement à poursuivre ces pensées.
[2] « À mon avis, il y a une confusion entre Marx et Engels. Engels était conscient de la réalité de la guerre, même s’il ne la voyait pas de la façon dont nous la voyons. Il y avait aussi l’idée de ré-appropriation de la guerre par la classe ouvrière. La classe ouvrière, en particulier au début de la syndicalisation, c’est une équipe de combat. Cette relation du marxisme à la guerre n’a pas été très claire dès le départ » (Virilio et Lotringer 1983, 105).
[3] C’est en outre contraire à la théorie de la « communisation » de Gilles Dauvé et Karl Nesic, qui traitent la « communisation » comme une possibilité permanente inhérente à toute période, et non pas comme une probabilité définie historiquement (voir Notes 2008 ).
[4] Ce diagnostic a quelque ressemblance avec celui de la théorie des partisans de Carl Schmitt (Carl Schmitt “Théorie des partisans” 1963)
Y a peut-être un élément qu’il faudrait mettre en perspective : toutes les machines du monde (sans compter les armes et munitions) qui servent à tuer ou réprimer sont construites à partir de minéraux qu’il faut extraire, transporter et transformer par du travail vivant; la capacité de la classe dominante à poursuivre cette répression et les guerres d’extermination qui l’accompagnent dépend donc des moyens de maintenir la production face et contre les blocages, sabotages, saccages et toutes autres formes de destruction des forces productives qui sera le lot d’une insurrection généralisée. De toute évidence, il y a le temps et l’espace mais il y a aussi la fabrication pure et simple de tout moyen matériel d’existence dont la source est la force de travail du prolétariat lui-même.